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Alcatraz contre les ossements du scribe

On avait découvert la famille Smedry dans Alcatraz contres les infâmes bibliothécaires. Cette dynastie de personnages aux pouvoirs abracadabrants (le héros, Alcatraz, casse tout ce qu’il touche ; quant à son papi, il arrive toujours en retard !) tente tant bien que mal de contrer l’influence des Bibliothé-caires, qui ont assujetti le monde du Chut-land — notre monde — en nous mentant continuellement. Cocktail explosif d’aventures et d’humour ravageur, ce premier tome avait montré que Brandon Sanderson, non content d’être un auteur pour adulte convaincant (avec Elantris ou la grosse trilogie Fils-des-Brumes, chez Orbit/Calmann-Lévy), disposait de plus d’une corde à son arc et savait se montrer à l’aise dans un registre plus léger.

Alcatraz contre les Ossements du Scribe renouvelle le plaisir sans coup férir : cette fois-ci, Alcatraz et les siens filent vers les Royaumes Libres, mais dé-couvrent en cours de route que papi Smedry a fait route vers la bibliothèque d’Alexandrie, où se trouve vraisemblablement… le propre père d’Alcatraz, qui a disparu bien des années auparavant !

Hormis un rythme maintenu tambour battant, et une galerie de personnages particulièrement invraisemblables, deux éléments qui font irrésistiblement penser aux cartoons de Tex Avery, la saga d’Alcatraz vaut aussi pour son ironie mordante envers le métier d’écrivain. Pas un chapitre ne passe sans que le jeune protagoniste nous assène des vérités bien senties sur l’art de composer un roman, sur la dissimulation au cœur même du travail d’auteur, sur ces livres de fantasy qui parfois en font des tonnes pour un résultat pas toujours très glorieux… bref, Sanderson, l’auteur jeunesse, se moque de son alter ego pour adultes (qu’il cite nommément), de même que de quelques-uns de ses condisciples, comme Patrick Rothfuss. Ces sarcasmes ne visent pas toujours très juste, mais globalement ce recul iconoclaste nous rend Alcatraz très attachant, même s’il sait se rendre fort énervant par ailleurs. En clair : un personnage remarquablement réussi pour un roman jeunesse débordant d’imagination et de vitalité.

La Vie extraordinaire des gens ordinaires

Il y a des livres que l’on n’attend pas et qui pourtant comblent une attente, des ouvrages dont il faut parler sans pourtant rien en dire si l’on ne veut pas tout gâcher. C’est ici le cas. Résumer ce recueil de nouvelles — à condition que c’en soit véritablement un — reviendrait à plaquer des schémas fades et rassurants sur ce qui sort du commun, à orienter la lecture là où il s’agit précisément de désorienter. Car La Vie extraordinaire des gens ordinaires est une entreprise inquiétante, d’une saine inquiétude qui réveille notre faculté d’étonnement trop souvent engourdie. L’auteur nous délivre d’une trompeuse familiarité au monde ou, comme le dirait Bertrand Russel, diminue « notre certitude à l’égard de ce que sont les choses, augmente beaucoup notre connaissance à l’égard de ce qu’elles peuvent être. »

Au cours linéaire et irréversible de la vie, Fabrice Colin oppose le primat de l’instant, comme dans « Trois buts et puis plus rien ». Rien n’épuise le réel dès lors que l’on peut à tout moment introduire l’alternative : « L’incroyable n’est incroyable que si d’autres personnes autour de vous n’y croient pas » (p. 282). Ainsi en va-t-il pour le monde lorsqu’il n’est plus étriqué par la fausse assurance : « Dans la gloire du matin », « La Dernière vague » et « Enchantement sur dossier », quand le regard redevenu innocent en décèle le particulier : « Rêve jurassique », « Toujours dans la lune ». L’inquiétude réactive notre capacité à se préoccuper du réel. Pour cela, quoi de mieux que le clown auguste dans sa tristesse d’« Inspirer / Expirer », ou les chats que l’on sait par essence étranges d’« En compagnie de Mark Twain (et de tous ses amis) ».

Cette remise en cause de notre fausse accointance au monde prend ici différentes formes selon les récits. Elle éveille les sens dans « Beauté dans l’œil du spectateur » et « Clair comme de l’eau de roche », sorte de Shangri-la gastronomique avec Liam Gallagher en guest star. L’inquiétude de l’ordinaire redonne une seconde chance à ce qui semblait figé, nous permet de rire au souvenir d’un événement triste, de pleurer à la joie passée. « (…) La beauté et la tristesse ne sont que les deux faces d’une seule et même pièce et cette pièce n’en finit pas de tourner sur la tranche, alors… » (p. 149). La fortune sourit différemment aux uns et aux autres, pourtant rien n’est joué à la loterie de la vie, affirme « Cent pour cent des perdants ».

Dans « Pas l’ombre d’un doute », et de façon générale dans chacune des histoires, Fabrice Colin rappelle que, dans notre relation à autrui, nous essaimons les possibles, et qu’autrui en fait tout autant à mon endroit. Mon souci de l’autre peut prendre la forme d’un rapport singulier, intime, ou être décliné en entreprise collective, ainsi qu’il en va dans « Chez les vivants ». L’inquiétude devient alors générale, s’impose comme volonté de repenser les engagements sociaux ou politiques, entreprise folle de « S’il le faut, nous déclencherons la Troisième Guerre mondiale ». Non pour relativiser ces engagements, mais au contraire pour ne pas se contenter d’un catéchisme laïc et stérile. Il faut contester l’évidence de tout combat pour, après l’avoir fondé, le refonder à nouveau. Mettre en péril l’engagement, c’est l’obliger tout le temps à s’affirmer, quitte à le faire depuis une prison russe dans « Ecarter les murs ».

Le réel n’est jamais affirmation, mais toujours possibilités qui peuvent être actualisées de bien des manières. L’art autorise bien sûr cette remise en question, à travers la multiplication des œuvres dans « Consolation », ou simplement l’abstention dans le récit troublant et beau « Je vous avais bien dit que ce livre serait mon dernier ».

