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Opération Sabines

Un jeune apprenti magicien préférant les jupons (et ce qu’ils cachent) des jeunes femmes à ses livres d’étude ; un valet madré, ancien soldat, au franc-parler bien venu et au gosier souvent sec (heureusement, il n’est pas difficile en matière de breuvages alcoolisés) ; une Grande-Bretagne où la magie a encore sa place, à la différence du continent, où la science a tenté de la reléguer dans les livres de mythes et de légendes ; un jeune savant fantasque, incapable de vivre au milieu de ses contemporains, mais proche de la découverte de l’atome et de ses applications explosives ; des services secrets plus ou moins efficaces, très intéressés par cette invention et par la supériorité militaire afférente ; des créatures d’outre-monde concernées également par ces possibles bouleversements.

Voilà à première vue un cocktail appétissant, plein de possibles rebondissements, un divertissement plein d’aventures dans un monde plutôt original. Mais, car il y a un bon gros mais, Nicolas Texier a tenté de retrouver le style littéraire des auteurs de romans d’aventures des siècles passés. Idée fort sympathique, plutôt bien mise en pratique au demeurant. Cependant, pour le lecteur, cela impose une infinie patience et une concentration pas toujours compatible avec la volonté de divertir. En effet, les phrases s’allongent à n’en plus finir (Proust a encore de l’avance, mais la relève est assurée). Les listes se multiplient : idéal pour parfaire son vocabulaire, moins pour s’imprégner d’une histoire, d’une ambiance. Les tournures de phrases « À l’ancienne » s’accumulent, créant un rythme pas toujours évident, ni agréable à suivre (d’ailleurs, le relecteur en a fait les frais et les coquilles s’accumulent). Et même si l’on s’habitue progressivement, les mots restent parfois un obstacle et non un véhicule d’images, d’idées, d’émotions. Et tout cela est fort dommage, car certains personnages accrochent le regard : Julius Khool, narrateur et valet de son état, par sa faconde et son caractère bien trempé, attire la sympathie ; Zisher, le voyou passé à l’ennemi, séduit par sa gouaille ; et même le magicien Carroll Mac Maël Muad, trop fade au début, finit par se révéler attachant. Dommage aussi car l’intrigue mérite qu’on s’y intéresse. Elle est prenante, intelligemment construite et monte en puissance.

Opération Sabines est un beau livre. Même si pas mal de fautes et un sommaire où les titres de chapitre ont disparu (peut-être était-ce volontaire, mais quel intérêt d’avoir un sommaire si c’est juste pour aligner des numéros de chapitres) gâchent légèrement l’effet produit par la couverture soignée. C’est avant tout le premier tome d’un triptyque, «  Monts & Merveilles », qui devrait permettre à Nicolas Texier, avec L’Ouest sauvage et La Dernière Guerre, d’enrichir cette uchronie et d’offrir de nouvelles aventures à Julius Khool et à son maitre.

Nous sommes légion

Bob Johansson est un homme heureux. Informaticien et geek assumé, il vient de vendre sa start-up florissante pour une somme rondelette. Il n’a plus à s’inquiéter pour la suite de sa vie et imagine sa future existence oisive pleine de possibilités alléchantes. Sauf que traverser une rue peut s’avérer fatal : il ne survit pas à l’accident. À son réveil, des années plus tard, il n’a plus grand-chose d’humain ; son esprit a été numérisé et son corps réduit à une boite. Ses « sauveteurs » lui proposent alors (non sans insistance) de prendre le contrôle d’une sonde spatiale. Son but : coloniser l’espace avant ses concurrents venus d’autres coins de la planète. Car la politique extérieure ne s’est guère améliorée avec le temps, et en 2133, certaines régions du monde sont prêtes à en venir aux mains – aux bombes, plutôt – pour affirmer leur point de vue Et c’est parti pour une immense partie de stratégie. La sonde a la capacité de se répliquer, et donc de créer de nombreux petits Bob. Elle doit choisir une destination, y parvenir et vérifier la possibilité d’une colonisation future par l’homme (pour peu qu’il reste des survivants sur notre belle planète). Tout cela en évitant les attaques ennemies et les pièges de l’espace. Un bon programme…

