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L'Ouvreur des chemins

Petite piqûre de rappel. Sur Gemma, planète où règne un froid glacial, des hommes ont découvert les vestiges mystérieux d’une civilisation dont on ne sait rien. Le Grand Arc plane dans le ciel, menaçant ; des ruines indéchiffrables sont protégées par des tonnes de glace. Une équipe de scientifiques tente d’en découvrir un peu plus. À leur tête Ambre Pasquier, une belle jeune femme aux rêves troublants. Mais des intérêts financiers et politiques vont compliquer les recherches…

Vestiges, le premier tome de la trilogie « QuanTika », s’est achevé dans le désordre le plus total : une cuve a explosé, tuant plusieurs chercheurs et soldats, dévorant Ambre et un de ses collègues. C’est là que commence L’Ouvreur des chemins. Les dégâts sont importants et l’anarchie règne. La priorité de chacun est de sauver sa peau, de quitter ce souterrain où la terreur se mêle à l’horreur. Les militaires tentent de fuir dans un semblant d’ordre, les scientifiques d’échapper à leur emprise. De son côté, Ambre, qui a survécu (surprise !), voit son sort définitivement lié à celui de Tokalinan, cet extraterrestre qui la trouble tant. Vont-ils parvenir à se comprendre et à lutter contre les suites de l’explosion, un phénomène qui menace la planète elle-même ? Les rebelles doivent abandonner leur base. Les populations tentent de fuir. Mais comment faire quitter la planète à des centaines de milliers de personnes avant qu’il ne soit trop tard ? D’autant que, dans les situations de crise, la solidarité n’est pas la vertu la plus répandue…

Si Vestiges démarrait avec une certaine lenteur, L’Ouvreur des chemins plonge le lecteur au cœur de l’action dès les premières pages. On est en plein scénario catastrophe, avec des effets spéciaux aux dimensions planétaires. Les êtres comme les choses sont projetés dans un maelström dont ils ne sortiront pas intacts. Les bouleversements se succèdent, les retournements se multiplient, exacerbant les passions humaines et extrahumaines. Même les chapitres en italiques qui ouvrent les trois parties du roman et où l’on découvre progressivement la jeunesse d’Ambre et les raisons de son mal-être profond témoignent d’une certaine urgence.

Seules pauses, seuls moments de respiration, les tête-à-tête entre Ambre et Tokalinan. Mais une respiration haletante, saccadée tant la tension érotique est forte entre eux. Ce sont d’ailleurs les véritables scènes pivots du roman : ce couple étrange et pourtant évident cristallise le réel enjeu narratif du roman. Leur compréhension mutuelle semble la clef de tout, la solution. De leur dialogue maladroit dépend le sort de chacun. Jusqu’au Grand Arc, ce gigantesque vaisseau qui veille sur Gemma depuis douze mille ans…

Laurence Suhner ne déçoit pas dans ce deuxième tome. Au contraire, elle confirme la force de sa trilogie, sa puissance narrative et la profondeur de ses personnages. Autant dire qu’on attend déjà de pied ferme l’ultime volet de cette saga de pure SF.

