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Olympos

[Chronique de la V.O.]

Figure incontournable de la science-fiction moderne, Dan Simmons fait partie de ces icônes littéraires dont chaque roman est un événement. Après quelques années d'absence au rayon space opera (et après le coup de maître que fut Hypérion), l'arrivée du diptyque Illium/Olympos a de quoi séduire inconditionnels et curieux. Au menu du premier tome, mystère cosmique quant à la quasi extinction de l'espèce humaine, discussions érudites et irrésistibles entre des intelligences artificielles semi-organiques autour de Shakespeare et de Proust, guerre de Troie décrite de l'intérieur par des chercheurs ressuscités pour l'occasion, sans oublier la trouvaille incontestable du roman, à savoir la description aussi hilarante qu'intelligente de tout un panthéon de dieux grecs obsédés par L'Illiade et aussi égoïstes que le veut la tradition. Cocktail détonnant, donc, d'autant que les scènes de bataille atteignaient des sommets de violence, confirmant au passage l'exceptionnel talent de l'auteur. Mais si Illium était évidemment truffé de qualités, Dan Simmons n'en dévoilait pas trop et restait dans le médiocre quant aux passages situés sur la Terre. Rien de grave, la suite étant censée redéfinir la S-F dans son ensemble, à en croire les laudateurs.

Disponible depuis juillet 2005 mais pas annoncé avant 2006 pour une parution en France, Olympos achève donc une oeuvre ambitieuse, démesurée et, il faut bien l'admettre, complètement ratée. Un constat amer qui n'en reste pas moins vrai. Oui, Dan Simmons a loupé son coup. Non, il n'a aucune excuse, tant les incohérences scénaristiques sont inexcusables pour un écrivain de ce gabarit. Est-ce la faute de l'éditeur, clairement démissionnaire face à son génial (et précieux) poulain ? Un débat intéressant dans lequel nous n'entrerons pas, mais qui a le mérite de se poser très exactement dans les mêmes termes pour des auteurs aussi différents que Iain Banks et J.K. Rowling (souvenez-vous de la critique de The Algebraist, nouveau roman S-F de Banks totalement raté et à paraître en France chez Bragelonne). Autre pilule difficile à avaler, le fond idéologique remarquablement nauséabond qui filtre entre les lignes… Même si cette trame n'est somme toute qu'accessoire, elle est suffisamment présente pour gêner le lectorat le plus apolitique. Bref, il ne reste pas grand-chose à sauver du naufrage, naufrage d'autant plus douloureux qu'aucune nuance d'humour ne vient tempérer le propos. Sérieux, sérieux, désespérément sérieux, Dan Simmons hésite entre la leçon de morale et l'exercice de style tout au long des quelques 600 pages poussives et épuisantes, traversées (reconnaissons-le) de quelques morceaux de bravoure, mais essentiellement vaines et (plus grave) incompréhensibles. Au final, le lecteur sort lessivé de la chose, à mi-chemin entre l'éclat de rire et la nausée, en fonction de son humeur du moment. Correctement coupée (environ 75 % du tome 2 et 15 % du tome 1), l'entité Illium/Olympos aurait fait un formidable livre. La mode étant à l'obésité, les contingences financières étant ce qu'elles sont, ne nous étonnons pas trop et voyons de plus près de quoi il retourne.