Voilà une lecture agréable qui ne demande pas un effort démesuré. Dans ce roman, très semblable à un jeu de conquête, les possibles questions scientifiques aigües, objets de longues et souvent passionnantes digressions dans les ouvrages de hard science, sont vite évacuées. Ce n’est pas le propos : ici, seule l’action compte. Même la psychologie du personnage central est assez sommaire : se retrouver dans une boite, transformé en un cerveau électronique, sans plus grand-chose d’humain, doit un peu secouer. On se souvient par exemple de William Hjortsberg (l’auteur d’Angel Heart, vous voyez ?) et de son roman Matières grises (traduit en 1974 chez « Ailleurs & demain »), avec ces cerveaux maintenus en vie sur des étagères cherchant désespérément à retrouver un corps. L’immortalité y était traitée avec force, ses conséquences imaginées… Or, dans le cas qui nous occupe, foin de tergiversations. Fan de culture geek, Bob maitrise parfaitement les codes de sa mission et s’éclate sans trauma apparent ; aucune séance de psy à l’horizon. Je ne suis plus qu’un cerveau dans une boite ? Cool…

Dennis E. Taylor assume parfaitement le côté ludique de son postulat : la description de notre possible avenir a quelque chose de réjouissant dans ses excès (enfin, réjouissant, tant que ce futur reste un délire de romancier, sinon, plaignons les générations futures…). Les dirigeants sont caricaturaux au possible, détestables à souhait. De même, le côté geek est présent à tous les étages : références nombreuses à cette culture un temps moquée mais désormais dominante ; action plutôt que réflexion – et surtout, histoire contée comme un jeu vidéo : vous avez un personnage initial avec des capacités bien établies, un univers à conquérir, des ennemis à vaincre, un but à accomplir. Au boulot !

Pas déplaisant, donc, mais sans doute un peu vain. Et surtout, la perspective d’une longue série (le deuxième tome est déjà paru par chez nous en septembre ; le troisième opus VO est sorti l’année dernière ; le quatrième semble sur les rails) inquiète tant le monde de Bob, sauf renouvellement pas gagné, risque de lasser assez vite, à l’image de ces séries télés incapables d’en terminer à temps – quoi, Walking Dead ?

Destinée

Alex Verus est magicien. Avec un tel nom, on s’en serait douté. Mais pas un magicien traditionnel avec robe, chapeau et baguette. Ni un Harry Potter bis. Alex Verus est devin. Il ne peut agir sur la matière, ni se téléporter, ni se transformer en eau ou en feu, ni créer des armes terribles. Par contre, il est capable de lire l’avenir. Plus précisément, il observe les multiples possibilités offertes afin de faire ses choix, de s’engager dans une action plutôt qu’une autre aux conséquences fâcheuses. Et pour sa tranquillité, après des expériences pour le moins fâcheuses, il préfère rester loin des grandes factions rivales. Il vit paisiblement en vendant des accessoires pour magiciens amateurs (et quelques vrais articles, cachés au fond) dans sa boutique londonienne. Mais un jour (car il y a toujours « un jour »), une de ses amis lui fournit un objet d’une puissance extrême. Et les voilà plongés dans une guerre mortelle entre les plus puissants magiciens d’Angleterre.

Encore une histoire de magiciens, certes. Et à Londres de surcroît. Alors que l’apprenti sorcier de Ben Aaronovitch sévit depuis plusieurs années (cf. Bifrost 67 pour le premier opus ), que les créatures surnaturelles de Daniel O’Malley protègent la capitale anglaise (cf. Bifrost 76), était-il vraiment nécessaire de voir apparaître un nouveau praticien des arts étranges, un nouveau héros d’urban fantasy ? Et qui plus, pour une série appelée à durer : déjà neuf volumes parus en VO, trois en français ( Malédiction est sorti en juin, Taken en septembre). Et pourquoi pas, après tout. Les Éditions Anne Carrière s’ouvrent à la littérature pour la jeunesse. Cela avait débuté avec le très beau La Fille qui avait bu la Lune de Kelly Barnhill et cela continue donc avec la série d’Alex Verus. Et cela peut se révéler un bon choix si ce nouveau héros trouve sa place sur les étagères bien remplies des libraires. Car Benedict Jacka a concocté un personnage central attachant, suffisamment creusé pour intriguer et donner envie de le conserver en vie pour quelques pages de plus. Sa psychologie n’est pas la plus riche, ni la plus aboutie, mais c’est le premier tome. Alors patience. En face, les clans de magiciens, leur hiérarchie, leurs divisions, leurs haines sont cohérentes, avec juste ce qu’il faut de complexité pour mériter notre attention, mais point trop pour ne pas perdre un large lectorat. La galerie de personnages est riche d’individus hauts en couleur, sympathiques ou monstrueux, effrayants ou méprisables. Quant à la description en filigrane de la ville, terrain de l’action, mais aussi acteur par moments, elle donne envie de prendre un billet d’avion (ou de train, plus écologique) pour Londres et d’aller se perdre dans certains quartiers,.

