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La Théorie des cordes

Un vrai roman de hard S-F publié chez Actes Sud, voilà qui surprend. À y regarder de plus près, c'est toutefois assez logique : l'œuvre de José Carlos Somoza y est intégralement éditée et l'imaginaire de ce madrilène d'adoption (trop) peu connu en France n'a cessé de dériver lentement d'un fantastique nourri de références littéraires vers un fantastique de plus en plus crédible clairement orienté science-fiction. Après l'excellent La Caverne des idées et quelques autres de la même trempe, où l'érudition permet de tordre le mythe, Somoza s'attaque à un autre mythe, plus moderne, celui-ci, la théorie des cordes. Dans une histoire impeccablement traitée qui ne déparerait pas en « Lunes d'encre » ou en « Rendez-vous ailleurs », l'auteur s'offre le luxe de jouer avec le temps (entendre, sa « dimension physique ») tout en accouchant d'un thriller horrifique des plus prenants. Malgré une quatrième de couverture inepte probablement rédigée par un stagiaire aveugle sans doute intellectuellement trop élevé pour s'abaisser à lire un livre pas sérieux, La Théorie des cordes s'impose comme le meilleur roman écrit sur la question. Avec une plume fluide et parfois hard-boiled (servie par une traduction des plus correctes, malgré quelques erreurs de débutants qui énervent le lecteur hispanisant), Somoza navigue entre plusieurs époques. 2015, tout d'abord, ou une (encore jeune) physicienne illustre la théorie des cordes devant un parterre d'étudiants avachis en dépliant une feuille de papier journal, acte anodin qui lui révèle et confirme une horreur sans nom, et 2005 avant tout, où la même (toute jeune) physicienne est enrôlée par l'illustre professeur Blanes, seul espagnol nobélisable, dont le travail tourne autour de sa propre théorie des cordes, la théorie du séquoia. Entre ses deux dates, l'inavouable s'est produit, et il faut maintenant comprendre exactement ce qui s'est passé.

Admirablement découpé, le scénario de La Théorie des cordes renvoie le plus machiavélique des scénaristes hollywoodiens chez sa mère et déroule sa ligne narrative apparemment sans heurt, se contentant d'offrir le minimum à un lecteur de plus en plus secoué par l'épouvante que subissent les protagonistes principaux. Retour en arrière (2005, donc), où une station scientifique spécialement conçue pour le professeur Blanes avec des fonds privés plutôt louches entre en fonction sur un minuscule atoll de l'océan Indien. Dans le plus grand secret, plusieurs physiciens brillants arrivent sur l'île, dont la jeune Elisa qui joue malgré elle le rôle de personnage principal. Mais la physique n'est pas tout. Deux paléontologues et un psychologue théologien accompagnent l'équipe. C'est qu'il s'agit ici de contempler des images du passé, arrachées au temps via un processus effroyablement compliqué (et intelligemment décrit, d'ailleurs, même s'il reste imbitable pour le néophyte). Images du quaternaire ou image de la Jérusalem de l'an 33, comme vue depuis un satellite des plus modernes… Seul hic, l'Impact, ce choc psychologique inattendu et néfaste qui perturbe profondément l'esprit de ceux qui voient de telles images. Un choc violent qui fait craquer les nerfs des plus solides caractères et qui vaut à la petite équipe d'être traitée comme des pestiférés potentiels par la société qui finance toute l'opération. Si les choses semblent se dérouler correctement, Elisa commence à éprouver d'étranges sensations. Bientôt, des rêves l'assaillent, des rêves horriblement violents et sexuels dans lesquels elle sert d'esclave à une ombre dont seuls les yeux blancs sont visibles. Et quand un drame se produit sur l'île, c'est toute l'expérience qui cesse brutalement et qui dissémine les scientifiques aux quatre coins du monde. 2015, Elisa Robledo constate que la mort effroyable de certains de ses ex-collègues ne peut être le fruit du hasard. Quelqu'un ou quelque chose les élimine. Mais pourquoi ? Ne serait-ce pas simplement la folie qui les guette tous ?

Plongée psychanalytique dans l'univers des Dix petits nègres à la sauce Planète interdite, le roman de Somoza se dévore d'une traite et horrifie peu à peu son lecteur avec ses descriptions impeccables et cette sensation d'angoisse étonnamment bien rendue. Sexe, mort, tourments de l'inconscient et surprenante illustration d'une théorie physique séduisante, La Théorie des cordes fourmille d'idées géniales. Géniales, car elles n'inventent rien (ou si peu), mais recyclent avec bonheur l'histoire classique de la noirceur humaine. Ajoutez à cela quelques gouttes du meilleur des romans à suspense, et vous obtenez un livre d'une exceptionnelle facture, à découvrir au plus vite. Espérons qu'il ne passera pas inaperçu dans la petite communauté des lectrices et lecteurs de S-F.