Là où Illium se terminait par l'alliance improbable entre Achéens et Troyens, unis contre les dieux, Olympos démarre quelques neufs mois plus tard, alors que la guerre se poursuit de manière aussi assommante que routinière. Comme Dan Simmons a promis 600 pages et qu'il faut bien meubler, l'histoire est habilement découpée en une multitude de sous-intrigues judicieusement enchaînées et coupées au meilleur moment (on sent le grand professionnel) afin d'attraper le lecteur à la gorge et le pousser à ne jamais lâcher le pavé. Hélas, on s'en rend compte assez rapidement, ces sous-intrigues n'apportent strictement rien à l'ensemble. Même quand il s'agit de personnages importants (Hélène, vraie traîtresse qui réussit à échapper au poignard vengeur de Menelaus, ou encore Achille, machine à découper les dieux qui n'hésitera pas à massacrer quelques femmes sans défense lassées d'une guerre interminable). Bref, Simmons fait ce qu'il peut, mais brasser de l'air ne fait pas vraiment avancer les choses. Personnage impeccablement réussi, Hockenberry est malheureusement relégué au second plan, son rôle lui permettant juste de servir de témoin à quelques scènes clés (comme la chute de Jupiter, chassé du trône par Héphaïstos et… Achille lui-même). Rien d'autre. La partie qui intéresse le plus l'auteur, ce n'est plus Troie (où les scènes de batailles se suivent et se ressemblent dans l'éviscération, sans jamais atteindre le souffle qui animait le premier tome), ça n'est même plus les sympathiques moravecs (dont les discussions théoriques donnent à l'ensemble un semblant de crédibilité, crédibilité qui ne va jamais au-delà de L'Univers en folie, par l'indispensable Fredric Brown), mais bien la partie terrestre, celle-là même qui était complètement ratée dans Illium. Car il nous reste à découvrir ce qui est vraiment advenu des humains, ce que sont les post-humains, et ce que mijotent ces curieuses entités auto baptisées Prospero, Ariel et autres Sycorax. De fait, les humains redécouvrent la vie primitive et réapprennent à vivre à l'âge de pierre, fortement aidés par le personnage d'Ulysse. D'où vient Ulysse ? Que fait-il ici ? À quoi sert-il ? Mais à rien. Comme bon nombre d'éléments de ce décidément inutile roman. Les communautés sont menacées par les Voynix, d'abord serviteurs puis exterminateurs de la race humaine. À tel point que les dernières poches de résistance commencent à tomber les unes après les autres, et qu'il va bien falloir trouver une solution. Partis à la recherche d'un remède pour Ulysse agonisant, Harman et ses amis découvrent des vérités cosmiques qui vont changer la face du monde. Enfin, surtout Harman, embarqué dans un voyage initiatique injustifiable d'un point de vue narratif et d'une incohérence qui laisse pantois. Simmons promène son lecteur exactement là où il veut l'emmener : sur l'épave d'un sous-marin atomique échoué depuis plusieurs milliers d'années, L'épée d'Allah. Dans cette carcasse de métal, plusieurs missiles non pas nucléaires, mais chargés d'un minuscule trou noir stabilisé. Piloté par des Palestiniens fanatiques bien décidés à pulvériser la Terre, le sous-marin a fort heureusement coulé sans faire détonner ses sinistres charges. Car, il est nécessaire de le savoir, les Palestiniens n'étaient pas satisfaits de leur virus déjà responsable de la quasi extinction de l'espèce humaine, il leur en faut toujours plus. Mais comme ce ne sont somme toute pas autre chose que des sauvages rétrogrades et qu'ils sont évidemment incapables de construire leurs propres armes, cette jolie technologie leur est gentiment donnée par… les Français. Eternels antisémites et suppôts du terrorisme international, comme chacun sait. Pas grave, l'apocalypse est évitée grâce à l'intervention des gentils moravecs et la société humaine se reconstruit doucement (juifs et grecs, uniquement, nous sommes entre gens bien). Quant aux post-humains transformés en dieux grecs, on n'en apprendra pas grand-chose de plus.

À ce stade du roman, on ressent comme un immense vertige. Un sionisme aussi militant et une paranoïa aussi patente peuvent faire rire, mais ne peuvent masquer une extrême indigence de pensée. On pardonnerait si le livre restait passionnant de bout en bout et impeccablement construit, mais Olympos n'est qu'un patchwork vide de petites scènes parfois réussies, souvent inutiles, sans que jamais un grand dessein n'apparaisse. Peuplés de personnages attachants mais vains, de situations bien vues mais éclatées, sans trame narrative claire, les éléments du roman tombent comme des pierres. Pas de justification, pas d'enchaînements. Rien que des cases péniblement comblées par un auteur qui n'a plus rien à dire.

