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Utopia

Le Caire, 2023. La population cairote vit scindée de chaque côté d’un mur d’argent matérialisé qui exclut et discrimine. Un jeune homme de l’enclave aisée, blasé à mort et mort d’ennui, décide, comme d’autres avant lui, de partir à la chasse au pauvre. Littéralement. Son aventure, mal préparée, va mal tourner. Quoique…

Dans Utopia, nous voyons une société qui a rendu concrète l’inégalité croissante, le gouffre béant en train de se creuser entre une classe en ascension sans limite (les « gagnants de la mondialisation » pour le dire vite), et une autre en descente rapide vers des niveaux qu’on ne peut plus que difficilement qualifier de civilisés.

Avec un chômage endémique à niveau très élevé, le retour des émigrés au pays après la chute des monarchies pétrolières, et la désintégration d’un Etat privé progressivement de ressources fiscales, la société égyptienne a éclaté sous l’effet des forces économiques centrifuges liées à l’enrichissement excessif d’un petit nombre, comme le prévoyait déjà Platon.

Loin des interactions qui font société, les (très) riches vivent dans des gated communities protégés par des marines mercenaires ; servis par le lumpenprolétariat circadien venus des bidonvilles, ils consomment sans limite tous les plaisirs qu’on peut inventer sans jamais être rassasiés ni satisfaits. Quant aux très pauvres, ils survivent dans les taudis qui les abritent. Malades, malnutris, sales, ils se procurent le peu qu’ils mangent en travaillant tels des bêtes dans le bidonville ou des « esclaves » dans les enclaves. Ils ajoutent à l’ordinaire ce qu’apporte un mélange de trafics, vols, prostitution. Environnés d’une violence permanente, s’abrutissant de drogues bon marché ainsi que de sexe pas toujours consenti et souvent tarifé, ils mènent une vie sordide dont la seule qualité est d’être brève.

Ces deux mondes, si proches et si lointains à la fois, se rencontrent quand le fils pourri d’un ploutocrate décide d’aller capturer un pauvre pour en faire ensuite la chasse. Identifié par un habitant des ghettos, il y passera plus de temps que prévu, et en verra plus qu’il n’aurait cru. Mais une vraie communication est impossible ; la haine des pauvres, si intense soit-elle pour ceux qui les ont abandonnés à leur sort, n’est rien face au mépris et à la morgue d’une classe qui a fait sécession. Alors que le lecteur voit qu’au fond ces hommes se ressemblent, qu’ils sont poussés par les mêmes désirs, les plus riches ont grandi dans la certitude qu’ils méritent leur bonne fortune et que les pauvres sont les premiers responsables de la misère dans laquelle ils crou-pissent. Chosifiés, ne valant guère mieux que des « outils animés », il convient de les utiliser à loisir, jusqu’à la mort. Et même le bien qu’ils peuvent faire ne crée aucune dette à leur endroit, car on ne peut être débi-teur que d’une personne, pas d’une chose.

Haut et bas. Il y a donc deux classes antagonistes sans espoir d’armistice, deux classes dont l’existence même a effacé tous les autres clivages, religieux ou nationaux. Les nobles, à l’abri, et les gueux, vivant dans un monde qui s’effondre progressivement sans qu’ils y réagissent autrement que par quelques révoltes éruptives vite matées. La fin de l’Empire romain a dû ressembler à ça.

Utopia est un roman très court, pourtant le world building y est de grande qualité. Au lieu d’utiliser un narrateur omniscient, Towfik choisit de décrire le monde par le biais des sensations et impressions de ses protagonistes. Ceci lui permet de concentrer l’attention du lecteur sur ce qui fait sens pour les habitants de son monde, et sur la manière dont ils le perçoivent. En peu de pages, l’auteur décrit finalement peu, mais tout ce qu’il décrit importe. C’est une approche très efficace.

Utopia, premier roman d’anticipation traduit en français du médecin et écrivain égyptien Ahmed Khaled Towfik, est un ouvrage glaçant. Car ce qu’il imagine est certes très dur, mais surtout crédible dans un monde, a fortiori un tiers-monde, où les inégalités se creusent toujours plus, soutenues par un discours qui les justifie en naturalisant les phénomènes sociaux, et les excuse en réifiant les perdants de la compétition généralisée.