Au quotidien désenchanté, Fabrice Colin oppose l’émerveillement du singulier, « Portrait de l’artiste en homme banal », tant il est vrai que chacun de nous peut à tout moment adopter un comportement non prédictible et engendrer un sain chaos. Après tout, « Les gens sont beaucoup plus raisonnables qu’on le croit quand ils se sentent heureux. » (p. 130)

Mais cette joie n’est pas aveugle. « Pleurer, c’est rendre au monde un peu de la beauté qu’il nous a donnée, ce qui n’est pas anodin. On peut pleurer de joie ou de tristesse mais les larmes, toujours, sont l’extrême sourire. » (p. 142) La mort est omniprésente dans le livre parce qu’elle est paradoxalement ordinaire et à chaque fois un événement, l’affaire de tous ou mieux, « Chacun son truc ».

Toute l’existence est ainsi saisie dans ce bouquet d’instants qu’est La Vie extraordinaire des gens ordinaires, composition à l’écriture ciselée, d’une apparente simplicité de style. Avec ce recueil, Fabrice Colin se situe dans la lignée d’Emmanuel Bove (1898- 1945), l’auteur notamment de Mes amis et Armand, chantre de la vie ordinaire, l’un de nos plus grands écrivains.

Sans âme

Angleterre, époque victorienne. Depuis le règne d’Henry VIII, et de façon définitive par décision de sa fille, la reine Elizabeth, vampires et loups-garous sont sujets à part entière de la Couronne. Ajoutons quelques fantômes sans véritable importance dans une nation qui les accueille depuis toujours. Les lycanthropes sont organisés en meute que dirige un mâle Alpha, et les hématophages en ruche gouvernée par une reine. Chacune des communautés délègue un conseiller auprès de Victoria, ce qui a rendu possible l’Empire. Première originalité du roman s’il faut absolument évoquer l’uchronie : les changements ont rendu possible une situation politique telle qu’on la connaît dans notre réalité. La sphère sociale et son protocole rigide (nous parlons d’une époque où chaque coin corné d’une carte de visite a sa propre signification) se trouve renforcée par les mœurs des différentes ethnies. Dans cette trame serrée des usages évolue avec grâce mademoiselle Alexia Tarabotti. D’origine italienne par son père décédé, soumise à l’ennui britannique par le remariage de sa mère, cette voluptueuse vieille fille de vingt-six ans, dont la peau mate olivâtre et le goût pour les études ne sont pas forcément des atouts pour trouver mari, rencontre avec un savoureux déplaisir Lord Maccon, l’Alpha bourru écossais, au fil des bals et dîners qu’organise la Gentry. Maccon est par ailleurs le responsable du BUR, ou Bureau du registre des non-naturels, qui veille au devenir des deux communautés. A ce titre, l’aristocrate est au fait de la particularité d’Alexia : elle n’a pas d’âme, ce qui en fait une paranaturelle, singularité dans la taxinomie du Royaume. Tout serait bel et bon si, depuis quelques temps, vampires et loups-garous non affiliés à un groupe ne disparaissaient dans des conditions mystérieuses…

Le pur plaisir ressenti à la lecture de Sans âme repose sur trois effets distincts.

Le premier niveau, immédiat, tient à la qualité d’invention et de style. Les personnages sont bien campés et l’on suit avec délectation leurs échanges, l’héroïne jouant de toute la gamme des conventions selon qu’elle s’adresse à l’exquis vampire efféminé Lord Akeldama ou à sa meilleure amie, Ivy Hisselpenny, dont les chapeaux sont une offense au bon goût. L’intrigue constitue une variation intelligente à partir des thèmes bit lit, néologisme anglo-saxon créé en France pour désigner un genre d’ouvrages globalement américain. Le lecteur pourrait s’en tenir à ce premier degré et passer un excellent moment.

Le deuxième niveau est celui de l’ultra-référence totalement assumée. La quatrième de couverture évoque à raison Jane Austen et Charlaine Harris. Plus encore est-il question de l’évi-dent clin d’œil à Elizabeth Peters et son héroïne Amelia Peabody, archéologue qui collectionne les ombrelles. Et bien sûr P. G. Wodehouse. Tout comme son célèbre butler Jeeves, on sourit en imaginant que Floote, le majordome qui veille sur Alexia, appartient au club des Gentlemen’s gentlemen. L’Infernales machines de K. W. Jeter apporte également sa touche au récit. Ainsi, au fil de ces sincères hommages, le lecteur averti verra son plaisir augmenter.

Enfin, le troisième niveau offre une analyse extrêmement pertinente des préoccupations biologiques si prégnantes à l’époque victorienne. En novembre 1859, L’Origine des espèces de Charles Darwin présente un modèle évolutionniste du vivant. Chaque espèce connaît dans son développement des variations graduelles et transmissibles à la descendance. L’accumulation progressive des modifications entraîne à plus ou moins long terme l’apparition de nouvelles espèces en vue d’une meilleure adaptation à leurs conditions de vie. A quoi s’ajoute la compétition naturelle, le fameux « struggle for life », lutte pour la vie qui favorise les formes plus aptes à survivre. Le modèle de Darwin va gagner la réflexion sociale, repris aussi bien par la gauche (Marx et Engels) que la droite, celle-ci rejetant le modèle victorien sous l’impulsion de la révolution industrielle. Qu’est-ce qui sépare l’homme de la bête, le riche du pauvre ?

Dans le roman, les concurrences des espèces et des classes sociales sont inextricablement liées. Ajoutons le concept de Missing link ou « chaînon manquant », terme qui apparaît en 1851 dans le contexte des sciences natu-relles avant de connaître une véritable mode en politique et dans les arts. Pour la seule littérature, il suffit d’évoquer Robert Louis Ste-venson et son récit « L’Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » (1886), le roman L’Ile du docteur Moreau de Herbert George Wells paru en 1896, et l’improbable aventure de Sherlock Holmes « L’Homme qui grimpait » que publie Arthur Co-nan Doyle en 1923. Parce qu’elle est privée d’âme, Alexia Tarabotti fait figure ici de chaînon manquant, théorisé dans le récit à partir de la « loi du contrepoids ».

