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Lisière du Pacifique

Longtemps resté inédit dans nos contrées, Lisière du Pacifique achève le cycle « Orange County » dont on a pu lire jadis les deux précédents volets chez J’ai lu. Première œuvre d’importance de Kim Stanley Robinson, dont chaque volet se lit de manière indépendante, le présent ouvrage forme avec Le Rivage oublié et La Côte dorée un ensemble thématique centré sur le Comté d’Orange permettant à l’auteur américain de fourbir ses arguments à l’aune du roman post-apocalyptique, de la dystopie et de l’écotopie. De quoi envisager le monde et la Californie sous l’angle du pire comme du meilleur, mais dans une perspective résolument politique et spéculative. Kim Stanley Robinson a également bien retenu les leçons de John Dos Passos et John Brunner. Le macrocosme sud californien se dessine ainsi progressivement par le truchement d’un patchwork de destins individuels, mais aussi via le personnage de Tom Barnard, dont les apparitions récurrentes font office de fil directeur.

Chez Kim Stanley Robinson, la science-fiction est éminemment politique. Littérature d’idées, elle offre un ban d’essai aux spéculations et débats enracinés dans le présent. Lisière du Pacifique ne dément pas cette acception du genre, puisqu’on s’immerge directement au cœur d’une petite communauté confrontée à un dilemme social et politique dont le point focal se situe sur les pentes de l’ultime colline « naturelle » de la petite ville d’El Modena. L’homme étant un animal politique, son avenir d’être vivant et celui de son environnement résultent de son engagement dans une voie de développement ou une autre. L’auteur imagine ici une Californie future plus soucieuse d’écologie et de social, confrontant cette écotopie socialiste à la résurgence d’un capitalisme toujours intéressé par le profit et la rentabilité à court terme.

Territoire à l’avant-garde des stratégies de conversion, le Comté d’Orange esquisse un avenir plus soutenable et viable pour l’humanité, sans pour autant renoncer au progrès. Un futur auquel Kim Stanley Robinson s’efforce de donner corps d’une manière raisonnée. L’autopie et les suburbs de La Côte dorée s’effacent ainsi au profit du vélo et d’un mode de vie collectif jusque dans les pratiques politiques et l’habitat. Les maisons sont conçues comme des organismes dotés d’une domotique permettant de réduire au maximum leur impact sur l’environnement, notamment grâce au poétique gel-nuage, sans nuire pour autant au confort de leurs habitants. Sur les océans, les porte-conteneurs ont disparu, remplacés par des voiliers aux gréements composites et automatisés. Le Rivage oublié et son paysage cauchemardesque disparaissent aussi, repoussés grâce à une réglementation plus stricte, notamment pour l’usage de l’eau, qui favorise également le dépeuplement du territoire afin d’en restaurer peu-à-peu les ressources.

Bref, Lisière du Pacifique donne des raisons d’espérer, démontrant s’il est nécessaire de le faire encore, que la science-fiction reste plus que jamais la littérature des possibles. Trente et un ans après sa parution, à l’heure des sécheresses et incendies à répétition en Californie, il serait peut-être temps d’en explorer les pistes de toute urgence.

La Course aux étoiles

Sixième opus des aventures du Capitaine Futur, La Course aux étoiles apparaît comme l’incarnation de cet esprit pulp dont Pierre-Paul Durastanti se veut le héraut et traducteur au Bélial’. La recette est désormais connue. Prenez un héros aux qualités surhumaines, résolu à combattre la malveillance d’où qu’elle provienne. Associez-le à une équipe de compagnons dévoués, à la fois mentors et faire-valoir. Confrontez-les à une menace, un mystère à élucider ou à un adversaire retors. Puis, laissez se dérouler l’aventure, de préférence à un rythme trépidant, d’un cliffhanger à un coup de théâtre, sans trop réfléchir, en optant pour une forme de récit juvénile et vitaliste plutôt que pour l’introspection. Capitaine Futur est tout cela et bien davantage. Un morceau d’histoire de la Science-fiction américaine, lorgnant vers les ressorts du comics. Un space opera suranné, un tantinet routinier dans son développement, mais ne renonçant jamais au bigger than life. Un récit d’aventures jalonné de gimmicks, d’humour, de désinvolture et de décontraction, gouailleur et imperturbable face à l’adversité, confortable comme une paire de chaussons que l’on se plaît à enfiler après une journée au chagrin.

