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Double étoile

Lawrence Smith, alias le grand Lorenzo Smythe, est un comédien sans boulot à la recherche d’un grand rôle, évidemment… tout en étant prêt à accepter un gagne-pain occasionnel (normal : il est plus raide que la justice). Une rencontre ne devant rien au hasard va le conduire à accepter de remplacer John Joseph Bonforte, chef de la Coalition Expansionniste et homme (politique) le plus aimé et le plus haï du Système solaire. Croyant au début que l’on veut l’utiliser comme doublure destinée à jouer les pigeons d’argile dans un éventuel attentat, Lorenzo apprend finalement que Bon-forte a été enlevé dans le but de faire capoter une rencontre diplomatique décisive. Au comédien de prendre sa place et de s’assurer que son audience n’y voit que du feu.

A l’apprentissage du rôle va succéder la série de premières embûches qui vont mettre à l’épreuve les capacités d’acteur de Lorenzo. A commencer par un entretien avec des Martiens que Lorenzo ne peut physiquement pas supporter. Malheureusement, le sauvetage de Bonforte ne va pas s’opérer aussi bien que prévu, forçant Lorenzo à poursuivre sa prestation et continuer à faire face à des situations embarrassantes, dans l’attente que l’original soit de nouveau en état d’opérer. Le destin tragique de Bonforte finira par obliger le comédien à assumer de manière définitive son rôle…

Premier des romans de Heinlein a être récompensé par le prix Hugo, Double étoile est un récit à la première personne dans lequel l’auteur s’intéresse principalement au monde de la politique tout en traçant un parallèle avec celui du théâtre et de la comédie au sens large.

Comme toujours Robert Heinlein ne se contente pas de survoler les thèmes abordés mais les creuse méticuleusement. Ainsi les arcanes de la politique sont explorés largement, l’accent est notamment porté sur l’importance des conseillers sans lesquels l’homme politique serait vite dépassé par les évènements. On sent aussi un certain plaisir à pratiquer l’art de noyer le poisson face aux journalistes.

Du côté de la description de Mars c’est un peu moins heureux, du moins vu par un lecteur du XXIe siècle, car cet aspect du texte sent forcément la prophétie ratée. De ce point de vue, Heinlein reste dans la moyenne de son époque, où la science-fiction voyait des mondes habités plein le Système solaire. Par contre, il reste tout à fait pertinent dans son approche des voyages interplanétaires, notamment dans le cas des trajets sous forte accélération, seul moyen réaliste à moyen terme de se déplacer dans le Système solaire en des temps raisonnables.

On retrouve quelque traces de Double étoile dans le superbe Système Valentine de John Varley (qui ne se cache pas de s’être un tantinet inspiré de son auguste prédécesseur), notamment le thème de l’acteur qui se fait vampiriser par son rôle. Ainsi Lorenzo, menteur professionnel et artiste de l’illusion, se retrouve à devoir incarner un homme politique réputé pour son honnêteté. Tantôt ballotté par les évènements, tantôt occupé à essayer de prendre en main sa destinée, le comédien tente de coller le plus possible au personnage de Bonforte en espérant de toute son âme éviter la gaffe qui signifierait la fin de la représentation, et probablement son trépas par la même occasion. Dans sa conclusion, Lorenzo avoue qu’après vingt-cinq années à assumer le rôle, il n’est plus certain de savoir qui il est réellement, ayant des souvenirs plus nets sur la vie antérieure de Bonforte que sur la sienne. A trop mentir, à tous et à soi-même en particulier, il s’est imposé une nouvelle vérité.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, Double étoile semblera forcément un peu daté sur certains points mais le fond reste intéressant, et en à peine trois cents pages le roman présente une alternative fort séduisante à nombre de pavés bien plus récents.

Marionnettes humaines

Paru quatre ans avant L'Invasion des Profanateurs de Jack Finney, l'autre classique du genre, Marionnettes humaines, s'il n'est sans doute pas à classer parmi les œuvres majeures de Robert Heinlein, est un roman qui occupe une place non négligeable dans l'histoire de la science-fiction, et qui, avec le recul, apparaît comme particulièrement symptomatique de l'époque à laquelle il a été écrit.

Le récit, situé en 2007, débute par la découverte d'une soucoupe volante dans les environs de Des Moines, dans l'Iowa. À première vue, tout laisse à penser qu'il s'agit d'un canular, l'appareil en question s'avérant n'être qu'une maquette grandeur nature fabriquée par quelques gamins farceurs pour soutirer aux touristes un peu d'argent. Sauf que certains détails ne collent pas dans cette histoire, à commencer par le fait que les premiers agents envoyés sur place par la Section, agence américaine ultrasecrète, ont disparu sans laisser de trace. Il ne fait bientôt plus aucun doute qu'un vaisseau d'origine extraterrestre a bien atterri dans la région, et que ses occupants, de peu ragoûtantes sangsues capables de contrôler l'esprit des humains en s'accrochant à la base de leur nuque, ont pour objectif de conquérir la planète.

Dès lors qu'il est clairement établi que n'importe qui peut tomber sous la coupe de ces aliens tout en continuant de mener une vie en apparence ordinaire, le roman va baigner dans une ambiance de paranoïa permanente qui ne le quittera plus. Hormis une bosse suspecte au niveau du col de la chemise, il est quasiment impossible de différencier les victimes des larves du reste de la population. Et Robert Heinlein enfonce le clou très tôt dans le roman en faisant tomber Sam Nivens, le narrateur, sous le contrôle des extraterrestres, le temps de quelques chapitres. Outre le fait de renforcer l'idée que personne n'est à l'abri, ce passage permet également au romancier à la fois de décrire de l'intérieur la manière dont les envahisseurs s'insinuent progressivement dans toutes les strates de la société américaine, mais aussi de donner au lecteur à ressentir toute l'horreur éprouvée par les victimes des larves.

Marionnettes humaines s'inscrit dans une longue tradition de récits d'invasions originaires d'une autre planète, dont La Guerre des mondes de H. G. Wells reste le plus fameux. L'idée même des parasites extraterrestres n'est pas nouvelle. Dans Science Fiction : The Gernsback Years, Everett F. Bleiler attribue la paternité de telles créatures à un autre Wells, Hal de son prénom, dont la nouvelle « The Purple Brain » (Astounding Stories, décembre 1933) mettait en scène des sortes de méduses tuant leurs victimes pour prendre place dans leur boîte crânienne. On retrouve des êtres identiques aux larves d'Heinlein dans « Parasite » (Amazing Stories, juillet 1935) de Harl Vincent ou encore, le même mois, dans « Brain Leeches » (Astounding Stories) d'Edward S. Mund.