Ce fond si sérieux est-il réellement présent dans un roman qui paraît ne pas se prendre au sérieux ? Assurément. Gail Garriger, de son vrai nom Tofa Borregaard, est diplômée en anthropologie avec une spécialisation en archéologie. Tout son talent est de présenter sa démonstration avec la légèreté d’un bon mot. D’ailleurs, public et critiques ne s’y sont pas trompés. Sans âme, premier titre d’une série, a été finaliste de nombreux prix, et mademoiselle Tarabotti figure sur la liste des best-sellers à chaque nouvelle aventure que pimentent des scènes coquines.

Vampires, tueuses et loups-garous, ce livre est fait pour vous : à lire au pieu, à poil.

Le Porte-Lame

Fulgurant !

Une fois n’est pas coutume, la quatrième de couverture regorge d’informations sur l’œuvre contenue entre ses pages, et presque tout y est dit sur ce scénario pour un film de S-F tiré du roman d’Alan E. Nourse, Blade runner, publié aux Etats-Unis en 1974, qui n’a jamais été traduit en français. Le nom d’Alan E. Nourse, médecin de formation, à l’instar d’André Ruellan, Michael Crichton ou Stanislas Lem, entre autres, est presque totalement inconnu du public francophone. Il n’évoquera quelque chose qu’aux anciens lecteurs de Fiction et de Galaxie où quelques-unes de ses nouvelles furent publiées.

« Adoptant la forme d’un film imaginaire, Le Porte-lame est un concentré des obsessions et du style de Burroughs : écriture “cut”, la drogue et la maladie comme métaphores, et surtout son extraordinaire humour qui culmine ici dans une scène de chirurgie underground digne des Marx Brothers. »

A la page « Burroughs », sur le site « FantasticFiction », la VO, Blade Runner (a movie), est donnée comme screenplay, scénario. Ainsi la boucle est bouclée. La technique du « cut » étant l’adaptation d’une technique cinématographique à l’écriture qui a pour effet de la rapprocher de celle-ci d’un scénario, avec un découpage rapide des scènes qui va droit à l’essentiel, shuntant les passages de liaison.

Par ailleurs, le roman de Nourse date de 74, la contre-culture, avec Burroughs en tête, est passée par là. Le Festin nu a été publié il y a quinze ans déjà. « Dans le monde de la médecine illégale, le porte-lame — échappé d’un roman d’A. E. Nourse dont Burroughs a repris situations et personnages — est ce despérado adolescent qui fourgue aux toubibs matériel et médicaments de contrebande. » Lequel ne précède que de peu Johnny Mnemonic et la vague cyberpunk. Il faudrait avoir lu le roman de Nourse pour pouvoir vraiment faire la part des obsessions de Burroughs directement instillées dans le scénario de celles qui lui reviennent après avoir inspirées Alan E. Nourse.

« C’est là, nous dit-on, que Ridley Scott, trois ans plus tard, a trouvé le titre de son propre film Blade Runner », qui, comme chacun sait, est tiré du roman de Philip K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques. Parce que, s’il y a une évidence qui saute aux yeux à la lecture de ce scénario, c’est bien la forme dickienne qu’en prend le dernier tiers. Plus qu’aucun autre, le film de Ridley Scott est emblématique de la mouvance cyberpunk.

Avec son titre, ce projet de scénario de William S. Burroughs pour un film qui ne fut jamais tourné — peut-être même n’en a-t-il jamais été question — semble occuper une position nodale dans la dernière révolution qu’ait connu la S-F. Il me semble en tout cas curieux de qualifier de chef-d’œuvre une œuvre intermédiaire, a priori destinée à n’être qu’un outil entre le roman de Nourse et le film potentiel.

Dès les premières lignes où Burroughs pose le background avec cette image incroyable d’une Venise souterraine dans les couloirs du métro new-yorkais, ça crépite d’idées à tout va. Ça jaillit dans tous les sens. Difficile de faire plus intense ni avec davantage d’économie. Cependant la question de savoir ce que valait vraiment le roman initial ne cesse de revenir me titiller. En dépit d’un constant jaillissement d’idées et d’images, Alan E. Nourse écrivait-il vraiment si mal que son œuvre soit vouée à l’oubli sans cette intercession de William S. Burroughs ? Les passages de liaison grevaient-ils à ce point le roman ?

Quoi qu’il en soit, une fois refermé ce petit livre, on reste un moment étourdi par son intensité ; il donne encore à réfléchir longtemps après qu’on en a terminé la lecture. On médite sur l’ironie politique avec laquelle Burroughs aborde la question de l’assurance sociale, jouant de la dérision comme d’un bistouri, recourant à l’excès et à l’absurde.

On pourra aussi, juste pour la bonne bouche, comparer cette vision datée de trente ans de l’avenir de la santé avec le récent roman de l’Allemande Juli Zeh, Corpus Delicti, pour apprécier l’évolution du thème.

Quatorze euros pour quatre-vingt-dix pages en gros caractères avec pas mal de blanc peut paraître un peu cher à première vue, mais après coup, on se rend compte que Le Porte-lame est un bien meilleur investissement que nombre d’ouvrages beaucoup plus gros et riches de l’interminable ennui dont ils nous accablent.

Le Livre de Dave

Will Self est un drôle de pistolet comme justement on les aime, qui n’a rien trouvé de mieux, pour saborder sa carrière de journaliste, que de prendre de l’héroïne dans l’avion même de John Major dont il couvrait la campagne pour The Observer. Un rien provocateur…

Depuis 1996, les éditions de l’Olivier révèlent au public français ce romancier un brin sulfureux. Tout d’abord avec Vice Versa : un roman où un rugbyman anglais se découvre soudain une chatte entre les cuisses en sus de son instrument habituel… Ça a fait plus qu’un peu de boucan dans le landerneau. Après d’autres livres parmi lesquels se distinguent Les Grands singes, La Théorie quantitative de la démence et Ainsi vivent les morts, Le Livre de Dave, qui a cartonné en poche outre-Manche, est son dixième ouvrage publié en France.

