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Dans la série « les discussions imaginaires de Bifrost » : après Somoza, l’auteure américaine Ann Leckie et Donnie, son ami de longue date. La scène se déroule dans la cafétéria de l’université de St Louis, Missouri. Tout le monde carbure au rooibos.

[Donnie :] Alors, ton nouveau roman ? C’est la suite de La Miséricorde de l’Ancillaire ?

[Ann Leckie :] On peut pas vraiment dire ça. Ça se déroule en même temps, mais hors du Radch impérial. Tu vois le genre ?

[Donnie :] Pas bien, justement… Mais ça veut dire qu’on ne se cogne plus les accords chelous masculins/ féminins ?

[Ann Leckie :] Parfaitement. Mais j’ai opté pour un sexe neutre, histoire de garder la main. Du coup, je rajoute æ à la fin des mots concernés. [Donnie fait mine de se lever.] Je t’assure, c’est vachement moins chiant à lire qu’avec ma trilogie de «  l’Ancillaire » !

[Donnie, qui prend sur lui et se rassoit :] Mwouais… Et de quoi ça parle ?

[Ann Leckie :] Alors, il y a Ingray Aughskold…

[Donnie, prévenant] : À tes souhaits.

[Ann Leckie, imperturbable :] Ingray Aughskold, donc, qui doit sortir un æ voleusæ

[Donnie :] Je croyais que c’était prononçable !

[Ann Leckie :] J’ai pas dit ça… Et au moins, ça se lit ! Bref, Ingray extirpe læ voleusæ de Retrait compassionnel – présenté comme ça, c’est vrai qu’on ne devine pas tout de suite qu’il s’agit d’une prison –, histoire de l’embaucher pour récupérer des antiquités qui la feront bien voir de sa mère. Parce que tu vois, sa mère, elle veut utiliser ces trucs contre un adversaire – des types qui revendiquent la planète Hwaé. Sauf que les choses ne sont pas simples. Ingray a un frère aux dents qui rayent le parquet, læ voleusæ prétend ne pas être qui elle est, le capitaine Tic Uisine fait…

[Donnie, impertinent :]… de la cuisine ?

[Ann Leckie, agacée] : Non. Sinon je l’aurais appelé Smallk Itchen. Et puis il y a les Gecks qui…

[Donnie :]… sont des geeks grecs ?

[Ann Leckie :] Nope, des aliens. Comme les Presgers, tu sais, ceux de «  l’Ancillaire », et les Rrrrrr.

[Donnie :] Ah ouais, les amis des chats… En tout cas, raconté comme ça, ça a l’air trop bien

[Ann Leckie :] Rassure-toi, tu vas pas te déchirer le myocarde. J’y vais mollo sur le suspense et le sense of wonder. Par contre, les personnages papotent et boivent un max de serbat.

[Donnie :] De quoi ?

[Ann Leckie :] Tu te souviens du thé dans dans «  l’Ancillaire » ?

[Donnie, du tac au tac :] M’en parle pas. Depuis, je bois plus que du café  !

[Ann Leckie :] Très drôle… En tout cas, le serbat c’est pareil. Mais pas pareil ! Et puis à la fin, l’héroïne a la possibilité d’aller à un Conclave rassemblant les différents extraterrestres et les factions humaines… sauf qu’elle décide de pas y aller !

[Donnie, qui torche sa tasse de rooibos dans un slurp définitif et sans appel:] Trop d’excitation et de sensawonda, c’est mauvais pour la santé.

Le conseil d’Obi Wan Kenobi : « Il y a du bon en lui… Je le sais… Il y a toujours du bon… » Le conseil de Bifrost : « Avoir des idées intéressantes, c’est pas mal. Mais raconter une bonne histoire, c’est encore mieux. Non, ce space opera n’est pas pour vous. »

Rétrograde

Quantité de choses sont rétrogrades sur Terre : Philippe de Villiers, n’importe quelle engeance fondamentaliste… et le mouvement apparent de Mars. Son orbite étant plus large que celle de la Terre, la planète rouge, vue depuis chez nous, semble parfois reculer dans le ciel. Et c’est précisément sur Mars, alors en phase rétrograde, que l’auteur australien Peter Cawdron a situé le cadre de son dixième roman (mais premier à paraître en français).

