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Monstrueuse Féerie

[Critique commune à Monstrueuse Féerie et Pill Dream]

Les novellas continuent d’avoir le vent en poupe. Il en va ainsi de « La Tangente » de Flatland éditeur qui propose, sous un format très étiré (10 × 20 cm), des courts romans d’auteurs francophones. Deux titres sont parus jusqu’à présent. Bref passage en revue.

Monstrueuse Féerie de Laurent Pépin a l’heur d’inaugurer la collection. Psychologue clinicien à l’enfance passablement cabossée, le narrateur se sent plus à l’aise avec ses patients, qu’il surnomme les « Monuments », qu’avec les gens normaux. Les Monuments traversent parfois des « décompensations poétiques », mais notre homme est là pour les aider – c’est sa vocation. C’est parmi ses patients qu’il rencontre une Elfe : moins une créature de Tolkien qu’une femme un peu étrange. Entre patient et soignant, la différence est ténue et basculer dans la folie est si aisé. D’autant qu’en la matière, le narrateur a un lourd passif familial. À la fois grotesque et clinique, partiellement autobiographique et relevant du fantastique à la marge, Monstrueuse Féerie marque par sa sincérité brute à défaut de totalement convaincre.

Changement d’ambiance avec Pill Dream de Xavier Serrano. On y suit les pas de Theo Voight : le jour, il travaille pour Exnihilor, grande laboratoire ayant fait fortune en proposant un réseau social dédié à la santé. Ses nuits, Theo les passe en compagnie de Manuella, serveuse à l’hôtel Marienbad, qui rêve de révolution. Tandis que le jeune homme gravit avec brio les échelons d’Exnihilor, à la manière d’agent infiltré et velléitaire, d’autres projets se trament dans l’ombre… On aurait aimé aimer Pill Dream. Las, le récit est plombé d’un côté par une narration à l’imparfait atténuant son impact, de l’autre par des références cinématographiques et musicales bien trop écrasantes pour que l’histoire prenne son indépendance. Les intentions sont là, visibles et louables, mais l’intrigue est à l’étroit dans la petite centaine de pages du livre. Dommage.

Deux autres novellas sont annoncées dans la collection, dont un deuxième texte de Laurent Pépin. À voir…

Ru

Cinquième roman de Camille Leboulanger, le troisième chez L’Atalante, Ru intrigue d’emblée par son titre court et énigmatique. Qu’est-ce que Ru ? On le découvre dès le premier chapitre, où un jeune migrant amnésique, jeté en pleine mer, arrive en vue des côtes de Ru, un continent qui s’avère être… vivant, rien moins qu’une créature gigantesque d’origine inconnue – même si certaines légendes font état d’un géant mythologique endormi. Un corps immense, donc, qui sert de cadre de vie à une société entière et ses infrastructures, autoroutes, trains, etc., un monde en soi à l’ambiance rouge – jusqu’au ciel –, où la lumière ne pénètre que grâce à une peau translucide. Le lecteur va suivre plus particulièrement quelques personnages, Y. le migrant, rebaptisé Youssoupha par les autorités locales, Agathe, l’étudiante rebelle, et le couple Arvild (photographe et cinéaste) et Sandro (chanteur), dans une lente découverte des moindres recoins du corps de Ru – à l’exception curieusement notable du sexe (trop casse-gueule ?). Mortifères ou empuantis, plus respirables, ces derniers sont pour Leboulanger l’occasion de livrer quelques morceaux d’inventivité, sans négliger de discrets effets d’humour, comme lors du passage de l’anus…

Le jeune migrant, qui ne parle pas la langue locale, va tenter de survivre dans son nouvel environnement, allant de petits boulots en petits boulots, ballotté au gré de ses rencontres et des opportunités associées. Agathe, quant à elle, perd un œil dans une manifestation de son mouvement, le Regard Rouge (toute allusion aux mouvements des Gilets Jaunes est bien évidemment fortuite) ; suite à cet incident, elle acquiert un statut de leader politique sous le prénom de Coré, et sera l’une des meneuses de la révolte d’une partie des plus pauvres parmi les habitants de Ru. Ces deux personnages incarnent la dimension sociale et politique de ce roman, prégnante tout du long : la société décrite est à plusieurs vitesses, des riches habitants de la Tête jusqu’aux laissés-pour-compte se nourrissant du sang séché de la créature dans laquelle ils vivent. L’élévation sociale, si elle est ici à prendre au pied de la lettre, reste néanmoins une utopie : elle n’existe pas dans Ru. Si Youssoupha incarne la terrible résignation qui étreint ceux qui n’arrivent plus à lutter, Coré essaye de se battre, jusqu’à faire le douloureux apprentissage de l’inutilité de son engagement face à la brutalité des forces policières. Pourtant, que deviendrait ce système social vertical dans un corps allongé si la créature devait se redresser ? Tel est l’ultime espoir auquel elle se raccroche, et qui finira par se réaliser, rebattant les cartes de la justice sociale. Mais dans une société détruite, peut-on sereinement envisager que l’égalité entre tous ne soit plus une chimère lointaine ?