C'est un euphémisme de dire qu'Olympos ne tient aucune des promesses d'Ilium, c'est aussi un euphémisme d'évoquer la consternation du lecteur une fois la dernière page tournée. Dan Simmons a-t-il définitivement basculé dans la folie furieuse ? Une question véritablement nécessaire. Et brûlante.

L’Homme programmé

Monstre sacré de la S-F, Robert Silverberg fait partie de ces rares auteurs à avoir survécu à toutes les époques. Grand professionnel, du bouche-trou au chef-d'œuvre, il a toujours su livrer des textes dont l'intelligence et l'imagination ne sont pas les moindres des qualités. Reste qu'à l'instar d'un certain Philip K. Dick, Silverberg est un novelliste formidable, là où la plupart de ses romans sont souvent un peu longuets.

Etonnante tentative littéraire de montrer la schizophrénie de l'intérieur, L'Homme programmé est un roman honnête et malin, mais qui n'échappe pas à la règle précédemment citée. Condensé en nouvelle, L'Homme programmé serait un vrai bijou, aussi inquiétant que bien vu. Hélas, Silverberg tire nettement à la ligne, se contentant de livrer un agréable roman de S-F. Mais ne boudons pas notre plaisir, la trame narrative du livre procurant de délicieuses sensations de malaise. Imaginez un monde tellement parfait qu'il en devient totalitaire. Dans cette société futuriste, les criminels ne sont ni exécutés, ni emprisonnés, mais bien réhabilités. De la pire manière qui soit : l'effacement pur et simple de personnalité, la construction totale d'une nouvelle identité et, au final, le retour à la vie normale. Sans vice, sans pulsions morbides, sans problème. La vraie liberté. Pour Paul Macy, une nouvelle vie commence. Anciennement Nat Hamlin, sculpteur de génie condamné à l'effacement pour de nombreuses exactions, le voilà réintégré au monde professionnel et citoyen. Un travail, une nouvelle personnalité, tout s'arrange. Mais quand Paul Macy bute littéralement sur une ex de Nat Hamlin, dépressive et manifestement toujours amoureuse de celui qu'il n'est plus, les choses ne sont plus aussi lisses. Titillé par une petite voix intérieure qui pourrait bien être celle de Nat Hamlin, Paul Macy devient peu à peu schizophrène, seul face à un terrible démon, lui-même. Et comme la médecine ne fait jamais d'erreurs, la sinistre présence de Nat Hamlin est évidemment impossible. Quant à la voix intérieure, elle croît de jour en jour. Il se pourrait même qu'elle réussisse un jour à contrôler Paul Macy…

Principalement axé autour des excellents dialogues entre Paul Macy et Nat Hamlin, L'Homme programmé part d'une idée formidable et l'habille d'un décorum très seventies aujourd'hui daté. Liberté sexuelle, communautarisme, usage de drogues comme moyens de perceptions extrasensorielles, autant de notions à la mode dans les années 70, mais désuètes en ce début de XXIe siècle. Reste que le roman y gagne un charme certain, malgré le côté parfois ridicule des situations hommes/femmes.

Au final, L'Homme programmé est l'incarnation idéale d'une angoisse très répandue en S-F : l'invasion psychologique et la perte de contrôle qui s'ensuit. De l'extraterrestre à l'affreux communiste, de nombreux romans se sont penchés sur la question. Robert Silverberg pousse le principe plus loin en plaçant son personnage face à lui-même. Diaboliquement simple et terriblement efficace. On l'a dit, L'Homme programmé n'est pas exempt de longueurs, mais les idées qui y sont développées valent largement le détour. À lire.

Harry Potter et le prince de sang-mêlé

[Critique de l'édition originale anglaise]