Night Watch

Débarqué en France presque discrètement, Loukianenko n'a pas vraiment déplacé les foules. Peu ou pas de couverture presse, retours critiques minimalistes et notable absence de notoriété dans le petit monde fandomesque, Night Watch a pourtant de quoi séduire : vampires, démons, vodka, hallucinations, drogues et âpre réalité moscovite, le tout mélangé violemment dans une sorte de vaste cocktail déconnant mêlant polar et fantastique, voilà qui est tentant.

Hélas, L'Express du 23 novembre 2006 nous met la puce à l'oreille en citant l'éditeur : « … l'auteur tient tout autant d'Asimov et de Stephen King que de Bernard Werber… » Pareil parrainage ne peut que rendre malade, d'autant que la couverture criarde renvoie celle d'Aztechs (éditions du Bélial') au rang des madones Renaissance… Bref, la première pierre d'une trilogie russe culte, « vendue à plus de 3 millions d'exemplaires et qui fascine la planète » démarre mal sous nos longitudes. Quelques mois plus tôt, on avait d'ailleurs pu voir le film, Night Watch donc, sorte de machin post-punk filmé aux amphétamines, monté à la tronçonneuse et sonorisé dans une poubelle (métallique) qui pouvait amuser quelques minutes, mais quelques minutes seulement. Après la bataille, quid du livre ?

Surprise, malgré l'inévitable affrontement bien/mal qui structure l'ensemble, Les Sentinelles de la nuit n'est même pas un mauvais roman. Soyons clairs, ça n'est pas non plus un bon roman, disons que c'est quelque chose d'honnête, d'assez barré dans son genre et de suffisamment drôle pour faire passer quelques pilules. Pour les amateurs de société russe post-brejnevienne (et donc pro-chaotique), la lecture du très recommandable livre de Womack (De l'avenir faisons table rase — Denoël) suffit, mais force est de reconnaître que Loukianenko ne manque pas d'intérêt. Quelques mots sur le contexte, quand même : dans un monde où l'ombre affronte la lumière depuis l'aube des temps, il est utile de mettre un peu d'ordre et d'organiser plus efficacement l'affrontement. En conséquence, les deux camps mettent en place une sorte d'avant-garde chargée de surveiller les agissements des uns et des autres et s'assurer que personne ne franchit la ligne jaune. Nous avons les gentils d'un côté et les méchants de l'autre, sauf que rien n'est simple, que les rôles se mélangent parfois et qu'il arrive même que les partisans des deux camps doivent s'unir pour rétablir l'ordre quand l'un des Autres (c'est leur nom, que voulez-vous) déconne trop. Et d'ailleurs, justement, puisqu'on en parle, c'est ce qui arrive dans le livre, en plein monde moderne. Un complot (mais lequel ?) menace cet équilibre précaire. Il va falloir régler ça. Et discrètement, si possible, les humains ne devant, en principe, se rendre compte de rien…

Sur une trame (on le voit) archi-classique, Serguei Loukianenko promène son lecteur de délires en délires, dans un pays où les vampires sont allergiques à la vodka, où les cafards rodent et où les démons sont de vrais rebelles nihilistes. Mais le principal attrait des Sentinelles de la nuit, c'est la façon dont Moscou est décrite. Sorte de vaste chaudron de sorcières dans lequel tout est possible (même l'impensable), la capitale russe est un merveilleux décor, moite et glauque à souhait, qui suffit à lui seul au roman. Malgré ces quelques bons côtés, il ne reste pas grand-chose du livre une fois la dernière page tournée. Réjouissant, certes, rigolo, d'accord, plaisant, admettons, mais guère plus. Pas de quoi s'énerver, donc.