Pas quoi se taper le c… par terre, donc, mais un roman plus qu’honnête, fort plaisant à découvrir, idéal pour un bon voyage dans les mondes de la magie urbaine.

Autonome

Avec les progrès des imprimantes 3D, les médicaments se copient à volonté, se modifient, s’adaptent – il suffit juste de posséder les connaissances scientifiques suffisantes. Et pour qui ne craint pas les avocats ou les gros bras des compagnies pharmaceutiques, il est même possible de vivre convenablement de ce piratage de brevets. Et si en plus on a un fond d’idéalisme, que le besoin de lutter contre ces monopoles injustes se fait sentir, la voie est toute trouvée. Jack Chen a basculé dans la clandestinité des années auparavant. Depuis, elle participe, à son niveau, à une résistance contre les grands groupes du médicament. Mais sa copie du Zacuity, un « merveilleux produit » permettant d’augmenter la productivité au travail, semble trop efficace. Certaines personnes se tuent littéralement à leur tâche, oubliant jusqu’à l’idée même de s’arrêter. Jack va donc tenter d’en apprendre plus sur cette molécule afin de comprendre les raisons de ces accidents mortels. Mais aussi de sauver sa vie. Car certains responsables préféreraient la voir disparaître, histoire d’éviter toute mauvaise publicité. Eliasz et Paladin sont donc envoyés à ses basques. L’un est humain. L’autre est un biobot.

Autonome séduit par la cohérence de son univers. Les imprimantes 3D permettant d’obtenir tout et son contraire (même si c’est loin d’être nouveau : Gavin Chait, dans Complainte pour ceux qui sont tombés – à paraître en novembre aux éditions du Bélial’ –, et bien d’autres ont anticipé cette révolution technique en passe de modifier notre relation aux objets) ; la mousse synthétique aux propriétés multiples, utilisée par exemple pour les routes ; les multinationales pharmaceutiques verrouillant toutes la production de médicaments ; les Freelabs et leur lutte contre les précédentes ; les liens entre les robots ; et donc, les biobots, ces êtres artificiels dont la carapace renferme un cerveau humain nécessaire pour distinguer les visages, et, avant tout, comprendre les émotions retranscrites par leurs traits. Le roman est rempli de ces êtres aux formes variées, mais l’on suit en particulier Paladin lors de sa première mission. Il y découvrira les humains, leur façon d’agir et leurs sentiments. Eliasz est en effet rapidement et fortement attiré par son coéquipier mécanique. Et Paladin doit comprendre en quoi tout cela consiste avant de réagir convenablement ; prendre de lui-même une décision, si sa programmation le lui permet.

Car le grand thème de ce roman est, comme son titre l’indique, le lien d’asservissement : les robots asservis aux humains, cela ne choque a priori personne. Mais d’autres humains asservis à leurs semblables, cela ressemble furieusement à de l’esclavage. Et pourtant, c’est l’une des bases de cette société du XXIIe siècle. Tout le monde peut, s’il n’a pas les moyens de vivre, donner à un autre, via un contrat, tout pouvoir sur sa personne – contrat qui peut alors, le cas échéant, être revendu à un tiers. Ainsi est-il possible de changer de propriétaire, mais également de rôle, sans avoir son mot à dire : perspective peu réjouissante que connaissent quantité d’individus.

Pour intéressant que soit l’univers du roman, il n’en est pas moins d’une lecture laborieuse tant l’auteure se montre peu habile, dans l’expression des sentiments de ses personnages comme dans la progression de son action. Restent des pistes de réflexion fascinantes sur certains progrès de la science et notre façon de nous y adapter. Une nécessité, comme toujours : imaginer le futur pour mieux nous y préparer. On suivra de fait les prochains écrits d’Annalee Newitz et son imaginaire vivifiant, en espérant qu’elle hisse sa maîtrise narrative au niveau de ses projections prospectives.