Dans une interview, Will Self reconnaît que feu James G. Ballard eut une grande influence sur lui, influence qu’il a à la fois intégrée et rejetée, et que c’est en relisant Ballard « qu’il a clairement vu ce qu’il voulait lui-même écrire ». Self s’apparente au courant de l’anticipation sociale et des tas de gens sont cités ici ou là à son propos. Thomas Pynchon sur la quatrième de couverture ; Swift, bien sûr, grand maître de la satire devant l’Eternel s’il en est ; William Burroughs que Self tient en très haute estime ; Martin Amis également. Là où Amis la joue fine, usant d’une satire à fleuret moucheté, Self frappe à grands coups de marteau. A quoi qu’il s’attaque, il le fout à poil. Chez Self la demi-mesure n’est pas de mise et la satire se montre extrêmement virulente. S’il n’y en a pas trop, c’est forcément qu’il en manque. Il joue à fond les cartes de la provocation et de l’outrance avec quelque chose de viscéralement punk dans l’attitude. Ce qui ne surprend pas outre mesure venant de quelqu’un ayant eu seize ans en 77. Pour furieuse qu’elle soit, la charge de Self n’en est pas moins précise, bien au contraire. Il appuie fort là où ça fait mal pour faire gicler le pus et c’est à grands coups de bistouri qu’il dépèce nos sociétés pour en exposer sans fard les travers, la vacuité et la pourriture intrinsèque sous la lumière crue du scialytique.

Le Livre de Dave compte seize chapitres contant deux histoires enchevêtrées, courant chacune sur seize années, durant lesquelles on assiste en alternance aux descentes aux enfers de Dave Rudman, d’une part, de Symun et Carl Dévùsh de l’autre. La première époque couvrant les dernières années du XXe siècle voit Dave Rudman, chauffeur de taxi de son (triste) état, se jeter dans une quête aussi éperdue que vaine de son fils, Carl. L’autre époque, de 509 à 524 AD (Après Dave), nous montrera la quête inverse mais tout aussi vaine et désespérée de Carl Dévùsh recherchant son père, le Gus, qui avait nourri l’espoir de réformer le « davinisme », la religion issue du Livre de Dave, vers davantage d’humanité.

Dave Rudman est un pauvre type. Peut-être pas le pire des hommes annoncé en quatrième de couverture, mais un antihéros dans toute sa misérable splendeur dont Will Self tire un portrait au cordeau. Un portrait sans faille des failles, fractures et fêlures d’un homme aigri par une vie qui ne l’a point ménagé. Sa vie bascule le jour où Michelle monte dans son taxi. Excitée par une prise de coke, furieuse de s’être vue éconduite par un bande-mou, cette garce arriviste et glaciale jette son dévolu sur le chauffeur. Sept mois plus tard, elle déboule chez lui avec un prototype en soufflerie d’où s’ensuit un mariage calamiteux avec un homme qui la dégoûte. Puis un divorce saignant pour lequel elle engage Blair, un avocat à son image. Pas d’arrangement, juste la défense jusqu’au-boutiste de ses intérêts à elle. Dave se voit privé de son fils, Carl, et sombre petit à petit dans la maladie mentale. C’est dans cet état d’esprit, en pleine déprime teintée de paranoïa, qu’il décide d’écrire un livre à son fils, le rédige, le grave sur métal et va enterrer dans le jardin de son ex, à Hampstead, ce qui deviendra le Livre de Dave.

Ce livre contient la vision du monde complètement hallucinée, obsessionnellement axée sur les règles du monde des taxis, les rues de Londres et la « Connaissance » des courses à savoir par cœur pour obtenir et conserver une licence de taxi. Rudman y a aussi mis toutes ses frustrations et toute la haine d’un homme qui en veut à la Terre entière, à la gent féminine en particulier, au premier chef de laquelle son ex-femme qui finira diabolisée par la religion issue de ses élucubrations. Il y prône une séparation radicale des sexes et la garde alternée des enfants.

Son livre n’est retrouvé que bien des siècles plus tard, après que la Terre a été ravagé par un déluge et que les pathétiques élucubrations racistes et misogynes de ce misanthrope à la petite semaine sont devenues la bible de ce nouveau monde revenu à une situation quasi médiévale où une religion intolérante et rigide s’est imposée en son nom.

Les innombrables références et allusions à l’univers de l’automobile et du taxi auront alors totalement imprégné cette société pour laquelle Will Self, à l’instar d’Anthony Burgess dans L’Orange mécanique, crée un langage absurde où le ciel est le « pare-brise », le soleil « l’antibrouillard », les prêtres sont devenus des « chauffeurs » et leurs ouailles des « clients »… Mais il ne se limite pas à cet aspect des choses et en profite pour brocarder d’autres travers de nos sociétés occidentales ; ainsi les cours d’eau sont des cours d’Evian et le « madeinChina » désigne-t-il la Création. Pour la bonne bouche, faune et flore ont aussi eu droit à de jolies appellations en « mokni » telles que feuillafronce, écorçargenté, irriteuse, herbacloque, fouetarde ou vertaiguille… Heureusement qu’il y a un glossaire en fin de volume ! Quand Self fait s’exprimer les hamsters (habitants de l’île de Ham), il transcrit leurs paroles de manière presque phonétique dont la page 98 nous sert un morceau de bravoure : « Oué bon, commença Symun, z’avé vou tous capté k’jeu sui allé traîné dans la Zöön. Mé ske vou n’savé pa C ke G été salué par Dave, voyévou, et k’jeu sui son klien… » Un certain temps d’adaptation est nécessaire, davantage pour le vocabulaire décalé que pour la phonétique. Le traducteur de cette épreuve de force mérite que l’on mette chapeau bas pour nous avoir proposé des trouvailles crédibles équivalentes à celles de l’auteur.