Alors, qu’importe la menace. Les astronefs peuvent disparaître mystérieusement, semant la panique et le doute jusque dans le cœur des fuséologues téméraires. Le système solaire peut se dérouler comme un tapis de jeu pour sales gosses. Les extraterrestres inquiétants et autres monstres affamés ou créatures mécaniques bornées par une programmation funeste peuvent redoubler d’effort et de malice pour nuire à la civilisation. Les cyclotrons surchauffés peuvent cracher les radiations jusqu’à la fusion ultime de leur gravium et les tuyères exploser en chapelets colorés, histoire d’égayer l’espace. Grag et Otho peuvent continuer à se chamailler, Simon Wright goûter à l’indépendance d’une mobilité retrouvée et Joan Randall flirter avec le beau capitaine imperméable à ses tentatives de séduction. Seul compte un émerveillement, certes daté, mais sans cesse renouvelé par les découvertes. Seul importe l’envie de se frotter à l’étoffe des héros, de goûter au plaisir régressif des aventures du colosse à la chevelure flamboyante, ce sorcier de la science, cet homme de demain voué à sauver la Terre et toutes les créatures intelligentes du système solaire. Ad astra et au-delà !

Baba Yaga a pondu un œuf

La narratrice, une universitaire, a une mère vieillissante et victime de la maladie d’Alzheimer. Elle l’accompagne au quotidien du mieux qu’elle peut, entre le tragique de la situation et son côté comique, quand un mot chasse l’autre et génère quiproquos et malentendus. Elle voudrait bien se rapprocher d’elle mais cette mère, repliée sur son quotidien, ne lui laisse guère de place. Cette dernière semble bien plus en affinités avec la jeune étudiante Aba Bagay, qui s’est entichée, elle, de la narratrice. Voilà pour la première partie. La seconde s’ouvre sur les aventures de trois vieilles femmes, Beba, Kukla et Pupa en villégiature dans un spa tchèque. L’une est petite et emportée par le poids de ses énormes seins ; l’autre est longue et sèche, montée sur de grands pieds ; la dernière, enfin, est racornie comme une chouette hors d’âge et enfoncée dans une unique botte où elle réchauffe ses vieilles jambes. Que viennent-elles chercher dans cet hôtel spa, digne d’un Wes Anderson avec sa galerie de personnages truculents ? Aspirent-elles vraiment à retrouver un peu de leur fraîcheur perdue ? D’où vient l’aura de mystère qui entoure ces femmes qui ont bien souffert de ce que le monde paternaliste leur a infligé ? Les deux premières parties du roman seront éclairées par une troisième, rédigée par la jeune Aba Bagay, et qui consiste en une sorte d’essai aux allures universitaires sur la figure mythique de Baba Yaga, la sorcière bien connue dans la culture d’Europe centrale.

La vieillesse est fantastique. Si, si. L’auteur croate Dubravka Ugresic, figure de la littérature paneuropéenne, vous en convaincra dans ce roman à la composition subtile comme un œuf de Fabergé. Jadis, on a usé de cette métaphore pour décrire le roman Feu pâle de Nabokov, dont le fil narratif repose sur un poème de plus de mille vers et sur son exégèse par un narrateur qui joue un rôle central dans le propre récit qu’il délivre. Ugresic, exilée tout comme Nabokov, marche dans les pas du maître russe, à sa façon. La composition hétéroclite du roman intrigue : quels rapports ont les narrations entre elles, sinon cette réflexion fine et drolatique sur la vieillesse ? La troisième partie intrigue assurément : livrant les sources de nombreuses scènes et caractéristiques des personnages, elle explique la présence de motifs récurrents en exposant leur origine et leur fortune au fil des siècles. Mais, alors que cette partie devrait avoir un peu la platitude du discours explicatif (dont l’exactitude est toute scientifique) et dégonfler la magie de ce qu’on a lu précédemment, elle renforce au contraire l’impression d’étrangeté de l’ensemble.