Résolument weird, en prise totale avec les maux de notre société, dont il agit comme un révélateur, dystopie qui laisse entrevoir une once d’espoir, Ru est un livre intrigant, quand bien même il se perd parfois entre les méandres de la chair et ses aspirations sociales. Reste un récit fascinant et actuel porté par une belle humanité.

Les Maîtres-enlumineurs

La magie est au cœur de la cité de Tevanne. Mais pas n’importe quelle magie  : celle des Enluminures, ou comment des sceaux extrêmement complexes réalisés par des Maîtres permettent aux objets d’acquérir des fonctions ou des pouvoirs qu’on ne leur connaissait pas : les roues de véhicules se mettent à rouler sans qu’on les propulse, les murs gardent la mémoire des conversations qu’ils ont entendues, des portes s’ouvrent toutes seules… Les Maîtres Enlumineurs se répartissent en quatre familles qui se partagent — se disputent, plutôt – le pouvoir dans Tevanne, vivent dans des enclaves aisées alors qu’au dehors, les quartiers populaires pâtissent d’une qualité de vie médiocre. Sancia fait partie de ces laissés-pour-compte ; jeune voleuse, elle subsiste via de menus larcins. Jusqu’au jour où elle est embauchée pour voler une clé dans une garnison surveillée ; elle s’acquitte de sa tâche, mais son commanditaire est assassiné. Et, surtout, pourquoi la clé se met-elle à lui parler ? Ce n’est que le début d’une longue aventure, qui révélera à Sancia les sombres secrets des familles de Tevanne…

Après Mr. Shivers, puis plus récemment le monumental American Elsewhere, Les Maîtres Enlumineurs est le troisième roman (1) publié en France de Robert Jackson Bennett, et l’opus initial d’une trilogie. Je ne sais pas si le système de magie est le meilleur jamais inventé, comme le proclame le bandeau du livre en librairies, mais il est diantrement efficace car virtuellement illimité. Prenez un objet, n’importe lequel, analysez ses fonctions d’origine, conférez-lui une autonomie pour les accomplir ou inventez-lui en d’autres, et vous aurez le principe qui sous-tend cet univers. On n’ose imaginer ce qu’un esprit fécond comme celui de Bennett peut trouver comme possibilités, mais ce premier tome en recèle déjà un nombre impressionnant. Ces inventions procurent une vitalité évidente au roman, que vient amplifier un sens du rythme qui jamais ne faiblit : Bennett s’y entend comme personne pour agencer les rebondissements de son histoire. Un peu comme un maître des échecs lirait à cœur ouvert dans la stratégie de son adversaire, il a toujours un temps d’avance sur son lecteur, et sitôt que celui-ci pense savoir où veut en venir l’auteur, il se voit proposer un nouveau mouvement inattendu qui le déstabilise. Une telle construction de l’intrigue ne servirait à rien si elle ne reposait que sur du vent, aussi le monde de Tevanne est-il particulièrement travaillé. Fidèle à la tradition de grandes cités jalonnant la plupart des sagas de fantasy, Bennett ne déroge pas à la règle et met tous les ingrédients pour favoriser au maximum l’immersion du lecteur dans son univers. En outre, l’aventure n’est jamais gratuite, tant elle prend pour cadre un contexte social clivant où riches et pauvres ne se mélangent pour ainsi dire jamais. Cette coexistence va néanmoins peu à peu vaciller à travers les aventures de Sancia, à mesure que la jeune femme se trouve des alliés parmi les différentes strates de la population ; l’occasion pour Bennett de déployer une galerie de personnages pour la plupart très crédibles, tiraillés qu’ils sont entre leur soif de pouvoir, leurs défauts bien humains, mais aussi leurs moments de grandeur insoupçonnés.