Dans un futur proche, une colonie scientifique a été établie sur Mars, fruit de la coopération entre différentes agences spatiales. Dans la sécurité de leur habitat souterrain, quelque cent vingt chercheurs de plusieurs nations – USA, Russie, Chine, Europe, Inde — y travaillent en bonne entente. Une cordialité vite balayée lorsque parvient la terrible nouvelle : une guerre nucléaire vient d’éclater sur Terre (et non sur Mars, comme le laisse supposer la couverture), sans le moindre signe avant-coureur. Pour Liz Anderson et les autres se pose alors la question de la survie tandis que les rivalités nationales resurgissent. Une survie d’autant plus menacée à mesure que les sabotages – causés par qui ? – amenuisent la marge de manœuvre des scientifiques…

C’est peu dire que Mars a été intensivement explorée, de façon exotique par Edgar Rice Burroughs, poétique par Ray Bradbury, écologico-politique par Kim Stanley Robinson, voire survivaliste par Andy Weir. Peter Cawdron inscrit son roman dans la lignée de Seul sur Mars : à vrai dire, c’est Seul sur Mars, mais au pluriel. L’aspect réaliste de Rétrograde est solide, crédible, et il s’agit probablement de la plus grande qualité du récit. Pour le reste… ce n’est pas folichon : personnages falots, style neuneu, intrigue peu inspirée, pour un résultat oubliable. En fait, ce roman aurait déjà été oublié, n’eût été l’espace éditorial dans lequel il est paru. La présence de Rétrograde au sein de « Lunes d’encre », collection habituellement plus exigeante et pointue dans ses choix, a de quoi surprendre… voire interroger quant à sa suite.

La Soupe aux arlequins

Dans notre 91e livraison, nous avions évoqué les quatre premiers titres des « Saisons de l’étrange », collection dont l’ambition revendiquée était d’être un « Netflix littéraire orienté pulp et fun  ». En dépit de la bonne intention initiale et des attrayantes couvertures de Melchior Ascaride, le bilan s’avérait plus tiède côté littéraire, avec deux livres médiocres et deux réussis. Quid de la suite ?

Avouons-le : on avait un tantinet perdu de vue Jean-Philippe Depotte. Depuis son Chemin des dieux (2013), en fait (critique inBifrost 71). L’auteur du remarqué Les Démons de Paris revient ici avec une série intitulée «Les Fantômes du Nouveau Siècle », dont le premier tome, La Soupe aux Arlequins, conclut cette première année des « Saisons de l’étrange ». Nous voici en mars 1900, à quelques jours de l’inauguration de l’Exposition Universelle de Paris. Attachante arnaqueuse, la jeune Marie-Antoinette entend bien saisir l’occasion pour profiter de gogos fortunés, type Méliès ou Edison, quitte à employer des moyens détournés — comme passer par le valet pour atteindre le maître. Le valet en question, c’est Léon. Quant à son maître, Picard, il s’agit ni plus ni moins du commissaire général de l’Expo. Lorsque Léon meurt, empoisonné par une soupe que lui a servie Marie-Antoinette – sans que celle-ci ne soit pour rien dans le trépas du pauvre bougre –, la jeune femme va tout faire pour entrer au service de Picard et savoir le fin mot de l’histoire. La voilà bien vite affectée à Sekigawa, un Japonais venu à Paris avec quatre urnes funéraires contenant autant de fantômes. Pourquoi Marie-Antoinette voit-elle justement des spectres ? Serait-ce l’un d’entre eux qui aurait empoisonné sa soupe ? Personnages truculents, reconstitution historique réussie, intrigue rondement menée (en dépit d’un détail essentiel laissant perplexe : les personnages, y compris les étrangers, parlent-ils tous un français sans accent ?), Jean-Philippe Depotte nous offre là une aventure policière sympathique en diable – le point d’orgue de cette première année des « Saisons ». On attend la suite !

La suite, justement : la saison 2 promet huit romans, tant des suites que des textes indépendants, signés d’auteurs confirmés ou en devenir. À voir, donc, en espérant un travail éditorial plus approfondi sur l’ensemble que lors de cette saison inaugurale…

Ann Radcliffe contre les vampires

Dans notre 91e livraison, nous avions évoqué les quatre premiers titres des « Saisons de l’étrange », collection dont l’ambition revendiquée était d’être un « Netflix littéraire orienté pulp et fun  ». En dépit de la bonne intention initiale et des attrayantes couvertures de Melchior Ascaride, le bilan s’avérait plus tiède côté littéraire, avec deux livres médiocres et deux réussis. Quid de la suite ?