Le Bifrostien n’y trouvera guère de paranormal ou de fantastique sinon celui de l’étrangeté inhérente à chacune de nos existences et que rien ne saurait mieux rendre que la vieille figure d’une sorcière, Baba Yaga, qui a traversé les civilisations d’Europe centrale. Dubravka Ugresic use avec bonheur des puissances de l’écriture fantastique sans jamais s’y abandonner complètement, et s’en sert comme d’une loupe penchée sur notre vieillesse et le sort que nos sociétés ont fait aux femmes.

Au nord du monde

Shérif d’un bourg désolé dans le Nord de la Sibérie, Makepeace y vit dans la plus complète solitude. Après sa patrouille, colt au côté, Makepeace récupère les livres abandonnés, bien que la lecture lui donne mal à la tête. Quand on est seul à ce point-là, et plongé dans l’absurde d’un monde qui s’est effondré, tout comme l’utopie qui devait permettre de sortir de cet effondrement, ça ne fait pas grande différence d’être shérif ou non, d’être un homme ou une femme, mort ou vivant. Pourtant Makepeace est une femme, vivante, et ça changera tout. L’arrivée de Ping, qui s’est échappée d’un convoi d’esclaves, lui redonne un peu d’humanité. La robinsonnade ne durera pas longtemps, hélas, la vie se donne et se perd vite. Makepeace plongera dans le désespoir, avant qu’un avion ne s’écrase près de son village au moment où elle voulait en finir. Cette rareté technologique, symbole du monde disparu, lui fait comprendre qu’une certaine humanité a pu être préservée, quelque part. Makepeace va seller son cheval et se mettre en quête. Elle trouvera des camps, des tortionnaires, des zones mortifères, et la vie, malgré tout.

Far North, tel est le titre anglais de ce roman enfin réédité, et ça en dit autrement que sa traduction. Le Far North en lieu et place d’un Far West. Et il s’agit bien d’un roman d’aventure, de trappeurs, d’Indiens, de chevauchées, de lutte contre la mort dans une nature extrême qui oscille entre un hiver long et redoutable et un été court et éprouvant. Ne serait-ce que cela, c’est déjà suffisamment bien fait pour en mériter la lecture. Mais la traduction du titre donne intelligemment à penser tout au long de la lecture : le nord, lieu de l’action, le grand nord même, mais aussi le point cardinal de référence, celui qui oriente toute notre représentation du monde, celui du bon sens et du pragmatisme qui « ne perdent jamais le nord ». Le dérèglement climatique a eu raison de notre civilisation et quelques colons sont partis au nord du monde pour trouver un peu de fraîcheur, d’espaces vierges, et fonder une nouvelle société, libérée des lois sinon de celle de Dieu. Il y fallait oublier tout ce qu’on a connu et repartir à zéro. À sa façon, Theroux nous fait revenir aux aspirations premières des colons américains qui, comme l’analysait Tocqueville, voulaient combiner esprit de religion et esprit de liberté, et une certaine ignorance qu’ils pensaient salvatrices, autant d’aspirations qu’on retrouve aujourd’hui en de multiples points du globe. Mais la question lancinante que nous pose le roman est la suivante : est-il raisonnable de croire qu’on peut survivre seul et dans l’oubli ? Cela fait-il sens, comme le nord sur une carte ? Aussi mortifère soit notre civilisation, doit-on la balayer d’un revers de main ? Ses savoirs et ses technologies nous rendent bien peu aptes à survivre dans une nature avec laquelle nous avons perdu contact. Pour autant, nous portons notre histoire et notre humanité, il faut l’élucider sans cesse car elle ne cesse de prendre chair : Makepeace, elle, le saura mieux que quiconque.