Au final, Les Maîtres Enlumineurs se révèle un enthousiasmant premier tome d’une saga aux allures de fantasy brodant sur une trame classique, mais en la vivifiant par un vrai sens du rythme, une inventivité incessante, et un décor propice à de nombreux développements ultérieurs. De la Big Commercial Fantasy qui aurait conservé toute son âme, et tout son mordant – ça n’est pas si fréquent. On en redemande.

Notes :
(1). Sans oublier Vigilance, court roman paru dans la collection « Une heure-lumière ».

Le Chant des glaces

Jean Krug est un auteur qui n’a guère publié avant ce livre : une seule nouvelle, semble-t-il, « Manière Grise » au sommaire d’un numéro du Novelliste. Le Chant des glaces est de fait son premier roman, inspiré de sa formation de glaciologue – qu’il prolonge désormais par son expérience de conférencier en Antarctique ou au Groenland. Un ton donné dès la scène introductive, où l’on découvre deux « aventuriers », Bliss et Ferley, qui tentent de récupérer un bloc de cryel, à savoir une glace des plus pure dotée de capacités de refroidissement quasi-miraculeuses, particulièrement adapté pour baisser la température des circuits électriques surchauffés. On ne le trouve que sur très peu de planètes dans ce futur lointain où nombre d’entre elles sont colonisées, et ceux qui, tels Bliss et Ferley, sont capables de récolter le cryel en cassant très délicatement la gangue de glace qui le protège, sont surnommés les chanteurs de glace. Leur méthode, totalement empirique, est confrontée à celle de Jennah, ancienne hacker qui a entrepris de modéliser les mouvements des glaciers en vue de trouver le cryel parfait. Ailleurs dans la galaxie, séparée en deux factions antagonistes, Alpha (entendez la Terre, dont le statut de berceau de l’humanité a depuis longtemps été oublié) et Béta, des militaires et des politiques s’affrontent dans de sempiternelles luttes d’influence et de pouvoir. Tout cela est bien entendu lié, comme on le découvrira peu à peu.

Au centre de ce roman, bien sûr, se trouve le cryel. Ce matériau aux propriétés invraisemblables intrigue très rapidement. On n’en saura toutefois guère plus, l’auteur se gardant de le décrire en détail. C’est d’une part frustrant, car il y avait un vrai potentiel à développer ses caractéristiques (le lecteur de SF est friand de ces nouvelles matières aux propriétés extravagantes), et d’autre part cette aura quasi-mystique du cryel détonne avec le reste du roman, en grande partie basé sur la crédibilité de l’univers bâti par Krug. Car la formation scientifique de l’auteur lui permet de décrire avec minutie les paysages glaciaires qui constituent une bonne partie du décor de son roman ; mission réussie, on s’y croirait, qu’il s’agisse de la beauté qui en émane, mais aussi du sentiment oppressant né du gigantisme de ces paysages et de l’atmosphère confinée quand il faut y pénétrer. C’est dans ces scènes-là qu’on peut reconnaître à son auteur un réel pouvoir évocateur, bien plus que dans les scènes se déroulant dans les milieux militaires ou consulaires, nettement plus convenues. Krug tire toutefois son épingle du jeu, aidé en cela par sa construction éclatée, dans l’espace et dans le temps, qui déploie les fils de l’intrigue. Si certaines ficelles restent un peu grosses (la trahison de tel personnage, l’identité réelle de tel autre), l’ensemble se lit sans déplaisir, d’autant que ce roman fait la part belle aux enjeux environnementaux et sociaux.

Le Chant des glaces se révèle in fine un premier roman mêlant intrigue intelligente et connaissances scientifiques de façon à bâtir un univers crédible, parfaitement documenté et plutôt envoûtant. Sans prétendre au statut de joyau brut à l’image de ce mystérieux cryel, encore perfectible, sans doute aucun, la prose de Krug se montre somme toute convaincante, et l’auteur une nouvelle voix bienvenue qu’on relira avec plaisir.