Vengeresse

Dans un futur lointain, où s’étend une Congrégation riche de cinquante millions de planètes, humains et extraterrestres, parmi lesquels des Rampeurs, des Dards, des Cornus, des Cagneux ou des Globuleux, sillonnent la galaxie. Des civilisations ont grandi et se sont effondrées. Il reste, sur les mondes abandonnés – qui peuvent être des mondes roues, des mondes tubes, truffés de pièges inattendus, protégés par des écrins, puissants champs magnétiques ne s’ouvrant qu’à des moments précis pour des durées aléatoires – des trésors de technologie oubliée qui suscitent des convoitises. Les meilleures ressources ont déjà été pillées, certaines sont plus proches de la légende ou bien ont été délaissées tant leur accès est dangereusement mortel. Pour localiser ces mondes comme pour communiquer ou s’espionner entre vaisseaux, il est nécessaire d’avoir un crâne extraterrestre. En établissant un pont neuronal qui sert d’amplificateur, il est possible aux « oracles », qui disposent d’un don particulier et ont été correctement entraînés, d’entendre les voix qui chuchotent dans les crânes. L’exercice n’est pas sans risque : un esprit alien s’introduisant dans l’esprit d’un oracle trop faible pour le contenir mène à la folie et à la mort.

Le crâne pourvu de trous dans lequel brancher le pont neuronal pour obtenir le meilleur contact fait songer à un poste de radio où chercher la fréquence adéquate tandis qu’à l’arrière plan, on entend des parasites entrecoupés de conversations lointaines.

Sur Mazarile, les deux sœurs Ness tentent de s’épanouir malgré un père trop protecteur en difficulté financière suite à de mauvais investissements. Plus hardie et vindicative, Adrana, l’aînée, entraîne sa docile sœur Arafuna dans les bas quartiers pour se faire confirmer qu’elles ont toutes les deux le don de lecture des os. Elles sont contraintes de s’enrôler sur le navire du capitaine Rackamore, qui a besoin de nouveaux oracles ; c’est pour elles l’occasion de rembourser les dettes paternelles. Toutes deux font connaissance avec le personnel du bord, comprenant, outre les oracles, un ouvreur, une intégratrice et une évaluatrice, toutes compétences nécessaires pour calculer la date et la durée d’ouverture d’un écrin, forcer un passage ou détecter du premier coup d’œil les éléments susceptibles d’avoir un intérêt.

Bien entendu, le graal que tente de récupérer le capitaine Rackamore éveille l’avidité de beaucoup, à commencer par la légendaire Dame-Écarlate, Bosa Sennen, qu’on dit immortelle…

Ce space opera de facture classique est un flamboyant hommage aux histoires de pirates, avec leurs courses au trésor et leurs abordages de navires ennemis. C’est aussi un roman de formation où la narratrice, Arafuna, se révèle à elle-même au cours d’éprouvants épisodes. Atypique dans la production d’Alastair Reynolds, Vengeresse, qui ressemble davantage à un roman jeunesse mâtiné de hard science qu’aux récits plus réalistes ou spéculatifs auxquels il nous avait habitués, se laisse lire sans déplaisir.

La Grâce des rois

L’archipel de Dara est composé de sept royaumes, qui ont été unifiés par le roi de Xana, désireux de voir cesser les guerres et les conflits appauvrissant les populations grâce à la supériorité de sa technologie, à savoir des aérostats, gonflés par un gaz peu répandu dont il garde jalousement l’accès, lesquels permettent de bombarder ses ennemis. Devenu l’empereur Mapidéré, il a imposé une langue et une écriture uniques pour propager le savoir et se passer des érudits locaux susceptibles de comploter contre lui. Son Règne Diaphane génère cependant des mécontentements, vu la persistance des inégalités, la corruption des puissants et le poids des impôts. Les révoltes, sévèrement réprimées, n’empêchent pas quelques opposants de faire entendre leur voix et de convaincre des régions d’entrer dans la lutte.