Sixième et avant-dernier tome d'une saga qu'on ne présente plus, Harry Potter et le prince de sang mêlé est un modèle du genre : prenez une idée originale et séduisante pour un lectorat jeune, déclinez-la en gigantesque machine marketing qui n'a plus rien à voir avec la littérature, et vous obtenez un tome six d'une remarquable inutilité. Vache à lait éditoriale, Harry Potter est prévu en sept tomes. Point. Avant ce dernier volume, il faut meubler. Un travail d'écriture impeccablement réalisé par Rowling (ou par un nègre, ou par une machine, qu'importe), mais qui malheureusement n'apporte rien à la série. Autant dire que la vacuité de ce tome six est confondante. L'idée n'est pas de produire un livre autonome et intéressant, mais bien de préparer les lecteurs au feu d'artifice du tome sept. En conséquence, dire qu'il ne se passe rien est un euphémisme. Page 0 à 100, le professeur Rogue (Snape en anglais) joue-t-il double jeu ? Page 100 à 200, Harry retourne à l'école. Page 200 à 300, rien. Page 300 à 400, rien non plus. Page 400 à 500, Voldemort a séparé son âme en 7 entités indépendantes (d'où sa tendance à revenir à chaque épisode, trouvaille bien pratique s'il en est), entités que Dumbledore et Harry vont tenter de détruire les unes après les autres. Page 500 à 600, les choses commencent à devenir intéressantes et on sait enfin lequel des personnages importants trouve la mort. Page 600, c'est fini.

Même si l'honnêteté intellectuelle oblige de préciser que Harry Potter dans son ensemble est une excellente série pour enfants et adolescents, même si on prend plaisir à la lecture de ce tome six, force est de reconnaître que la tendance à l'obésité des volumes reflète le laisser-aller éditorial quant aux millions que rapporte l'investissement (voir à ce sujet la même remarque concernant Illium et sa suite de Simmons). La qualité se dégrade, et ces quelques 600 pages en sont le témoin le plus flagrant. Une bonne paire de ciseaux, un bon éditeur, et vous voilà avec 100 pages passionnantes. Reste qu'on ne fait pas un Harry Potter avec 100 pages et qu'il faut bien combler les vides. Au final, on obtient un vague roman poussif et inintéressant, là où les derniers volumes (les 4 et 5, notamment) maintenaient l'illusion. Détail intéressant, le rôle du professeur Rogue (seul personnage réellement bien vu) arrive ici à son apogée. Menteur ? Sincère envers et contre tous ? Simplement monstrueux ou monstrueusement droit et vertueux ? Si Rowling se cantonne au premier degré, c'est tout l'édifice qui s'écroule. Si elle joue la carte de l'ambiguïté et de l'intelligence, on lui pardonnera cet écart (coûteux, tout de même). Réponse dans le septième tome, donc. Si ce n'est pas un coup marketing génial.

Furies déchaînées

Et de trois. Succès de librairie, cinéma, Takeshi Kovacs semble promis à un bel avenir. D'où l'idée de le réutiliser une troisième fois dans un de ces space opera survoltés dont Richard Morgan a le secret. Autant le savoir de suite, ce troisième volume est aussi le dernier. Tout commence sur Harlan (la planète natale du diplo), tout se termine sur Harlan. Une manière élégante d'en finir avec un personnage encombrant, mais somme toute intéressant et, avouons-le, réjouissant. Car si Richard Morgan ne fait pas exactement dans la dentelle, si ses romans relèvent purement et simplement de la série B la plus classique, il n'en reste pas moins que son style et ses techniques narratives sont remarquablement efficaces. Violence, vitesse, technologies débridées, la recette fonctionne bien, malgré un manque d'humour parfois pesant. C'est un peu la rançon du succès et il faut savoir ce que l'on veut. L'amateur de science-fiction intimiste passera (avec raison) son chemin, mais ceux et celles qui ont été déçu(e)s par la mauvaise trilogie de Mike Resnick Le Faiseur de veuves apprécieront les œuvres de Morgan, ce dernier réussissant à faire ce que l'épuisant Resnick projetait : une série somme toute délirante, extrêmement bien menée et essentiellement divertissante.