Trois cœurs battant la nuit

2054 : Marseille, capitale… On est plus chez Philippe Pujol que chez Marcel Pagnol. En fait, c’est bien pire : nous voici dans une société de surveillance hautement militarisée qui mord sur les libertés individuelles. Paris a déclaré son indépendance et vit retranchée derrière de gigantesques murs. En conséquence, la cité phocéenne est devenue le centre du pouvoir de ce qu’il reste de l’Hexagone. À un détail près : une organisation fasciste, la France Brillante, a pris le contrôle du sud de la ville. Une rébellion mène le combat, simultanément sur les deux fronts. Sans oublier qu’il fait dans les 50°C. La faute au réchauffement climatique et à une sacrée catastrophe chimico-industrielle survenue quelques années auparavant.

Dans cet étau moite, les candidats à la migration ont changé d’horizon. La toute jeune République du Maroc fait office de pays de cocagne, mais la Catalogne indépendante n’est pas trop mauvaise accueillante non plus. Le postulat Europe à l’agonie vs Afrique prospère a déjà donné plusieurs romans – Aux États-Unis d’Afrique d’Abdourahman Ali Wabéri, ou plus récemment Rouge impératrice de Léonora Miano (cf. Bifrost 97). En élargissant à l’Occident en général, citons lanovella Le Continent perdu de Norman Spinrad (cf. Bifrost 73). Ici, le court format du texte et le resserrement de l’action dans un temps bref ne permet pas autant de détails et de réflexions sur les conséquences de ce basculement. On apprendra juste quelques détails sur le pourquoi du comment de la prospérité du Maroc dans les dernières pages.

Le cœur du récit réside dans le triangle asymétrique et mouvant reliant les trois personnages principaux. Sohan est dans la rébellion et veut fuir ; Stella est prisonnière d’un camp fasciste ; Layla travaille dans un bar clandestin. Entrecoupées de souvenirs permettant de présenter un peu mieux les personnages, chaque parties se placent sous les signes de la tension et de la nuit. Le choix des prénoms des protagonistes s’avère significatif, renvoyant à la nuit et aux étoiles dans différentes langues, pas une mauvaise idée. A contrario, nommer le chef des fascistes « Nepel » n’est pas la plus fine des idées, tant le cryptage est pauvre.

Titre et résumé laissent penser que tout va se passer sur le temps d’une nuit. Ce qui n’est pas vraiment le cas, rompant la promesse de l’exercice de style menant à faire progresser une histoire commune en changeant de focale à chaque partie. À ce titre, le dernier chapitre est surprenant, d’autant plus par la nature de son contenu. Sans entrer trop dans les détails, il y a une touche pas du tout science-fictive qui s’invite et qui donne deux « belles » résolutions en mode deus ex machina . Ce qui relève plus d’une volonté de l’auteur que d’une facilité narrative, mais que l’on peut regretter.

Malgré quelques trouvailles sympathiques (la « graisse étoilée » anti-repérage, par exemple), il s’agit d’un court roman qui ne restera pas dans les mémoires. La plume d’Aurélien Manya est agréable et il a l’heur de trouver quelques belles images (tel ce tank retourné comparé à un scarabée bloqué sur le dos), mais ses personnages sont un peu fades et la tension supposément permanente n’a rien de bien étouffant – malgré la violence traversant les pages. Le rapport ténu entre les prénoms et l’évolution de l’intrigue donne une saveur de « conte » à ces pérégrinations sauce dystopie. Mais pas bien piquantes.

Faire la morale aux robots

Un essai qui cite Ursula Le Guin en ouverture puis qui, dès l’introduction, mentionne une nouvelle d’Isaac Asimov, voilà de quoi augurer d’une place méritée dans les colonnes de Bifrost. Cet ouvrage, sous-titré Introduction à l’éthique des algorithmes, se présente comme un travail de collecte et de synthèse des réflexions et débats sur le sujet.