Parmi eux, Mata Zyndu, dont la famille a été déchue et privée de ses biens, redoutable guerrier à l’inflexible code d’honneur, a fait le serment de restituer son clan dans ses droits. Outre sa taille gigantesque, il est un Double Prunelle doté de deux pupilles dans chaque œil, ce qui lui confère une vision affûtée. À l’opposé, le rusé et intelligent Kuni Garu, jeune oisif qui fait le désespoir de ses parents, est un beau parleur qui s’enivre dans les tavernes en régalant les clients de ses histoires. Il est l’épris de liberté que le refus des contraintes transforme en rebelle et met, contre son gré, à la tête d’un soulèvement. La vaillance guerrière de l’un et les qualités de stratège de l’autre font de leur alliance l’élément de la victoire, mais aussi le ferment d’oppositions futures, chacun ayant sa propre conception de l’exercice du pouvoir.

On retrouve des traces du 1984 de George Orwell lorsqu’un tyran impose à ses sujets de voir un cheval à la place d’un cerf. Machiavel et L’Art de la guerre de Sun Tzu ne sont pas bien loin non plus. D’ailleurs, au fil des alliances et des trahisons, des complots et des négociations, sont déclinées toutes les formes de dévoiement et de répression de l’histoire humaine : la terreur, la manipulation par l’ignorance, l’autoritarisme aveugle, la peur paranoïaque d’hypothétiques rivaux, la division des adversaires. Les motifs sont également répertoriés  : la vanité s’accordant des privilèges, l’orgueil développant un culte de la personnalité, le refus de la contradiction, les décisions prises sans concertation, la concupiscence, la négligence des affaires courantes, la jalousie de l’éternel second, etc. Les exemples puisent dans l’histoire de toutes les civilisations ; ainsi, il est impossible de ne pas penser à Marie-Antoinette à la veille de la Révolution française lorsque l’em-pereur, apprenant que le peuple manque de riz, propose qu’il mange de la viande à la place, ni à la CIA et à la NSA lorsque les espions des Soies Noires sont à leur tour espionnés par les Soies Grises. Si « la grâce des rois n’est pas à confondre avec les valeurs morales qui régissent chaque individu  », force est de constater que le pouvoir manipule davantage son détenteur que celui-ci ne croit en disposer. Ken Liu enfonce davantage le clou : «  Plus l’idéal touche à la perfection, moins la méthode est morale.  »

Premier volume de la trilogie de «  La Dynastie des Dents-de-Lion », le récit se base sur des légendes de la dynastie Han, au huitième siècle de notre ère, qu’il adapte librement, un peu à la façon de George R. R. Martin dans «  Le Trône de fer ». Le décor est fouillé, la narration précise, riche en détails favorisant l’immersion dans une culture médiévale chinoise. En arrière-plan s’agitent les dieux de chaque nation, davantage supporters que spectateurs, qui commentent les évènements et chuchotent à l’oreille des dirigeants des conseils destinés à modifier l’issue d’une affaire. À l’exception d’un livre dont les pages blanches se noircissent lorsque son lecteur les parcourt tel un oracle, livre d’ailleurs intitulé Connais-toi toi-même à l’image des Témoins de Delphes décrits par Socrate, la magie est quasiment absente. Si la superstition imprègne encore largement la société, et autorise quelques manipulations, celle-ci est davantage axée sur une technologie à base de soie et de bambou, qualifiée de silkpunk, en opposition à l’acier et la vapeur du steampunk occidental. Cette science présente quelques inventions assez originales et distrayantes ; elle se double là aussi d’autres emprunts : le miroir orienté sur des navires pour embraser leurs voiles fait référence au légendaire stratagème d’Archimède lors du siège de Syracuse, alors que la constante de Lutho, qui calcule la probabilité de situations chaotiques, dérive de celle de Boltzmann, père de la statistique.

Le roman est foisonnant, riche en trouvailles et en aphorismes à l’orientale. Malgré tout, on ne retrouve pas la finesse de L’Homme qui mit fin à l’histoire ou des nouvelles de La Ménagerie de papier. Le récit n’est en effet pas exempt de longueurs ni de lenteurs, interrompant l’action pour délivrer des détails biographiques ; les personnages sont souvent stéréotypés, ce qui peut s’expliquer par leur profusion. Le tout est parfois conté avec une naïveté proche de la caricature, pour correspondre au ton et au style des chroniques de l’époque. Ce parti pris n’est qu’intermittent, d’où un aspect en dents de scie qui laisse mitigé, impression qui se dissipe dans la seconde moitié du roman avec le retour à une narration plus contemporaine. Les amateurs de fantasy ne seront malgré tout pas déçus : l’ensemble est parsemé de belles trouvailles et de scènes épiques qui incitent à lire la suite.

