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Le jardin de Suldrun

[Critique commune à Le Jardin de Suldrun, La Perle Verte et Madouc.]

Le cycle de Lyonesse est un mélange de conte de fées, de chronique historique et de fantasy à la sauce vancéenne, qui nous entraîne dans l'univers complexe des Isles Anciennes et deux générations de la famille royale de Lyonesse, en une sorte de prélude au cycle arthurien.

Le jardin de Suldrun, premier volume de la série, s'ouvre comme un conte de fées, avec l'histoire d'une princesse mélancolique, fille du roi Casmir et de la reine Sollace, qui trouve refuge dans son jardin secret avant d'y être définitivement enfermée par son père pour avoir refusé un mariage politique avec le seigneur Carfilhiot. Elle y rencontre son Prince Charmant, Aillas, qui échoue sur la rive après avoir échappé à une tentative d'assassinat. Son cousin Trewan a voulu en effet profiter d'une mission en mer pour se débarrasser de son rival à la succession au trône du Troicinet. La suite du roman présente les aventures parallèles d'Aillas, décidé à se venger de Casmir et de Trewan, et celles de Dhrun, le fils de Suldrun et Aillas, que les fées renvoient au monde des humains, et qui part à la recherche de ses parents affublé d'un « mordret » de sept ans de malchance, lancé par un lutin mauvais plaisant… Ces quêtes finiront par culminer en une résolution qui engendre la création d'une perle verte, bientôt avalée par un turbot.

La Perle verte, justement, est un récit complexe sur le plan politique, dans lequel s'opposent Lyonesse et le Troicinet, avec force espionnage, contre-espionnage, alliances et trahisons. Aillas commence par se venger des Skas, en faisant cesser, voire régresser, leur expansion, et en soumettant la princesse Tatzel, dont l'attitude l'avait fasciné et répugné du temps où il était serviteur au château Sank. Pendant qu'Aillas pacifie son royaume, et l'étend jusqu'à l'Ufland du Sud, la perfidie du roi Casmir se précise…

Si la toute fin du second volume verse dans le genre « conte de fées » un rien mièvre — d'autant que l'idée du monde parallèle n'est pas développée avec beaucoup d'originalité — , la dernière partie du cycle se présente davantage comme une tragédie « avec péripétie et reconnaissance », sur le modèle classique du genre.

Madouc, la fille supposée de Casmir, que tout le monde considère comme une « bâtarde » depuis que quelques indiscrétions ont été commises, est une enfant indisciplinée, que ses talents de fée conduisent à quelques tours pendables, rendant le début du texte assez drôle. Lorsqu'elle part à la recherche de son « parage », accompagnée de Sire Pompon, un palefrenier qu'elle a ainsi baptisé, le ton devient proprement donquichottesque : Sire Pompon est en effet en quête du Saint Graal, tandis que leur compagnon de route, Travante, essaie de retrouver sa jeunesse, qu'il a perdue par mégarde. Les diverses incursions qu'ils font à Fort Thripsey, le domaine des fées, révèlent quant à elles un univers qui appartient en plein au nonsense. Cependant, derrière cette façade comique, la tragédie reste omniprésente, illustrée par le destin cruel de Sire Pompon, victime de l'injustice des puissants, par l'ombre permanente du destin de Suldrun, qui a présidé à toutes ces aventures, ou encore par la prophétie qui concerne Drhun, et sur laquelle Madouc ne cesse de revenir.

La fin du triptyque — malheureusement un peu précipitée — insère cette épopée dans la tradition arthurienne, puisqu'Aillas fait transférer la capitale des Isles Anciennes à Avallon, d'où vient, on s'en souvient, l'épée Excalibur, garantissant la bonne entente du roi Arthur avec le monde des fées. Il y fait également transporter la Cairbra an Meadhan, qui servira de modèle à la Table Ronde que Merlin offrira au souverain de Carduel. Vance propose même une explication nouvelle à la disparition d'Ys la légendaire, en introduisant au dernier moment une lutte entre Murgen et un mystérieux personnage, Xabiste — ce qui ne va pas sans une certaine confusion.