La Ville où les morts dansent toute leur vie

Roque Grange, nom pour le moins rugueux, à l’image du personnage, illustrateur sur le retour, alcoolo, voit débarquer un jour Léonore, une jeune femme dont il serait le père et que la mère, qu’il n’a pas revue depuis leur brève liaison, avant qu’elle ne soit enceinte, lui confie car, malade, elle ne peut plus s’occuper d’elle. Mais Léonore est schizophrène et elle veut rejoindre « la ville où les morts dansent toute leur vie », où se serait réfugiée sa mère, ce à quoi consent Roque qui refuse d’assumer cette paternité impromptue. Léonore, belle, fantasque, impudique, est fermement ancrée dans ses rêves…

On pense à Elle qui ne sait pas dire Je.

Commence alors un road movie en direction de l’Est, alors qu’on est en train d’évacuer la région suite à une catastrophe climatique qui n’est pas précisément nommée, mais se révèle d’envergure, voire apocalyptique…

On pense alors au Sourire des crabes.

Nous sommes dans un futur indéterminé, où Nadine Morano est décédée depuis un certain temps des suites d’un AVC. Le pays semble à la dérive, les villes livrées aux délinquants, comme ceux qui se dressent sur la route de Roque et Léo, laquelle, pour ingénue qu’elle soit, peut se révéler redoutable quand elle a une arme dans la main. Elle rêve d’être croquée par Roque en personnage de western, avec une carabine à la main.

Progressivement, on en sait davantage sur Roque, dont les carnets de notes parsemés de dessins (signés Pelot, appartenant à toutes les périodes) racontent la trajectoire à rebours, entre journal intime et scènes dialoguées comme au théâtre. De même qu’on cerne un peu mieux la personnalité fantasque et perturbée de Léo, dont le confident imaginaire se nomme Pas-Robert.

Du récit post-cataclysmique au polar urbain, on traverse divers types de récits, au gré des rencontres et des scènes marquantes, le temps d’une fusillade mémorable, improbables ou fantasmagoriques, comme ce lion couché sur la banquette arrière de l’automobile, poétiques assurément, ainsi la troublante danse érotique de Léonore. On passe du rire aux larmes, de la poésie au tragique, brutalement, à l’image de l’humeur de Léo, jusqu’à une conclusion encore plus brutale. Voilà tout Pelot en un livre, œuvre picturale et théâtrale comprises.

A l’origine, La Ville où les morts dansent toute leur vie est une pièce diffusée sur France Culture en 2009. Elle se limitait à la confrontation entre le père et la jeune fille de vingt ans. Pelot a entièrement repris l’histoire, la plaçant sur une autre trajectoire. Relecture transversale d’une œuvre, toutes ses histoires se télescopent ici, tous les genres qu’il a abordés, les ambiances qu’il a travaillées, patchwork résumant une formidable carrière et accouchant au final d’un récit généreux et sensible, que domine l’attachante figure de Léonore.

Reste à parler de l’écriture. Depuis le temps que Pelot s’attache à raconter sans expliquer, même indirectement, à croquer les attitudes, à retranscrire la banalité d’é-changes qui en disent bien plus, il est passé maître dans l’art de laisser le contexte faire résurgence, comme il peut affleurer aux yeux et aux oreilles d’un étranger immergé dans un quotidien dont il ignore tout. Il confine ici au sublime, et de ce traitement vient en grande partie l’émotion que suscite cette tranche de vie. Il faut se laisser porter par le récit, vivre avec les personnages pour recomposer le puzzle de leur histoire et en sortir bouleversé. On ne peut conclure sans évoquer la très belle couverture de Manu Larcenet, ni aussi, surtout, l’émouvante dédicace au fils disparu, à qui ce formidable conteur racontait des histoires petit, avant qu’il ne se mette à en imaginer à son tour.

Rénégat

Le Chevalier rouge constituait l’une des sorties fantasy 2013 à surveiller selon un certain nombre d’observateurs.

Sauf que des premiers romans soi-disant incroyables, renversants, mais se révélant en définitive décevants, on en a tout de même vu défiler beaucoup au fil des ans. En cherchant un peu, on apprend bien vite que Miles Cameron s’est déjà distingué dans le domaine du roman historique sous un autre nom. De quoi nous rassurer en partie ?