Aux limites du son

Étanche aux aléas éditoriaux et à toute forme de compromission littéraire, La Volte publie ce qu'elle veut, quand elle veut et comment elle veut. Un constat réjouissant, qui autorise Mathias Echenay (Monsieur La Volte, donc) à s'aventurer sur des terrains a priori interdits aux autres. Témoin, cette très belle (littérairement et physiquement) anthologie plus ou moins dédiée au défunt et fameux groupe Limite qui rassemble sept plumes prestigieuses (de Berthelot à Curval en passant par Jouanne ou Barbéri) en plus d'un CD musicalo-bruitiste de haute tenue. Plaisir des yeux, donc (merci à Jef Benech' pour l'excellent habillage de l'ensemble), mais aussi plaisir des oreilles, puisque tel est le sujet. Recherche sur la structure et sur la langue, nous dit le manifeste du mouvement Limite fondé vers le milieu des années 80 et clairement orienté vers une S-F plus adulte, plus littéraire, plus expérimentale, plus audacieuse en un mot. De fait, les sept textes qui composent Aux limites du son forment un tout cohérent à défaut d'être parfaitement intelligible. On se dit que les auteurs — comme l'éditeur, d'ailleurs — ont voulu se faire plaisir, et on aura bien du mal à leur en vouloir, tant ce plaisir est communicatif, même si toutes les nouvelles ne fonctionnent pas de la même façon. C'est sans doute inévitable et c'est tant mieux, l'idée restant de toucher (mais de toucher vraiment) un public réduit plutôt que de racoler le plus grand nombre. À défaut de tout comprendre (le faut-il nécessairement, d'ailleurs ?), on a le droit de se laisser bercer par la musique des mots et celle des sons. On citera par exemple les très beaux morceaux Il n'y a pas de raisons de s'inquiéter (DDAA) et La danse de Lugrustan (BeNe GeSSeRiT), tous deux inspirés respectivement par les très beaux textes « Dies Irae » (Barbéri & Jouanne) et « Mes relations avec Lugrustan » (Philippe Curval, qui « remplace » Volodine au menu Limite et y ajoute son humour très personnel). À noter également la très curieuse « Symphonie inaccessible » de Francis Berthelot, qui raconte la quête musicale d'un homme à travers les âges et les incarnations et qu'on a pu « entendre » in situ aux dernières Utopiales de Nantes dans une sorte de happening plutôt réussi. Bref, on l'aura compris, Aux limites du son est de la race des livres qui font du bien, tant par leur différence que par leur provocation. La preuve que l'imaginaire n'est pas formaté et qu'une autre littérature est possible.

L’âge des lumières

Chroniquer L'Âge des lumières n'est pas simple. D'abord parce que MacLeod nous a déjà emballé tout net avec son très bon Les Iles du soleil, ensuite parce que la traduction de Jean-Pierre Pugi est tout simplement à tomber et rend justice au style si particulier de l'auteur. Difficile, donc, de garder son calme devant le livre, tant sa qualité est à la hauteur de sa réputation. Fort heureusement, la couverture plutôt repoussante (ce qui a donné lieu à un joli — et vif — débat sur la toile) tempère les ardeurs des hystériques. Reste que c'est l'intérieur qui compte et que MacLeod n'a pas pour habitude de se moquer du monde. Pourtant, entrer dans L'Âge des lumières n'est pas évident. Lenteur de l'histoire, rigueur stylistique, inaction récurrente et scénario somme toute assez banal (malgré l'originalité de départ) limitent le droit d'accès : dans une Angleterre uchronique précipitée dans une sorte d'ère industrielle parallèle depuis le XVIe siècle grâce à la découverte de l'Ether, on suit le parcours d'un jeune homme qui refuse le pouvoir en place et qui va tout tenter pour le renverser. Pas de quoi s'énerver a priori, mais l'Ether est une si jolie trouvaille… Magie incarnée en une substance délétère, c'est elle qui donne à l'Angleterre son pouvoir et sa richesse en pliant la matière à la volonté humaine. C'est elle qui maintient les ponts, c'est elle qui fait tourner le monde, mais c'est également elle qui, en se rendant indispensable, asservit l'humanité. De fait, la société décrite par MacLeod n'a vraiment rien d'utopique. Organisation bureaucratique pyramidale ultra hiérarchisée par l'intermédiaire des guildes, on trouve même des intouchables (ou leur équivalent) qui ont tout des prolétaires si bien décrits par Orwell dans 1984. L'Âge des lumières, roman politique ? Pourquoi pas. Tous les ingrédients y sont habilement mélangés. La critique sociale, la description d'un ordre implacable et immuable, la révolte nécessaire d'un individu et l'idée assez fréquente au Royaume Uni (on peut y voir la très recommandable influence de William Morritz) que le progrès ne justifie pas forcément l'injustifiable.

En fait, l'atout principal du roman reste sa magnificence un peu barrée, un peu baroque. Le style est inimitable, le déroulé des phrases s'autorise maints détours et la beauté générale du décor transporte assez vite le lecteur là où la S-F ne l'emmène que rarement. Aucun doute, Ian MacLeod confirme son exceptionnel talent d'architecte. Le meilleur est sans doute à venir, mais la barre est déjà bien haute, ce dont personne ne songera sérieusement à se plaindre.

Le Puits des histoires perdues

Nous retrouvons l'héroïne Thursday Next là où nous l'avions laissée dans Délivrez-moi. Enceinte d'un mari qui n'a jamais existé puisqu'il a été éradiqué de la trame temporelle, traquée par la puissante et impitoyable Goliath Corporation, elle a été recrutée par la Jurifiction, la police des livres qui, entre autre, veille à ce que les personnages de roman ne s'échappent pas de leur œuvre. Afin qu'elle puisse passer une grossesse tranquille, sa supérieure, Miss Havisham (celle des Grandes espérances de Dickens), la cache dans un roman de gare inédit, Les Hauts de Caversham. Car il existe en effet, sous la Grande Bibliothèque (c'est-à-dire, le monde des livres publiés), le Puits des histoires perdues, vingt-six étages de sous-sols où s'entassent les livres en chantier, les œuvres en attente de publication, les manuscrits impubliables. Dans le cadre du programme d'échange de personnages, Thursday endosse donc un second rôle dans ce médiocre polar en instance de démolition et s'installe dans un hydravion avec Pickwick, son dodo apprivoisé.