Rapidement, l’auteur distingue celle-ci de l’éthique des IA. Pour résumer : « l’éthique de l’IA porte sur nos comportements et nos choix. De son côté, l’éthique des algorithmes portent sur les “choix” des machines.  » Replaçant cette problématique toute contemporaine dans son jus philosophique, l’auteur nous présente les deux grandes visions qui s’affrontent dans la mise en œuvre de ces algorithmes : l’utilitarisme, à la Jeremy Bentham – vous savez l’inventeur du panoptique, qui a inspiré la mythique série Oz – contre le déontologisme, à la Kant – lui, a priori vous devriez le situer. Martin Gibert fait la promotion du tirage au sort, relevant, selon lui, d’une «  certaine modestie épistémique ». En parallèle, deux logiques s’affrontent également dans la très concrète question de l’apprentissage des AMA (Agents Moraux Artificiels) : la déductive, première à avoir été mise en place, et l’inductive. On rejoint là l’épistémologie classique des sciences. Autrement dit, j’ai mon hypothèse et je chercher à en déduire des résultats, ou bien je me base sur ce que j’observe pour monter ma réflexion. Puis, les pages se déroulant, se dessine un troisième profil : l’éthique de la vertu. Le concept ? Se servir de figures humaines que l’on reconnaît comme vertueuse. L’auteur prend alors deux exemples, pour montrer que là encore, ce n’est évidemment pas si simple : Jésus et Greta Thunberg.

Ne cherchant pas à masquer ses propres défaillances, Martin Gibert se met lui-même sur le grill pour mieux amener une question essentielle : comment prémunir les machines de nos préjugés et biais ? Je dis « nos », mais il est en fait question de ceux des programmateurs et programmatrices. Comment éviter une IA sexiste, raciste ou classiste ? On plaint d’avance les personnes en surpoids qui se retrouveront dans la balance d’une IA devant trancher la question « qui sauver ? »

Au bout du compte, il s’agit là d’un ouvrage accessible, qui ne refuse pas pour autant la complexité. Le ton est léger, parfois même familier et l’on se prend à croire qu’un pote nous présente des enjeux cruciaux. Si l’on se biberonne à la SF du matin au soir, l’on n’apprendra peut-être rien dans ces pages. Mais elles ont le mérite de poser les questions, de rassembler les débats et de faire la synthèse des travaux. Et Faire la morale aux robots, comme le résume Martin Gibert, c’est faire de la morale tout court. C’est déjà s’interroger sur le monde que l’on souhaite. Et comme l’écrivait Jaime Semprun : « À quels enfants allons-nous laisser le monde ? »

La Ville des impasses

Voici le court roman d’un auteur d’origine arabe – Tunisien – écrit en français, roman qui n’a rien ou pas grand-chose d’arabe si ce n’est Bayoumi, un personnage d’origine égyptienne, quelques références culturelles disséminées çà et là, et peut-être la thématique sous-jacente en arrière-plan.

Xoxox est une ville nouvelle bâtie au cœur de la forêt landaise sur un plan en forme de palmier conçu par l’architecte Gravimal, un type proche d’Albert Speer par l’attitude mais totalement à l’opposé dans ses conceptions. Xoxox, censé être un paradis écologiste libéré du démon à quatre roues, qui s’avère, comme tout paradis digne de ce nom, un enfer pour qui y vit. On n’accède à la ville palmier que par le train, et deux ruelles de moins d’un mètre de large. Gharbi ne s’étend pas sur la question, mais de fait, Xoxox est exclue du transport conteneurisé : impossible d’y livrer une table ou un piano. C’est une ville fermée, exclusivement en impasses, imposant de toujours repasser par l’esplanade centrale et permettant donc un contrôle drastique de la circulation, une ville qui, de 100 000 habitants ne pouvant rien consommer ni produire, a perdu 60 % de sa population en 2042, époque du récit. À Çatal Höyük, la première grande ville du monde, il y a près de 10 000 ans, le concept de rue n’avait pas encore été élaboré et il fallait circuler d’un toit à l’autre ; à Xoxox, ledit concept a été rejeté et la population des opposants à Gravimal se déplace dans les égouts. Pour le reste, on n’en sait guère plus, Gharbi s’étendant insuffisamment sur les conditions de vie pratique de la population de sa cité.

L’histoire est, elle aussi, pour le moins sommaire. Pour que puissent être ouvertes des avenues dans Xoxox, il faut se débarrasser de Gravimal. Aussi un attentat est-il ourdi, qui échoue piteusement. Mais un second, perpétré contre la ville elle-même, aboutit de telle sorte que le concept de ville en impasse tombe à l’eau.