La Sonate Hydrogène

Dans des temps lointains, les Gziltes, une espèce humanoïde, avaient décliné l’offre d’intégrer la Culture, par suffisance et prétention plus que par manque d’intérêt, en raison d’un livre sacré que leur ont remis les Zihdren, Le Livre de Vérité, qui leur prédisait un destin exceptionnel et ne serait pas devenu une Bible s’il n’avait décrit précisément chaque étape de leur évolution. À présent, parvenus à un très haut degré de civilisation, comme les Zihdren en leur temps, les Gziltes s’apprêtent à Sublimer, c’est-à-dire à transcender collectivement dans des dimensions cachées vers une forme supérieure de conscience. Mythe ou réalité ? Le voyage est sans retour, à de rares exceptions près, lesquelles se montrent toutes incapables de décrire le degré de félicité de cet ailleurs. Les vestiges de civilisation que laisse derrière elle une espèce ayant Sublimé sont pillés par des civilisations inférieures, méprisées par celles qui poursuivent leur évolution sans rien devoir à personne. Cette fois, deux Charognards, les Liseiden et les Rontes, postulent pour bénéficier de cet héritage. Quelle civilisation l’emportera ? On œuvre en coulisses… Sauf qu’un vaisseau de Zihdren-Reliquants, à savoir la fraction très minoritaire de Zihdren ayant refusé la Sublimation, et qui n’a plus le nom de civilisation, vient délivrer peu avant la cérémonie de Sublimation un message qui pourrait remettre celle-ci en question. Mais il est détruit par un bâtiment gzilte, comme l’est également un Quartier général gzilte. Les vaisseaux de la Culture, intrigués, décident d’enquêter sur ce qui se trame. C’est ainsi que plusieurs Mentaux se portent sur les lieux de l’action et sont amenés, parfois sous la forme de leurs avatars, à jouer un rôle dans une intrigue relativement complexe. Dans le même temps, Vyr Cossont, jeune lieutenant-commandant de réserve gzilte, qui s’est fait greffer une paire de bras supplémentaire pour pouvoir exécuter la Sonate Hydrogène, réputée injouable, voire inécoutable, sur l’improbable instrument de musique conçu à cet effet, l’Undécagone Antagoniste, aussi appelé onzecordes, doit reprendre du service pour retrouver un humain qu’elle a croisé, QiRia, plus vieux que la Culture, qui pourrait expliquer les raisons de ces massacres…

La trame est celle d’un roman d’espionnage, où chaque coup fait l’objet d’évaluations de la part des factions adverses. Les relances de la quête à chaque élucidation partielle permettent à Banks de poursuivre, par petites touches, sa réflexion sur l’immortalité et la vie après la mort. Le finale, très pyrotechnique, donne à ces questions métaphysiques une dimension tragi-comique que l’auteur exploite avec son sens du dérisoire. Le destin des civilisations et la question de la vie après la mort sont en effet au centre du roman. Dans une Galaxie grouillante de vie où des sociétés, par leur démesure même, accèdent à des statuts quasi divins, les sempiternelles questions du sens de la vie se posent selon des perspectives différentes. Mais sans aucune gravité : avec son sens du space-opera et son humour décalé, Banks joue de sa Sonate avec un grand sens de la mesure.

Par un ironique destin, cet opus revêt une portée encore plus particulière depuis que Iain M. Banks s’est à son tour sublimé dans une dimension cachée où se déploie désormais son univers de la « Culture ».

Le Meilleur des mondes

Les quatre romans qui composent cet Omnibus autour de la question du devenir de la civilisation, face aux progrès de la science et aux cauchemars totalitaires qu’ils engendrent, se suivent et se répondent.

Tout le monde le sait, même sans l’avoir lu : Le Meilleur des mondes peint une société d’individus clonés et formatés en fonction des besoins, où seul le sommet de la pyramide connaît des plaisirs illimités (l’amour libre étant la norme et la fidélité prohibée), mais où la base est également satisfaite de son sort, du fait de sa prédestination, du lavage de cerveau mais aussi d’une drogue relaxante dépourvue d’effets secondaires, le Soma, consommée à tous les étages de la société. Longtemps imposé par l’Education nationale, il n’est pas sûr que le roman ait poussé vers la science-fiction un jeune lectorat, en raison de l’absence d’intrigue digne de ce nom, celle-ci n’étant pas dévolue à la mise en scène de la société résultante, mais prétexte au discours philosophique. Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce livre, paru en 1932, n’en est pas moins visionnaire. Il s’agit d’ailleurs moins d’une anticipation que d’une allégorie rédigée avec une verve satiriste. La satisfaction des besoins est plus efficace que la terreur pour exercer le pouvoir  en ce sens, Brave New World préfigure bien des travers contemporains, des techniques de marketing à la promotion de la société des loisirs, du refus de l’individualité et de la connaissance au profit d’une culture de masse comme lien social.