La Fabrique des coïncidences

Guy, Emily et Éric sont de la promo 75 de la fabrique des coïncidences. Avant cela, ils étaient respectivement ami imaginaire, ce qui consiste à prendre l’apparence rêvée par un enfant qu’on accompagne au long de son développement, allumeur, sorte de Cupidon moderne, et distributrice de chance. Leur rôle consiste à fabriquer des coïncidences propres à améliorer la vie des gens, en fonction de techniques assez simples au départ, puis de plus en plus élaborées quand il faut tenir compte d’un grand nombre d’incidences. Les solutions chocs ou violentes comme un drame salvateur ou une mort bienvenue pour une avancée de carrière sont bannies ; on cherche en général à impacter le moins possible la vie des autres.

Ces agents secrets du bonheur reçoivent la veille une enveloppe glissée sous la porte pendant leur sommeil comprenant la nature de leur mission et la durée d’exécution. Celles-ci sont encore assez simples : les clichés-dropping de base se déclinent sous forme de CD classique, postmoderne, ou sur mesure, qui consistent par exemple à fredonner un air ou prononcer, à proximité d’oreille, mais dans une mise en scène qui paraît naturelle, un avis, une suggestion, qui fera son chemin dans l’esprit de la cible. Il existe plusieurs niveaux de faiseurs de coïncidences dont, en haut de la hiérarchie, les Chapeaux noirs, capable de calculer des coïncidences à long terme, jouant sur quelques actions négatives, ce qui exige du doigté et une prise en compte quasi exponentielle de chaînes de causalité.

Pour donner une idée du processus, les premières missions des nouveaux agents sont assez simples : il s’agit par exemple d’inciter un comptable à l’esprit trop rationaliste à écrire des poèmes afin qu’il mette un peu d’émotion dans sa vie. Mais il faut aussi favoriser le travail d’un tueur à gages, surnommé l’Homme au hamster, pour servir des projets plus élaborés.

À partir de cette trame, l’auteur tire des situations assez cocasses, et expose même de façon très drôle, dans des chapitres intermédiaires, les théories à la base de ces techniques perfectionnées au fil du temps, ou qui ont connu diverses écoles, comme dans n’importe quelle discipline. Rien de magique, donc (encore que le job d’ami invisible changeant d’apparence au gré du bénéficiaire soit laissé sous le tapis), mais de subtiles manipulations basées sur le concept du démon de Laplace, une expérience de pensée stipulant que la connaissance de tous les paramètres de l’univers permet de connaître son évolution ultime, voire de modifier, comme dans la théorie du chaos, le battement d’aile du papillon qui changera le cours de l’Histoire.

Progressivement, il s’avère que les manipulations s’effectuent à tous les niveaux et que les méthodes, comme les intentions des dirigeants, ne sont pas si inoffensives ni si éthiques qu’à première vue : du manipulateur au comploteur, il n’y a qu’un pas. Le règlement stipule qu’il est impossible de refuser une mission, et que la démission entraîne des conséquences ignorées des agents.

Il s’agit en fait d’une variation rondement menée sur les modifications de trames temporelles, avec, aussi, des paradoxes quand les événements s’emboîtent comme des poupées gigognes. On pense à La Fin de l’éternité d’Asimov, où l’Histoire est sans cesse améliorée, mais ici appliqué à l’individu, bien que les nouvelles chaînes causales peuvent avoir des impacts à des échelles incommensurables.

C’est ainsi que Guy est amené à accomplir une mission qui est pour lui un dilemme cornélien. Réflexion sur le libre-arbitre et sur les attitudes de tout un chacun à l’heure du choix, ce récit, dont l’intensité dramatique ne faiblit pas, se double également d’une histoire d’amour elle aussi subtilement ficelée, en lien avec le thème principal. Une sorte de parcours sur la corde raide tout en élégance et en fraîcheur. La fin flirte avec le fantastique tout en s’appuyant sur quelques concepts de physique quantique, ce qui est une autre façon d’introduire le hasard, le vrai, dans la trame du réel.

Il n’est pas courant de lire de la science-fiction venue d’Israël. Yoav Blum, concepteur de logiciel, a écrit ici un premier roman imaginatif, subtil et drôle à la fois. La Fabrique des coïncidences est une heureuse surprise.