Sous son titre très référencé, Ann Radcliffe contre les vampires n’est autre que la réédition du roman La Ville-vampire de Paul Féval, une fan-fiction avant l’heure mettant en scène l’auteure britannique Ann Radcliffe, pionnière du roman gothique avec Les Mystères d’Udolphe. Mené tambour battant, le récit se déroule durant sa jeunesse, lorsqu’elle part à la rescousse de sa meilleure amie, prisonnière du terrible vampire M. Götzi. Son aventure va la mener jusqu’au cœur de l’Europe, à l’assaut de la terrifiante ville-vampire… Trente ans avant le fameux Dracula de Bram Stoker, Paul Féval s’en donne à cœur joie avec le mythe du vampire (ce qu’explique Adrien Party, spécialiste de la question, dont la postface apporte un utile éclairage sur le roman et sa place dans la littérature vampirique), lui attribuant des caractéristiques surprenantes (des doppelgängers, un cœur mécanique, des yeux verts luminescents) que la postérité n’a pas conservées. Prescription oblige, on pardonnera à Féval la décevante pirouette finale du roman. Une question demeure : pourquoi avoir changé le titre original ? À cette aune-là, autant rebaptiser tous les classiques de la littérature sous des titres plus sexy  ! Valjean v Javert – l’aube de la justice, ça vous dit ?

Les Voleurs d'absurde

Dans nos domaines, on connait les éditions suisses Hélice Hélas depuis 2012 et la publication d’un recueil de nouvelles de Lucas Moreno . Après une anthologie de nouvelles suisses coordonnée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Hélice Hélas a confié à ce dernier les rênes d’une collection dédiée à la science-fiction, la bien – mais très curieusement – nommée « Cavorite et Calabi-Yau » (on vous laisse aller chercher sur internet la signification du deuxième terme). Les premiers titres ont paru en 2017 et s’inscrivaient dans le même univers de Gérimont partagé entre plusieurs auteurs. La collection est désormais forte de sept titres, dont les trois nouveautés chroniquées ici.

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Les Voleurs d’absurde de Robert Yessouroun est un recueil de dix nouvelles qui s’inscrit clairement dans la filiation d’Isaac Asimov et de ses Robots. Dans ces récits, les êtres métalliques, robots ou androïdes, sont en effet au cœur de la société décrite par Yessouroun, et, lorsque l’un d’entre se dérègle, cela génère des situations parfois cocasses, parfois bien plus inconfortables. Car, si les robots sont dotés d’une intelligence artificielle, il leur manque le principal : le moyen d’apprécier le poids des choses, une manière de peser le pour et le contre, ce que l’auteur appelle la « Réflexion Artificielle ». Aussi, comme le Bon Docteur, Yessouroun s’ingénie-t-il à mettre en lumière ces failles qui subsisteront sans doute encore longtemps dans ces créatures, aussi perfectionnées soient-elles. La lecture bienveillante de ce recueil se heurte néanmoins à un style particulièrement lourdingue qui ne rend absolument pas justice à la réelle inventivité de l’auteur ; Yessouroun veut trop en faire, là où pour mieux illustrer le côté ironique de ces situations, on aurait souhaité avoir un style plus épuré, moins gouailleur. Frustrant.

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Mage de bataille T1

Des trois ouvrages ayant été choisis par Gilles Dumay pour inaugurer le label Albin Michel Imaginaire, Mage de Bataille n’était sans doute pas le plus attendu, à côté de la locomotive Neal Stephenson [anatèm] et du pavé fantastique « À la King » de Robert Jackson Bennett. Archétype de la Big Commercial Fantasy, cet énorme roman coupé en deux avait aussi de quoi surprendre quand on connaît les choix de l’éditeur quand il officiait chez Denoël. Mais Albin Michel Imaginaire n’est pas « Lunes d’encre », et le choix de ce titre ne manque finalement pas d’intérêt, commercial en tout cas, tant il semble destiné a attirer vers la marque un public censément plus large.