Le cycle est passionnant. Vance peut y laisser libre cours à sa créativité, même si elle nuit de temps en temps à la clarté du propos. Certaines des machinations politiques sont en effet à double ou triple détente, et les factions si nombreuses que l'on s'y emmêle quelque peu les neurones. D'autre part, certaines choses ne sont pas développées, ou bien semblent, et bien des questions restent sans réponse à la fin du roman, ce qui est assez frustrant…

En revanche, ce qui est remarquable, c'est combien on boit et on mange chez Vance. Le récit est émaillé de haltes dans des auberges et de banquets, dont les menus nous sont donnés avec force détails. Les plats sont d'ailleurs tout aussi exotiques que le décor, et toujours mis en relation de manière pertinente avec la culture des habitants. On rêve d'une étude sur l'art culinaire des mondes vancéens. L'auteur retrouve ici une tradition proprement moyenâgeuse de l'écriture, que l'on pourrait qualifier, après Bakhtine, d'esthétique grotesque, où le corps et ses fonctions vitales occupent la place qui leur revient. Oserait-on dire qu'il y a quelque chose de rabelaisien chez Vance ? Certainement, si l'on veut bien considérer la peinture peu flatteuse qu'il fait de la personnalité du Père Humphred, à la fois dévoré d'ambition, vicieux, cupide, libidineux et lâche, exactement dans la veine des moines décrits par les texte populaires du Moyen Âge et de la Renaissance.

L'écriture « merveilleuse » de Vance trouve son couronnement dans la citadelle de Fort Thripsey, véritable « Autre côté du miroir », gouverné de manière délirante par Throbius. Le monde des fées n'est pas chez lui un simple décor conventionnel : il est profondément en dehors des normes humaines. Sa légèreté fait toujours sourire, et souvent envie. Car les retours récurrents à Thripsey ne sont pas de simples artifices de fantasy : le gouvernement de Throbius sert discrètement mais certainement de miroir inversé au gouvernement des hommes, à celui de Casmir en particulier. À la folie comique du roi des fées, qui punit Falaël du mordret lancé à Drhun en lui jetant un sort de démangeaison de sept ans, répond la folie meurtrière de Casmir assassinant ses espions et même ses proches. De même, l'obsession du roi de Lyonesse envers l'enfant de Suldrun — qui n'est fondée que sur des mobiles politiques — s'oppose à la totale indifférence de Twisk pour l'identité du père de Madouc, et même pour le destin de celle-ci, encore qu'elle sache lui venir en aide quand il le faut… Les correspondances antithétiques de ce genre sont nombreuses.

Deux mondes s'opposent donc, et la fin voit l'échec de celui de Casmir. On peut même dire que l'auteur fait ouvertement le choix de celui des fées, car, au banquet final, autour de la table sont réunis, outre Aillas, Shimrod — magicien et amant de la fée Twisk — , Twisk elle-même, Madouc, qui est une hafelin, et Drhun, qui a passé son enfance à Fort Thripsey. C'est dire que les gouvernants de demain seront fortement inspirés de l'esprit du shee — celui des fées.

Trilogie palpitante, donc, où Vance donne la mesure de son talent. Lyonesse n'est pourtant pas un livre-univers, définitivement : malgré les introductions historiques et les glossaires que l'auteur introduit — pour les abandonner rapidement, d'ailleurs —, ce monde ne prend pas réellement corps : il reste irrémédiablement imaginaire. Et pourtant, cela n'entre pas en contradiction avec l'intérêt du récit ; au contraire, Vance tient le lecteur par la seule force de son écriture romanesque, sans recourir aux artifices du paratexte, et le roman y acquière une qualité littéraire et esthétique particulière. Vance croit suffisamment en son monde pour nous le rendre crédible, mais reste toujours conscient de la marge qu'il doit maintenir avec le monde réel. C'est l'art délicat de l'écrivain : savoir créer la « suspension d'incrédulité » pendant le temps de la lecture, sans pour cela nous faire jouer — ou jouer lui-même — les Don Quichotte. Comme l'aurait dit Flaubert, pouvoir faire « un livre sur rien », qui tienne par la seule force de son style.

À consommer sans modération, donc.

Dystopiales

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Un amour d'outre-monde

Homer B. Alienson est un jeune homme qui habite Aberdeen, une ville de bûcherons pluvieuse, triste et sans avenir. Enfant, il est traumatisé par la vision du film Body Snatchers (L'Invasion des profanateurs de sépultures, en français). Il s'aperçoit que les personnes qui composent son entourage sont comme les voleurs de corps du film : ils sont autres, étrangers. Depuis lors il ne dort plus ; plus une minute… jusqu'à sa rencontre, à l'âge adulte et alors qu'il subsiste grâce à la revente de vieux jouets des années 60 encore emballés qu'il faisait acheter à sa mère en double, avec un certain Kurt, un gars comme lui, un peu perdu qui dit vivre sous un pont, mais surtout qui n'est pas un des autres. Les deux hommes sympathisent et Kurt partage avec Homer, qu'il appelle par son second prénom, Boda, le secret de la poudre blanche qui l'aide à supporter son quotidien et ses maux de ventres. Une nouvelle vie va alors commencer pour Homer, une vie dans laquelle il va retrouver le sommeil et peut-être l'amour.