Inversion du précédent, Temps futurs, rédigé en 1948, présente l’échec de la science. Fortement influencé par Hiroshima, il peint une société post-cataclysmique où on voue désormais un culte à Bélial, la sexualité libérée du Meilleur des mondes faisant place à de rituelles copulations collectives à périodes fixes, imposées par des instances religieuses ; le contrôle des naissances consiste ici à éliminer les bébés malformés. La méfiance envers le progrès et le refus de toute croyance obscurcissant la raison sont à présent un leitmotiv. On retrouve les naïvetés dont Huxley ne parvient pas à se départir, comme l’exacte inversion des rituels catholiques pour illustrer le nouveau culte : le signe des cornes, la prière in nomine Babuini, l’expression sur la Terre comme en enfer, etc.

Malgré un moralisme pesant, l’intrigue est plus alerte, la présence d’une expédition néo-zélandaise menacée de mort dans cette Californie irradiée injectant quelque tension. On y trouve aussi un discours écologique avant l’heure, qui porte aussi bien sur la pollution que l’épuisement des ressources planétaires.

Publié en 1962, Île se veut être une version positive des précédentes dystopies. Pala, société utopique ayant pris le meilleur des civilisations orientales et occidentales, n’a résisté au consumérisme que parce qu’elle vit en autarcie. Rendang, la nation voisine gouvernée par un dictateur, convoite d’ailleurs son or et son pétrole. Les seuls prosélytes du monde moderne à Pala sont malheureusement ses instances dirigeantes : le jeune Rajah, dévoyé par ses études à l’étranger, et sa mère manipulée par un médium.

On se rend vite compte que cette société ne marche que sur le papier. Sous des dehors généreux, elle est aussi critiquable que le Meilleur des mondes dont elle reprend les principes eugénistes, dans le but de produire une race meilleure (le frère aîné d’Aldous, Julian, était un prestigieux biologiste promoteur d’un eugénisme modéré) et l’éducation pavlovienne, que cautionne la noblesse de la cause. On peut d’ailleurs estimer raté ce roman utopique puisqu’il s’achève par sa fin annoncée.

Retour au Meilleur des mondes, bien qu’antérieur à Île, figure en fin de volume en tant qu’essai revenant sur les idées de l’ensemble. Débarrassé des atours de la narration et de la mise en scène, Huxley s’y révèle tout simplement passionnant.

Cet Omnibus permet d’appréhender Huxley dans sa globalité, et non à la seule aune de son livre le plus célèbre. La préface, brillante, de Maxence Collin, et la postface biographique de François Rivière, restituent l’œuvre dans son contexte et son époque. Une somme à lire, pour les commentaires mais aussi les saisissantes fulgurances de ce fin observateur de son époque.

Docteur Sleep

Cher Monsieur Esménard,

C’est avec une émotion toute particulière que je tenais à vous féliciter pour ce nouveau Stephen King. Amateur de longue date du maître de l’horreur, j’attendais avec impatience, comme beaucoup, cette suite donnée à Shining, trente-six ans après la chute de l’hôtel Overlook. J’ai donc couru l’acheter et n’ai pu le lâcher qu’une fois décortiqué dans tous les sens.

Vous avez beau ne pas être près de moi, je vous imagine sourire… Dubitatif ? On vous l’a sans doute déjà dit : passée la satisfaction de retrouver Danny Torrance, le jeune héros de Shining, et de découvrir ce qui lui est arrivé après avoir échappé à son père dipsomane, il ne se passe pas grand-chose de bien original. Danny sombre dans l’éthylisme avant de trouver la rédemption par le travail et une stricte assiduité aux réunions des Alcooliques Anonymes. Le fils doit faire face au même démon que son père, et résister à l’appel du côté obscur pour devenir le maître d’une jeune apprentie, Abra, chez qui le Don se révèle très puissant. Si puissant qu’elle devient la proie du « True Knot », troupe nomade de vampires psychiques prêts à tout pour se nourrir de sa « vapeur », figuration gazeuse de l’âme, d’autant plus nourrissante qu’elle est riche en Don.

King a favorisé avec brio un thème qui lui est cher : la sobriété. Dommage qu’il n’ait pas insisté sur celui des maisons de retraite : il n’effleure que la surface d’un problème qui lui aurait permis de terrifier ses lecteurs comme au bon vieux temps. Docteur Sleep, même en restant sympathique, apporte peu à l’Œuvre. La seule réelle surprise vient d’une écriture râpeuse comme jamais, truffée d’expressions incohérentes ; bref, d’un style ne correspondant pas à ce qu’on connaît de King dans la langue de Molière, ni dans celle de Shakespeare. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Vous avez réalisé une véritable prouesse. Vous êtes fort, Monsieur Esménard. Très fort.