A voir…

Il suffit en tout cas de quelques chapitres pour se rendre compte que l’auteur, peu importe son nom, se range dans la mouvance d’une fantasy sombre et volontiers brutale. On pourrait presque parler de réalisme, en songeant par exemple aux scènes de batail-les (nombreuses), gérées avec allant. Cameron ne s’embarrasse pas de fioritures, et si son écriture est relativement banale, elle a au moins le mérite d’aller droit au but. L’auteur joue davantage, de toute évidence, la carte des dialogues, qui s’avèrent percutants et non dénués d’un certain humour… noir, bien entendu.

Comme souvent désormais dans le registre de la fantasy épique, Cameron a fait le choix de multiplier les points de vue. C’est sans doute là l’une des faiblesses du roman, car fatalement, serait-on tenté de dire, tous les personnages ayant droit à ce « privilège » ne provoquent pas le même intérêt chez le lecteur. Le plus souvent, après avoir initialement piqué notre curiosité, on se détourne lentement d’eux au fil des pages, ce qui n’est jamais bon signe.

Dans le registre des regrets, on pourra également citer une première moitié de roman un peu lente dans son déroulement, en particulier les premiers chapitres, verbeux. Néanmoins, une fois entré dans l’histoire et assimilé tous ses parallèles avec le mythe arthurien — eh oui, nous y revoilà, mais attendez, l’auteur a choisi d’adopter un vrai point de vue, une véritable approche personnelle pour contourner le poids de la légende plutôt que de l’affronter bille en tête —, il s’avère difficile de ne pas aller au bout.

Miles Cameron laisse traîner suffisamment d’indices et planer assez de mystères autour de son univers pour donner envie au lecteur de s’investir plus avant dans ses personnages (quand bien même ils se révèlent un peu falots, on l’a dit), et dans une intrigue plus complexe qu’il n’y paraît.

Avec son atmosphère rappelant « La Compagnie noire », voire certains écrits de David Gemmell, son sens de la mise en scène et cette dimension historique à même d’éveiller l’intérêt de celles et ceux qui en auraient assez d’une fantasy trop « fantaisiste » à leur goût, ce Chevalier ne manque pas d’atouts.

Le meilleur premier tome croisé depuis longtemps ? Pas forcément, non. Mais un ouvrage solidement bâti.

Les Ballons dirigeables rêvent-ils de poupées gonflables ?

Les Ballons dirigeables rêvent-ils de poupées gonflables ?, titre qui n’est pas sans rappeler le roman de Philip K. Dick (Do Androïd Dreams of Electric Sheep ?/ Les Androï-des rêvent-ils de moutons électriques ?), regroupe dix nouvelles de Karim Berrouka, dont deux inédites. Malgré le titre, nulle trace ici de steampunk, de science-fiction ou d’un lien quelconque avec la technologie ; on ne trouvera dans cet ouvrage que du fantastique et une nouvelle post-apocalyptique teintée de fantômes (« Le Cirque des Ombres »). D’ailleurs, la sympathique couverture de Cesar Moreno représente la transformation hallucinée d’un homme mandaté par des stars du rock décédées pour faire revivre le genre dans « Concerto pour une résurrection ».

Premier reproche : il ne semble guère y avoir de cohérence interne, de fil conducteur dans cette succession de textes courts passant du coq-à-l’âne et plus difficilement de l’humour potache (« Jack et l’homme au chapeau », qui revisite le conte de « Jack et le haricot magique » avec force notes en bas de pages) à un ton nettement plus sérieux (« L’Histoire commence à Falloujah »). Si quelques nouvelles brillent d’une certaine audace, principalement dans la forme (« Eclairage sur un mythe urbain : la Dame Blanche dans toute sa confondante réalité » et ses trois histoires enchâssées), l’ensemble ne convainc guère.

D’un côté, l’absence de fil rouge, le manque d’homogénéité, le décalage entre le titre et le contenu déçoivent ; de l’autre, ce recueil contient quelques bons textes et permet de découvrir l’œuvre de Karim Berrouka et ses diverses facettes. Bilan mitigé, en somme.