Voici un livre écrit dans un style étrange, qui correspond au comportement de son personnage : froid, dénué d'émotions réellement palpables et jouant en même temps sur une certaine proximité, voire naïveté. Pincio axe son récit autour de son personnage principal original et traite ainsi son sujet d'une façon détournée. Car si celui dont on suit les pas s'appelle Homer B. Alienson, c'est bien de Kurt qu'il s'agit, ce chanteur de rock dont le nom n'est jamais cité (à part sur le racoleur bandeau de couverture, mais c'est de bonne guerre). C'est Kurt qui imprègne le livre en filigrane et dont on suit les traces grâce à quelques repères que les amateurs reconnaîtront. C'est son histoire qui est racontée par le biais de celle de Homer et ce n'est sans doute pas un hasard si Kurt appelle son ami comme il appelait son compagnon d'enfance imaginaire : Boda. On en vient vite à supposer que l'existence du personnage principal est doublement fictive : d'abord en tant que protagoniste de roman et ensuite comme personnage issu de l'imagination de Kurt dans le livre. Le jeu sur le statut des deux personnages est un des éléments les plus intéressants du livre. Le reste ne l'est guère. On ne s'ennuie pas, mais le climat absurdement sombre n'aide pas à véritablement pénétrer dans le livre. La tentative de description du malaise adolescent passe complètement à côté du sujet. Impossible de s'y reconnaître, ce qui était pourtant le cas de millions de jeunes gens avec les chansons de Nirvana. Même la vision que donne l'auteur de Kurt Cobain peut apparaître comme caricaturale par moment. On voit que Pincio connaît son sujet, mais on ne sent pas vivre et respirer son Cobain. On effleure les possibilités et on a l'impression de passer à côté de ce qui aurait pu être un meilleur roman.

Un Amour d'outremonde finit par laisser une impression de gâchis lorsqu'on se prend à rêver de ce qu'un autre auteur aurait pu faire avec le même matériau. La quatrième de couverture nous apprend que Pincio est le Pynchon italien. Après avoir refermé son roman, on se dit qu'il en est encore loin.

Coraline

Coraline vient d'emménager dans sa nouvelle maison avec ses parents. Elle part à la découverte de son nouveau monde et rencontre ses étranges voisins — deux anciennes actrices de théâtre et un vieux monsieur éleveur de rats — qui ne cessent de l'appeler Caroline. Elle explore les moindres recoins, mais son sujet d'étude favori, celui qui monopolise bientôt toute son attention, est une porte condamnée dans son salon. Et surtout ce qu'il y a derrière…

Derrière, elle découvre un appartement presque identique au sien. Et dans lequel vivent ses parents. Enfin, ses autres parents…

C'est par le biais du livre pour enfants que nous revient Neil Gaiman. Vu son talent à susciter notre émerveillement (souvenez-vous de Neverwhere), cela n'a rien de surprenant. Il nous livre ici une version sombre d'Alice au pays des merveilles, livre auquel se réfère du reste la quatrième de couverture. Il est vrai que les ressemblances sont frappantes : une jeune protagoniste guidée par un chat qui découvre un monde qu'elle ne soupçonnait pas et passe de l'autre côté du miroir. Mais l'embêtant, c'est que ce nouveau monde serait presque plus sympathique que le sien : dans sa réalité, ses parents, très occupés, n'ont pas de temps à lui consacrer. Tout le monde se trompe dans son prénom, et les couleurs sont maussades. Dans l'autre appartement, les teintes les plus joyeuses sont de mise, ses voisins — décalcomanies de ceux du vrai monde — prononcent correctement « Coraline », et ses parents se mettent en quatre pour elle. Bref, s'il n'y avait les yeux de ces doubles, des yeux en forme de boutons noirs, elle serait très contente…

Neil Gaiman laisse finement de côté tout manichéisme, préférant jeter son héroïne — et son lecteur avec elle — dans le flou. Bien sûr, on n'est pas dupe longtemps, mais ce sentiment de marcher sur la corde raide fait beaucoup pour le plaisir du lecteur. Lequel se souvient en outre des longues journées passées à découvrir son environnement et à s'inventer des aventures extravagantes, de telle sorte qu'il n'a aucun mal à s'identifier au personnage de Coraline, même s'il n'a pas son âge. Enfin, au moment où l'on apprend que le prochain Harry Potter fera sans doute plus de sept cents pages, Neil Gaiman a le bon goût de nous livrer un court roman (cent cinquante pages écrit gros) qui se suffit à lui-même et qu'on viendra souvent relire, aussi bien en famille que seul.