Reconstitution : le nouveau King arrive dans vos locaux, rue Huyghens. Verdict : sympa, mais pas terrible. Très en dessous de 22/11/63. Souci : il vient pour la première fois en France faire sa promotion ; si les fans ne s’y retrouvent pas, tout est foutu. Et là, vous avez l’idée de génie : rappeler Nadine Gassie aux affaires et lui laisser carte blanche.

Quelle astucieuse stratégie qui ne risque pas de réveiller un grand public acquis aux vacuités stylistiques d’un Werber ou d’un Chattam ! Il ne doit pas être facile de saboter le style fluide de King, qui sait créer l’illusion d’être là, avec vous au coin du feu, par une nuit sombre ; pas facile de rendre grotesques ses personnages si finement ciselés qu’on peine à croire qu’ils sont fictifs ; pas facile de faire taire cette voix qui nous raconte le quotidien de l’Amérique depuis plus de trente ans.

Vous sauvez ainsi les aficionados de la déception en recentrant le débat sur la piètre qualité de la traduction. Nous avons donc joué à Où est cachée Nadine ? et je ne peux résister à l’envie de partager avec vous quelques truculences choisies.

Passons le « True Knot » transformé en un navrant « Nœud vrai ». Nadine a su rendre ses méchants plus sordides que ceux de King en les adaptant aux clichés franchouillards sur les Gens du voyage — qui parlent forcément le langage peu châtié des parias malfaisants. C’est à la mode, ça tombe bien.

Après 169 pages à m’érafler les yeux, j’ai eu droit à une épiphanie. Bérurier est toujours vivant ! Il travaille dans un hospice au fin fond de Belleville du New Hampshire : « Qui c’est qu’a clamecé et qui t’as foutu sur les endosses ? » pour le plus naturel « Who died and left you in charge ? » (« Qui est mort et t’a laissé te débrouiller seul ? »). Madame Gassie n’utilise pas que son fabuleux sens de l’exportation idiomatique, elle dénature aussi à merveille les registres de langage. Ainsi, page 240, « He fooled you, Brad. » (« Il t’a trompé, Brad. ») devient « Il t’a entubé, Brad ». Les deux procédés peuvent être maniés conjointement pour doubler l’effet comique. Prenez « But give me another kiss first. Maybe a little of that educated tongue, for good measure » (« Mais donne-moi d’abord un autre baiser. Et peut-être un peu de cette langue experte, pour faire bonne mesure. » - p. 355). En croisant les effluves (et en rajoutant un peu n’importe quoi), elle obtient : « Mais fais-moi encore un bécot avant de partir. Une bonne grosse galoche, tiens avec cette belle langue sucrée que tu as. » Combo ! Avec Nadine Gassie, c’est tout de suite plus sexy. Surtout quand les filles de treize ans « mouillent leur culotte pour les mêmes chanteurs » au lieu de « couiner » (« All of them (...) moan over the same band. » - p. 379).

Je pourrais vous en noircir des pages entières, votre « traductrice » étant capable de tout, même d’inventer le verbe « cradosser » pour rendre « make the mess » (« mettre la pagaille ») un peu plus pittoresque.

Madame Gassie a bien rempli la mission que vous lui avez confiée. Vous pouvez maintenant la renvoyer chez Harlequin.

Vôtre,

Le Sang des fleurs

C’est l’histoire d’un père, entrepreneur de pompes funèbres et apiculteur amateur, d’un fils, végétarien et terroriste écologique, et d’un grand-père, propriétaire d’un élevage bovin. C’est une histoire d’hommes écrite par une femme. Nous sommes en 2025, le climat change en Finlande et, comme partout dans le monde, les abeilles disparaissent sans qu’on sache vraiment pourquoi (le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles est à ce jour un phénomène que la science n’a pas expliqué de façon convaincante). Au tout début du roman, le père, Orvo, s’aperçoit qu’une de ses ruches est vide, et dans le même temps il prépare l’enterrement de son fils. C’est le plot. Le contre-plot, c’est le premier puis le second blog de son fils, militant de la cause animale.