Dimension Antarès

De 1981 à 1996, Jean-Pierre Moumon et Martine Blond ont crée et animé Antarès, fanzine trimestriel de qualité professionnelle (avec quelques retards et éclipses), qui connut 47 numéros. Du courage, il en fallait pour réaliser avec peu de moyens une revue au contenu copieux nourri par une infatigable curiosité à lire et dénicher de par le monde des récits de bonne facture, puis les traduire (Moumon traduit au moins quatorze langues). En réaction à une littérature anglo-saxonne envahissante, Antarès désirait faire entendre les voix des pays auxquels personne ne s’intéressait. Nul ostracisme, cependant : Brian Aldiss, Poul Anderson ou Sylvie Denis figuraient au sommaire, mais il s’agissait d’équilibrer avec les autres pays. Autant dire que, seule sur son créneau, la revue n’avait pour ainsi dire pas de concurrence : seuls quelques auteurs italiens ou allemands, et peut-être deux Russes et un Polonais, parvenaient à s’insérer dans le paysage éditorial français. Certes, la période n’était pas favorable à l’Imaginaire, et il aurait été impensable de traduire des textes alors que les auteurs français peinaient à publier les leurs. Mais face à la position quasi hégémonique des Anglais et Américains, force est de reconnaître que les éditeurs et lecteurs n’étaient guère curieux, supposant peut-être que dans un pays de faible production, la qualité ne pouvait qu’être médiocre. Les infatigables animateurs d’Antarès entendaient démontrer le contraire.

En témoignent les six nouvelles rassemblées ici, aux tons et aux thèmes aussi variés que leurs origines.

« Danse de la mort » , de la Suédoise Bertil Mårtensson, est précisément un de ces récits qui, autour de la physique des trous noirs, et plus précisément de l’horizon des évènements, propose une intéressante réflexion philosophique sur le thème de la quête de l’immortalité.

« Les Montagnes de la Lune » , de l’Italien Riccardo Leveghi, qui mélange plusieurs mythologies censées receler une même vérité, ne retient l’attention que le temps de la lecture, en raison notamment de son bavardage.

Ce n’est pas le cas de « Planète de vie », du Roumain Gheorghe Sasarman : suspense et tension sont au rendez-vous lors d’une discussion orageuse à bord d’un vaisseau spatial échoué sur une planète, à propos de la pertinence d’envoyer une nouvelle mission de secours chercher les deux premières ayant disparu. On songe à Solaris, pour l’aspect incompréhensible de la planète et la difficulté de communication avec une entité extraterrestre trop dissemblable. Le final est de toute beauté.

Écrit en castillan par une philologue anglo-germaniste et hispanique vivant en Autriche, « La Dame-dragon », d’Elia Barceló, est le nom donné à Luna par les autochtones qu’elle étudiait, suite au culte qu’elle a instauré afin d’assurer sa survie et échapper à la solitude après que son vaisseau l’a abandonnée. Transgression du point de vue anthropologique et éthique ? Deux récits entrelacés permettent de reconstituer les événements et de découvrir l’histoire dans l’histoire.

« L’Éthique d’une trahison » , du Brésilien Gerson Lodi-Ribeiro, inverse l’issue de la guerre du Brésil et de l’Argentine contre le Paraguay : vainqueur, celui-ci n’a pas été démantelé mais a absorbé ses ennemis sous une grande république instaurant la Pax Paraguayana. Des problèmes racistes subsistent cependant. Cette uchronie sur fond de voyage temporel pose la question éthique des changements de trame historique.

Enfin, « Tandem », novella norvégienne d’Øyvind Myhre, combine une ambiance western avec une intrigue politique se déroulant sur Mars, où s’est imposée une société anarchique. Tout y est, suspense et action, humour et émotion, un substrat scientifique précis assorti d’un discours politique et philosophique parfaitement intégré à la narration. Un excellent texte, parsemé aussi de clins d’œil à la SF classique.

Chaque texte est accompagné d’une présentation de l’auteur et d’une bibliographie des parutions en France. En annexe, on trouve un index des parutions, qui donne une idée du copieux matériel des 47 numéros de la revue. Seul bémol, la présence de fautes et de coquilles typographiques — en espérant qu’un prochain volume présentant d’autres trésors d’ Antarès veillera à les éliminer.