Le Lézard lubrique de Melancholy Cove

Melancholy Cove, petite bourgade paumée de la côte est américaine. Son bar tristounet, sa plage en longueur et langueur, ses petites magouilles mesquines, ses habitants réglés sur le rythme des saisons touristiques, son flic médiocre, sinon minable, enfumé au hasch du matin au soir…

Bref, de quoi se dire que nous nous trouvons dans un bouquin de Russel Banks.

Et voici Valérie Riordan, la psy névrosée du bled qui, parce que l'une de ses clientes se suicide, suspend les traitements neuroleptiques, Prozac et autres pilules aux couleurs du rêve, de l'ensemble de ses patients (soit un bon quart de la population de Melancholy Cove). D'où une ambiance quelque peu délétère qui se répand dans la petite bourgade…

On glisse en douceur de Banks à Woody Allen.

D'autant que, depuis la nuit dernière, aux environs des deux heures du matin, pour être précis, les habitants de Melancholy Cove semblent ne plus penser qu'à une chose : baiser et baiser encore. Jusqu'à la propre secrétaire de Valérie Riordan, qui passe son temps à « se polir l'hibiscus pendant les heures de bureau ». C'est le bordel, tout se dérègle, la petite bourgade part en couille, un dérapage que nous suivons au travers de divers personnages, points de vues croisés en touches impressionnistes dans ce roman mosaïque à la croisée des genres (nous voici désormais chez l'Altman de Short cuts).

Il y a Théo, disions-nous, le flic fumeur de joints, et la psy Valérie. Certes. Mais il y aussi HP, un restaurateur bizarre, manière d'incarnation lovecraftienne ; la belle Molly, ancienne actrice de films de série Z post-apocalyptiques, gentiment dingue et qui se balade en bikini de cuir l'épée en main ; Catfish, un bluesman de talent, personnage dual condamné à être malheureux pour conserver son art, c'est à dire le blues ; Mavis, serveuse bioionique au langage fleuri mais au cœur tendre ; Gabe, le biologiste rêveur et asocial ; Skinner, son chien (qui appelle son maître Visage Pal en hommage à la nourriture qu'il lui donne) ; et puis, surtout, d'abord, il y a Steve…

C'est à lui qu'on doit la libido exacerbée des habitants de Melancholy Cove, l'explosion d'un camion-citerne (femelle !) en plein centre-ville, les disparitions répétées et inexpliquées de certains habitants, la migration nocturne de tous les rats de la ville… Il faut dire que Steve, c'est pas n'importe qui. Pensez donc : il a 5000 ans et c'est le dernier représentant d'une espèce communément appelée dragon. Et puis il est pas vraiment de bonne humeur : il a faim et une furieuse envie de baiser (comprenez-le : il vient de se réveiller d'un sommeil long de cinquante ans). Autant dire que ça va chier…

Le Lézard lubrique de Melancholy Cove est un livre inclassable, d'une formidable humanité, d'une drôlerie exceptionnelle et d'un cynisme féroce. Un livre comme on aimerait en lire plus souvent, qui emprunte à tous les genres pour finalement les transcender, jouer de leurs codes et s'asseoir dessus avec bonheur. On achève sa lecture le sourire aux lèvres, avec pour unique envie, pour ceux qui, comme moi, n'avaient jamais lu Christopher Moore, de courir chez son libraire pour acheter Blues de coyote et La Vestale à paillettes d'alualu, les deux premiers romans de l'auteur publiés dans la même collection. Incontournable.

Nuit de colère

Ceux qui ont souffert feront souffrir. On n'échappe pas à cette fatalité sauf au prix d'une psychanalyse, ce remue-merde où il faut souffrir à nouveau et de façon volontaire ce qui avait été naguère subi.

Kantor Ferrier est le fils du gourou de l'Ordre du Fer Divin, Fercaël, un sadique assoiffé de pouvoir et de violence. Kantor est l'un des deux rescapés de l'OFD, en lequel on peut voir un démarquage du « Temple Solaire », avec Valesco, l'âme damnée de son père. De Fercaël, il a hérité d'un terrible pouvoir psychique qui lui permet de manipuler tout un chacun à sa guise… Finalement, sa tante, Muriel, le prend sous son aile pour tenter de lui offrir une vie normale mais, à cause des traumatismes qu'il a subis et de son pouvoir, il reste solitaire et ombrageux.