Le Livre de Dave est un roman d’une rare richesse, foisonnant de détails qui se répondent d’un monde à l’autre, centré sur l’importance capitale que revêtent aujourd’hui parentalité et filiation. L’autre ligne de force du roman est la charge qu’il mène tambours battants contre les religions, charge constituée sur un mode de dérision acerbe avec une ironie cinglante. Il ne s’en tient cependant pas là. Il démontre comment un homme tel que Dave, plutôt agnostique, peut devenir le prophète d’une nouvelle religion et comment celle-ci parvient à s’établir et a instituer ses rites. Le « Davinisme » semble complètement loufoque avec ses courses dans un monde où elles n’ont plus lieu d’être. Il peut sembler cocasse de voir de sinistres hurluberlus instaurer cette religion des plus farfelues. Cela peut prêter à rire, certes, mais à rire jaune, car derrière la façade hilarante de ce drôle de monde se profile une réalité des plus sombres. L’humour absurde de Will Self fait ici passer une vision du monde si noire qu’elle en deviendrait une épreuve trop pénible pour le lecteur. Le roman n’est déjanté qu’en apparence car au contraire construit avec l’implacable rigueur exigée pour atteindre l’effet voulu. Ce n’est enfin pas dans un souci de complexification gratuite que Will Self se refuse à respecter la chronologie des événements, mais dans la recherche d’une dynamique reflétant l’évolution des divers protagonistes qu’il agrémente de nombre de changements de points de vue et de flashs back. Il nous livre en italiques les pensées de ses personnages comme autant d’apartés acerbes, le plus souvent en totale contradiction avec leurs propos. Peut-être un tantinet longuet quand il dépeint le futur, Will Self donne le meilleur de lui-même lorsqu’il brosse le tableau du Londres actuel.

Le Livre de Dave est une de ces œuvres colossales qui, de temps à autre, traversent l’espace littéraire en y laissant pour longtemps une éblouissante trace rémanente. Par sa richesse et ses ambitions, par la thématique religieuse, le recours à un humour grinçant et aux dérives lexicales, ce roman est très proche de cet autre formidable ou-vrage qu’est Le Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno. Ceux qui ont apprécié celui-là aimeront certainement celui-ci. A des années-lumière de la littérature de plage, Le Livre de Dave exige un réel investissement de son lecteur qui s’en verra largement récompensé.

Terre sans mal

XIVe siècle, Amazonie. U’tal, jeune adolescent Guarani, décide de quitter son peuple dont il rejette les rituels barbares et violents censés servir leurs divinités. Il part à la recherche de la Terre sans mal, lieu d’équilibre et de paix, refuge pour les hommes quand surviendra la fin du monde. Il croit l’atteindre lorsqu’il est happé par une vive lumière blanche qu’il prend pour une invitation du dieu Namandu.

Fin du XXIe siècle, la Lune et Mars sont colonisés, la Terre enlisée dans ses problèmes économiques, écologiques et géopolitiques, lorsque : « Les extraterrestres arrivent. Ils ont un marché à nous proposer ». Leur émissaire : U’tal. Ce qu’il a à nous proposer : un cas de conscience. On se gardera d’en dire davantage afin de ne pas totalement déflorer l’intrigue.

La première partie du roman est très prometteuse, servie par une plume alerte et délicate, on suit les aventures du jeune Guarani en pleine quête utopique. Même si on frôle parfois le naturalisme contemplatif et qu’on évolue très loin de tout univers S-F, on est transporté par la verve poétique de Martin Lessard. Pour la suite, on retrouve bien quelques canons du genre : base lunaire, station martienne, nef extraterrestre… au travers desquels l’auteur nous propose une réflexion philosophique et politique sur notre société. Hélas, on enfonce avec lui des portes ouvertes sur plus de quatre cent pages. La quatrième de couverture précise : « Martin Lessard décrit de façon réaliste, avec une ambition peu commune, l’impact d’un premier contact extraterrestre sur les plus hautes sphères du pouvoir mondial. » Eh bien… non. L’ambition ne peut se contenter de jongler avec les stéréotypes, les poncifs et les clichés éculés : les méchants chinois qui vont nous envahir, la gentille petite fille riche qui rêve de révolution, le méchant président américain et son pouvoir sur le monde, le scientifique cupide qui tire les ficelles… Pour une fois on aurait aimé cent cinquante pages supplémentaires afin de complexifier un peu tout ça. Tout est tellement simple et manichéen dans ce roman. C’est commode et confortable, comme un bon vieux discours prémâché, une utopie béate, simpliste et qui n’engage à rien. Les gentils sont d’un côté, les méchants de l’autre. Dans le doute, la signalétique est développée afin que personne ne s’égare, on ne sait jamais. Au final tout le monde a saisi, tout est clair, on peut dormir tranquille et fier de sa participation active à la compréhension du monde qui nous entoure… Gageons que l’intention était bonne, mais quant au résultat il s’avère décevant. Pour le moins.

Sur la forme, on peut parler d’efficacité. Martin Lessard a cerné les arcanes de l’écriture de S-F grand public. Le style est fluide, les séquences sont rythmées, l’ensemble donnant quelque chose de très scénaristique. Simple et efficace. Quant au fond… eh bien, chacun aura compris qu’il n’y en a pour ainsi dire pas.

A noter quelques allusions au genre, sûrement en forme d’hommage : la station martienne se nomme KSR (Kim Stanley Robinson), les convoyeurs interplanétaires, Asimov, Bradbury, Clarke et Dick (« ABC Dick » !). Ces quelques références pouvant d’ailleurs paraître un peu too much et agaçantes.

Hélas, l’exercice du « hats off » pousse souvent le lecteur à la comparaison. Là où Robinson dans sa Trilogie martienne fait preuve d’une exigence peu commune, qu’elle soit scientifique, technique, technologique, sociologique ou politique, Martin Lessard manque d’envergure et de profondeur.

On comprend pourquoi Terre sans mal est édité chez Denoël et non dans la collection « Lunes d’Encre ». Mais même là, la comparaison avec Depotte (Les Démons de Paris) et Marguerite (Le Vaisseau ardent) est sans appel.

Conseiller ou non ce livre revient à poser la question de l’orientation du genre S-F, une question qui dépasse très largement le champ de la présente critique. Aussi, pour faire court, si vous avez envie de lire un livre grand public (très), plutôt agréable, bien écrit et peu impliquant, voire reposant (week-end, plage…) alors mangez-en, c’est tout bon (sans forfanterie). Si vous souhaitez quelque chose d’un peu plus consistant, alors il ne fait aucun doute que vous trouverez votre bonheur ailleurs dans les pages critiques du présent Bifrost.