Mais son congé maternité ne sera pas aussi reposant qu'elle l'avait imaginé. Investie de missions mineures pour la Jurifiction, elle découvre l'existence d'un complot qui menace ni plus ni moins les fondations du Monde des Livres. UltraWord, 9e version du « système d'exploitation » du monde des livres, est en cours de test et doit bientôt remplacer le vieillissant système LIVRE en usage depuis plusieurs siècles. Or, un agent de la Jurifiction semble avoir été assassiné après avoir découvert qu'UltraWord est piégé. Et le piège doit se refermer lors de la 923e cérémonie des Livres d'Or. Thursday Next, qui s'était mise en tête de former deux personnages génériques, d'aider le personnage principal des Hauts de Caversham et de préserver le roman de la mise au rebut, va en plus de tout cela devoir sauver le monde…

En 2004, les lecteurs français découvraient L'Affaire Jane Eyre, étonnante uchronie dans laquelle fiction et réalité se mélangent allègrement. L'Angleterre est en guerre contre la Crimée depuis un siècle, les Anglais vénèrent l'écrit au point d'avoir mis en place des services secrets spécialisés dans la littérature, des personnages de fiction peuvent sortir des livres. Inversement, on peut entrer dans les livres et en modifier l'intrigue, on y communique via un note-de-bas-de-page-phone. Le tout est hautement référentiel et ratisse large (de Blyton à Dickens en passant par le Chat de Cheshire et les empereurs de l'espace). Les références piochent abondamment dans les classiques anglo-saxons ; si toutes ne parleront pas forcément au lecteur français, cela ne gêne en rien la lecture. Ces quelques lignes ne constituent qu'un petit aperçu de l'univers bâti par Jasper Fforde. Si vous ne connaissez pas encore Thursday Next, vous êtes impardonnables et êtes sommés de vous procurer et de lire dans les meilleurs délais les deux premiers tomes, disponibles en grand format au Fleuve Noir et en poche chez 10/18.

Avec Le Puits des histoires perdues, l'auteur approfondit et enrichit son univers, et plus particulièrement le fonctionnement du Monde des Livres — la Grande Bibliothèque et le Puits — auquel il apporte de nombreuses nouvelles idées : le système LIVRE, la Mer de Texte, les vyrus ortografiques, ou encore les personnages génériques (une belle invention parmi d'autres). C'est aussi l'occasion de s'amuser avec les clichés, du polar en l'occurrence, à travers le roman fictif Les Hauts de Caversham, le personnage de l'enquêteur Jack Spratt, et les extraits dudit roman (Fforde aime écrire des romans-gigognes. Ça tombe bien, nous on aime le lire).

Le revers de la médaille, c'est que la facette uchronique des deux premiers opus et le monde fascinant des SpecsOps passent à l'arrière-plan. C'est frustrant : l'univers s'enrichit d'un côté mais s'appauvrit de l'autre. Par ailleurs, l'intrigue principale tarde quelque peu à se mettre en place, tant Jasper Fforde s'amuse avec ses personnages et ses bonnes trouvailles, au risque de s'égarer en chemin. Si Le Puits des histoires perdues se situe donc un cran en dessous de L'Affaire Jane Eyre, il convient de relativiser : nous restons malgré tout dans le domaine de l'excellent. Le roman comporte plusieurs morceaux de bravoure — ainsi, l'attaque des virus orthographiques et le combat épique qui leur est livré ! Et lorsque l'enquête sur le grand complot démarre enfin, l'auteur ne nous lâche plus jusqu'à un final ébouriffant mené à cent à l'heure et nourri de rebondissements.

À l'image des précédents, ce troisième opus demeure un OVNI littéraire, drôle, original et fin, qu'on se doit de lire toutes affaires cessantes. En attendant le tome 4, Something Rotten, au titre shakespearien prometteur.