Ce ne sont là que les prémices d'une œuvre brillante, multiple et riche, un roman où se mêlent poésie et dureté. Car Nuit de colère est un livre âpre, parfois même insupportable. D'autant plus que Francis Berthelot n'en fait pas trop. Les descriptions des horreurs dues à Fercaël sont minimalistes et sans fard. Il n'y a aucune complaisance à l'égard de la violence et du sadisme du gourou.

Nuit de colère est donc un roman sur la violence. Pour servir son discours, Francis Berthelot tient la gageure de mettre en scène un intellectuel de tout premier ordre, Yann Angernal, et ce de façon crédible. Berthelot ose nous introduire dans l'œuvre et la réflexion de cet homme, philosophe et psychanalyste, qui a travaillé sur la tyrannie et la barbarie. Oser est une chose, réussir en est une autre, mais c'est haut la main que Berthelot passe l'épreuve. Les travaux du personnage servent ainsi le roman sans pour autant l'alourdir de pesantes digressions.

En dépit des éléments fantastiques mis en place, Nuit de colère est un roman de littérature générale. Celle-ci, à l'instar des littératures de genre, peut se décliner selon les canons du divertissements ou ceux d'un regard critique sur le monde. Nuit de colère est riche de ce regard sur la généalogie de la violence. Un regard auquel ne cesse de faire pendant celui de Kantor, qui lui permet de percevoir l'espace mental d'autrui sous l'aspect d'un paysage de végétaux qu'il peut tailler à son gré. On est cependant loin, bien loin, d'un livre tel que L'Échiquier du mal de Dan Simmons. Si l'un comme l'autre se penchent sur le mal que peut engendrer pareil pouvoir, Berthelot délaisse le registre de l'action — ce qui ne veut pas dire que son livre manque de rythme, au contraire — et se consacre à ses personnages dans un registre intimiste plutôt que de poser sur la question un regard social, politique et historique.

Berthelot s'intéresse à la place du père dans la constitution d'un être. Une place qui se retrouve au cœur du roman. Au rapport entre Fercaël et Kantor, il oppose celui non moins destructeur entre Yann Angernal et son fils Octave, qui se vit comme nié par l'éclat solaire de son père. Fercaël était un anti-père dont l'arbitraire aléatoire ne saurait dire la Loi, ne pouvant qu'engendrer soumission, haine et ressentiments, les ferments de la violence. Au sortir de ce chaos, Kantor s'est restructuré auprès de Yann Angernal, mais la mort accidentelle trop tôt survenue de celui-ci va le replonger dans ses démons. Il va alors lancer un défi œdipien à ce dieu cynique qui n'a nulle considération pour les choses de ce bas monde. N'ayant pu accomplir le meurtre symbolique de ce père aux prétentions divines qui s'est enfui dans la mort, Kantor ne pouvait plus dès lors que défier le modèle de base. Il va un temps exploiter son pouvoir pour mettre le nez dans la bassesse humaine, où il se complaît et dont il se repaît. Une bien cruelle vision du monde.

Dans le même temps, en révolte contre un père trop brillant, inégalable, Octave sombre petit à petit dans le gel catatonique. Les morts de Yann, puis de sa femme, Claire, qui ne survit pas à son soleil de mari, ne font que rendre les choses irrémédiables. Pour Octave, jamais plus son père ne pourra constater son existence et il s'achemine sur le chemin de la dépression dont le gel est la très belle expression métaphorique.

En contrepoint, Iris, la fille de Yann, qui porte un prénom de fleur, s'épanouit dans la lumière paternelle. Grâce à son amour pour Kantor et au sacrifice de son plus cher désir, elle parviendra à survivre à ses parents, à sauver son frère, à sauvegarder la mémoire de son père et à apaiser un Kantor libéré de son funeste héritage.

Francis Berthelot livre là un remarquable roman tel qu'il ne nous en est pas souvent donné à lire. Il réussit l'improbable alchimie de la dureté et de la poésie ; fait évoluer des personnages complexes, sans fausse note, leur fait exprimer à la fois la bassesse du monde et l'espoir par l'usage d'un verbe recherché et juste, d'images fortes, révèle certains rouages d'une barbarie endémique mais non fatale.

Esthétique, richesse, densité, pertinence du propos se conjuguent pour faire de Nuit de colère un livre qui en éclipsera beaucoup. De la littérature de premier plan. Et si vraiment vous en êtes à 1,10 euros près, je vous les filerai pour que vous lisiez ce livre plutôt que Casiora.

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