Livre un peu ancien, chroniqué ici presque un an après parution, ce Sang des fleurs valait toutefois qu’on s’y attarde pour plusieurs raisons : c’est de la science-fiction, et de la bonne (même si l’auteur en refuse la quincaillerie), il n’y en a pas tant que ça ; et c’est un extraordinaire roman sur le deuil et l’écologie. Deuil d’un père qui répond à l’agonie et de notre planète, et de notre mode de vie de surconsommation criminelle. Si Le Sang des fleurs met bien soixante-dix pages à démarrer, une fois qu’on a compris de quoi il allait être vraiment question, le roman ne se lâche plus jusqu’à ses dernières pages, inoubliables. Roman militant, engagé pour la cause écologique et celle des animaux — Sinisalo cite souvent le Faut-il manger les animaux ? de Jonathan Safran Foer —, Le Sang des fleurs ne tombe jamais dans le prêchi-prêcha. L’auteur ne professe pas, confronte les points de vue et évite le cucul la praline et la mort de la mère de Bambi. Roman remarquable servi par une traduction non moins remarquable d’Anne Colin du Terrail, la traductrice attitrée d’Arto Paasilinna, Le Sang des fleurs est à offrir à tous les gros mangeurs de viande rouge qui risquent entre autres joyeusetés un cancer du côlon, sans doute pas le plus sympa de la famille…

Vampires à contre-emploi

C’est l’évidence : au sein de l’ensemble du bestiaire fantastique à la mode ces dernières années, les zombies et les vampires figurent en tête de liste. Connaissant l’appétence de Jeanne-A. Debats pour ces derniers (Métaphysique du vampire, critique de Xavier Mau-méjean dans notre n°68), c’est sans surprise qu’on les retrouve en sujet de cette anthologie dirigée pour le compte des éditions Mnémos, volume anniversaire des dix ans du festival de l’imaginaire de Sèvres riche de onze auteurs et autant de nouvelles.

Si la thématique du vampire peut s’avérer glissante par ce qu’elle véhicule comme clichés, les différents auteurs ont ici su les détourner et se les approprier pour éviter de paraître redondants, ou trop classiques. Sans doute est-ce là le point commun de toutes ces nouvelles : la volonté de faire original dans le cadre d’un bornage thématique éculé, le tout avec des auteurs, plus ou moins capés, n’ayant encore jamais touché à la figure imposée. Le résultat, lui, s’avère satisfaisant dans l’ensemble. Certaines nouvelles peuvent malgré tout laisser le lecteur sur leur faim : ainsi « Pire que le vent » en ouverture du recueil, signée Philippe Curval, déçoit tant l’ambiance inquiétante distillée dès les premières pages retombe rapidement. D’autres sont plus poétiques, à l’image du récit d’Ugo Bellagamba, « Icare hermétique », narrant non sans sensibilité le calvaire d’un condamné sur Mercure. Science-fiction et fantastique sont ici de mise, avec notamment « La Cure », d’Olivier Gechter, qui prend pour cadre un vaisseau spatial de colonisation. Bien que légère et convenablement écrite, cette histoire se révèle elle aussi quelque peu décevante du fait d’une fin trop facile. Ce qui est loin d’être le cas de « Quelques Moments dans la vie d’un homme d’affaires », de Christian Léourier, pertinente plongée dans l’univers de la finance et du business (qui vampirise qui ?) servie par une poignée de références à même de faire sourire le lecteur, même fatigué des longues canines. Impossible, aussi, de ne pas mentionner la nouvelle de Timo-thée Rey, « S’il te plait, désenzyme-moi un inMouton », dont la particularité principale, outre que le narrateur soit une intelligence artificielle, réside dans un choix narratif pour le moins osé : en alexandrins, et dans son intégralité ! Le style et l’univers ne manquent pas d’intérêt, de même que sa mise en œuvre, malgré des notes de bas de pages agaçantes car trop présentes.