Jennifer Morgue

En 2004, l'Écossais Charles Stross débarquait en France avec un roman surprenant et hilarant, Le Bureau des atrocités, adjoint d'une novella se déroulant dans le même univers et mettant en scène le même personnage principal : Bob Howard, hacker au service de la Laverie, le plus secret des services secrets britanniques, une entreprise qui œuvre dans le domaine de l'occulte et a notamment pour rôle d'intercepter mathématiciens et autres informaticiens fous ayant redécouverts certains théorèmes capables d'ouvrir des portes vers des mondes parallèles peuplés de créatures que H. P. Lovecraft n'aurait pas reniées. L'ouvrage, publié chez Robert Laffont dans la collection « Ailleurs & demain », n'ayant sans doute pas reçu le succès public escompté (à moins que l'éditeur, Maître Gérard Klein, n'ait pas apprécié la suite…), c'est le Cherche Midi qui nous propose ce second opus dans l'univers de la Laverie.

Pour Howard, tout commence par une mission de routine, en Allemagne, où il échappe de justesse, au cours d'une réunion, à une présentation Powerpoint piégée. Briefé par son supérieur et ses collègues, il apprend que le milliardaire Ellis Billington entend récupérer une redoutable arme chthonienne échouée depuis des millénaires dans les fonds océaniques. Entreprise qui pourrait bien rompre l'accord secret passé entre l'humanité et des créatures sous-marines capables d'exterminer toute vie terrestre d'un simple claquement de doigts. Howard est donc envoyé sur place, dans les Caraïbes, pour déjouer le plan de Billington. Avec l'aide de Ramona Random, agent de la Chambre Noire, équivalent US de la Laverie, il doit s'introduire sur le yacht du milliardaire… Comme si la situation n'était pas assez compliquée, les deux agents secrets se retrouvent liés par une « intrication de destinée » : si le lien télépathique qui en résulte s'avère bien pratique pour les besoins de la mission, un tel sort met leurs vies en danger. Ah oui, j'oubliais : Ramona est une démone (d'apparence humaine, grâce à un « glamour »), et mieux vaut éviter de fricoter avec la charmante créature si l'on tient à sa vie et à sa santé mentale…

Le lecteur du Bureau des atrocités ne sera pas trop dépaysé, du moins au départ, avec ce Jennifer Morgue. On y retrouve le même mélange d'espionnage et de fantastique, dans un univers où la technologie se met au service de la magie : utilisé de manière appropriée, le matériel électronique permet de lancer des sorts et des invocations — l'économiseur d'écran d'un téléphone portable contient un attrape-rêves protégeant le sommeil de son possesseur, etc. L'imagination de l'auteur n'est pas avare en idées délirantes. Parmi les plus jolies trouvailles : un produit de beauté à base de sacrifice humain qui transforme le porteur en véritable caméra de surveillance. L'humour reste très présent, à travers l'univers bureaucratique de la Laverie, et surtout via les réflexions du personnage principal (sa diatribe contre les réunions soporifiques à base de présentations Powerpoint est savoureuse).

Mais Stross a eu l'intelligence de ne pas écrire un simple clone de son premier roman. Ici, l'aspect lovecraftien de son univers, omniprésent dans Le Bureau…, et dont il constituait un des nombreux charmes, s'estompe au profit d'un hommage à un autre genre d'œuvres : celles de Ian Fleming et de son célèbre agent 007. Tout y est : la mission sur une île de rêve (surveillée par des mouettes zombies), l'espion en smoking (avec port USB intégré dans le nœud papillon), la James Bond girl (version démon aquatique), le milliardaire dément qui veut devenir maître du monde (forcément) et qui monologue abondamment (comme tout Méchant digne de ce nom), sans oublier la voiture gadgétisée. Pas une Austin Martin, non, mais une Smart, restriction budgétaire oblige, et moins dotée d'armes conventionnelles que de protections anti-zombies. Le résultat est une intrigue jamesbondienne transposée dans un contexte fantastique et décalée par un sens de la dérision pertinent. Autre idée qui confère à l'intrigue une dimension supplémentaire : les protagonistes ont conscience d'évoluer dans l'univers fictif de James Bond, car il existe (on résume grossièrement) un sort qui invoque l'esprit de Ian Flemming aux alentours de l'île, sort que, naturellement, bons et méchants tentent d'exploiter.

On pourra reprocher au roman un petit coup de mou à mi-parcours. Faiblesse toutefois passagère : l'intrigue ne tarde pas à redémarrer pour ne plus lâcher le lecteur jusqu'à la fin. On pardonne aisément au vu des morceaux de bravoure dont elle est parsemée, notamment la réunion piégée et toute la partie finale sur le yacht du milliardaire. L'autre reproche, difficilement pardonnable, celui-là, est à imputer à l'éditeur : une couverture laide à pleurer qui ne rend justice en rien à la qualité et à l'originalité de l'ouvrage. Certes, nous sommes dans l'hommage aux films d'espionnage et aux clichés qui vont avec, mais ce n'est pas une raison pour faire dans le moche, ni faire fuir le lecteur potentiel qui croira tomber sur un « OSS 117 » grand format.