On pense bien sûr à Volodine, à Gouzel Iakhina, à Dans la forêt de Jean Hegland, ou bien encore, évidemment, à La Route de Mac Carthy. La narration est claire, menée avec simplicité et efficacité. Privilégiant la complexité du réel et de nos urgences à toute posture militante, ce livre fait réfléchir. Dans sa postface, Murakami le résume très intelligemment : « Jamais auparavant je n’avais lu de livre qui m’ait autant donné envie de demander aux gens ce qu’ils en pensaient. »

L'Effet Coccinelle

L’Effet Coccinelle est le deuxième roman de Yann Bécu, à qui l’on doit déjà le très drôle Les Bras de Morphée (critique in Bifrost n° 96). Ambiance bien différente ici, mais le même mélange d’excès toujours contrôlé et de délire souvent drôlatique. Qu’on en juge !

Eyaël, Raphaël et Mitraillette (ex-Gabriel) sont trois « Boueux » du service Maintenance du vaisseau panspermique M828. Tout en bas de l’échelle hiérarchique, ils sont envoyés sur le terrain (d’où leur surnom) en s’incarnant dans des corps locaux afin de nudger les créations de M828 dans la bonne direction (celle d’une société en paix). Ils descendent aussi lorsqu’il faut réparer d’urgence un dysfonctionnement dans le programme. Et là, sur la Terre, avec les sapiens qui ne le sont pas tant que ça, ça vient de merder grave. Déjà, les sapiens (issus d’un blueprint de piètre qualité) sont nuls pour atteindre le ratio de paix de cinquante pour cent qui est la condition pour pouvoir considérer le chantier comme terminé. Mais là, ils se surpassent. Voilà qu’un d’entre eux va prochainement publier une preuve définitive de l’existence de Dieu. D’où intervention en cata car cette « preuve » plongera à coup sûr le monde dans le chaos ; en effet si Dieu existe, reste à savoir le Dieu de qui et à imposer que c’est le sien – alors que nous savons, nous, que Dieu est M828 et ses services de design.

C’est sur ce début aussi débridé que spectaculaire que s’ouvre L’Effet Coccinelle (no spoil). De là, le lecteur suit sur trois cents pages les aventures délirantes d’un trio d’agents de terrain un peu nazes, dont la tête, Mitraillette, est de surcroît plus proche de Bérurier que de l’archange chargé de l’Annonciation – et tellement peu fin qu’il croit que l’effet papillon s’appelle effet coccinelle. Pour mesurer la difficulté dans laquelle se trouvent les trois (et les autres équipes sur le terrain en d’autres lieux ou à d’autres époques), il faut savoir que, non contents d’être lancés dans une mission au long cours équipés seulement de leurs discutables capacités et de leur moralité négociable, ils subissent aussi la menace constante d’être repérés par l’inspection de M828 car, nous ne l’avons pas encore dit, leur mission, organisée en catastrophe par leur hiérarchie directe, est tout sauf officielle. Ce qui devait arriver arrive : objectifs plus ou moins loupés, détection des anomalies temporelles par le Service des fraudes, exil sur Terre dans des corps qui se clochardisent peu à peu. Alors que le monde s’enfonce dans une boiteuse recherche de vérité spirituelle qui contient les ferments de guerres de religion à venir, nos trois Stooges n’ont plus qu’un but : trouver les trente-cinq millions d’euros qui leur permettront d’acheter le californium dont ils ont besoin pour assembler la balise Omega susceptible de les ramener chez eux.