Ce type de récits, dans lequel les extraterrestres se dissimulent au sein d'une communauté humaine, en se substituant à eux ou en se cachant à leur regard, connaîtra un succès certain dans les années suivantes. Parmi les textes les plus intéressants, quoique dans des registres très différents, on citera la nouvelle de John W. Campbell, signée du pseudonyme de Don A. Stuart, « La Bête d'un autre monde » (« Who goes there ? » in Astounding Science-Fiction, août 1938), ou encore le roman d'Eric Frank Russell Guerre aux Invisibles (Sinister Barrier, in Unknown, mars 1939). Le genre deviendra plus populaire encore dans les années 50, en particulier au cinéma, qu'il s'agisse d'adaptations de nouvelles ou romans (Marionnettes humaines le sera une première fois en 1958, sans l'accord de Heinlein, sous le titre The Brain Eaters) ou de scénarios originaux.

Marionnettes humaines effectue une sorte de synthèse des textes qui l'ont précédé, et en élargit le champ d'action. Cette fois, si l'invasion se veut discrète, elle ne se limite pas à une zone géographique restreinte mais commence très vite à s'étendre à l'ensemble du territoire américain.

Bien évidemment, on ne peut faire abstraction à la lecture de ce roman du contexte dans lequel il a été écrit, en pleine période de Guerre Froide. Heinlein s'amuse d'ailleurs régulièrement à faire le parallèle entre ses larves et les soviétiques. « Je me demandai en passant pourquoi les titans ne s'étaient pas d'abord attaqués à la Russie : c'était un pays qui leur serait allé comme un gant. À la réflexion, je me demandais s'ils ne l'avaient pas fait. En réfléchissant davantage encore, je me demandai quelle différence cela aurait pu faire de toute façon ! » Dans la première version de Marionnettes humaines, élaguée à l'époque par les éditeurs américains, les références au régime communiste abondent. Néanmoins, et bien que l'action se situe quelques années après une guerre atomique ayant opposé l'Est et l'Ouest, guerre dont les stigmates sont encore visibles, les Soviétiques sont ici plus souvent tournés en dérision que considérés comme une menace véritable.

Quant au climat paranoïaque qui règne sur l'ensemble de cette histoire, il fait lui aussi écho aux évènements de l'époque, à un moment où la chasse aux sorcières et le maccarthysme étaient à leur apogée aux Etats-Unis. Cela dit, jamais Heinlein dans ce roman ne justifie de quelque manière que ce soit l'un ou l'autre. D'ailleurs, s'il ne manque aucune occasion de fustiger le régime soviétique, il ne se montre guère plus clément avec l'administration américaine, en particulier lors d'une scène où les héros tentent de convaincre une commission sénatoriale de la menace que représentent les extraterrestres. Le romancier y décrit les élus américains de manière assez peu élogieuse, enclins à se laisser aller à leurs habituelles manœuvres politiciennes et incapables de prendre les mesures qui s'imposent en période de crise.

Robert Heinlein avait déjà mis en scène une invasion des Etats-Unis, dix ans plus tôt, dans Sixième colonne. L'ennemi ne provenait pas alors d'outre-espace mais d'Asie. Le roman est calamiteux de bout en bout, probablement le pire de son auteur, sombrant régulièrement dans le ridicule quand bien même il se prend on ne peut plus au sérieux. Un rapide comparatif des deux œuvres permet d'évaluer combien l'auteur a progressé en une décennie. Marionnettes humaines est l'œuvre d'un écrivain maîtrisant son outil, capable de tenir son récit d'un bout à l'autre tout en jouant sur différents registres et sur plusieurs niveaux. Ainsi la romance entre Sam et Mary, sa jeune et jolie collègue, outre le fait d'aménager quelques moments plus calmes dans le cours de l'histoire, permet également d'en dramatiser les enjeux lorsque la jeune femme tombe à son tour sous le contrôle des larves.

Plus étonnant, Heinlein s'octroie quelques moments de comédie, inattendus dans un tel contexte, en particulier lorsque, pour repérer plus facilement les humains sous contrôle alien, est lancée l'opération « Bain de soleil » qui oblige l'ensemble de la population américaine à se dévêtir entièrement. Difficile de garder son sérieux face à un gradé ne portant rien d'autre qu'un brassard…

Rollback

Le rollback du titre, c'est un procédé permettant de rajeunir le corps humain en remplaçant les organes défectueux et en régénérant les cellules. Un jour, on propose à Sarah Halifax, quatre-vingt-sept ans, d'y avoir recours. Cette astronome avait en 2010 capté puis déchiffré un message d'origine extraterrestre ; après concertation mondiale, la Terre avait répondu. Nous sommes désormais en 2048, quand arrive la réponse des habitants de Sigma Draconis. Un mécène pense que Sarah est la seule à pouvoir déchiffrer le nouveau message, et, pour la placer dans des conditions optimales, il lui propose le rollback.

Sur cette trame, Robert J. Sawyer aurait pu nous proposer un roman vivant, intéressant, aux multiples implications scientifiques vertigineuses. Il n'en est rien : il a choisi une autre direction, celle de la ménagère de plus de cinquante ans. Sarah a en effet un mari qui a son âge. Elle décrète donc que si elle subit le rollback, son mari doit le subir aussi. Cette opération, qui a toujours réussi sur les deux cents premières interventions, rate cette fois-ci. Pas de chance, non ? En plus, pas sur Don : sur Sarah ; du coup, elle reste âgée. Le roman va dès lors se concentrer davantage sur Don, sur sa verdeur retrouvée, à laquelle il est confronté, notamment vis-à-vis d'une jeunette qui pourrait être son arrière-petite-fille… Après soixante ans de vie commune et une relation au beau fixe, sa transition vers un jeune bouillonnant de sève est tout sauf crédible. Et ses atermoiements — est-il en train de trahir Sarah ? — sur plus de 350 pages sont d'un pathétique consommé. Comme du reste l'ensemble du livre : à aucun moment, le questionnement sur le contact avec les extraterrestres ou sur l'effet à terme du rollback sur l'humanité ne prend le pas sur des considérations toutes personnelles, comme « que faire à manger ce soir ? » ou « est-ce que tu n'as pas froid, ma chérie ? ». Avec de nombreux passages d'un ridicule achevé — le robot qui enlève ses bottes crasseuses en entrant dans la maison. Ajoutez que le message des E.T. et ses implications sont crétins à souhait, sans même parler du fait que le déchiffrage par Sarah du deuxième message tombe comme un cheveu sur la soupe, et vous aurez compris qu'on a affaire ici à un ratage sur toute la ligne. C'est d'autant plus rageant qu'avec un substrat identique, un auteur du calibre de, mettons, Robert Charles Wilson ou Greg Egan, aurait pu nous livrer quelque chose de plus consistant, de plus étourdissant sur ce double thème. En l'état, Robert Sawyer a choisi ce qu'il devait faire à manger ce soir : de la soupe, assurément.