Haut-Royaume T1

Alors qu’il s’était amusé à faire fleurir les graines de son imagination dans le terreau de l’Histoire, nous peignant de longues fresques uchroniques où les nécromanciens côtoyaient les guerres de religions du XIVe siècle (la trilogie de « Wielstadt » - Pocket), où les dragons comploteurs se cachaient derrière les rideaux du siècle de Richelieu (« Les Lames du Cardinal » - Folio « SF »), Pierre Pevel se lance avec « Haut-Royaume » dans une nouvelle aventure, de la fantasy pure, avec pour personnage principal un certain Lorn Askariàn…

Bel objet de plus de cinq cents pages, couverture cartonnée, parution attendue et appuyée par une com’ solide de la part de la maison Bragelonne : tout portait à croire que le Pevel cru 2013 serait un grand millésime. Las, le livre déçoit, même si sa lecture n’est pas totalement dénuée de plaisir.

Plusieurs raisons à cela.

Premièrement, l’intrigue : histoire de vengeance et de revanche au début, histoire de royaume et de bataille à la fin, avec une transition pas des plus heureuses. Alors qu’on s’attendait à ce que justice soit faite, le cours de l’histoire dévie, ralentit la machine, qui ne s’enclenchera véritablement que durant les cent dernières pages… C’est un peu long. La suite se fait donc attendre, surtout que, comme il se doit, ce premier tome se clôt sur un cliffhanger au couperet.

L’univers, quant à lui, tout nouveau pour l’écrivain, n’a rien de vraiment original pour un lecteur de fantasy. Rien de neuf à l’horizon, capitaine ! La topographie du monde et les nominations des personnages reprennent les étymologies des autres univers de fantasy, de Tolkien à Gemmell. Les tautologies pourront agacer certains. La « Mer des Brumes » est remplie de brumes, la force de « L’Obscure » rend obscur — force qui rappelle d’ailleurs beaucoup celle des Seigneurs Siths… —, et les Dragons, présents ici en tant que dieux, paraissent pour le moins manichéens (le Dragon Blanc = le Bien ; le Dragon Noir = le Mal). Une impression de déjà-vu flotte donc sur ce roman…

En ce qui concerne les personnages, ils semblent tous pris par la dépression, souffrant d’une certaine platitude et d’un manque de panache. Cela est sûrement dû au personnage pevellien, un être posé par nature, discret et noble — rappelez-vous Kantz dans la trilogie de « Wielstadt ». Il manque un personnage piment dans ce roman, un explosif, un boute-en-train, bien que Lorn et son ambigüité soient sujets à des retournements moraux intéressants.

Les quelques sources de plaisir que ce livre procure se trouvent dans le savant mélange des intrigues et des complots, et la présence de quelques non-dits intriguant. Des braises épiques s’allument parfois le long d’une phrase, mais elles brillent le temps du paragraphe et s’éteignent rapidement.

Le Chevalier est un livre sombre, ex-sangue, d’une fantasy qui sent le renfermé. Il reste néanmoins un bon divertissement, ce qui n’est déjà pas si mal.

Panopticon

Au crépuscule de sa vie, Jeremy Bentham, philosophe et savant, se voit confier une mission à la suite d’une tentative d’attentat contre le premier lord du Trésor, de monstrueuses créatures mythologiques ayant investi le théâtre où il se rendait. Le responsable est en fait un jeune homme capable de susciter des visions horrifiques lui permettant de franchir les cordons de sécurité. Finalement capturé, il conte son improbable enfance dans un lieu idyllique où il développa ses talents d’illusionniste, instruit par un vieil homme qui semble être le véritable instigateur. Bentham, le soupçonnant originaire de Lemberg en Galicie, s’y rend donc, croisant sur sa route d’autres apprentis assassins de dignitaires européens, tout autant dotés de pouvoirs extraordinaires, enfants qui ont tous vécu dans des royaumes enchanteurs qu’ils rêvent de retrouver. Qui les manipule, et en vue de quel gigantesque complot ? C’est ce que s’attache à découvrir Bentham, traversant l’Europe de Dresde à Trieste en compagnie de sa troupe atypique pas toujours facile à gérer, affrontant des armées et même des hordes d’enfants loups.