Dans le monde de Mage de Bataille, la guerre contre les Possédés, une armée tout droit sortie des enfers, faire rage. Pour vaincre ces hordes de sauvages qui n’ont peur de rien, les peuples des Sept Royaumes d’Ire s’en remettent à leurs armées, à la tête desquelles officient les mages de bataille – dotés de la capacité d’invoquer des dragons venus de lointaines contrées. Falco Danté est un jeune employé de maison, mais il est surtout le fils d’un puissant mage devenu fou qui s’est retourné contre les siens, causant de nombreuses pertes avant de mourir. Au ban de la société, Falco ne trouve de réconfort que dans sa camaraderie avec Malaki, le fils du forgeron, doué au maniement des armes mais qui paie son origine des plus modestes. Lorsqu’un mage de bataille arrive dans leur ville pour affronter les Possédés, Falco ne trouve rien de mieux à faire que d’espionner ce dernier lors de l’invocation d’un dragon. Sans se douter qu’il va ainsi précipiter son destin, et celui de la plupart de ses proches…

On le voit au résumé qui précède, rien de bien original dans ce roman. Il est même extrêmement prévisible : dans l’une des toutes premières scènes du livre, on a déjà l’indication que Falco est plus que ce qu’il paraît. C’est clair d’emblée : le Mage de Bataille du titre, c’est lui. Dès lors, il ne fait plus de doute qu’on lit un roman d’apprentissage, comme en produit la fantasy par brassées. Avec les passages obligés que sont les erreurs payées au prix fort, des morts, mais aussi le soutien d’amis proches, le dépassement de soi et les actes héroïques, sans oublier les doutes permanents du protagoniste. Le monde inventé par Flannery est, lui aussi, conforme au standard habituel du registre (il semble, depuis George R.R. Martin, qu’un monde de fantasy doive comporter sept royaumes, ni plus ni moins), et ne présente aucune particularité notable qui le distinguerait du tout-venant. Bref, de l’archi-méga-déjà vu. Sauf que ça fonctionne, car Flannery fait montre d’une extrême efficacité dans son écriture — le bouquin se lit d’une traite, sans coup férir. Les personnages sont bien campés ; même si certains sont à la limite de l’archétype, la plupart sont travaillés en profondeur, et donc bien moins monolithiques qu’on l’imagine de prime abord. On se fait rouler dans la farine, on le sent bien, mais impossible de résister à l’envie de les accompagner dans leurs épreuves, de voir si Falco et les siens sauront contrer cette terrible menace que font peser les Possédés. Les actes de bravoure et les échecs, bien que prévisibles, interviennent au bon moment, et Flannery les orchestre avec compétence. On pourrait considérer ce roman sans saveur, tant il se contente d’apporter au lecteur ce qu’il attend, de le placer en terrain connu (un comble, quand on crée un univers de toutes pièces !), mais on est au contraire ravi de constater combien Flannery assume ce côté grand public, et s’acquitte de sa tâche avec une énergie remarquable. Nul doute qu’on ne trouvera pas davantage d’originalité dans l’ultime volet à paraître en février 2019, mais on attendra néanmoins avec impatience le dénouement de cette histoire, quand bien même on en devine déjà aisément les grandes lignes.

Et si l'humanité devenait numérique ?

Dans nos domaines, on connait les éditions suisses Hélice Hélas depuis 2012 et la publication d’un recueil de nouvelles de Lucas Moreno . Après une anthologie de nouvelles suisses coordonnée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Hélice Hélas a confié à ce dernier les rênes d’une collection dédiée à la science-fiction, la bien – mais très curieusement – nommée « Cavorite et Calabi-Yau » (on vous laisse aller chercher sur internet la signification du deuxième terme). Les premiers titres ont paru en 2017 et s’inscrivaient dans le même univers de Gérimont partagé entre plusieurs auteurs. La collection est désormais forte de sept titres, dont les trois nouveautés chroniquées ici.

L’anthologie Et si l’humanité devenait numérique ? est le résultat du concours Prix de l’Ailleurs 2018, créé à l’initiative de la Maison d’Ailleurs (à Yverdon) et de l’Université de Lausanne. Ce premier prix suisse, organisé par l’association romande de science-fiction, couronne des textes courts appartenant au genre. Une thématique en lien avec l’actualité est proposée chaque année, et c’est le numérique qui a été retenu pour l’édition 2018. Le présent volume présente ainsi l’ensemble des textes lauréats et la sélection du jury (soit dix fictions), ainsi que deux articles et un entretien. Un menu copieux donc, qui permet de découvrir des auteurs prometteurs et d’apprécier la vitalité du genre en Suisse. On n’a pas la place ici de citer tous les textes, aussi évoquera-t-on simplement le premier prix, un récit d’Élodie Barras qui, sous forme épistolaire (mais remise au goût du jour, il s’agit donc d’un mail), raconte les doutes d’un homme dont la mère se meurt et refuse de se faire recopier numériquement. Pas d’une originalité folle, mais déjà une certaine aisance stylistique pour un texte profondément humain.