Outre la tueuse à gage de service qui rate tout, le roman suit Gravimal et son principal opposant, Dashiel Zalama, ainsi que leurs faire-valoir. Ce qui permet de découvrir que l’un et l’autre ne s’intéressent guère au concept écolo qui les oppose, mais uniquement au pouvoir qu’il leur confère. Et c’est là qu’Aymen Gharbi renoue peu ou prou avec ses origines. On sait, et les intéressés mieux que quiconque, combien le monde arabe est gangréné par une corruption effrénée à laquelle les mouvements des « Printemps Arabes » ont essayé de mettre fin – en vain. Mais Gharbi connait également bien la face nord de la Méditerranée, assez pour savoir que si la corruption et l’influence mafieuse y est plus discrète qu’au sud, elle n’y est pas moins profonde, et que l’écologisme présente tous les critères voulus pour la favoriser. Gharbi nous délivre une mise en garde à ne pas prendre à la légère : sous les eaux tranquilles de la bien-pensance, la bête est là, tapie, à l’affût du pouvoir et du pognon, prête à passer les gens par profits et pertes en guise d’éthique.

N’en reste pas moins que tout au long de sa lecture, ce court roman apparaît au mieux médiocre. Ce n’est qu’à l’épilogue que toutes les pièces du puzzle finissent par trouver leur place, et que le récit en vient à faire sens. Bien qu’il soit loin de l’œuvre de James G. Ballard, IGH notamment, ou du chef-d’œuvre de John Brunner, La Ville est un échiquier, c’est malgré tout auprès d’eux que ce livre trouvera sa place sur les rayons de nos bibliothèques.

Reste au final la question de savoir si l’architecture et l’urbanisme, imposant aux citoyens les comportements déterminés par les décideurs-financeurs, sont, à l’instar de Speer ou Le Corbusier, fascistes  ?

Au carrefour des étoiles

Au Carrefour des étoiles, lauréat du prix Hugo 1964, est peut-être le livre le plus connu de Clifford D. Simak – après Demain les chiens.

Toute l’histoire se déroule dans et autour d’une ferme isolée près de Millville, dans le Wisconsin – Simak est né et a vécu dans une telle ferme, dans cette même région. À son retour de la guerre de Sécession, après la mort de ses parents, Enoch Wallace est contacté par Ulysse, un extraterrestre qui propose de transformer la ferme familiale en une station de transit galactique dont Wallace sera le gardien. Il y verra passer quantité d’êtres plus étranges les uns que les autres, mais plutôt sympathiques, qui lui offrent des tas de cadeaux dont il ignore l’usage. La première moitié du roman nous présente cette situation en recourant à maints flash-backs. Ceci se passe, bien sûr, à l’insu du reste de l’humanité. Mais en dépit de l’isolement et de sa discrétion, un homme de plus de 120 ans qui en paraît trente finit par attirer l’attention…

On est à mille lieues d’une SF à grand spectacle. Au Carrefour des étoiles est un roman quasiment minimaliste tant au regard des décors que de la poignée de personnages mis en scène. Outre Enoch Wallace lui-même et Ulysse, l’extraterrestre, on ne croisera guère que Lucy, l’étrange fille sourde-muette de voisins peu avenants, qui semble douée de pouvoirs paranormaux, Winslowe Grant, le facteur, seul lien de Wallace avec le vaste monde et son unique ami, Mary, une sorte d’avatar, de personnalité virtuelle comme on ne disait pas encore, qui lui tient compagnie et dont il devra au final aussi accepter la perte, et enfin Claude Lewis, l’agent de la CIA qui enquête vainement sur l’occupant des lieux. Ceci posé, la crise peut survenir.

Si le roman est empreint d’humanisme, il n’en reste pas moins plutôt sombre, marqué par la mort et le spectre de la perte. Pour tenir son rôle, il fallait que Wallace fût un humaniste solitaire se tenant à l’écart d’une humanité qui ne l’est guère. En ces temps troublés, loin du Wisconsin, entre « missiles de Cuba » et « Baie des Cochons », assassinat de JFK et concert de godasse khrouchtchevien, la Terre est au bord du gouffre d’une troisième guerre mondiale nucléaire. Mais la galaxie ne va pas bien non plus : le Talisman, un artéfact qui permet de catalyser la force spirituelle cosmique et maintenait l’harmonie dans le cosmos, a été perdu et les rapports entre les innombrables races peuplant la Voie lactée se délitent. Les tensions renaissent et la Terre pourrait bien en faire les frais, se retrouver isolée pour longtemps du reste de l’univers. Un dilemme cornélien déchire Enoch Wallace entre sa fidélité au Central Galactique et son appartenance à la Terre qui l’a vu naître. Perdre la galaxie ou renoncer à la Terre. Tout se précipite lorsqu’est violée la sépulture d’un alien enterré au fond du jardin…