Furies déchaînées reprend exactement les mêmes ingrédients qui composaient les deux précédents volumes (Carbone modifié et Anges déchus). Du polar hard boiled, des éléments science-fictifs archi classiques (les corps « empruntés », le clonage, les flingues de l'espace) pour donner au final un impeccable scénario dont on attend là encore une adaptation cinématographique. Notons en passant que ce côté « calé pour le ciné » est parfois un peu agaçant, mais que le rythme échevelé de l'ensemble compense largement les lourdeurs bien présentes. Takeshi Kovacs est donc de retour sur Harlan, une fois de plus « réincarné » après quelques siècles (ce qui, avouons-le, l'agace). Postulat intéressant : Harlan est une planète océan dans la lignée de celle développée par Neal Asher dans L'Ecorcheur. Deuxième postulat intéressant : des stations martiennes en orbite annihilent tout objet technologiquement avancé qui dépasse l'altitude de 400 mètres. Troisième postulat intéressant : Takeshi Kovacs va devoir se battre contre… lui-même. Et ce, dans une course poursuite effrénée, les Premières Familles aux trousses et tout un tas de galères invraisemblables qui s'accumulent sur les pauvres épaules du (des ?) diplo. Bref, pour Takeshi Kovacs, c'est tous les jours lundi.

Si le lecteur ne s'ennuie pas une seconde, il n'en remarquera pas moins que Morgan tente de donner un semblant d'épaisseur à ses personnages, et notamment à celui de Kovacs. Ce face-à-face schizophrène entre un jeune et un vieux diplo pourtant identiques est une trouvaille intéressante, et les détails que livre l'auteur sur l'histoire personnelle de son héros sont suffisamment intelligents pour passer en douceur. Reste que Morgan n'est pas un fin psychologue, et qu'il serait vain d'y chercher une quelconque intelligence de propos. Furies déchaînées est un roman de série B remarquablement bien fait, mais ce n'est pas la peine d'aller chercher plus loin. Ça tombe à pic, on ne lui demandait rien d'autre.

La vitesse de l’obscurité

Elizabeth Moon a publié de nombreux romans de S-F et de fantasy dont seuls quelques-uns, assez médiocres, ont été traduits en France : La Résistante chez J'ai Lu, des collaborations avec Anne Mc Caffrey et la série de S-F militariste Heris Serrano chez Bragelonne. La Vitesse de l'obscurité a obtenu le prix Nebula et été finaliste du prix Arthur C. Clarke, honneurs bien mérités, il faut bien le dire et c'est une surprise, tant ce roman, certes non exempt de défauts, est à la fois touchant, drôle et intelligent. Acclamé par la critique anglo-saxonne à sa sortie, comparé à Des fleurs pour Algernon, c'est plutôt au roman de Mark Haddon, Le Bizarre incident du chien pendant la nuit (paru en France en 2004 chez Nil et tout juste réédité chez Pocket « jeunesse ») qu'il convient de le confronter.

Comme dans ce dernier texte ou, toutes proportions gardées, comme le Benjy Compson du Bruit et la fureur de Faulkner, le narrateur, Lou Arrendale, est autiste. Si, en ce milieu de XXIe siècle, un traitement existe pour les nouveaux-nés, Lou est venu au monde trop tôt pour pouvoir en profiter. Malgré tout, une prise en charge spécifique dès le plus jeune âge lui permet de vivre sans trop de problèmes parmi ceux qu'il appelle les gens « normaux ». Ses capacités d'analyse des structures et celles de ses autres collègues autistes sont même très précieuses pour la compagnie pharmaceutique qui les emploie. Mais Crenshaw, le nouveau directeur, ne l'entend pas de cette oreille : la salle de gymnastique, les emplacements de parking, tous les aménagements améliorant le confort et la concentration de ces employés particuliers coûtent cher. Peu importe leur productivité exceptionnelle, Crenshaw fait miroiter aux autistes de la section A un nouveau traitement, encore au stade expérimental, supposé les rendre « normaux ». Et quiconque refuserait de le prendre serait évidemment mis à la porte. La crainte de perdre son emploi bouleverse Lou et il se pose de nombreuses questions sur les risques que présente ce traitement. Mais la tentation d'accepter est grande, car peut-être alors pourra-t-il envisager d'inviter son amie Marjory à dîner et, qui sait, se marier et vivre avec elle…