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Esmeralda

Dans nos domaines, on connait les éditions suisses Hélice Hélas depuis 2012 et la publication d’un recueil de nouvelles de Lucas Moreno . Après une anthologie de nouvelles suisses coordonnée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Hélice Hélas a confié à ce dernier les rênes d’une collection dédiée à la science-fiction, la bien – mais très curieusement – nommée « Cavorite et Calabi-Yau » (on vous laisse aller chercher sur internet la signification du deuxième terme). Les premiers titres ont paru en 2017 et s’inscrivaient dans le même univers de Gérimont partagé entre plusieurs auteurs. La collection est désormais forte de sept titres, dont les trois nouveautés chroniquées ici.

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Vient enfin le livre qui constitue le morceau de choix de cette livraison : Esmeralda, de Bernard Fischli. Marko, qui souhaite oublier son passé peu glorieux sur Terre, s’engage pour aller terraformer Esmeralda, une planète hostile, dont la particularité tient au fait qu’elle est quasi exclusivement constituée d’une gigantesque forêt luxuriante. Cette jungle recèle de multiples organismes qu’on a du mal à classifier, tant les règnes animal et végétal semblent s’être fondus dans un nouveau type de créatures. Ces organismes, tantôt paisibles, tantôt violents, sont également de tailles diverses. De ce fait, la terraformation d’Esmeralda est extrêmement lente : des postes ont ainsi été créés à plusieurs endroits de la planète, et l’homme sécurise d’abord ces zones peu étendues avant de songer à découvrir leurs environs. Car il y a toujours le risque de connaître la même destinée que l’un des postes, dont on est sans nouvelles depuis longtemps… Marko va donc découvrir le dur rythme de la vie sur Esmeralda, bien éloigné de l’épanouissement personnel qu’il imaginait en s’engageant. Et, par la même occasion, découvrir qu’à la dangerosité de ce nouveau monde s’ajoute une autre avanie, à savoir la cupidité de l’être humain.

La terraformation est un thème rebattu en SF, pourtant Fischli s’en sort avec les honneurs, car il prend le parti de décrire le processus par le biais d’un colon moyen, un homme à qui l’on confie le travail le plus banal et le moins enrichissant possible. On découvre ainsi l’envers du décor, où l’on voit que terraformer une planète n’est pas qu’une affaire d’ingénieurs qui confieraient la tâche à des machines ultraperformantes ; il faut aussi de l’huile de coude, l’abnégation d’êtres humains prêts à suer dans des tâches totalement manuelles. Cette narration au plus proche d’un ouvrier, totalement immersive, est donc un parti-pris très intelligent, qui a d’autres intérêts. Il permet en effet aussi à Fischli de dévoiler progressivement son décor, cette planète Esmeralda au mystère envoûtant et stimulant, mais aussi la gestion qui en est faite, avec ses zones d’ombre. Extrêmement efficace, ce roman, qui n’est pas sans évoquer certains livres de Gilles Thomas / Julia Verlanger, est une excellente surprise, que l’on pourra prolonger dans les tomes ultérieurs de cette trilogie, Donoma et Océania, à paraître respectivement en 2019 et 2020, soit au moment où la collection « Cavorite et Calabi-Yau » commencera à compter un nombre suffisant de volumes pour qu’en puisse en tirer un premier bilan.