Le Bar de partout

Entre 2003 et 2006, Claude Mamier, accompagné du photographe Dul (Philippe Dulauroy), a parcouru le monde durant 1000 jours, à la découverte des contes et récits qui imprègnent chacune des cultures traversées. Il en a ramené une source d'imagination quasiment inépuisable, qui lui a déjà donné matière à un premier recueil, Les Contes du Vagabond publié chez Malpertuis. Le Bar de Partout prolonge le chemin, entre la Palestine et la Tanzanie, le Népal et la Slovaquie, ou encore le Brésil et le Cambodge… Bref, on voyage beaucoup chez Mamier, et ça n'est pas pour déplaire, car l'auteur sait nous faire sentir, voir, entendre les lieux décrits. Ça ne sent pas le guide de voyage correctement assimilé, mais bien le vécu, et du reste Claudio le Vagabond, comme il aime à se faire appeler, reconnaît dans la postface que la plupart de ses personnages existent vraiment, et qu'il les a rencontrés. Cette capacité de Mamier à permettre à son lecteur une immersion complète dans des endroits qu'il ne verra pour certains jamais, et ce en quelques lignes, constitue la principale force de l'auteur.

Il convient de préciser à l'attention du lecteur potentiel qu'en dépit du fait que ce recueil soit publié dans une collection dédiée à l'Imaginaire, l'Imaginaire en question se réduit à sa portion la plus congrue, qu'on aura appréhendée dès la fin de la première nouvelle. En effet, les clients du Bar de Partout ont un point commun, qui propulse ce livre dans la veine irréelle. Mais les textes en eux-mêmes n'ont que très peu d'éléments fantastiques ; tout au plus peut-on croiser quelques fantômes (qui sont peut-être tout simplement imaginés par les narrateurs) ou certains personnages qui font office d'archétypes de la société dans laquelle ils évoluent. Bien évidemment, il n'est pas question ici d'émettre un quelconque jugement de valeur ou de déclencher une quelconque polémique sur l'appartenance ou non des textes ; simplement, le lecteur qui penserait retrouver ici la « quincaillerie » habituelle des genres doit revoir ses attentes. Au contraire, Mamier nous décrit des tranches de vie tout ce qu'il y a de plus réalistes, des personnes en prise avec les tourments de l'existence, qu'il s'agisse de société en pleine déliquescence, de vie sans liberté, de perte des repères identitaires… La tonalité globale des nouvelles est clairement désenchantée — ce qui ne surprendra guère, compte tenu du fil rouge qu'elles entretiennent — mais profondément humaine. Et les textes de se répondre les uns aux autres, en vue de tisser une sorte de cartographie de la désespérance mondiale. On se permettra juste de pointer du doigt une trop grande homogénéité des récits : ils sont tous à peu près construits et racontés de la même manière, de telle sorte qu'au bout du compte l'ennui montre le bout de son nez malgré toute l'affection qu'on peut éprouver pour les protagonistes. Une plus grande liberté de ton et de traitement aurait sans aucun doute apporté un plus, un supplément d'âme à l'ouvrage. Il n'en reste pas moins qu'en l'état, Le Bar de Partout est une confirmation supplémentaire du talent de conteur de Claude Mamier, une voix attachante dans le paysage éditorial.

Ptah Hotep

Sous une très belle couverture due à Sébastien Hayez nous est livré un roman de fantasy pas comme les autres. Pas du tout comme les autres.

Ce livre en est, si je ne me trompe, à sa cinquième édition, toujours chez Denoël. Après l'édition originale de 1971, il a été repris en « Présence du Futur » une première fois en deux tomes, puis une seconde avec des illustrations réussies de Jean-Yves Kervevan, une troisième fois en seul volume sous une livrée signée Florence Magnin ; en voici la cinquième. Manifestement, l'éditeur tient à son ouvrage et il est un adage populaire qui veut que l'on ne cessât point de jouer un cheval qui gagne…

À la lecture de Ptah Hotep, cela peut surprendre tant on est à cent, à mille lieues de la fantasy commerciale standard. L'histoire est d'une banalité « rare ». En effet, combien de fois n'a-t-on pas lu l'histoire d'un jeune prince spolié de sa couronne par des intrigants ayant vécu dans l'ombre du trône, attendant l'heure de leur forfait à l'instar d'araignées au centre de leur toile ? C'est l'histoire la plus courue de la fantasy.

La quatrième de couverture nous dit de l'auteur qu'il dut à André Breton son entrée en littérature, fut d'abord poète et essayiste à la manière des surréalistes. Poète et Surréaliste. Deux mots qu'il faut garder en mémoire au moment d'aborder la lecture de Ptah Hotep. C'est délibérément que Charles Duits a opté pour une trame narrative simpliste et archiconnue tant il tenait à ne pas distraire le lecteur de son propos qui est autre et ailleurs.