Quoi qu'il en soit, on conseillera ce Jennifer Morgue, et, d'une manière générale, l'univers de la Laverie, qui constitue jusqu'à présent, en français tout du moins, l'aspect le plus intéressant de l'œuvre de Charles Stross.

Alien Earth

Voici ce qu'on peut lire en page 110 du présent bouquin : « Votre planète est empoisonnée. Les effets de l'empoisonnement sont irréversibles. D'ici deux cents ans, l'espèce humaine ne pourra plus survivre sur votre planète. Il faut l'évacuer dès maintenant, avant que l'empoisonnement n'affecte votre potentiel génétique. Nous sommes là pour aider à l'évacuation. Nous sommes les Arthroplanes. » Une citation qui résume au mieux les enjeux du roman… C'est dit : la race humaine passe sous le giron protecteur des Arthroplanes pour se voir, après quelques manipulations génétiques forcées, réimplantée avec succès (mais sous haute surveillance) sur deux lointaines planètes, Castor et Pollux. Sauf que quelques millénaires plus tard, la méfiance et la curiosité n'ayant toujours pas été éliminées du pool génétique humain, une poignée d'hommes et de femmes se mettent à douter des Arthroplanes qui ne cessent de répéter combien la Terre est pourrie. Ils veulent savoir, ils veulent voir par eux-mêmes. Sous couvert d'une mission banale, ils envoient donc en secret un vaisseau vers la Terre afin d'y effectuer leurs propres relevés. Et pour y trouver quoi, ma bonne dame ?

Il est rare d'observer une telle dichotomie chez un écrivain portant deux noms de plume différents. Autant Robin Hobb est passionnante, autant Megan Lindhom peut se révéler chiante et pénible. La trame de cette petite fable (500 pages tout de même !) philosophico-écolo, alourdie du thème rebattu du retour aux sources, était déjà usée jusqu'à la corde lorsque, en 1992, le livre fut écrit. Chacun sait que la spécialité de Robin Hobb alias Megan Lindhom n'est pas à proprement parler l'originalité. C'est même tout le contraire. Et si Hobb excelle dans la réécriture des mythes standards de la fantasy, Lindhom passe au travers dans le domaine de la science-fiction, et pas qu'un peu.

Nous voici donc avec un récit impersonnel et dépassionné, confit dans un rythme non pas lent mais mou, ce qui est pire. Les personnages sont décevants, sans saveur, à la limite de la caricature. Connie, surtout, l'élément féminin de l'histoire, particulièrement agaçante : indécise, psychorigide, on a plus qu'à son tour l'envie de la balancer contre un mur pour voir le résultat, juste par curiosité. Ainsi se retrouve-t-on coincé à la moitié du livre, et ce sur plusieurs centaines de pages, au cœur d'un huis clos qui fait bailler d'ennui. Un sentiment que rien ne vient sauver, et certainement pas les première et dernière parties, tout aussi mornes et plates, sans rythme autre que contemplatif. La construction même de l'histoire est simpliste. Découpé en deux parties, la première est rigide, monolithique et ennuyeuse. Puis l'auteur introduit un élément déstabilisant, et on bascule dans le chaos. Sauf que… Le chaos chez Lindhom est très lisse, policé, et surtout très, très, prévisible. À oublier, et vite.

Un secret de famille

Dans le premier volume de cette trilogie, Miriam Beckstein, une journaliste économique, a reçu de sa mère adoptive, Iris, un carton à chaussures contenant des objets relatifs à ses origines, dont un pendentif qui l'a expédiée sur un monde parallèle d'aspect médiéval. Elle est désormais la riche princesse d'un clan dont l'activité principale est un lucratif trafic de drogue, impunément acheminée au client à travers l'univers parallèle. Tout le monde n'ayant pas la capacité de passer d'un monde à l'autre, Angbard, l'oncle de Myriam, attend qu'elle participe à l'entreprise familiale. Un refus signifierait la mort de Myriam. En outre, bien des gens espèrent mettre la main sur son fabuleux héritage, qui avait été gelé jusqu'à ce jour. Elle-même n'est qu'un pion dans les luttes mortelles qui opposent les diverses familles du Clan. Après plusieurs tentatives d'assassinat, Myriam a choisi de se cacher sur Terre chez son amie Pauline, d'où elle organise la contre-attaque. Elle est accompagnée de Brill, une aristocrate qui n'a pu changer d'univers que juchée sur ses épaules et qui se familiarise extraordinairement vite avec les merveilles technologiques de nos sociétés industrielles. Elle a également pris ses distances avec Roland, le cousin déconsidéré pour avoir voulu engager des réformes sociales jugées dangereuses par les tenants du pouvoir : elle l'aime toujours mais pense qu'un traître se dissimule dans son entourage.