Bonheur™

Futur proche. La société de consommation a gagné, et dans les grandes largeurs, saturant le monde de ses codes. La publicité est omniprésente, ses hologrammes bigarrés s’affichent en permanence autour de chacun d’entre nous, et l’acte d’achat structure désormais le quotidien de tout un chacun, au point d’en être devenu obligatoire ; une police a même été créée pour veiller à ce que quiconque consomme il se doit. Le moindre changement dans votre mode de consommation, et débarquent chez vous les peu arrangeants Toshiba et son collègue Walmart, les flics de la section des « Crimes à la Consommation ». Ah oui… Il convient de préciser que dans le monde de Jean Baret, les marques ont tellement imprégné la société que tout le monde se fait sponsoriser à coût (sic) de contrat lucratif, et la personne ainsi parrainée prend l’identité de la marque qu’elle représente. Parmi les autres joyeusetés de l’époque, on peut aussi prendre comme épouse (ou comme époux) un robot, de façon à pouvoir la tabasser à loisir histoire de se défouler, le tout sans réelle conséquence puisque l’androïde se réparera tout seul au creux de la nuit. Un monde dans lequel on n’aimerait assez peu vivre, en somme. Pourtant, les protagonistes de Baret se satisfont de leur sort. À moins que…

Bonheur™ est le premier volume de la « Trilogie Trademark ». Jean Baret est avocat au barreau de Paris, culturiste et nihiliste. Un cocktail déto(n)nant, auquel il faut donc ajouter écrivain d’anticipation sociale. C’est dire si lire du Jean Baret, c’est une expérience dont on ne ressort pas totalement indemne. Car Bonheur™, derrière son titre sarcastique, est un roman sur l’aliénation, celle de tous ces otages d’une société de consommation poussée à son paroxysme, où chacun est victime consentante du système, n’a plus le recul pour se rendre compte qu’il est prisonnier, et se trouve même en manque quand l’un des éléments récurrents de sa journée ultra-balisée de la première à la dernière seconde vient à manquer ou à partir de travers. Pour bien enfoncer le clou, Baret adapte la forme au fond : lire Bonheur™, c’est entrer dans une boucle infinie, qui semble se répéter pour mieux vous étouffer et vous priver de toute réflexion. La journée de Toshiba est la même tous les jours, un peu à la manière d’Un jour sans fin, mais qui n’évoluerait jamais : les mêmes scènes vécues à l’identique, au même moment, décrites de la même manière par l’auteur. À titre d’exemple, on signalera la très asphyxiante scène de l’ascenseur, lequel diffuse toujours la même émission, The Shot Heard Round the World : à chaque fois qu’un personnage utilise l’ascenseur, soit toutes les deux ou trois pages, le nom de l’émission est cité, et cette répétition agit comme une hypnose sur le lecteur, qui vit ainsi le même épisode de lecture que les personnages vivent dans leur vie de tous les jours. Déclinez cet exemple de l’ascenseur sur l’ensemble des moments de la journée, et vous aurez une idée de la forme que prend le récit : une rengaine lancinante, comme un acouphène qui, de gêne, deviendrait peu à peu votre seule normalité. À ce titre, on imagine sans mal que le roman sera extrêmement clivant : il y aura ceux qui trouveront que ces répétitions sur près de trois cents pages en deviennent illisibles, et ceux qui trouveront la mise en abîme admirable, cette façon de fusionner forme et fond (on pourra toutefois émettre des doutes quant à la pertinence de le faire sur la longueur d’une trilogie, sous peine de tourner en rond, mais on jugera à parution des tomes ultérieurs). Personnellement, nous appartenons à cette deuxième catégorie : on n’a rien vu de tel en SF francophone depuis bien longtemps, une telle furia nihiliste, véritable bombe littéraire qui dynamite les codes de narration, sans concession ni consensus mou – jamais.

Signalons qu’aux origines du roman, il y a la rencontre de Baret avec les théories de Dany-Robert Du-four, un philosophe ayant beaucoup écrit sur la pléonexie : l’être humain est avide, il en veut toujours plus et n’a de cesse d’atteindre son but. C’est sur cette base que s’est développée la société de consommation, qui autoentretient ce penchant, voire se substitue à lui pour désormais diriger la destinée de l’humanité. Jean Baret fait sienne cette théorie, au point de transformer Dany-Robert Dufour en personnage de son récit. Et de donner in fine la parole à Dufour pour une postface très éclairante. La boucle est bouclée.

Anticipation sociale dystopique mais ô combien crédible, malgré ses côtés volontairement tape-à-l’œil, déversement défoulatoire de logotypes et de marques, Bonheur™ est à coup sûr un roman qui marquera son époque. Le prochain tome, initialement appelé Algopolis, a été rebaptisé Vie™ et sortira en 2019. Tout un programme. Bienvenue dans l’univers barré de Jean Baret.