Tout le roman n'est que le récit de sa jeunesse par Ptah Hotep lui-même adressé à son « Seigneur et Divin Frère », l'Empereur. Récit qui apparaît telle une très longue lettre. Une correspondance privée. Plus que d'un roman, Ptah Hotep revêt l'aspect d'un long poème en prose. Les titres ronflent à pleines pages, ornés d'une foison de majuscules. Ptah Hotep est un texte fait pour être lu à voix haute. C'est un chant porté par la sonorité de mots choisis ou forgés pour la circonstance avec grand soin. Ptah Hotep ravit non par la narration de péripéties déclinées sur un mode mineur, mais par le plaisir procuré par les mots eux-mêmes, comme dans une chanson ou un poème. Les longues et nombreuses descriptions d'un réel lyrisme qui émaillent le récit ne donnent pas tant à voir qu'elles ne se laissent entendre. Plus qu'aux métaphores, c'est aux comparaisons que sans cesse recourt Charles Duits, mais des comparaisons qui ne montrent guère autre chose que leurs mots eux-mêmes. Ainsi, lorsqu'un couple s'ébat, ils « sont deux panthères dans la forêt » ; quelqu'un est en colère, il est « comme le cheval de l'Iscandre » ou alors « comme le taureau assailli par les guêpes de l'Iscandriane » et l'on est « joyeux comme les flots de la mer de Yud ». Tout le texte regorge de titres et de noms propres qui composent une esthétique tout à fait remarquable. Mots, noms propres, titres, comparaisons, expressions et répétitions reviennent inlassablement tel le ressac, imposant un rythme hypnotique qui confère au récit une dimension onirique qui le rapproche du surréalisme.

Ptah Hotep ne faiblit que dans les cent dernières pages où la poésie cède à une dimension plus épique. Charles Duits, nous dit-on, s'est penché sur des textes sacrés ainsi que la mystique orientale, et le parcours initiatique du jeune héros le porte davantage vers le mysticisme que vers les armes. S'il participe à une guerre, elle ne vise pas à la reconquête de sa couronne mais répond à des contingences qui lui échappent. Faut-il dès lors être surpris qu'un héros nommé Ptah Hotep tende à s'incliner vers la sagesse et le mysticisme quand son homonyme historique, qui vécut en Egypte sous la Ve Dynastie, vers 2400 av. JC, est l'auteur du plus ancien écrit de sagesse qui nous soit parvenu ?

L'avant-propos rattache Ptah Hotep à un certain mysticisme dont chacun pensera ce qui lui convient mais il y est dit que « le monde au sein duquel évoluent les personnages de Ptah Hotep est beaucoup plus réel que celui dont nous entretiennent les journalistes de la télévision. » Ce n'est pas ici l'endroit de se fendre d'une critique des médias, et l'on se bornera à constater que cette opposition-là est malvenue, n'opposant qu'une fiction à une autre. Ce monde est plus réel que celui où nous évoluons en ce sens que le monde du rêve, révélateur de l'inconscient, est bien plus réel que la perception consciente que l'on peut avoir de la réalité éveillée. Œuvre onirique, Ptah Hotep n'en est pas pour autant propice à une lecture psychanalytique — je ne me souviens pas d'avoir jamais rêvé de la sorte. Charles Duits déploie une magnifique fantasmagorie, ampoulée, surchargée, pleine de sons et de couleurs, quasi synesthésique, qui nous emporte et nous saoule telle une vague de plaisir.

Le monde surréel de Ptah Hotep dépeint un futur né d'un passé qui jamais ne fut ni n'existera que dans l'imagination de l'auteur et des lecteurs. Un futur qui, à l'instar du phénix, renaît magnifié de ses cendres et ruines. Un rêve de Méditerranée. Fusion de cultures et d'époques. Dans ce monde aux deux mers intérieures, aux nuits éclairées par deux lunes, l'Egypte, la Rome et la Grèce antiques se côtoient, se mêlent et se métissent ; se parent des couleurs de l'Inde et de la Chine en un flamboyant kaléidoscope où l'on croise Mûsûls, Cruciens et Rûmiens transparents ainsi que des gens à la peau bleue. Ce qui, bien davantage que les péripéties, intéresse Charles Duits, est d'ouvrir l'esprit de son lecteur au tourbillon sensoriel foisonnant de mots qu'il lui offre. Ici, les mots ont non seulement une musique, mais aussi une saveur, et Duits nous invite à visiter un univers psychédélique idéal plus réel que nature en quête d'une transfiguration par l'esthétique.

Ptah Hotep, comme Le Grand Midi d'Yves et Ada Rémy ou Gormenghast de Mervin Peake, est une de ces fantasy inclassables, à nulle autre pareille. On ne peut qu'adorer ou détester un tel livre qui constitue une expérience littéraire comme l'on a peu d'occasions d'en faire. Il est difficile de le classer ailleurs que parmi la fantasy quoique cela n'ait guère de sens — bien que Duits fût l'un des derniers, il figurera cependant mieux en compagnie des œuvres des surréalistes. Les amateurs purs et durs de fantasy épique traditionnelle qui viendraient à s'y frotter risquent de s'en trouver fort marris et quelque peu déboussolés. Je ne serais nullement surpris d'apprendre qu'un lecteur furibond, se sentant soudain tel le cocu, ait fini par jeter au feu quelque exemplaire de Ptah Hotep. Par ailleurs, délaisser l'ouvrage c'est s'assurer de passer à côté de quelque chose d'aussi inouï que ce que la littérature peut donner de mieux. On ne lit pas Ptah Hotep, on le savoure et l'on s'en émerveille comme d'un songe prodigieux dont on ne sort qu'à regret. Charles Duits nous a offert les clés d'un univers plus vrai, plus réel, ou du moins que l'on voudrait tel et dont le nôtre, comme dans le cycle d'Ambre de Roger Zelazny, n'est qu'une ombre insipide et pâle.

Parfait ?…

Fragment

En pleine Révolution française, en 1791, la corvette HMS Retribution, commandée par le capitaine Henders, donne la chasse aux mutins du Bounty qui, comme chacun le sait aujourd'hui, ont fini par s'installer sur l'île de Pitcairn. Croisant dans les immensités alors mal connues du Pacifique sud, limité au nord par la Polynésie Française, les possessions britanniques de Pitcairn et les îles chiliennes de Pâques, Sala y Gomez, San Felix et San Ambrosio, à l'est par la côte du Chili, à l'ouest par les îles néo-zélandaises des Chatham et des Kermadec et par l'Antarctique au sud, la corvette aborde une île inconnue, à laquelle le capitaine donne son nom, Henders, et où il perd un homme — attention de ne pas confondre l'île du roman, ceinte de hautes falaises et quasiment inabordable, avec l'île Henderson existant réellement à quelque 400 km environ au nord-est de Pitcairn.