Avec L’Effet Coccinelle, Bécu signe un deuxième roman aussi drôle et barré que le précédent. Mettant le lecteur dans la tête de témoins extérieurs à l’humanité, capables de surcroît de lire les pensées, l’auteur en profite pour pointer les vilenies et bassesses humaines, guère différentes de celles de ses anti-héros ; de fait, le seul personnage décent est le gendarme Jaouen (qui traque les trois en off), pas le couteau le plus aiguisé du tiroir mais un sapiens déterminé et juste. Dans un style qui oscille entre le familier et l’hommage à Baudelaire, l’auteur parvient tant à amuser (jusqu’à de vrais éclats de rire) qu’à soutenir l’intérêt tout au long d’une histoire improbable qui tient de bout en bout en équilibre sans jamais tomber. Si le premier roman de Bécu évoquait Vian, celui-ci lorgne souvent du côté de San Antonio et c’est plutôt réussi. C’est drôle, vif, érudit, excitant, ça se lit en moins de temps qu’un transfert de corps.

La Comète

Ici et maintenant. Une comète de huit kilomètres de diamètre fonçant droit sur la Terre est découverte par des astronomes. Extinction level event, donc branle-bas de combat. Une équipe internationale est réunie à Kourou afin de construire un intercepteur porteur de charges nucléaires dans un délai intenable ; la base deviendra au fil des mois une sorte de bagne géant à ciel ouvert pour des milliers de scientifiques et de militaires poussés aux limites de leur résistance physique par une échéance impérative. Ailleurs, sur un brise-glace arctique, un photographe de guerre et une biologiste se rapprochent et découvrent l’amour alors que leur petit monde isolé se délite au même rythme que la planète entière. Car dans le reste du monde c’est l’effondrement. Pannes, pillages, violences, pénurie, famine, cannibalisme et compagnie, même la base de Kourou doit être protégée de l’extérieur ; la comète, encore dans l’espace, tue déjà des millions d’êtres humains (tout ceci étant traité largement off stage).

Premier roman de Claire Holroyde, La Comète est présenté comme un page turner. Il l’est au début — c’est sa seule qualité perceptible — avant de cesser de l’être par excès de digressions. Centré sur deux fils principaux, le roman crée, de par son enjeu, une tension certaine au moins sur le fil Kourou. Le second, plus intimiste, éloigne du sujet principal sans apporter d’élément intéressant ou vraiment utile, et ce n’est qu’un des problèmes du texte.

Clairement conçu comme un ouvrage formaté par un atelier d’écriture, La Comète utilise des recettes qui se voient toutes. On y aborde — car on a une ambition intellectuelle — tous les sujets du moment, du changement climatique à la Syrie en passant par le sort des Indiens d’Amazonie… par l’anecdote. On y construit des backgrounds par flashbacks successifs qui semblent chacun être l’infodump d’une fiche bio. On y place l’inévitable histoire d’amour romantique entre amants blessés par la vie. On tente de choquer sans être trop graphique, etc.

Puis, après avoir déjà beaucoup digressé, Holroyde change son fusil d’épaule. La destruction de la comète (rendue possible par un incroyable deus ex machina) passe au second plan alors que se multiplient les pas de côté et les considérations sur l’après (où Holroyde place la chaleur de la communauté retrouvée, oubliant que l’une des activités principales des communautés est l’extermination des communautés proches — relire Girard). Un roman fabriqué, donc, mais qui ne sait pas de quoi il veut vraiment parler, mis à part quelques considérations banales sur l’humanité qui ferait mieux de se reprendre et de repartir sur de bonnes bases — la comète comme nouveau départ.

Sur le plan de l’écriture c’est quelconque, dans un style parfois familier voulu qui fait surtout racoleur ou bas de gamme. Et ça devient risible lorsqu’il s’agit de la relation amoureuse.

Reste un roman de plage pour lecteurs de blanche peu regardants.