A noter tout de même l’illustration de Philippe Gady. Nous, on la trouve plutôt réussie. On aura lu sur la toile qu’elle était comparée à une « Omelette Norvégienne Périmée ». Pour rappel, en ce qui nous concerne, l’ONP, elle est plutôt à chercher dans le livre !

Le Roi d'ébène

L’Arrassanie, quelque part entre l’Egypte et une Afrique Noire fantasmée. El Phâ, le Roi d’Ebène, dirige en stratège politique son territoire et son peuple. Pour l’aider dans sa tâche, les Sentinelles, corps d’élite de défense du royaume, sortes de détectives aux capacités prémonitoires développées et au sens de la déduction aiguisé. Kaïrale, dit le Ratel, en fait partie. Elle est considérée comme l’une des Sentinelles les plus brillantes, les plus compétentes, les plus téméraires… et les plus incontrôlables

Remarquée par le Roi, celui-ci va lui demander de devenir l’un de ses plus proches conseillers, son second Regard Clair, et lui confier une mission « diplomatique » de la plus haute importance. Comme il se doit, notre héroïne va vite se retrouver impliquée dans une machination politique complexe et découvrir que sa nomination ne doit rien au hasard ou à ses seules compétences de Sentinelle…

Sous une belle illustration de Vincent Dutrait se cache le premier roman de la française Christine Cardot. Le Roi d’Ebène n’est ni vraiment un roman de fantasy, ni véritablement un conte africain, mais quelque chose qui aurait réussi l’alchimie entre les deux — une tentative couronnée de succès, en somme.

Les personnages sont riches, charismatiques et attachant, et l’auteur a pris soin d’affiner leur humanité. Pas de manichéisme ici, les protagonistes doutent, ils ont peur, ils font parfois les mauvais choix. Bref, de l’héroïque empreint de réalité.

La faune, la flore, les coutumes, les mythes de l’Afrique sont utilisés avec justesse sans étouffer l’histoire et nous transportent au cœur de ce continent fascinant. La mise en scène est plutôt bonne même si l’enchaînement de l’intrigue souffre parfois d’un manque de fluidité que nous mettrons volontiers sur le compte du manque d’expérience.

A noter quelques passages magnifiques de réalisme sur les relations interpersonnelles, l’état amoureux, la féminité, l’amitié… Sans condescendance ni grandes envolées philosophiques, Christine Cardot fait partager, comme le précise la quatrième de couverture, « un univers personnel d’une grande richesse et une fine maitrise des sentiments humains. »

Juste pour le plaisir, quelques extraits à la volée : « Mon corps est un formidable instrument de travail. Il sert à merveille les mensonges les plus subtils comme les plus éphémères engagements. Cesse une fois pour toutes d’espérer de lui ce que je ne peux te donner » ; « Je garde la douleur, elle demeure mon bien, quand elle résonne en moi, c’est encore de toi. Puisque je t’ai perdue, pour le seul, l’éternel, je ferai de l’absence mon “nous” perpétuel » ; « J’étais le cœur qui apaisait la dernière Sentinelle, l’unique, celui sur lequel elle s’endormait. Mais en ce jour, désormais, ne battra plus que celui d’un assassin. Par amour et à jamais… ». Une bien belle plume.

Seule petite ombre au tableau concernant l’écriture, les dialogues sont trop souvent accompagnés de verbes déclaratifs : « rétor-qua-t-elle », « bougonna Kaïrale », « objecta N’mô ». Il y en a même du qui « grommèle » et qui « glousse » ! Dommage. D’abord parce qu’ils alourdissement grandement l’ensemble d’un texte au demeurant fluide et dynamique. Ensuite parce que les personnages de Christine Cardot n’en ont pas besoin, ils ne souffrent d’aucun déficit nécessitant l’utilisation de ces verbes piqués aux hormones de croissance.

Enfin, dernier point concernant l’édition : le roman est bourré de coquilles qui desservent un auteur prometteur au travail remarquable. C’est non seulement inadmissible quand on est un éditeur qui se prétend tel, mais incompréhensible quand une simple relecture par un correcteur aurait suffi à gommer ces boulettes plus que désagréables…

Si certains verront dans la chute du roman une queue de poisson, d’autres y espéreront la fin d’un épisode annonçant une suite. On fait partie de ceux-là. Sans nous avoir totalement frustrés, Christine Cardot aura donné l’envie d’en savoir plus, et c’est avec un vrai plaisir de lecture que nous reprendrons les aventures de la jeune Kaïrale, Sentinelle ou Regard Clair.

Metro 2033

Metro 2033 est le premier roman traduit en français du journaliste russe Dmitry Glukhovsky, roman qui, en Russie, fut initialement publié sur la Toile et enrichi suite aux commentaires des internautes… Le livre a également donné lieu à l’édition d’un jeu vidéo du même nom (sur PC et XBOX 360) paru en France en mars 2010. Autant dire qu’au regard de tels éléments, une certaine prudence s’impose…

L’histoire… Début du XXIe siècle : holocauste nucléaire. Irradiée, la surface de la Terre est livrée aux horreurs mutantes. A Moscou, quelques survivants se réfugient dans le métro. Vingt ans plus tard, la pénurie s’est organisée dans les stations moscovites en communautés idéologiques, religieuses ou politiques (quatrième Reich, confédération 1905, ligne rouge…). Artyom, jeune adolescent naïf et anonyme de la station indépendante VDNKh, se voit confier par un stalker la mission d’informer Polis, l’Etat-major général, cœur politique et militaire de la communauté, du risque d’invasion imminente du métro par une race de mutants aux pouvoirs particuliers : les noirs (non, ce n’est pas ce que vous croyez !). La lente et angoissante progression du héros lui fera traverser tous les dangers : radioactivité, mutants sanguinaires, risques biologiques et psychiques, effondrements, cannibalisme, enrôlement sectaire, pédagogie néonazie… La totale, en somme !