Isolée à plus de 2000 kilomètres de toute autre terre, dans les 40e Rugissants, loin des voies habituelles de navigation, l'île de Henders retourne à l'oubli jusqu'à ce que, de nos jours, elle soit de nouveau abordée par le Trident. Le Trident est un énorme trimaran de 180 pieds affrété par Sealife, une émission de téléréalité à prétexte scientifique. Il faisait voile vers Pitcairn quand il reçut un appel de détresse en provenance de l'île de Henders sur laquelle la botaniste — et héroïne du roman — Nell Duckworth désespérait de pouvoir poser le pied.

Une équipe de tournage est donc amenée à pied d'œuvre. À peine débarquée, elle est immédiatement agressée et massacrée par la faune locale, d'une agressivité inouïe. Seuls Nell et le caméraman Zero Monroe s'en tirent d'extrême justesse. Le carnage ayant été retransmis en direct, le monde entier est au courant, y compris la Maison-Blanche et le Pentagone qui dépêchent sur place le porte-avion USS Enterprise et son escadre.

L'île de Henders s'est détachée du super continent de Pannotia il y a plus de 500 millions d'années, au moment de l'explosion de la vie du cambrien. L'île n'est que ce qui reste d'une terre à l'origine beaucoup plus vaste qui s'est amenuisée au fil des éons. Sur cette île se sont développées des formes de vie toutes infiniment plus performantes, agressives et résistantes que celles du reste de la planète. Les espèces les plus invasives, les prédateurs les mieux armés du monde extérieur ne tiennent que quelques minutes face à la faune de Henders. Même la mangouste ne fait pas le poids, trop lente, trop tendre. Warren Fahy n'a pas confronté les tardigrades à Henders, mais même ces créatures dotées de capacités de résistance absolument incroyables sembleraient devoir s'incliner devant tant de crocs et de griffes. La faune de l'île ravale Alien au rang de bon gros nounours et Jurassic Park à un tranquille paysage de Toscane. C'est un écosystème exclusivement voué à la prédation. Tout bouffe tout. Si une seule de ces formes de vie venait à gagner le monde extérieur, celui-ci serait voué à une extinction aussi totale qu'inexorable.

Il faut pousser assez loin la suspension de l'incrédulité pour apprécier ce roman. C'est en cela que Fragment s'avère davantage un roman de science-fiction plutôt qu'un thriller où l'effort tend vers une crédibilité maximale, à défaut de véracité. Fragment s'apparente donc plus à Téranésie de Greg Egan qu'à Jurassic Park de feu Michael Crichton. Que Warren Fahy ait choisi de nous conter ces événements jour par jour et heure par heure, voire minute par minute, n'y change strictement rien.

L'opposition entre Geoffrey Binswanger et Thatcher Redmond, deux chercheurs en biologie environnementale aux comportements et aux conceptions radicalement différentes, est l'un des éléments les plus intéressants du roman. Thatcher est une sommité médiatique chassant le best-seller et la monnaie, surfant sur les modes quitte à arranger la science à sa sauce à lui ; le genre qui ne s'effraie d'aucun coefficient de corrélation. Tout ce que n'est pas Binswanger. Bien que tous deux écologistes, leurs théories s'opposent tout autant. Binswanger soutient que l'intelligence est ce qui peut permettre à l'homme de chercher à vivre en harmonie avec son environnement. Thatcher prétend au contraire que l'intelligence conduit inéluctablement à l'anéantissement de l'environnement. Pour lui, le pire est une probabilité, et ce n'est qu'une question de temps pour que toute probabilité finisse par se réaliser ; pourvu que ce temps soit supérieur à celui nécessaire pour profiter au maximum des retombées de ses best-sellers, peu importe. Et vous lirez pour voir jusqu'où est prêt à aller ce nouveau Lyssenko pour imposer ses théories, théories qui, malheureusement, tendent à proliférer comme des bactéries dans une boîte de Pétri ou des organismes de Henders lâchés dans la nature…

Sans génie mais sans gros défaut, avec une tension dramatique assez soutenue au besoin par des ficelles un peu grosses, voilà un roman assez intéressant et, au demeurant, plutôt bon. Ce ne sera certes pas un nouveau jalon dans l'histoire des littératures de l'Imaginaire, mais pourquoi bouder son plaisir ?

L’Étoile flamboyante

Voici un roman tout à la fois satisfaisant et décevant. Satisfaisant, car c'est un roman d'aventures S-F au rythme plutôt enlevé, non dénué d'un certain humour, qui ne laisse pas place à l'ennui et remplit le contrat de lecture. Décevant parce que l'on attendait mieux, bien mieux de Nicolas Bouchard pour son retour à l'Imaginaire. Il semble en passe de devenir, à l'instar de Laurent Genefort, un auteur qui, le métier venant, produit des livres plaisants et réussit sans jamais pour autant s'imposer avec une œuvre magistrale. (Certains pensent qu'avec Omale, Genefort a franchi un tel palier.) Peut-être Nicolas Bouchard a-t-il effectué ce bond hors genre, dans le thriller, à l'occasion des livres qu'il a publiés chez Flammarion par exemple, mais pas ici. Nulle part il n'est dit qu'il faille être de formation scientifique pour écrire de la science-fiction, et nulle part il n'est non plus dit que l'on ne puisse en écrire en étant, comme Nicolas Bouchard, de formation juridique. Qu'on se souvienne de notre ami Serge Delsemme, avocat dans le « civil », qui, s'il écrivait peu, écrivait bien. Mais on regardera surtout outre-Atlantique où l'écriture est un vrai métier et souvent un métier de second degré, entendez par là un métier où l'auteur puise dans l'expérience acquise dans sa profession d'origine (chercheur, juriste, historien, policier, etc.) pour alimenter son écriture. Le thriller juridique y est devenu un genre en soi, produit son lot de best-sellers et, à l'occasion, d'excellents romans. Cela ne présageant en rien de l'avenir littéraire de Nicolas Bouchard mais peut-être faut-il aller lire ses thrillers pour découvrir le meilleur de sa production à ce jour. Avec Terminus Formalhaut (publié par Gilles Dumay, déjà, chez Encrage en 1997), on avait découvert un débutant prometteur et il a certes depuis acquis de la bouteille, mais la chenille ne s'est toujours pas métamorphosée en un splendide papillon imaginaire.