La réussite du livre doit beaucoup au style employé par Elizabeth Moon pour rendre perceptible l'autisme de Lou. Les décalages ainsi créés entre le monde tel que le voit et le comprend Lou et notre propre perception est source d'étonnement, d'interrogations et, souvent, d'hilarité (notamment lorsque toute métaphore est prise au premier degré). On en regrette d'autant plus les quelques rares passages décrits du point de vue de personnages non autistes, comme si l'auteur n'avait pas eu entièrement confiance en la capacité de ses lecteurs à relier tous les fils nécessaires à une parfaite compréhension. De même, si Lou nous est présenté dans toute sa complexité, et si l'on comprend bien que pour lui les gens normaux sont incapables de mensonges ou de mauvaises actions, il n'était peut-être pas utile de l'entourer de personnages aussi caricaturaux : Crenshaw est le parfait salaud ; Tom, le professeur d'escrime de Lou, est le parfait gentil ; Don, amoureux de Marjory et jaloux de Lou, est le parfait cinglé ; Marjory est elle-même parfaitement… parfaite !

Mais ces détails ne gâchent en rien le plaisir pris à la lecture de La Vitesse de l'obscurité (concept sur lequel Lou passe des heures à réfléchir : l'obscurité étant là avant la lumière, se peut-il que sa vitesse soit plus grande que celle, limite, de la lumière ?). Hymne à la tolérance, message d'espoir — l'auteur est elle-même mère d'un enfant autiste —, critique d'un certain libéralisme borné, ce roman satisfera le lecteur de S-F, mais devrait pouvoir toucher un plus large public, ne serait-ce que celui qui s'est rué au cinéma voir Rain Man, le livre sortant largement vainqueur de la confrontation.

Les îles du soleil

De Ian R. MacLeod ne sont parues en France que quelques rares nouvelles. Les Iles du soleil est l'extension d'une novella du même titre, finaliste du prix Hugo et lauréate du World Fantasy Award et du Sidewise Award for Alternate History, ce dernier prix récompensant, entre autres, les meilleures uchronies. Car c'est bien d'uchronie dont il est ici question, qui nous arrive en inédit chez Folio « SF », ce qui est suffisamment rare pour être souligné.

Le point de rupture avec notre trame temporelle n'est pas évident au début du roman. Le narrateur, Griffin Brooke (de son nom de plume, Geoffrey Brook), vit en 1940 en Très Grande-Bretagne. Le pays est aux mains d'un gouvernement ultranationaliste et de son leader charismatique, John Arthur. Les Irlandais, les juifs et les homosexuels sont pourchassés et déportés vers une destination inconnue. Ça vous rappelle quelque chose ? Pas étonnant : John Arthur a, comme un certain Adolf Hitler, été militaire pendant la Première Guerre mondiale. Mais ici, c'est l'Allemagne qui a gagné, imposant à l'Angleterre des réparations vécues par le peuple britannique comme une humiliation. De nombreux changements de gouvernement successifs amènent finalement au pouvoir John Arthur et l'Alliance Impériale, mouvement factieux qu'il a fondé. Tous ces éléments nous sont distillés au compte-goutte par Brook, suivant le cours tortueux de ses souvenirs à l'approche de son décès. En effet, il est condamné par une tumeur incurable. En tant qu'historien, il ne peut s'empêcher de se poser la question de l'inéluctabilité de l'histoire : et si John Arthur n'avait pas existé, y aurait-il eu un autre grand homme pour se lever et défendre la suprématie de la Grande Bretagne ? Les minorités déportées n'auraient-elles pas eu à souffrir ? Cette dernière question lui tient tout particulièrement à cœur, étant lui-même homosexuel et obligé de se cacher pour pouvoir vivre un semblant de relation avec un homme qui finit par disparaître du jour au lendemain. Et on comprend peu à peu que, d'une façon ou d'une autre, les destins de Brook et de John Arthur sont liés…