Bon… Première difficulté : il faut un certain temps d’adaptation pour se familiariser avec le nom des stations et des personnages (eh oui, ça se passe à Moscou et c’est plein de Russes !). Merci donc à l’éditeur pour les plans de métro sur les rabats de couverture, totalement indispensables, même si on a très vite fait de s’y perdre…

Deuxième difficulté… eh bien, y’en a pas. Parce que passées les cent premières pages, on entre en définitive assez facilement dans l’univers de l’auteur (merci le traducteur, mais on y reviendra plus loin).

Metro 2033 aurait pu s’avérer un énième et simple récit où le cœur de l’intrigue tient dans le nombre de zombies explosés à coup de kalachnikov. C’est toutefois beaucoup plus que ça. Nous avons entre les mains un roman efficace et intelligent.

Sans aucune complaisance théorique, intellectuelle ou partisane, Glukhovsky égrène une bonne partie de l’histoire politique, religieuse, sociologique et sociétale de la Russie (enfin, autant qu’on puisse en juger) et inscrit définitivement son livre dans la veine des bons romans dystopiques d’anticipation (une veine dystopique décidément à la mode). Récit d’aventure habité de personnages fouillés et attachants, servi par des descriptions envoûtantes (les scènes d’exploration de la surface par les stalkers sont particulièrement réussies), une ambiance glauque à souhait, un contexte savamment décrit et distillé, pour finalement se muer en quête initiatique dont la chute, sans être révolutionnaire, ne manque pas d’efficacité et ouvre sur tous les champs des possibles… oui, Metro 2033 fonctionne, et plutôt bien.

Par ailleurs, on se plaint assez dans les présentes pages de la qualité médiocre de certaines traductions (voire de leur qualité suicidaire, quand elle lamine un texte original finalement plutôt bon) pour ne pas manquer de saluer un travail remarquable quand il se présente. Et c’est bien le cas de la transcription de Denis E. Savine, qui restitue ici un récit juste, fluide et homogène. Chapeau et merci.

Unique petit bémol, le roman tire parfois en longueur et aurait gagné à être plus incisif (une bonne centaine de pages superflues, ça fait tout de même beaucoup). Ceci étant, ne doutons pas que d’autres lecteurs, fascinés par l’univers de Glukhovsky, y trouveront leur compte et seront ravis d’apprendre qu’il existe même une suite : Metro 2034.

En conclusion, nous tenons là un bon roman de S-F post-apocalyptique intelligent et musclé. Aussi pourquoi s’en priver ?

Rosée de feu

Xavier Mauméjean a un bon pedigree. En une grosse décennie, il est devenu l’une des figures de proue de la S-FF francophone, sous les auspices de la violence feutrée et d’une certaine critique de l’aliénation sociale. La plupart de ses livres dressent le tableau de sociétés parfaites (ou voulues comme telles) qu’un excès d’ordre livre soudain à tous les dérèglements. C’est aussi le cas, en quelque sorte, dans ce nouveau roman, Rosée de feu. Après avoir placé ses histoires dans la Mitteleuropa du XVIIIe, dans la Babylone antique, l’Angleterre Victorienne ou les Etats-Unis du début du XXe, Mauméjean s’intéresse cette fois au grand traumatisme de l’histoire japonaise contemporaine, la seconde Guerre mondiale, le Japon étant vécu à la fois comme bourreau (les crimes de guerre impérialistes) et comme victime (la bombe atomique).

Il le fait à sa manière : féroce, crue, implacable. Une ouverture tout en dégradé assure le passage du document à la fiction. L’irruption d’éléments de pure fantasy (l’aviation japonaise n’est constituée que d’escadrons de dragons) dans le cours des citations d’archives, des textes de propagande, des rapports circonstanciés d’opérations militaires se fait le plus naturellement du monde. Quand l’histoire réelle est ainsi violentée, fantasmée, recréée, mythifiée, on sait qu’elle donne parfois de beaux rejetons.

1944. L’Empire du soleil levant, acculé sur son territoire par les forces américaines, place son dernier espoir dans la tactique du Vent Divin, car « une mort glorieuse vaut mieux que la vie sauve ». Cette stratégie conforme à l’honneur a été conçue par le capitaine Obayashi, dans le respect de la voie du guerrier et d’une philosophie personnelle proche du zen : « La volonté tendue vers une fin accumule les obstacles […] Le pilote se trouve en équilibre entre ciel et terre, désir et renoncement. » L’objectif est d’une simplicité redoutable : chaque pilote volontaire devra écraser son dragon alourdi de bombes sur un navire ennemi. « Un coup, une vie. » Tatsuo est un jeune soldat engagé dans l’aviation, dont la mission est d’escorter les kamikazes lors de leurs missions suicides. Tandis que son petit frère Hideo, écolier de six ans, suit la guerre depuis son village, l’oreille collée à la radio, rejouant avec ses petits camarades les batailles livrées par les héros nippons.

Le décor est posé, l’action ne fera plus qu’alterner scènes de vols meurtriers, combats plus feutrés dans les coulisses du gouvernement et de l’état-major de l’archipel, rituels paisibles et bucoliques d’un petit village traditionnel soumis à la propagande belliqueuse et mensongère de l’idéologie impériale. Une farce macabre s’organise, scellant l’alliance monstrueuse d’une spiritualité pleine de noblesse avec un imaginaire collectif dévoyé. Mauméjean montre bien comment, à l’ombre de grotesques édiles, de révérencieux imbéciles et de quelques fétiches sacralisés (médailles, articles de journaux à la gloire des pilotes sacrifiés, photographie de l’empereur), le peuple a adhéré sans réserve à l’idée du sacrifice ultime.

Cela finit bien sûr par se dégrader. Disette dans le village, tentation révolutionnaire du capitaine, cauchemardesques retours de conscience des uns et des autres. Restent l’impuissance, la honte et la désintégration mentale qui annoncent le retour des actualités d’époque, traînées de flammes sur fond d’images en noir et blanc : champignon quasi atomique (comprenne qui lira), discours de reddition pitoyable d’un empereur présumé dieu vivant. Reste encore cet épilogue d’un lyrisme aride, fixant le chaos coloré d’un tableau tirant vers l’abstraction.