C'est un planet opera pur jus que nous livre ici Nicolas Bouchard. Une Guilde de consortiums privés a lancé le Gilgamesh, premier vaisseau interstellaire, vers Gaïa et son étoile Galatée, sous le commandement du capitaine Gloria et de l'IA Ghea — Bouchard s'est amusé à ce que tous les noms du roman commencent par un G. Gaïa, comme Mercure, n'effectue qu'une rotation par révolution. Elle présente donc toujours la même face à son étoile tandis que l'autre reste perpétuellement plongée dans l'ombre et le froid. Seule une étroite bande, dans le terminateur, est habitable. Les consortiums à l'origine du projet ont reproduit sur Gaïa leur sauvage hégémonie capitaliste, quelques richissimes familles exploitant à qui mieux mieux la grande masse des colons à la faveur de l'apartheid génétique qu'elles ont instauré à cette fin.

Gwladys Gance est l'orpheline héritière d'un de ces empires, un empire administré par la famille Gündar en attendant la majorité de la jeune fille. Durant ce temps, la blonde Gwladys est une people écervelée qui défraie la chronique mondaine et alimente de ses frasques les tabloïdes tout en faisant tourner en bourrique tous les minets de la jet-set locale. Ses feus parents nourrissaient, eux, de grands projets pour Gaïa, qui ne sont pas le moins du monde au goût des Gündar. Ceux-ci sont prêts à tout pour s'y opposer et déterminés à s'emparer du testament des Gance de sorte à ce que leur fille ne reprenne pas leur flambeau…

On est là à mille parsecs du nouveau space opera (NSO). Si l'auteur en utilise volontiers la terminologie (IA quantique, etc.), son absence de formation scientifique est patente. Il exploite cette terminologie davantage à la manière d'un Jack Williamson qu'à celle d'un Peter Watts. On peut ainsi voir le Gilgamesh décoller sous la poussée de ses tuyères ! Voilà qui rappelle Bernard Werber, avec cette réserve que Nicolas Bouchard, lui, n'a aucune prétention à l'exactitude scientifique !

Tout ce que l'humanité a conservé après des années-lumière de voyage et cinq siècles de colonisation, outre le capitalisme le plus sauvage — on ne redresse pas un arbre tordu —, est ce que notre culture a de plus superficiel : people, jet-set, tabloïdes, scandales, mondanités, paparazzi et bagnoles de sport pour faire la course bourré sur la corniche en Lamborghini de la Riviera à Saint Trop' en version Gaïane. L'idée ne manque pas de saveur. On retrouve là l'humour décalé de l'auteur, qui transpose hors contexte certains des traits les plus triviaux de nos sociétés, ce qui nous avait valu de croustillants constats d'adultère dans Astronef aux enchères (Fleuve Noir). Ajoutons un brin de mysticisme pour aromatiser le tout et suspendons bien haut l'incrédulité pour trouver le plaisir que peut procurer ce roman sans génie mais amusant. En passant.

Les Rescapés

[Critique commune à Les Envoyés et Les Rescapés.]

La mode du NSO (nouveau space opera) bat son plein. En voici une nouvelle illustration, plutôt intéressante.

Les auteurs sont australiens, comme un certain Greg Egan. Peut-être leur nationalité n'a-t-elle rien à y voir mais ils se sont inspirés en guise de prémisse à leur œuvre d'une des meilleures et des plus spectaculaires nouvelles d'Egan : « Les Tapis de Wang » (au sommaire de son tout dernier recueil, Océanique). Dans la seconde moitié du siècle, pour explorer les étoiles proches, l'humanité, à travers PROCESS, a numérisé l'esprit de soixante astronautes chercheurs qui ont ensuite été copiés pour former des « équipages » comprenant trente engrammes d'un millier de missions vers autant d'étoiles dans une sphère de trente parsecs de rayon. Rappelons-nous que le texte d'Egan évoque la « condition logicielle » là où on s'attend à lire la « condition humaine »…

Que Williams et Dix développent cette splendide idée ne saurait leur être reproché tant elle est plausible, c'est-à-dire conforme aux canons du NSO. En fait, le premier tome commence avec la mission qui a atteint Upsilon Aquarii. Là, Peter Alander, dont l'engramme est défectueux, s'est vu téléchargé dans un androïde en charge d'explorer la planète tellurique du système avec l'espoir qu'il recouvre sa santé psychologicielle en disposant à nouveau d'un corps. Seul à la surface de la planète, il assiste à la construction en un rien de temps de dix tours orbitales jointes par un tore. Il est choisi comme contact par les « cadeaux », les intelligences artificielles qui gèrent les prodiges que les « Fileurs », des extraterrestres mystérieux mais formidablement avancés, lèguent aux « humains » de Upsilon Aquarii. Vaisseau et communicateur supraluminique, musée des cultures de la galaxie, carte 3D de celle-ci, combinaison d'immortalité, échantillons de matière étrange, c'est une véritable hotte de Père Noël ou caverne d'Ali Baba qui est offerte à l'Humanité. C'est aussi la boîte de Pandore…

Sur le principe bien connu depuis le film Alien, chaque mission héberge un agent de PROCESS programmé à son insu pour prévenir la Terre, avec laquelle la liaison est rompue depuis des lustres, en cas de contact avec une civilisation étrangère. Après une tentative avortée de contact, Peter Alander retourne vers la planète Bleue à l'aide du vaisseau-trou supraluminique des Fileurs. La Terre et Vénus ont disparu, utilisées par le Vincula qui est sorti de la Singularité pour construire une sphère de Dyson partielle. Le plus gros de l'Humanité a été anéanti par les intelligences artificielles qui ne voyaient là guère plus que des acariens. L'original de Caryl Hatsis est la seule « personne » survivante du PROCESS bien qu'elle ait beaucoup évolué depuis, se scindant en de multiples entités qui sont cependant toujours elle. C'est donc cette dernière, chargée du contact avec Alender, qui a envoyé un message à Upsilon Aquarii pour rendre compte de la situation dans le système solaire.