Roman introspectif, brillamment écrit, Les Iles du soleil est aussi « so British » et risquera de perdre en route les lecteurs dont les connaissances en histoire en général, et de la Grande-Bretagne, en particulier, n'ont pas subi un rafraîchissement récent (en ce qui me concerne, le dernier doit dater du lycée, autant dire une éternité… honte sur moi). À moins que, comme le dit Brook lui-même, les Français soient « étrangers [aux Britanniques] comme jamais ne pourront l'être les Indiens ou les Boers » (p. 17). Le risque est grand, alors, de ne pas saisir tous les décalages avec notre réalité, toutes les subtilités qui parsèment le texte. Malgré tout, on progresse dans le roman, en se demandant quel terrible secret lie Brook à John Arthur, et si, finalement, l'arrivée au pouvoir dans un grand pays d'Europe (Allemagne, Angleterre ou, pourquoi pas, France) d'un dictateur près à faire basculer la planète dans le chaos était inévitable. Une réussite donc, et incontestable, à rapprocher de celle de Christopher Priest et sa Séparation, qui nous incitera à surveiller la parution, prévue en « Lunes d'Encre », de The Light ages, autre grand succès de l'auteur.

Révolte sur la lune

La Lune est devenue le pénitencier de la Terre. Dans les colonies souterraines vivent les exilés et leurs enfants, nés libres, également soumis aux exigences de leurs maîtres qui, sur une planète surpeuplée, les exploitent honteusement. Sur Luna, l'eau, rare et dispendieuse, risque de disparaître à terme si le produit des récoltes, chichement rétribué, continue à être expédié sur Terre sans renvoyer en retour de quoi pérenniser les cultures… Métaphore des pays industrialisés exploitant plus pauvres qu'eux, le roman raconte une révolution orchestrée par un groupe refusant le joug. Placé bien involontairement à leur tête, Manuel O'Kelly, technicien informatique, a l'avantage de nouer des liens privilégiés avec Mike, l'ordinateur de la planète, qui n'a révélé qu'à lui son éveil à la conscience. Sans son aide efficiente, les efforts du trio comprenant, outre O'Kelly, le professeur La Paz et la passionaria Wyoming Knott, auraient été voués à l'échec.

La première partie est un véritable manuel du parfait agitateur délivrant les recettes pour faire parler de sa cause. La seconde, plus politique, illustre les retorses négociations pour trouver un terrain d'entente entre les deux parties, qui se soldent malgré tout par une guerre ressemblant à l'affrontement de David contre Goliath.

Comme souvent chez Heinlein, la trame du récit est assez simpliste et les personnages convenus, mais l'auteur donne toute sa mesure dans la prospective et l'agitation d'idées originales et non conventionnelles. Il donne à voir la naissance d'une société anarchiste et libertaire, prônant la polyandrie. On ne peut qu'admirer, une fois de plus, la dimension prophétique de Heinlein, qui a su anticiper bien des aspects de notre société. Souvent considéré en France comme un fasciste (en raison notamment de Starship Troopers — point de vue que ne semble pas partager la nouvelle génération d'éditeurs, qui réédite à l'heure actuelle Heinlein abondamment : dernier titre en date, Marionnettes humaines chez Folio « SF »), Heinlein ne doit ces critiques qu'à un réalisme pragmatique qui refuse de se laisser leurrer par les bons sentiments. Sa fable sociale est plus subtile qu'il n'y paraît au premier abord. Quarante ans après, ce roman, lauréat du prix Hugo en 67, reste sur bien des points d'une troublante actualité et d'une formidable clairvoyance.

Nausicaa Forever

Contactée par les Tombés du Ciel de Belleville de Partout, rescapés des émigrés planqués dans les trains d'atterrissage des avions, Nausicaa, parce qu'elle a la capacité à « ne pas être là », doit voler un chargement de lingots d'or. Dans ce futur proche où les laissés-pour-compte se multiplient, elle entre en contact avec leur prophète, Personne, sur le plus gros tas d'ordures de la planète. La technologie qui permet aux puissants de dominer le monde est aussi leur point faible : il suffit de s'attaquer aux vecteurs de communication, à commencer par la télé, pour s'attaquer à la société du profit.