La Citadelle de la peur

La Citadelle de la peur est un roman dont la propre histoire est originale. Publié à l’origine en feuilleton dans la revue pulp The Argosy entre le 14 septembre et le 26 octobre 1918, le texte ne connaîtra d’édition définitive sous une couverture unique qu’en 1942. Autre particularité plus notable, il est l’œuvre de Gertrude Barrows Bennett, une sténographe qui commença à écrire des nouvelles à l’âge de 17 ans — son premier texte, « The Curious Experience of Thomas Dunbar », fut accepté par Argosy et publié en 1904. Beaucoup d’autres suivront, dont The Citadel of Fear traduit ici pour la première fois en français et souvent considéré comme son meilleur roman. On notera que Bennett, après avoir publié sous son nom au début de sa carrière, publia la plus grande part de ses textes, à sa demande, sous pseudo, Francis Stevens en l’occurrence. Sous un nom ou l’autre, Bennett, première américaine à trouver un large public pour ses textes de fantasy et de SF, est, dit-on, « la femme qui inventa la dark fantasy ».

La Citadelle de la peur se divise en deux parties consécutives. D’abord, le désert du Mexique, parcouru par deux aventuriers en quête de fortune, Colin O’Hara et Archer Kennedy. Les deux hommes y tombent par hasard sur une plantation non répertoriée occupée par d’étranges habitants. De fil en aiguille, ils se trouvent emprisonnés dans la cité cachée de Tlapallan, un lieu de terreur et de beauté aussi dans laquelle « vivent » les dieux anciens, gardés et adorés par d’antiques guildes concurrentes. De combats en péripéties, O’Hara parviendra à fuir alors que Kennedy connaîtra un destin funeste. Seconde partie, quinze ans plus tard, en Nouvelle-Angleterre : O’Hara, qui a largement enfoui cette histoire au fond de sa mémoire, est rattrapé par elle quand Cliona, sa sœur chérie, est attaquée et traumatisée par une créature qui prend la fuite après que la jeune femme lui a vidé un chargeur dessus. Devant l’incrédulité de la police, O’Hara prend l’affaire en main et découvre, non loin, une maison coloniale qui abrite d’innommables horreurs. Propriétaire inquiétant, répugnantes créatures, et aussi une femme d’une beauté à couper le souffle dont O’Hara tombe instantanément amoureux. Sauver la femme, sauver sa sœur : il faudra à O’Hara et ses quelques alliés beaucoup de courage et de force pour vaincre une terreur venue d’Amérique du Sud.

Écrit en 1918, La Citadelle de la peur rappelle les textes de Robert E. Howard pour ses hommes. Même héros volcanique issu du Nord de l’Europe, même virilisme amusant par son excès, même mépris d’O’Hara pour « l’intellectuel » Kennedy jugé tortueux et peu courageux, même certitude qu’on peut et doit à résoudre les problèmes par la force. Elle rappelle Merritt pour ses femmes, des êtres fragiles à aimer et à protéger — sur ce point, Cliona détrompera son frère.

Du point de vue de l’archéologie littéraire, lire ce roman est intéressant ; beaucoup de l’habitus de l’époque y transparaît, et, entre Howard et Merritt, Bennett participe à un genre naissant. Néanmoins, les personnages trop monolithiques, la narration trop linéaire, la simplicité de l’intrigue, les sentiments trop naïvement exprimés et la candeur parfois confondante d’O’Hara font qu’on se situe bien en-dessous de ce qui s’écrira par la suite.

Parle comme un homme et autres textes

Nisi Shawl est auteurice, éditeurice, anthologiste et journaliste afro-américaine. Elle est queer et se définit par un prénom neutre (they) qui sera ici traduit par iel. Parle comme un homme et autres textes est un recueil de quatre nouvelles auxquelles s’ajoutent un article de non fiction, une interview de l’auteurice et une bibliographie complète.