Cependant, ce n'est pas une ère de merveilles et d'abondance qui soudain s'ouvre devant ce qui reste de l'Humanité, mais les gouffres de l'enfer. Alender et Hatsis assistent, après avoir retrouvé la colonie d'Aquarii ravagée, à l'anéantissement total du Vincula et à l'éradication de la moindre trace de vie dans le système solaire par les Astéries, d'autres extraterrestres tout aussi mystérieux que les premiers. Les voilà seuls et uniques survivants de l'Humanité, et ils ont quelques difficultés à se supporter l'un l'autre. Leur unique espoir de survivance réside dans les autres missions de PROCESS.

Le premier tome est plus efficace que le second mais néanmoins, l'ensemble tient bien la route. Williams et Dix réussissent à conférer des personnalités crédibles à leurs personnages numériques post-singularité et parviennent même à les affubler de troubles spécifiques. Outre les péripéties, les auteurs s'attachent à créer un univers cohérent ce qui, parfois, les conduit à en faire un peu trop. Ainsi, les unités de Planck, qui pourraient être une nécessité dans la situation dépeinte si elle était « réelle », mais qui n'ont pas d'intérêt dans le roman si ce n'est de l'alourdir. C'est un brin casse-pieds, mais il suffit d'en faire abstraction. Le second tome est avant tout un tome de complexification où apparaissent de nouveaux protagonistes, comme il se doit.

Quoique moins difficile que la trilogie de L'Œcumène d'Or de John C. Wright, Les Orphelins de la Terre jouent dans la même cour et les auteurs essaient aussi de transcender la Singularité, de nous en proposer un au-delà crédible en la contournant au plus près. Tout comme chez Wright, on y voit des personnages étendus, multiples et fragmentés. L'idée qu'un personnage se constitue d'un corps abritant un esprit semble avoir désormais vécu et vole en éclats. La S-F nous avait déjà proposé qu'un même cerveau puisse héberger plusieurs esprits, mais c'était alors le cœur d'une histoire dont le déroulement tendait à un retour à la situation d'origine considérée comme normale. Un personnage avec un esprit éclaté et de multiples corps semble désormais un postulat de base, c'est presque un élément du décor propre aux personnages plutôt qu'une caractéristique spécifique.

Sur le front du NSO, Les Orphelins de la Terre constitue l'une des œuvres les plus avancées et les plus novatrices. L'intérêt est soutenu tout au long de ces deux premiers tomes. À défaut d'un chef-d'œuvre, on a là une solide série qui sera une bonne pioche pour quiconque a envie de se frotter à cette littérature.

Les Envoyés

[Critique commune à Les Envoyés et Les Rescapés.]

La mode du NSO (nouveau space opera) bat son plein. En voici une nouvelle illustration, plutôt intéressante.

Les auteurs sont australiens, comme un certain Greg Egan. Peut-être leur nationalité n'a-t-elle rien à y voir mais ils se sont inspirés en guise de prémisse à leur œuvre d'une des meilleures et des plus spectaculaires nouvelles d'Egan : « Les Tapis de Wang » (au sommaire de son tout dernier recueil, Océanique). Dans la seconde moitié du siècle, pour explorer les étoiles proches, l'humanité, à travers PROCESS, a numérisé l'esprit de soixante astronautes chercheurs qui ont ensuite été copiés pour former des « équipages » comprenant trente engrammes d'un millier de missions vers autant d'étoiles dans une sphère de trente parsecs de rayon. Rappelons-nous que le texte d'Egan évoque la « condition logicielle » là où on s'attend à lire la « condition humaine »…

Que Williams et Dix développent cette splendide idée ne saurait leur être reproché tant elle est plausible, c'est-à-dire conforme aux canons du NSO. En fait, le premier tome commence avec la mission qui a atteint Upsilon Aquarii. Là, Peter Alander, dont l'engramme est défectueux, s'est vu téléchargé dans un androïde en charge d'explorer la planète tellurique du système avec l'espoir qu'il recouvre sa santé psychologicielle en disposant à nouveau d'un corps. Seul à la surface de la planète, il assiste à la construction en un rien de temps de dix tours orbitales jointes par un tore. Il est choisi comme contact par les « cadeaux », les intelligences artificielles qui gèrent les prodiges que les « Fileurs », des extraterrestres mystérieux mais formidablement avancés, lèguent aux « humains » de Upsilon Aquarii. Vaisseau et communicateur supraluminique, musée des cultures de la galaxie, carte 3D de celle-ci, combinaison d'immortalité, échantillons de matière étrange, c'est une véritable hotte de Père Noël ou caverne d'Ali Baba qui est offerte à l'Humanité. C'est aussi la boîte de Pandore…

Sur le principe bien connu depuis le film Alien, chaque mission héberge un agent de PROCESS programmé à son insu pour prévenir la Terre, avec laquelle la liaison est rompue depuis des lustres, en cas de contact avec une civilisation étrangère. Après une tentative avortée de contact, Peter Alander retourne vers la planète Bleue à l'aide du vaisseau-trou supraluminique des Fileurs. La Terre et Vénus ont disparu, utilisées par le Vincula qui est sorti de la Singularité pour construire une sphère de Dyson partielle. Le plus gros de l'Humanité a été anéanti par les intelligences artificielles qui ne voyaient là guère plus que des acariens. L'original de Caryl Hatsis est la seule « personne » survivante du PROCESS bien qu'elle ait beaucoup évolué depuis, se scindant en de multiples entités qui sont cependant toujours elle. C'est donc cette dernière, chargée du contact avec Alender, qui a envoyé un message à Upsilon Aquarii pour rendre compte de la situation dans le système solaire.

Cependant, ce n'est pas une ère de merveilles et d'abondance qui soudain s'ouvre devant ce qui reste de l'Humanité, mais les gouffres de l'enfer. Alender et Hatsis assistent, après avoir retrouvé la colonie d'Aquarii ravagée, à l'anéantissement total du Vincula et à l'éradication de la moindre trace de vie dans le système solaire par les Astéries, d'autres extraterrestres tout aussi mystérieux que les premiers. Les voilà seuls et uniques survivants de l'Humanité, et ils ont quelques difficultés à se supporter l'un l'autre. Leur unique espoir de survivance réside dans les autres missions de PROCESS.