Contestataire, antilibéral, ce récit plutôt décousu accumule les diatribes contre l'économie libérale sans émouvoir ni interpeller une seule seconde, simplement parce qu'il manque une histoire qui donnerait envie de s'intéresser au message. Quadruppani emprunte au réel de nombreuses citations, dans un pot-pourri qui ne fait que souligner les manques de son texte. L'écriture, malgré quelques belles trouvailles cachées derrière des métaphores abusives, est elle aussi excessive, survoltée, outrée. Ce fatras découle peut-être de bonnes intentions (il a été inspiré par les mouvements de contestations accompagnant la dernière réunion du G8), mais on se dit que, pour sa première incursion en S-F, Quadruppani aurait mieux fait de rester au polar. On passe, et vite.

Loin à l'intérieur

De ses voyages aux États-Unis et au Japon, en Grande-Bretagne et en Irlande, Armand Cabasson a ramené des histoires basées sur des légendes et des mythes. Mais qu'il présente un seigneur de la guerre ensorcelé par des femmes-renard ou des Indiens tentant de faire revenir, au fond de leurs réserves, leurs dieux chassés par les Blancs, les plus grandes explorations de ce psychiatre s'effectuent avant tout au plus profond de l'âme humaine. Comme l'indique le titre de son recueil, Armand Cabasson n'a pas son pareil pour aller « loin à l'intérieur » de l'être.

Quand un photographe s'éprend d'un modèle dont le corps n'est que scarifications, c'est à la rencontre de lui-même qu'il se porte. La découverte du Poisson-Dieu, probablement échappé du panthéon lovecraftien, est l'occasion de s'interroger sur les raisons d'une amitié. « Loin à l'intérieur là où moi seul puis aller » présente les réflexions d'un serial killer face à une psy à qui il cherche à faire comprendre les liens qui les unissent.

Grâce à son sens de l'introspection, Armand Cabasson peut ainsi revisiter les grands thèmes fantastiques avec un éclairage nouveau. Le thème du golem devient celui du miroir tendu à l'homme qui le façonne, celui de Frankenstein s'interroge sur la folie meurtrière, la Mortis dementia, qui frappe les personnes qu'un savant parvient à ramener à la vie. Le vampire, lui, doit affronter une créature cruelle et barbare, l'homme. Dans le registre de la mythologie grecque, « Le Complexe de Pandore » suggère que les malheurs du monde ne sont pas extérieurs à l'homme : la boîte d'où ils s'échappent est… la boîte crânienne. Le moine copiste du Moyen-âge, habile à dessiner les créatures chassées pour appartenir à un bestiaire démoniaque, se rend compte que les dragons et lupidés empaillés qu'il a pour modèles ont des regards de tristesse et de souffrance qui contredisent leur origine infernale. Il s'agit toujours de dénicher la part sombre de notre nature.

Ces dix-huit nouvelles font preuve d'un bel éclectisme et d'une richesse d'inspiration qui n'étonne pas chez cet auteur aussi à l'aise dans le polar que le fantastique et la fantasy. Bref, un excellent recueil.

L'esprit du vin

Une guerre larvée oppose les Detersac, vignerons progressistes et notables du hameau, aux Gilbert, qui tiennent à préserver une viticulture bio. Les premiers accusent les seconds de répandre les maladies de la vigne qu'ils sont prêts à arracher. Cerise, que sa grand-mère Anna, guérisseuse et sorcière, initie au culte d'un Esprit du vin protégeant le vignoble, aime le fils du clan opposé. Leur amour saura-t-il surmonter les rivalités, malgré le caractère timoré du fils et la violence du père ? Alors que les fils du drame se nouent, Cerise réalise qu'elle est bien plus apte que sa grand-mère à recevoir en elle l'Esprit du vin. Un écrivain, récemment abandonné par sa femme, est le témoin privilégié de cette tragédie.

Une fois de plus, Michel Pagel prouve ses formidables capacités de conteur. La justesse du ton, la véracité des personnages ne peuvent que nous toucher et nous parler. Deux nouvelles complètent le récit, perverses variations sur le thème du pacte avec le diable : si le ton semble plus badin dans « Mille Pattes », et suscite l'effroi dans « Le Syndrome de Bahrengenstein », il ne se départit jamais de cette finesse psychologique qui est la marque de fabrique de cette « Comédie inhumaine » dans son ensemble remarquable.

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