Au cœur du roman, un questionnement éthique sur les manipulations et le contrôle des individus dans un but idéologique, la fabrique de super-héros exploitant les pouvoirs latents de l’humain, principalement fondés sur le mesmérisme, étant l’un d’eux. La révélation finale justifie le choix du moraliste Jeremy Bentham comme personnage central, lui qui proposa un jour une prison modèle, le Panopticon donnant le titre au roman.

Si l’intrigue générale ne manque pas d’intérêt, les rebondissements s’enchaînent de façon monotone jusqu’au deux tiers, selon une trame aisément prévisible. Les révélations finales tombent un peu brutalement, dans le plus pur style des feuilletons d’antan, bavardages qui auraient mérité d’être mis plus avantageusement en scène. Le récit reste cependant fascinant, entrelaçant personnages imaginaires et réels, réinterprétant des pans d’historie à la lumière de manœuvres souterraines, qui auraient par exemple contribué à nommer Fouché à la tête de la police, et délivrant dans la foulée une explication au mystère de Gaspard Hauser ! L’écriture, fluide et élégante, est à l’aune de ce récit plus histori-que que fantastique : légère et tout à fait digeste. Un roman agréable, donc, mais qu’on au-rait aimé plus relevé.

Parmi les tombes

En 1989, Tim Powers publiait Le Poids de son regard, l’un de ses tout meilleurs romans. Au-delà du récit d’aventures frénétique qu’il constitue, l’auteur y revisitait avec autant d’érudition que d’élégance le destin tragique de quelques-unes des plus grandes figures littéraires britanniques du début du XIXe siècle, Shelley, Keats, Byron ou Polidori, tout en renouvelant de manière radicale et novatrice la figure du vampire. Un livre viscéral, hanté par la folie et la mort, à l’instar du destin de son héros, Michael Crawford, contraint de fuir à travers l’Europe les démons, réels ou métaphoriques, qui le poursuivent.

Presque un quart de siècle plus tard, Powers a donc décidé de donner une suite à ce récit, qui n’en appelait pourtant pas à priori. L’action se déroule près de quarante ans après les évènements principaux du précédent roman, et met en scène le fils de Michael Crawford, John. Un homme dont la vie a également été marquée par un évènement tragique, puisqu’il a perdu femme et enfants lors d’un accident sur la Tamise. Son existence va prendre un cours inattendu lorsqu’il reçoit la visite d’Adelaïde McKee, une ancienne prostituée dont il a déjà croisé le chemin quelques années plus tôt, le temps d’une étreinte aussi brève que fructueuse, la jeune femme ayant donné naissance à une fille. A présent, Adelaïde vient lui demander son aide pour retrouver cette enfant, tombée entre les griffes d’une vieille connaissance de la famille : John Polidori, ressuscité par la maladresse de l’une de ses nièces, la poétesse Christina Rossetti.

Sur le fond comme sur la forme, Parmi les tombes compte bon nombre de points communs avec Le Poids de son regard, mais la comparaison ne lui est jamais favorable. Les personnages réels que met en scène Tim Powers (essentiellement la famille Rossetti, mais également Algernon Swinburne, récemment à l’honneur dans le roman de Mark Hodder L’Etrange affaire de Spring Heeled Jack, et qui nous est dépeint ici sous un jour nettement moins favorable) font pâle figure face aux héros du roman précédent. De même, si les sujets abordés sont identiques (la famille, les affres de la création artistique), ils ne sont traités que de manière superficielle. Même les vampires n’apparaissent qu’épisodiquement, et ne semblent avoir d’autre objet que de faire progresser mécaniquement l’intrigue. Et puis, surtout, là où Le Poids de son regard réussissait à être foncièrement novateur, Parmi les tombes se contente de rejouer une partition qu’on a entendue et lue maintes fois ces vingt dernières années.

Alors certes, Tim Powers a du métier, et Parmi les tombes est suffisamment rythmé et mouvementé pour qu’on ne s’ennuie jamais à sa lecture. On pourra même le qualifier de bon roman d’aventures. C’est dire s’il déçoit…

La Troisième Lame

La réédition de ces deux novellas, revues et corrigées par l’auteur pour l’occasion, nous permet de revenir aux sources de l’œuvre d’Ayerdhal, dans l’univers de l’Homéocratie qui servait de toile de fond à ses premiers romans — La Bohème et l’Ivraie, Le Chant du Drille ou encore Mytale, autant d’œuvres dans lesquelles space opera et discours politique vindicatif faisaient très bon ménage.