Comme annoncé, donc, Vampires à contre-emploi prend bel et bien son thème central à rebrousse-poil, tout en y intégrant une touche d’humour, de poésie, de tragique et même, oui, de sensualité (on pense à « Femme Fatale », de Marianne Leconte, racontant les chasses nocturnes d’une femme et de sa moto). Et si l’ensemble pêche par l’absence d’un texte ou deux à même de mettre tout le monde d’accord, demeure une anthologie qui, malgré quelques accrocs, n’en mérite pas moins un peu plus qu’un coup d’œil.

Qui a peur de la mort ?

« Mes amis, craignez-vous la mort ? »
Patrice Lumumba, seul premier ministre élu démocratiquement de la République du Congo.

 

Demain, l’Afrique, après une terrible catastrophe qui a provoqué en grande partie la fin de la technologie et la résurgence, brutale, de magies partiellement oubliées…

Née du viol, Onyesonwu (ce qui signifie « Qui a peur de la mort », sans point d’interrogation) est promise à devenir une sorcière. Elle est ewu (métis) et eshu (en contact avec le monde des esprits) ; elle peut se transformer en animal, et son préféré est le vautour. Plus important encore, il a été prophétisé qu’elle mettrait fin à la guerre entre les Okekes (le peuple de sa mère) et les Nurus (le peuple de son père, seigneur de la guerre et dangereux magicien). Pour devenir sorcière, Onyesonwu devra d’abord convaincre le vieux Aro de la former. Ce sera très difficile, il ne prend pas d’apprenti de sexe féminin. Les femmes n’apportent que des malheurs.

Premier roman adulte de Nnedi Okorafor, lauréat du World Fantasy Award 2011, Qui a peur de la mort ? est assurément une des plus belles découvertes de ces derniers mois. D’abord, l’objet-livre — 530 pages avec rabats pour 16 euros seulement — est magnifique, agréable à manipuler. Et la traduction de Laurent Philibert-Caillat m’a semblé absolument impeccable. Apre, chatoyant, érotique, féministe (évidemment), passant sans cesse du sordide au sublime, de la tendresse à la cruauté, de la romance aux étreintes sous contrainte, du noir et blanc au chamarré, voilà un roman qui nous happe sans mal, malgré quelques défauts : la seconde moitié est (beaucoup) trop longue, les tics « jeunesse » de l’auteur surgissent parfois ici et là, entre un viol et une excision, ce qui a tendance à minimiser l’impact de certaines horreurs décrites. Le destin d’Onyesonwu nous marque longtemps, sa première quête (retrouver son clitoris excisé) pourrait être « ridicule », mais non, on la suit avec intérêt et quand, enfin guérie, elle se donne au grand amour de sa vie, Mwita, on est content de la savoir jouir sans limites. Le sexe est alors présenté comme une immense source de joie et une voie vers la plénitude, ce qui contraste évidemment avec l’éprouvante scène d’ouverture. Roman dur, qui commence donc par un long viol, continue par une excision, atroce tant dans son déroulement que dans sa raison d’être, et se poursuit avec diverses joyeusetés dont une terrifiante scène de lapidation, Qui a peur de la mort ? n’est sans doute pas le roman « fédérateur » qu’il aurait pu être, mais son cadre africain et sa radicalité (même si elle bute un peu sur les réflexes jeunesse de l’auteur) méritent d’être salués. Moi je dis : Caddie !

Virus

Longtemps, la mode a été aux virus provoquant l’apocalypse, à la description de la naissance d’un enfer, qui, souvent, finissait par être évité de justesse. Maintenant, on aime beaucoup plus s’intéresser aux après du désastre, à la manière dont notre vie pourrait être bouleversée par la présence d’un intrus dévastateur imposant sa loi.