Le roman est aussi empreint d’un mysticisme christique, proche de celui que l’on a pu voir dans Le Crépuscule deBriareus de Richard Cowper (réédité il y a peu, cf. le Bifrost 102), bien que ces deux romans soient on ne saurait plus différents. Le Talisman par lequel la force spirituelle cosmique se transmet aux peuples de la galaxie apparaît telle une version SF du Graal, qui lui aussi était perdu (et l’est de nouveau), et sa récipiendaire a tout de la sainte. Simak transpose la foi chrétienne dans un contexte cosmique, offrant une dimension spirituelle à sa SF. La fin heureuse n’en est pas moins mâtinée d’une certaine tristesse car choisir c’est renoncer, même lorsque l’on n’a pas vraiment le choix, que celui-ci s’impose à vous. Le livre terminé, reste le deuil et un lecteur qui, lui, n’en n’a pas encore tout à fait fini avec ce chef-d’œuvre…

La Montagne morte de la vie

Ce n’est pas de la SF, pourtant les trois livres qui forment le cycle de «  La Montagne morte de la vie » sont aussi, à leur manière, autant de voyages vers des planètes inconnues. Des mondes verts et rouges, couleurs de la forêt et du sang. Un univers originel où la rationalité n’a pas cours, où la connaissance n’assure aucune certitude, où l’homme est ramené à son insignifiance fondamentale devant l’énigme et la brutalité de l’existence.

« Tuer, mourir ! Voilà toute la vie ! » fait dire Michel Bernanos à l’un de ses personnages. Comme si tuer, c’était vivre, et tel est l’ordre des choses pour toutes les créatures de cet univers. De scènes programmatiques, les romans n’en manquent pas : cannibalisme, sacrifices rituels, meurtres, duels contre une faune exubérante et prédatrice. On peut y voir une parabole sur la valeur de la vie qui se nourrit d’elle-même pour se perpétuer.

C’est cette image qui est au centre du cycle et lui confère sa puissance, et non l’intrigue, par définition interchangeable. De fait, les trames des romans, volontairement simples, se résument à chaque fois en quelques mots  : une expédition, une traque, une traversée en mer suivie d’une robinsonnade.

Dans Le Murmure des dieux, chronologiquement le plus ancien (1960), un ingénieur français et un docteur en philosophie partent explorer l’Amazonie en pirogue, à la recherche d’un trésor archéologique celé par les Indiens et qui est peut-être l’ultime vestige de la mythique cité d’El Dorado. La forêt intéresse les occidentaux pour d’autres raisons : l’industrie a un grand besoin d’arbres. La faute originelle de l’homme blanc, c’est le meurtre d’un arbre sacré, sans témoin sinon les puissances invisibles de la forêt. Le voyage est également une introspection : les voyageurs comme les indigènes, à travers des rites fantastiques où passé et présent irréel se conjuguent, mesurent la distance qui les sépare. Chacun aussi s’enfonce dans sa jungle personnelle, à la recherche d’une vérité qui lui échappe.

Achevé avant la mort de l’auteur mais publié à titre posthume, L’Envers de l’éperon se présente comme une sorte de western tragique. Deux frères, fâchés pour une affaire puérile d’orgueil blessé, sont appelés à régler leur différend dans le sang. Leur face-à-face est sans cesse différé par les maléfices d’un décor tropical sauvage où tout est démesuré, qui transforme la course-poursuite en parcours initiatique. À la fin néanmoins, l’un des deux devra tuer l’autre ; à moins que la victoire définitive ne revienne à la nature, véritable personnage en soi…

Posthume lui aussi, La Montagne morte de la vie se veut plus ouvertement fantastique. Embarqué de force sur un galion, le narrateur raconte les vicissitudes de sa vie de mousse en butte à un équipage violent et cruel, à l’exception d’un vieux cuisinier qui lui sert de père de substitution. Après une succession d’événements terribles, le bateau est fracassé par un maelstrom. Le mousse et le cuisinier sont les seuls rescapés. Ils échouent sur une mystérieuse île rouge, dominée par un soleil de la même couleur, qui semble inhabitée. À l’aventure maritime et à la plongée dans le maelstrom succède une ascension vers l’étrange. L’île est en effet dominée par une montagne qui les attire irrésistiblement. Un univers aussi fabuleux qu’inquiétant émerge de cette roche magnétique, fait de plantes carnivores, d’arbres mobiles, de villages fantômes et de silhouettes pétrifiées. La novella émerveille par sa capacité à susciter tour à tour l’admiration et l’inquiétude, par la diversité de ses registres.