Gwendy et la boîte à boutons

L’oncle Stevie, en sus de ses romans d’horreur, a coutume d’écrire, de temps à autre, des textes (un peu) plus suaves qui vont lorgner sur des territoires moins adultes, de « Le Corps » (qui a engendré l’une de ses plus belles adaptations à l’écran, Stand by me) à La Petite fille qui aimait Tom Gordon en passant par Les Yeux du dragon. On est ici dans un registre proche, avec ce long conte qui aurait fait un excellent scénario pour La Quatrième dimension.

En cet été 1974, Gwendy, une dizaine d’années, a décidé qu’elle en a assez des moqueries su-bies à l’école primaire de Castle Rock ; il s’agit de maigrir, de se remettre en forme. Et donc elle court, ce qui l’emmène régulièrement sur les Marches des suicidés, vertigineux escalier à flanc de falaise, au sommet duquel, dans le parc, un jour, elle rencontre un individu qui gagne sa confiance, puis lui offre une boîte. Une boîte à boutons. (Toute ressemblance avec une nouvelle de Matheson – et ses deux adaptations, télévisuelle et cinématographique – n’est, bien sûr, guère fortuite.)

La boîte est riche de promesses. Elle peut fournir un bonbon, différent chaque jour, toujours délicieux. Et aussi, quoique plus rarement, un dollar en argent, d’une valeur non négligeable, dont l’accumulation devrait pouvoir un jour payer les études de notre héroïne. D’autres boutons permettent des destructions massives sur d’autres continents, ou peut-être encore pire. Que va faire Gwendy ? Profiter de la boîte… ou s’en instituer la gardienne ?

Difficile de déterminer l’apport de Richard Chizmar – auteur reconnu, mais aussi créateur de l’excellent magazine Cemetery Dance et de la maison d’édition qui en émane – à ce court roman, tant il s’est bien fondu dans le processus de co-écriture. Toujours est-il que ce texte bradburyen, posé, propose plus de doux frissons que d’affreux spasmes. La version française de Michel Pagel, élégante, évidente, prouve une fois de plus, s’il en était encore besoin, qu’il y a moyen de bien traduire King dans notre langue. À bon entendeur…

Ce beau petit objet, cette « Une heure-ténèbre », a le charme suranné d’un berlingot acidulé. Même s’il faut avouer qu’on a là du Steve en mode mineur, il serait dommage, vu son prix modique, de ne pas se laisser tenter.

Le Guide Lovecraft

Howard Phillips Lovecraft. Y a-t-il un écrivain des mauvais genres (voire un écrivain tout court) sur lequel on a projeté plus de fantasmes, colporté plus de fables ? Tel un miroir, le personnage reflète les intentions de tel biographe, les simplifications de tel thuriféraire, les arrangements de tel champion. C’est ça, d’être né au XIXe siècle et de mourir jeune  : on ne peut rien répondre à August Derleth ou à Michel Houellebecq.

Mais certains veillent. Christophe Thill possède toutes les clés pour rétablir les vérités et cerner les qualités de Lovecraft, l’homme et l’auteur. Qu’il s’en acquitte avec autant de concision que de précision mérite un coup de chapeau.

Les lecteurs d’autres « Guides » de chez ActuSF, par exemple le Dick ou bien le Howard, se retrouveront en terrain connu. Après une biographie et une remise en question des idées reçues (non, HPL n’était pas reclus, ni mystique, ni même si misanthrope, et son racisme est devenu moins universel avec le temps, sans qu’il réussisse à accepter les Noirs comme des égaux), Thill effectue un bon examen de l’œuvre, dézinguant au passage le mythe du « Mythe de Cthulhu » purement et simplement inventé par Derleth. Suivent deux sections qui mettent en exergue au total trente textes (dont deux essais et un cycle de poèmes).

L’exploration se poursuit par des sections sur les constantes (ou pas), sur les compagnons de route et les disciples (jusqu’à nos jours), sur les adaptations (à l’écran, en BD, en JdR bien sûr, etc.), et se termine par un petit lexique fort bien vu.

Le Guide Lovecraft est un ouvrage mesuré mais complet, précis, instructif, à placer entre toutes les mains, notamment celles des gens qui croient connaître le bonhomme et son œuvre. Car s’il y avait bien une attitude intellectuelle dont se méfiait HPL, ce rationaliste fervent, c’était la croyance. À bons entendeurs…

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