L’Homéocratie est un gouvernement fédéral dont l’influence s’étend sur quelques centaines de mondes, une démocratie où chacun a voix mais où certains ont davantage de difficultés à se faire entendre que d’autres, un système politique s’interdisant d’avoir recours à l’arbitraire tout en essayant de ne pas sombrer dans l’anarchie, bref : un joyeux et permanent bordel à l’échelle galactique.

Anthelm Lax, le héros de « La Troisième lame », est un Médiateur, un personnage théoriquement neutre, envoyé en mission sur Melig, petite colonie en apparence sans histoires où l’agent local de l’Homéocratie vient pourtant d’être assassiné. On craint une rébellion, et Lax est chargé d’apaiser les tensions. Pourtant, sur place, rien ne vient confirmer cette thèse, bien au contraire… Tout au long de ce récit, Ayerdhal œuvre au sein d’un registre ou il excelle, celui du thriller d’espionnage mâtiné de science-fiction, dans lequel différentes factions s’affrontent hors-champ, avancent leurs pions méthodiquement, manipulent, sont à leur tour manipulées. En façade rien ne transparait, mais dans les coulisses tout le monde s’active, et les conséquences apparaissent bientôt au grand jour. Dans ce contexte, entre idéalisme sincère et pragmatisme résigné, Anthelm Lax finit par se trouver dans une situation impossible, contraint à prendre des décisions qu’il abhorre. Jusqu’au bout, l’auteur tire les ficelles de son récit avec maestria, qu’il conclut sur un ultime retournement de situation inattendu.

Plus apaisé, « Pollinisation » se présente comme un voyage au cœur d’un monde dont les habitants vivent en communion avec leur environnement, un voyage qui va rapidement prendre des allures de parcours initiatique. Comme dans le texte précédent, il s’agit avant tout pour les habitants de cette planète de défendre les spécificités de leur mode de vie et de faire appel à tous leurs moyens, aussi dérisoires semblent-ils en apparence, face à la toute-puissance de l’Homéocratie et aux dérives dont certaines de ses composantes s’avèrent capables. Ici encore, Ayerdhal déroule un scénario habile qui ne révèle ses véritables enjeux que dans les pages ultimes du récit.

On est donc content de relire ces deux nouvelles, parmi les meilleures de son auteur, et on serait plus heureux encore de le voir revenir à ce registre, qu’il n’a plus abordé depuis trop longtemps.

Les Insulaires

Voilà une trentaine d’années que Christopher Priest se rend plus ou moins régulièrement dans l’Archipel du Rêve, et chacune de ses visites parvient encore à nous étonner et à nous émerveiller. La Fontaine pétrifiante jouait avec brio à brouiller les frontières entre réalité et fiction ; les différents textes au sommaire de L’Archipel du Rêve constituaient autant de plongées sensuelles et charnelles (et même parfois mortelles) au cœur de cet univers. Son nouveau livre, Les Insulaires, n’est pas vraiment un roman ni tout à fait un recueil de nouvelles, plutôt un assemblage hétéroclite de récits, extraits de guide touristique, articles de presse, compte-rendu d’interrogatoire, testament, etc. D’un point de vue littéraire, c’est un objet aussi difficile à cerner que l’univers qu’il met en scène, cette nuée d’îles de toutes tailles qu’aucune technologie, aussi avancée soit-elle, n’est jamais parvenue à cartographier dans son ensemble.

Les Insulaires nous guide à travers une cinquantaine d’îles et nous fait découvrir leurs particularités, qu’elles soient écologiques, topologiques, économiques ou sociales. Certaines sont prospères et accueillantes, d’autres austères et désertées, les mégapoles les plus cosmopolites y côtoient les jungles les plus impénétrables. La plupart ont cependant en commun un certain art de vivre, fait de nonchalance et d’une sorte de fatalisme indulgent, ainsi qu’une organisation politique, de type féodal, considérée par la population comme une nuisance bénigne nécessaire au bon fonctionnement de la société — les rares cas de révoltes populaires ont justement lieu lorsque ce pouvoir met en péril cet équilibre.