Dans l’anthologie Virus, nous découvrons ainsi un monde sans oiseaux (« H5N1 », Frédérique Lorient), un autre dans lequel un virus transforme les gens en ersatz de clowns (« Quand les clowns en treillis font gémir la musique », Fabien Clavel), ou encore un futur dans lequel un vaccin peut rendre éternel (« Flocon rouge », David Osmaye). De plus, « virus » est pris ici dans tous les sens du terme, biologique ou informatique, ce qui donne lieu à des histoires purement électroniques avec réflexion à la Asimov (« Mise à jour », Pénélope Chester), ou bien hybrides avec mise en situation à la Greg Egan (« Utopie en sursis », Isabelle Gusso), sans oublier quelque cocasserie qui ferait plutôt rire jaune en décrivant l’enfer engendré par une de nos créations censées nous faciliter la vie (« Intrafolie », Raymond Iss). L’éventail des possibles est donc en grande partie couvert ici, et les huit nouvelles de ce court recueil ne passent d’ailleurs pas uniquement par les cases dystopies post-apocalyptiques ou post-apos dystopiques ; l’humour et l’absurde sont également au rendez-vous.

Ce côté hétéroclite est l’un des principaux intérêts de Virus, qui offre des histoires étonnantes ne donnant pas l’impression de constituer plusieurs variantes d’une seule et même réponse. Cependant, c’est également sa plus grande faiblesse. Le recueil, inégal, démarre trop fort avec un « H5N1 » qui aurait plutôt dû le clore, étant son récit le plus marquant, le plus traumatisant dans sa parfaite et sombre simplicité. Le reste nous fait passer par des montages russes émotionnelles qui ne sont pas adéquatement dosées, ce qui joue en défaveur de nouvelles pas assez mises en valeur. Prises individuellement, celles-ci sont loin d’être déplaisantes pour la plupart, certaines sont même plus qu’honorables. Mais elles forment un tout quelque peu décevant si lu dans l’ordre proposé.

L’ensemble reste cependant plaisant et propose quelques beaux morceaux qui, s’ils ne feront pas vraiment trembler les hypocondriaques, raviront les amateurs de virus originaux.

Nosfera2

Charles Manx est un homme qui aime tellement les enfants qu’il ne supporte pas qu’on les maltraite. Lancé dans une guerre sans fin contre les parents irresponsables et abusifs, il sauve leur progéniture et emmène les petits, libérés du terrible joug parental, dans un endroit joyeux où ils vivront éternellement heureux. Leur destination n’est autre que Christmasland, où chaque soir est une veille de Noël et chaque jour a son lot de cadeaux et de rires.

Non, attendez, il y a un problème. Recommençons…

Charles Manx est un vampire qui se nourrit de l’essence vitale des enfants. Il sillonne les USA au volant de sa Rolls Royce Wraith immatriculée « Nosfe-ra2 » et kidnappe quiconque de moins de douze ans croise sa route grâce à son acolyte musclé qui rêve de vivre à Christmasland. Sur le trajet vers ce pays inscrit aux marges de notre monde, Manx absorbe peu à peu l’innocence de ses victimes, qui deviendront des êtres cruels dénués de toute empathie, comme lui. Nul ne semble pouvoir arrêter cette créature démoniaque. Nul excepté une petite fille, Victoire, qui arrive à matérialiser un pont disparu la menant là où se trouve ce qu’elle cherche. Mais comment Vic pourrait-elle lutter contre le mal incarné ?

À travers une poignée de récits forts (Cornes, Le Livre de Poche) ou la série comics des « Locke & Key », Joe Hill a réussi à rapidement gagner le titre de (nouveau) maître de l’horreur (bon sang ne saurait mentir, puisque Joe Hill n’est autre que le fils d’un certain Stephen King). Nosfera2 vient, presque sans surprise, confirmer qu’il le mérite amplement. Alors que ce livre est une brique bien fournie, il se dévore en un rien de temps tellement le lâcher s’avère impossible une fois l’histoire commencée. C’est que tout y est : angoisses enfantines exploitées pour traumatiser les adultes, fantastique qui flirte avec le réel tout en nous éloignant lentement mais sûrement de celui-ci, et, surtout, héros attachants. C’est d’ailleurs là que réside très certainement le secret du succès de Joe Hill, sa capacité à croquer des personnages qui sont à la fois spéciaux et pourtant normaux. Avec en prime, cette fois-ci, le plaisir de trouver entre les pages de ce roman une héroïne tout ce qu’il y a de plus recommandable, d’autant qu’elle s’éloigne de la plupart des clichés du genre.