L’ombre de Jules Verne plane sur ce cycle qui évoque des mondes inconnus ou irrémédiablement disparus, décrits dans une langue superbe. Les trois livres fonctionnent comme de parfaits récits d’aventures, des sortes de bandes dessinées entre Indiana Jones et L’Oreille cassée, parcourues de personnages hauts en couleurs et de rebondissements incessants. S’il ne saute pas toujours aux yeux, l’aspect fantastique se révèle progressivement. Plus que la succession d’épreuves herculéennes imposées aux héros, c’est la présence constante de la nature, incarnée dans les aberrations du règne animal, végétal et minéral, magnifiée par la plume de l’auteur, qui confère au cycle une dimension surnaturelle originale.

Un auteur à découvrir ou à redécouvrir.

Du roi je serai l’assassin

Après une Reconquista victorieuse, l’Espagne est redevenue entièrement catholique. Situé au cœur d’un empire où le soleil ne se couche jamais, le pays est désormais livré à l’Inquisition par une monarchie Habsbourg toujours « plus ultra », conformément à la devise de Charles Quint. Enfants de l’Al-Andalus, Sinan et sa jumelle Rufaida sont réduits à vivre dans le souvenir de la grandeur musulmane, sous la férule d’un père tyrannique nourrissant le secret espoir de briser le joug que les vieux Chrétiens font peser sur les Marranes et les Morisques. Poussés à la compétition par leur géniteur, les deux adolescents sont finalement envoyés à Montpellier pour étudier la médecine. Ils sont surtout chargés par leur père de retrouver la pierre d’Al-Geuzahar, ingrédient essentiel d’une magie puissante et féroce, clé de voûte de la victoire sur les Catholiques. Mais le royaume de France est lui-même la proie d’un désordre grandissant, celui de la Réforme. Les guerres de religion grondent jusqu’aux portes de la cité du Languedoc, menaçant de tout emporter.

À sa manière simple et toujours à hauteur d’homme, Jean-Laurent Del Socorro renoue avec l’univers de Royaume de vent et de colères ou de La Guerre des trois rois, et l’on est bien content de ce retour. On retrouve en effet avec plaisir le goût de l’auteur pour l’histoire, plus précisément ici le xvie siècle européen. En proie aux tiraillements divergents de l’humanisme et de l’intolérance religieuse, l’époque n’est guère favorable aux parias, boucs émissaires idéaux pour tous les fanatiques. Entre Andalousie et Languedoc, Inquisition et guerre civile, Jean-Laurent Del Socorro trace l’itinéraire tragique d’un frère et de sa sœur, abordant les sujets plus intimes de l’homosexualité, de l’inceste et de la foi. Il ne néglige pas pour autant la camaraderie, la fraternité, voire la sororité, et de manière plus générale la tolérance, jalonnant son récit de vers de Ronsard ou de du Bellay, histoire de rappeler que le xvie ne se réduit pas à des tueries haineuses. Sur fond de Grande Histoire, celle que l’on connaît et dont il s’amuse à subvertir le déroulement par petites touches discrètes de fantasy, on croise des figures connues, monarques européens enferrés dans leurs querelles dynastiques, astrologue féru d’horoscopes dont les arcanes font encore office de prédictions de nos jours chez les esprits simples, mais aussi des gens de peu dont on a oublié jusqu’à l’existence. Le récit est ainsi semblable à un creuset où se déploie l’alchimie de l’imaginaire et de l’histoire, pour le plus grand bonheur de l’amateur de récits sensibles et tragiques.

Du roi je serai l’assassin renoue et prolonge donc avec bonheur l’univers de Jean-Laurent Del Socorro, même si l’ellipse finale peut paraître un tantinet précipitée. En dépit de ce léger bémol, nulle déception n’est à craindre, bien au contraire, le nouvel opus de l’auteur français apparaît même comme un roman fort honorable.

LERMITE

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