Le premier tome est plus efficace que le second mais néanmoins, l'ensemble tient bien la route. Williams et Dix réussissent à conférer des personnalités crédibles à leurs personnages numériques post-singularité et parviennent même à les affubler de troubles spécifiques. Outre les péripéties, les auteurs s'attachent à créer un univers cohérent ce qui, parfois, les conduit à en faire un peu trop. Ainsi, les unités de Planck, qui pourraient être une nécessité dans la situation dépeinte si elle était « réelle », mais qui n'ont pas d'intérêt dans le roman si ce n'est de l'alourdir. C'est un brin casse-pieds, mais il suffit d'en faire abstraction. Le second tome est avant tout un tome de complexification où apparaissent de nouveaux protagonistes, comme il se doit.

Quoique moins difficile que la trilogie de L'Œcumène d'Or de John C. Wright, Les Orphelins de la Terre jouent dans la même cour et les auteurs essaient aussi de transcender la Singularité, de nous en proposer un au-delà crédible en la contournant au plus près. Tout comme chez Wright, on y voit des personnages étendus, multiples et fragmentés. L'idée qu'un personnage se constitue d'un corps abritant un esprit semble avoir désormais vécu et vole en éclats. La S-F nous avait déjà proposé qu'un même cerveau puisse héberger plusieurs esprits, mais c'était alors le cœur d'une histoire dont le déroulement tendait à un retour à la situation d'origine considérée comme normale. Un personnage avec un esprit éclaté et de multiples corps semble désormais un postulat de base, c'est presque un élément du décor propre aux personnages plutôt qu'une caractéristique spécifique.

Sur le front du NSO, Les Orphelins de la Terre constitue l'une des œuvres les plus avancées et les plus novatrices. L'intérêt est soutenu tout au long de ces deux premiers tomes. À défaut d'un chef-d'œuvre, on a là une solide série qui sera une bonne pioche pour quiconque a envie de se frotter à cette littérature.

Identités

Dans le droit fil des précédents numéros de Bifrost, où il était question de « retour en grâce de la nouvelle », coup de projo sur une des dernières publications des éditions Glyphe : l'anthologie Identités, florilège de textes courts réunis par Lucie Chenu, figure bien connue du petit landerneau de la S-F et de la fantasy hexagonale.

Au sommaire vingt-six auteurs, dont quelques plumes très confirmées (Card, Ecken, Le Bussy, Mamier, Noirez). Les nouvelles balaient tout le spectre de la fiction, faisant fi des frontières entre mainstream, fantastique, S-F, conte de fée, fantasy ou même polar hardboiled. Il est vrai que le thème, l'identité, se prête à tous les genres et à toutes les formes. L'éclectisme qui en découle n'en reste pas moins guidé par un principe directeur : mettre l'individu, ses vies rêvées et ses brisures, au cœur du récit. Sans surprise, l'ouvrage balance du côté d'un certain désenchantement cynique et de la noirceur la plus crue, que la présence de nouvelles plus faibles stylistiquement, ou inachevées, ou ennuyeuses, vient malencontreusement tempérer. C'est d'ailleurs le principal reproche qu'on peut faire à l'anthologiste (qui n'en est pas à son premier fait d'armes (voir notamment, chez le même éditeur, (Pro)Créations), de n'avoir pas su — ou pas voulu — resserrer davantage sa sélection, disons autour d'une grosse quinzaine de textes. En l'état, un bon tiers des contributions me paraît largement dispensable, aussi vite lu qu'oublié (voile pudique jeté sur le nom des coupables). On s'enfile le second tiers avec des sentiments mitigés : vague curiosité pour Jess Kaan (« La Fourmilière, mon pied et le Tupic »), Jean-Michel Calvez (« La Bonne aventure ») et Sophie Dabat (« Démence, jouissance, délivrance », délirante autofiction) ; intérêt mâtiné de déception pour les Claude, Mamier et Ecken, tous les deux en petite forme ; politesse attentionnée pour Orson Scott Card (« Le Réceptacle ») ; politesse amusée pour Michèle Sébal (« Constance Lolita », grinçante comédie familiale à base de télékinésie) et pour le couple Ward/Miller, qui s'en donne à cœur joie dans « La Belle au poids mordant » (le titre est explicite), dommage que la nouvelle soit écrite à quatre pieds.

Reste une poignée de bons textes qui, sans verser dans le chef-d'œuvre, feront passer au lecteur d'excellents moments. Le postulat de Li-Cam dans « La Frontière de Tamika » — un virus biotechnologique a transformé les trois-quarts de l'humanité en dangereux psychopathes — n'est pas sans rappeler celui de l'excellente trilogie du chromozone de Beauverger, même si l'auteure exploite le filon de manière un peu foutraque. Lionel Davoust m'a impressionné avec son « Bataille pour un souvenir », histoire d'une caste de guerriers qui ne peuvent se sublimer dans l'action qu'en acceptant de renoncer à leurs souvenirs, au risque d'y laisser la conscience de soi. Nouvelle maîtrisée de bout en bout, qui n'aurait pas déparée dans Rois et Capitaines (antho où la contribution dudit Davoust s'était révélée beaucoup moins probante). Denis Labbé (inquiétant et malsain « Plastic Doll », à la chute plus dure qu'un uppercut), Ludovic Lavaissière (« Kainsmal », romance gothique dans l'Europe du XIXe siècle sur fond de lutte entre créatures antédiluviennes), fredgev (« Lagavulin », hallucinant voyage au bout d'un réel augmenté, diffracté par le cinéma mental du narrateur), Léo Lamarche (« Je ne t'oublierai jamais », bouleversant dans sa simplicité) sont chacun à leur manière plutôt convaincants. Mais s'il faut placer un texte au-dessus des autres, je citerai « L'Exécrable » de Jérôme Noirez, chronique d'un monde à la fois post-révolutionnaire et concentrationnaire, hanté de bourreaux mélomanes (sic) et de parias capables de voir le sang partout où il a coulé. Noirez parvient à déployer une sorte de poésie de la douleur et de la violence qui n'est pas sans évoquer le post-exotisme de Volodine. Construction impeccable, style enlevé : du beau travail.

Amputée d'une dizaine de textes, Identités aurait pu être l'une des fortes anthologies de l'année. Mais Lucie Chenu a privilégié la quantité, donnant à lire quelques auteurs qu'on aurait aimé voir dans d'autres dispositions — ou mieux accompagnés. Pas de quoi crier au scandale, mais pas de quoi se relever la nuit non plus.

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