Au-delà de ses personnages, Nosfera2 possède d’autres atouts, notamment un rythme endiablé, même si l’histoire n’aurait pas souffert d’un léger coup de rabot. Et si l’on aurait pu espérer un peu plus d’audace de la part de Joe Hill dans le choix de son finale, on apprécie la manière dont il arrive, contre toute attente, à impliquer son lecteur dans des registres qu’il ignorait même avoir envie de lire.

Dès lors, si Nosfera2 ne renouvelle pas le genre du récit fantastique d’horreur, il offre une histoire solide et convaincante qui permet de passer un moment plus qu’agréable en sa compagnie ; ceux qui ont l’impression de ne plus trouver de bons romans d’horreur dans l’offre éditoriale actuelle savent ce qui leur reste à faire.

Morwenna

Morwenna aurait pu être une adolescente comme les autres, appréciant les sports d’équipe et rêvant du prince charmant pour échapper aux cours qui l’ennuient dans l’école privée qu’elle fréquente. Sauf que du haut de ses quinze ans, elle n’arrive pas à se fondre dans la masse. Peut-être est-ce à cause de sa passion dévorante pour la littérature en général, et la SF en particulier. Peut-être est-ce parce qu’elle a une jambe estropiée la forçant à se déplacer avec une canne, et ce suite à un accident qui a coûté la vie de sa sœur jumelle. Peut-être est-ce dû au fait d’avoir une sorcière (maléfique) pour mère, et de la magie dans les veines. Reste que Morwenna préfère parler aux fées et se perdre dans les univers peuplant ses livres préférés plutôt que de faire comme les autres. Ce qui ne l’empêche pas de rêver d’avoir des amis, un karass tel que décrit par Vonnegut dans Le Berceau du chat. Et d’en arriver à un peu forcer le destin pour que son souhait se réalise…

Pourquoi Jo Walton a-t-elle remporté une flopée de prix plus que recommandables (le Hugo, le Nebula et le British Fantasy Award, rien que ça…) pour un roman sur le mode du journal intime qui semble la simple histoire de l’éveil à la vie d’une adolescente meurtrie ? C’est qu’il y a bien davantage dans ce journal, journal qui sert également de carnet de lectures. En effet, Morwenna est avant tout une déclaration d’amour vibrante et passionnante à la science-fiction et à la fantasy. Et si le lecteur a lui-même dévoré ces (« mauvais ») genres lors de son adolescence, il ne pourra que s’attendrir en retrouvant ses questionnements et étonnements sous la plume de Morwenna, et de Jo Walton à travers elle. Car aussi bien le narrateur que l’auteur nous rappellent tout le plaisir que l’on peut avoir à lire les livres que l’on retrouve, par exemple, dans les pages de Bifrost.

Mais Morwenna n’est pas qu’un hommage à la SF (et surtout, à la SF des années 70), c’est également une histoire touchante, qui, pour naïve qu’elle puisse paraître, n’en reste pas moins intense. Jo Walton nous baigne ici dans un monde aux frontières du fantastique dans lequel on peut apercevoir du coin de l’œil le surnaturel qui affleure. Elle nous permet de rencontrer une héroïne atypique tellement elle s’éloigne de l’image que l’on essaie de nous imposer comme celle de l’adolescent moyen. Morwenna vit entre les pages de son journal et nous aide à retrouver nos souvenirs intimes d’un âge où tout semblait si important, si fondateur. On a presque envie de dire, en sortant de ce roman : « Morwenna, c’est moi » (et c’est certainement un peu le cas). Cette capacité à trouver un écho en nous, à nous parler, c’est la magie la plus forte de Jo Walton.

C’est pourquoi Morwenna a tant plu et plaira tant : ce n’est pas juste une histoire passionnante, ce n’est pas simplement un hommage à la SF, c’est tout cela et plus encore. C’est un livre qui, par ses diverses facettes, pourra parler au lecteur cherchant à être emporté ailleurs, comme à celui souhaitant retrouver et partager le plaisir d’aimer la SF(FF). C’est un récit qui nous invite à voir le monde autrement, une histoire qui raconte un peu de nous. C’est à découvrir, surtout.

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