Tremblement de temps

Si je vous dis que Tremblement de temps est un roman qui n’a pas été écrit, vous allez me demander la nature de l’objet de cette chronique. Eh bien, pas vraiment un roman, non… C’en est un sans en être un. Il n’y a pas vraiment de début, ni de milieu, ni même de fin d’un strict point de vue narratif, sans pour autant s’apparenter au Nouveau Roman… La quatrième de couverture nous apprend « que Kurt Vonnegut n’a pas envie de l’écrire. En tout cas, pas comme ça. À la place il nous livre la genèse de son récit avorté.  » Et pourtant, ce n’est pas non plus un making of.

Donc, en 2001, un tremblement de temps renvoie tout le monde dix ans plus tôt, en 1991. « L’histoire recommence à l’identique, les gens commettent les erreurs déjà commises, les mêmes catastrophes se produisent de façon automatique…  » Voila l’histoire que Vonnegut n’a pas envie d’écrire.

Qu’a-t-il écrit, alors ? Peut-être bien un roman, tout de même. Une sorte d’autobiographie romancée contenant des éléments de fiction ; et pour cause, vu qu’elle se déroule pour partie dans l’avenir, le livre ayant été publié aux USA en 1997. Ou un essais sur la vie des classes moyennes américaines au XXe siècle, mais pas au sens journalistique ni universitaire. Des commentaires personnels et des réflexions, parfois acerbes, sur la vie des gens en Amérique, et surtout sur le sens de cette vie. Vonnegut nous parle ici de lui-même, bien sûr, de ses femmes, de sa sœur, de son frère, de ses enfants, de ses amis et connaissances, de ce qu’ils pensent du monde dans lequel ils vivent et meurent. Un monde aussi hanté par son alter ego, Kilgore Trout, écrivain de SF raté, que l’on a déjà croisé dans nombre de livres de Vonnegut, et auquel Philip José Farmer finit par prêter sa plume pour Le Privé du cosmos. On le retrouve ici, quasi clochard jusqu’à ce qu’il s’installe dans la suite Hemingway de la résidence Xanadu pour écrivains à Rhode Island, à proximité de laquelle eut lieu un pique-nique de fruits de mer au bord de l’eau… Le livre tourne ainsi autour de quelques lieux tel l’Académie Américaine des Arts et des Lettres, et l’asile pour clochards contigu. Un certain nombre de gimmicks reviennent au fil du roman, Kilgore Trout ne cessant de ponctuer sa conversation de « Ding Dong » qui veulent tout et rien dire. Ou «  Vous avez été très malade mais vous êtes guéri à présent et il y a du pain sur la planche  », qui revient plus ou moins à propos, contribuant à une sorte d’humour aigre-doux omniprésent.

On ne saurait dire sur cette rive orientale de l’Atlantique que Kurt Vonnegut est l’un des auteurs les plus populaires de son siècle. Ses romans ont certes été largement traduits en français – en ce qui concerne les nouvelles, c’est une toute autre histoire –, mais je ne crois pas que beaucoup de gens d’ici le citeraient comme l’un des écrivains américains majeurs du siècle dernier. Et c’est bien dommage ! Il est pourtant doté d’une plume aussi créative qu’iconoclaste, d’un humour grinçant à souhait mais sans méchanceté aucune.

Méditation sur les États-Unis, la guerre, la famille et les amis, où l’on peut voir les prémices du court essai bien davantage désabusé quant à l’Amérique, Un homme sans patrie (Denoël, 2006), publié peu avant sa mort. Selon Vonnegut, le bonheur tient dans les relations au sein d’une famille élargie qui fait qu’au bout du bout, la vie vaut d’être vécue. L’un des intérêts majeurs de Tremblement de temps est de nous donner à voir des Américains (quand même instruits et cultivés) vivant leur vraie vie, voyant le monde tel qu’eux le voient. Le roman y montre un pays qu’ils aiment mais qui ne se ressemble plus, qui a perdu ses valeurs cardinales alors que les Américains et le monde entier en ont plus que jamais besoin.

Tremblement de temps est un livre étonnant – pas vraiment de SF, même s’il en est question à l’occasion —,un chef-d’œuvre à lire absolument, qui restera comme le chant du cygne d’un très grand auteur.

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