La force de ce livre étonnant tient moins aux évènements qu’il relate (d’une horreur vertigineuse, traumatisante), qu’au mélange des tons et des genres qui la tempère. L’humour noir, le cynisme et même la beauté y ont leur part. La chronique historique (parfois lassante il est vrai, tant certaines séquences se répètent) se mêle à un irrationnel considéré comme plausible, dont les éléments sont scientifiquement disséqués. Le texte obéit en outre à quelques principes de composition hérités du théâtre japonais ainsi que de la pensée chinoise. Cette exigence stylistique et narrative pourra paraître un peu gratuite, elle est en tout cas parfaitement assumée (voir la postface) et mise en œuvre. Invisible par certains aspects, elle se traduit surtout dans le récit par une sécheresse de style, une absence presque totale de sentiments, d’impressions, à l’opposé par exemple de l’écriture charnelle d’un Mishima, d’une surenchère émotionnelle dont L’Empire des sens fut en son temps le fleuron. Rapporté à la trajectoire du pilote Tatsuo et au destin du peuple japonais, on peut lire Rosée de feu comme un Empire des sens renversé, où la mutilation (mentale ou physique) n’est pas l’apothéose de la vie mais sa condition même. A cet égard le livre aurait pu s’appeler : le sens de l’empire.

Lavinia

Période faste pour l’Atalante. Les parutions d’auteurs francophones se multiplient et Ursula K. Le Guin nous réjouit le cœur et l’intellect. Pendant que l’excellent cycle pour la jeunesse Chroniques des rivages de l’Ouest poursuit son bonhomme de chemin (la conclusion est prévue pour mars), l’éditeur nantais nous gratifie d’un roman adulte, auréolé du Prix Locus, excusez du peu. Même si une récompense n’est pas toujours un gage de qualité, elle apparait ici amplement méritée, distinguant en outre un roman admirable.

Abandonnant les préoccupations très contemporaines, Ursula Le Guin nous invite à un voyage dans le passé, quelque part entre mythe et réalité, en cette terre du Latium où naîtra la Rome républicaine puis impériale. Une pause enchanteresse et bucolique où s’exerce l’acuité redoutable du regard de l’ethnologue. Une parenthèse empreinte de poésie et de lyrisme. Une invitation à relire L’Enéide de Virgile, texte épique s’il en est, retraçant le périple d’Enée et les origines mythiques de la cité de Rome.

« Une fille lui restait, seule héritière de sa maison et de ses vastes domaines, déjà mûre pour le mariage, bien en âge de prendre un époux. Plusieurs princes du vaste Latium et de l’Ausonie toute entière briguaient son alliance. »

La place de Lavinia tient à peu de chose dans L’Enéide, son rôle consistant à devenir la femme du héros Enée, et par là même à sceller l’alliance entre les Troyens et les Latins. Ursula Le Guin choisit de faire de la jeune femme la narratrice et le personnage titre de son roman. Lavinia apparaît ainsi comme la réécriture, du point de vue féminin, d’une partie de l’épopée de Virgile. L’auteur mourant apparaît lui-même dans le récit, comme une apparition spectrale en provenance du futur, lorsque Lavinia se recueille dans le secret du sanctuaire de sa famille. Le dialogue noué entre les deux personnages — le réel et le fictif — se révèle très touchant, un des moments forts du roman. Le poète lui dévoile le passé — la guerre de Troie, le séjour en Afrique chez Didon — et le futur — l’arrivée d’Enée et la période augustéenne —, se faisant ainsi oracle. On le constate rapidement, ce dispositif narratif sert de prétexte à une réflexion sur la liberté et le destin, sur le réel et la fiction. Personnage anecdotique et pourtant capital de l’épopée — en elle, la lignée d’Enée fait souche —, Lavinia ne vit qu’au travers des écrits de Virgile. Ici, elle incarne la légende, restant consciente de son caractère fictif, en grande partie imaginaire, et interpellant avec régularité le lecteur à ce propos. Ce faux monologue impulse un sentiment de trouble. Il rend la jeune femme d’autant plus réelle. Lavinia incarne aussi un destin livresque et tente de l’accorder à sa liberté. Un destin pour ainsi dire gravé dans le marbre. Forcer la main à son père, s’opposer à sa mère, à sa famille et à son peuple. Epouser la cause de l’étranger, de l’exilé. Exister en tant que tel et non uniquement sous la plume d’un autre.

Lorsque le roman débute, Enée débarque avec armes et bagages. Lavinia assiste à l’événement annoncé par le spectre de Virgile. Puis, sans transition, l’histoire se décale dans le passé. Ursula Le Guin nous plonge au cœur du Latium archaïque. Immersion immédiate aux côtés de gens simples, petits paysans, esclaves, maisonnée du roi Latinus. La limpidité de la narration et l’authenticité de la reconstitution frappent aussitôt l’esprit. Une vie près de la nature, le sacré imprégnant par ses rites chaque geste du quotidien. Les couleurs, les odeurs, les sons, rien ne manque. Le cadre du drame à venir est dressé. Il ne reste plus aux événements qu’à se dérouler, fatidiques puisque déjà écrits. Alors en attendant, on fait connaissance avec Latinus, vieux roi fatigué désirant la paix. Avec son épouse Amata, rendue folle par le chagrin, avec Turnus, impétueux et jeune souverain de Rutulie, avec Drances, conseiller roublard de Latinus. Avec Enée enfin… On s’émerveille du traitement des personnages, de l’atmosphère envoutante tissée par Ursula Le Guin. Un tropisme dépourvu d’artifices et de fioritures. Tout l’art du conteur au service de la littérature.

« Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d’être don-née, d’être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L’homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »

A près de 80 ans, Ursula Le Guin démontre avec Lavinia que le meilleur de son œuvre n’est pas derrière elle. Loin de s’endormir sur son passé, elle écrit un roman tout bonnement époustouflant. Lavinia rappelle ainsi les titres les plus importants de sa bibliographie : Les Dépossédés ou La Main gauche de la nuit pour n’en citer que deux. Et il s’impose comme une des parutions incontournables du début de l’année 2011.

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