Un autre trait commun à l’ensemble de ces communautés, c’est la place prépondérante qu’y occupent les arts, sous des formes variées et parfois même étonnantes. On retrouve d’ailleurs plusieurs figures majeures du monde culturel au fil de ces récits, que leur présence en pointillés contribue à unifier. Citons Dryd Bathurst, peintre dont le génie pictural a autant marqué les foules que les scandales que ses mœurs dissolues ont causés, Chaster Kammeston, romancier vivant reclus sur son île natale, Jordenn Yo, la tunneleuse dont les œuvres ont sapé les fondations de nombre d’îles, ou encore le comédien Commis, dont le meurtre constitue un autre des fils rouges de ce livre. De ces personnages comme du monde où ils évoluent, Christopher Priest ne nous donne qu’une vision parcellaire, incomplète. On découvre certains évènements de leur vie, on en devine certains autres, mais l’auteur ne nous révèle jamais tous les tenants et les aboutissants de leurs histoires. Ce pourrait être frustrant ; à la lecture, le résultat est au contraire fascinant, stimulant. Et cette volonté permanente de conserver à chaque personnage rencontré comme à chaque lieu visité son aura de mystère ne fait que renforcer le projet littéraire. La légende prend constamment le pas sur l’histoire, et l’Archipel du Rêve demeure un lieu où la réalité se plie aux désirs de la fiction. Pour le lecteur, le dépaysement est garanti, et le plaisir tout autant.

Les Lumineuses

Chicago, 1931. Pourchassé après avoir accidentellement tué un autre vagabond, Harper Curtis trouve refuge dans une maison abandonnée. Une maison aux propriétés bien singulières, puisqu’à chaque fois qu’il en franchit le seuil, Harper change d’époque, quittant l’Amérique de la Grande Dépression pour découvrir le monde de demain, celui de la Seconde Guerre Mondiale, du Maccarthysme ou de la fin du XXe siècle. Plus étrange encore, cette maison lui parle, et lui ordonne de tuer des femmes que rien ne semble lier à priori, pas même l’époque à laquelle elles vivent. Subjugué par ce lieu, Harper Curtis se lance alors dans une série de meurtre qui va s’étaler sur plusieurs décennies…

On avait découvert Lauren Beukes en 2011 avec le très prometteur Zoo City, roman foutraque à la croisée des genres, entre polar, SF et fantasy urbaine. Plus policé dans la forme, Les Lumineuses n’en est pas moins original. Les incessants sauts temporels auxquels s’adonne Harper Curtis donnent au parcours de ce tueur en série un côté inédit et imprévisible, tout en permettant à l’auteure de multiplier les paradoxes.

Mais si Curtis est le personnage pivot de ce récit, la romancière accorde tout autant d’importance, sinon plus, à ses victimes, en particulier à Kirby Mazrachi, la seule à avoir survécu (de justesse) à ses assauts, à la fin des années 80. Agée d’une vingtaine d’années, elle est obsédée par ce qui lui est arrivé et bien décidée à tout mettre en œuvre pour retrouver la piste de celui qui a tenté de l’assassiner. Son enquête occupe une bonne partie du roman, et permet avant tout à Lauren Beukes de dresser le portrait d’une jeune femme indépendante, tenace et débordante de vie malgré son traumatisme.

Les autres victimes de Curtis croisées au fil des pages sont tout aussi attachantes, et le sort qui leur est réservé ne nous en apparaît que plus tragique. De Zora Ellis Jordan, mère célibataire noire, soudeuse sur un chantier naval en 1943 pour subvenir aux besoins de ses enfants, à Margot, activiste politique dans les années 70, venant en aide dans la plus stricte illégalité à celles qui souhaitent avorter, de Willie Rose, jeune architecte soupçonnée de sympathies communistes au plus fort de la chasse aux sorcières, à Mysha Pathan, biologiste promise à une belle carrière, autant de vies brisées de la plus terrible manière qui soit, autant de potentialités qui ne se réaliseront jamais. Ce sont elles les Lumineuses, c’est à ces victimes qui auraient pu rester anonymes que Lauren Beukes a souhaité donner la parole et rendre hommage. Au-delà du thriller à la mécanique impeccablement huilée qu’il est, Les Lumineuses est avant tout une œuvre féministe et humaniste de la plus belle eau.

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