Le seul moyen de mettre fin à ce commerce immoral, d'améliorer le niveau de vie et les conditions sociales sur l'autre monde, est de permettre aux familles de s'enrichir différemment. Myriam trouve plus lucratif le commerce des idées : il ne nécessite pas de soustraire à un univers une quantité de matériaux limitée à ce que peut porter un homme, mais permet de donner une valeur ajoutée à la matière brute tout en développant sur place une industrie prospère. La technologie de nos sociétés est trop avancée pour être exportable, mais Myriam découvre fort opportunément l'existence d'un troisième univers, d'où serait issue une fraction des gens qui cherchent à la tuer et qui, sur le plan du progrès, se situe à mi-chemin entre les deux mondes. Cette société victorienne qui connaît l'automobile et le dirigeable est cependant dirigée par un gouvernement totalitaire des plus répressifs.

C'est donc en voyageant dans trois univers différents que Myriam déjoue les plans des factions acharnées à sa perte et met en place un commerce idyllique qui jette les bases d'une société plus égalitaire. Celles-ci empruntent essentiellement au père de l'économie politique, Adam Smith, auquel Stross rend hommage à travers quelques vibrants plaidoyers sur les vertus de la production industrielle, qui offre à l'homme de la disponibilité, en même temps qu'il balaie les remords post-coloniaux des sociétés avancées craignant de détruire d'anciennes cultures en lui apportant la technologie (Allez donc vivre dans une hutte pendant deux ans !). Ces discours libéraux ne sont pas entièrement tempérés par ceux d'un autre analyste économique, Karl Marx, auteur d'un Réexamen de l'Exode de Hanovre, qu'on lit sous le manteau dans le troisième univers. Stross se fonde d'avantage sur le sens moral des dirigeants pour éviter les dérives d'une économie de marché trop libérale que sur un réel contre-pouvoir. Par ailleurs, la révolution conceptuelle de son héroïne est un peu trop facilement menée : un seul discours suffit à gagner les membres du Clan à sa cause. Les arguments, très rationnels et fondés sur les réflexes égoïstes des auditeurs, sont, certes, convaincants, mais on est surpris que Myriam rencontre si peu d'opposition dans sa remise en cause de traditions, sachant le pouvoir dont disposaient, dans nos sociétés médiévales, les puissances religieuses qui n'avaient pas leur pareil pour tuer dans l'œuf les révolutions scientifiques, religions qui sont ici à peine évoquées.

Mais Charles Stross masque habilement les insuffisances de sa démonstration avec un récit prenant, servi par des personnages intéressants. L'avalanche de péripéties ne laisse pas au lecteur le temps de porter un regard critique. Certains coups de théâtre nous ramènent même à l'époque de Molière, mais le dynamisme et la conviction sont tels qu'on se laisse malgré tout emporter par l'histoire jusqu'à la dernière page.

Temps

Persuadé que l'avenir de l'homme est dans l'espace, Reid Malenfant, exclu de la NASA, a convaincu des investisseurs de financer un programme concurrent de conquête spatiale à rentabilité immédiate avec l'exploitation d'astéroïdes. C'est un excentrique optimiste qui n'est jamais là où on l'attend. Son ancienne épouse, Emma Stoney, qui est restée sa secrétaire, le soupçonne de s'être inventé une maîtresse juste pour se consacrer davantage à ses projets. Ceux-ci changent notablement quand Cornelius Taine, un mathématicien, parvient à théoriser l'extinction de l'humanité dans les deux siècles à venir par un cataclysme quelconque, une conséquence de la surpopulation ou de l'épuisement des matières premières, théorie qui ne peut que flatter les idées d'un Reid pressé de voir l'homme quitter la planète. Taine le convainc cependant de tenter une expérience délirante, persuadé que si l'homme est parvenu à s'en sortir, il a envoyé un message dans le passé pour prévenir ses ancêtres. La détection de ce message, réalisée à partir du comptage de neutrinos issus de désintégrations de quarks et d'anti-quarks, est une preuve d'autant plus vertigineuse qu'elle désigne un astéroïde a priori insignifiant, Cruithne, mais dont l'orbite est si bien ajustée à celle de la Terre qu'elle constitue un mystère. Il n'en faut pas plus pour que Reid modifie ses plans, envoyant sa fusée sur un objectif moins facile à atteindre, avec, à son bord, un calmar génétiquement modifié dont l'intelligence, pour rudimentaire qu'elle nous apparaisse, est exceptionnelle par rapport à ses congénères. Sheena 5 sait que son voyage est sans retour et l'accepte plus facilement que bien des humains ayant appris sa présence à bord. Alors que se posent des questions éthiques sur l'emploi de calmars dans l'espace, l'humanité s'inquiète, dans le même temps, de l'apparition d'enfants surdoués à travers le monde, dans des quartiers défavorisés, qui tous dessinent des cercles bleus. La peur qu'ils suscitent amène la société à les confiner dans une école en Australie, où ils sont suivis…

Autour de ces trois axes, les enfants surdoués, les céphalopodes amenés à l'intelligence et le message en provenance du futur, Stephen Baxter élabore une intrigue échevelée, où la découverte sur Cruithne d'un artefact permettant de passer d'un univers à l'autre emmène les héros dans une multitude de mondes parallèles. Tout au long de cette folle aventure se pose la question du sens de la vie et celle de l'immortalité de l'espèce. L'humain se refuse à croire qu'il s'éteindra un jour, au mieux avec la mort de son soleil, ni, s'il parvient à essaimer dans la galaxie et au-delà, à disparaître en même temps que l'univers, lui aussi mortel. La théorie des univers parallèles qu'il développe, si elle assure une pérennité, pose cependant d'autres questions.

Stephen Baxter a le sens du cosmique. La première partie du roman, passionnante dans ses développements très hard science, comme l'usage de particules voyageant dans le temps, l'emploi de calmars pour l'exploration spatiale, la confiscation de l'espace par la NASA (un reproche qu'il a déjà utilisé ailleurs) rappelle que l'auteur fut lui-même un candidat aux étoiles refusé par la NASA. Si l'espace a perdu un astronaute, la science-fiction a gagné un écrivain d'envergure, qui possède un sens de l'intrigue et du rythme capables de transformer le plus assommant exposé scientifique en insoutenable suspense.

Au terme de cette aventure absolue se pose la question de savoir ce que Baxter pourra bien encore raconter dans les prochains volumes de la trilogie (Espace et Origine), tant il semble être allé loin dans l'exploration de son univers. Il est surprenant que ce très grand roman ait dû attendre huit ans pour être traduit en France (mais il est tout aussi irritant de voir que nombre d'œuvres de Baxter, comme les séries Xeelee, Behemoth et Time's Tapestry, restent inédites chez nous).

Sjambak

Six nouvelles et un court roman, tous datés des années cinquante à l'exception de « Planète de poussière » (1946), composent ce recueil de Jack Vance. L'exotisme y est de rigueur et la plupart des histoires traitent de commerce extra-planétaire et des dangers ou problèmes afférents ; on lutte ainsi contre une créature dans une région de prospection minière (« Joe Trois Pattes ») ou on espère développer le tourisme sur une planète malgré la présence de sjambaks, dissidents au pouvoir local (« Sjambak »).

L'expédition de marchandises à travers les mondes, dans les soutes de vaisseaux spatiaux ou par le biais d'une technique de téléportation, génère des trafics et des escroqueries (« La Planète de poussière », « Le Robot désinhibé »). Ces mondes aux forts relents de colonialisme permettent d'aborder le sujet sous divers éclairages. Les nouvelles qui ouvrent et ferment le recueil en particulier montrent que les occupants ne sont pas toujours les vainqueurs : « Les Maîtres de maison » ne sont pas forcément ceux que l'on croit et la culture locale marque parfois l'envahisseur de son empreinte au point de l'obliger à s'adapter au lieu d'imposer ses vues planifiées (« Le Diable sur la colline du Salut »).

Tout ce qui fait le talent de Vance est déjà présent : loin de se concentrer sur l'intrigue, le récit fourmille de détails et de remarques renforçant la sensation de décalage culturel. Ces touches discrètes ne sont pas seulement utiles pour l'exotisme mais plaident pour la tolérance et le respect des cultures étrangères, témoignant au passage de l'ouverture d'esprit de Vance face à l'autre.

Le court roman formant le cœur du présent volume tranche radicalement sur les nouvelles et montre que Vance est passé maître dans plusieurs registres. Parapsyché est en effet un récit fantastique basé sur la thématique de la maison hantée mais qui évolue vers la maîtrise de pouvoirs paranormaux. Bien que convenue aujourd'hui, l'intrigue reste passionnante, portée par un suspense constant. On apprécie la tentative de Vance pour rationaliser les phénomènes de poltergeist avec une théorie faisant de la pensée une matière, au même titre que la lumière, on estime davantage encore ses prises de position fermes pour la liberté de pensée, contre l'obscurantisme religieux, opposition qui se manifeste ici en une lutte farouche entre les Croisés Chrétiens et la Société pour la Liberté de Pensée.

Ce roman et trois nouvelles (sur six) étaient restés inédits à ce jour, et, des trois rééditions, aucune n'avait encore été publiée dans un recueil. Même si certains textes ont vieilli, la lecture de ces histoires reste tout à fait agréable. On y entend en particulier cette musique propre à l'auteur, une musique légère et familière, comme ces airs populaires que l'on tient pour négligeables mais qu'on ne cesse de siffloter parce qu'ils rendent la vie plus gaie. Il est bon de la retrouver encore une fois.

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