« Marche comme un homme » met en scène une lycéenne aux préoccupations adolescentes (intégrer la bande de filles la plus courue du bahut par exemple) qui tombe amoureuse d’une intelligence artificielle incarnée, Sherry, dans un lycée virtuel. À un contexte cyberpunk qui n’empêche pas de jouer avec la figure d’une divinité mythologique, Nisi Shawl intègre des question de classe sociale, de genre et de couleur de peau. Dans « Les Sœurs de la poupée », Josette récolte des fonds — en vendant son corps — pour une association d’aide aux femmes en détresse. À chaque étape de son voyage, elle érige un autel pour Viola, une poupée protectrice de son âme, et pratique un rite pour lui donner la parole. Le sexe est présenté comme un commerce, un outil d’émancipation et un instrument de culte. « Quelque chose en plus », nouvelle sombre et ambigüe, suit l’évolution d’une chanteuse de rock mêlée à une lutte à travers temps entre une de ses descendantes et un sorcier malveillant. À moins qu’elle ne soit sujet au même mal que sa mère, victime de crises d’épilepsie à en perdre la raison… Plus court des quatre textes présentés ici, « La Plus grande aventure » médite sur la maladie et la mort. Du point de vue de la plus jeune d’une famille de trois sœurs confrontée à sa propre mortalité après un diagnostic de cancer. Poétique et percutant.

« Ifa : dévotion, science et technologie sociale » est un article issu d’une conférence donnée à l’université de Duke en 2010 sur l’Ifa, une religion et un système de divination yoruba. Nisi Shawl y explore les liens entre science-fiction, technologie et sa pratique de la religion Ifa, et dresse même un parallèles entre divination et méthode scientifique. Pour iel, aucune incompatibilité entre elles, mais un enrichissement mutuel qui pourrait conduire à se passer des divisions taxinomiques traditionnelles (SF, fantasy, réalisme magique…). Cette disparition permettrait de s’attacher à d’autres critères que les genres pour la sélection des ouvrages : vraisemblance, audace, originalité, esprit… et d’ouvrir des horizons de créativité pour toute la chaîne du livre.

L’ouvrage contient aussi une interview de Nisi Shawl par Terry Bisson, auteur de SF déjà traduit dans nos contrées (Hank Shapiro au pays de la récup’ en Denoël « Lunes d’encre », notamment) également connu pour avoir terminé l’écriture de L’Héritage de saint Leibowitz laissé inachevé par Walter M. Miller. Dans l’entretien, Nisi Shawl évoque son travail, son processus d’écriture, ses influences et amitiés – iel a côtoyé Octavia Butler, ou encore l’afroféminisme. Même s’il pourra frustrer par sa brièveté, Parle comme un homme et autres textes, par la diversité des nouvelles mêlant magie et technologie et les textes de non fiction qu’il accueille, constitue une bonne introduction à l’œuvre de Nisi Shawl. Reste à savoir si cette parution sera suivie par d’autres…

Numérique

Passer ses journées devant son ordinateur à tester de nouveaux jeux vidéo, le rêve pour beaucoup d’adolescent(e)s. Et même pour beaucoup d’adultes. Et c’est exactement ce que Maxime, un riche patron d’entreprise au look pour le moins étrange, propose à Arsène, jeune garçon plein d’aisance dans les jeux mêlant stratégie et manipulation. Après l’avoir tiré des griffes de pirates informatiques sans scrupule, il le met en compétition pour un poste idéal. Mais la concurrence est rude : pas d’autres ados sans expérience de la vie comme lui, mais des adultes méprisants au passé autrement plus riche. Pour les départager, des épreuves étranges et déstabilisantes. À travers elles, Arsène va voir son regard sur lui-même et, surtout, sur le monde qui l’entoure, se modifier de façon radicale.

Deuxième roman situé dans le cycle des « Métamorphoses », inspiré d’Ovide, Numérique laisse de côté la magie du premier opus pour l’univers, a priori plus terre à terre, des bits et des octets. Et par ce changement de sujet, il perd en mystère ce qui faisait le charme puissant de Vita Nostra (in Bifrost n° 97). Paru en 2009 en VO, Numérique n’est pas trop daté, pour ce qui est des références aux ordinateurs : les jeux imaginés, les passages dans le réseau tiennent encore la route si on n’est pas trop difficile. Une prouesse quand on voit la vitesse de transformation de ce secteur. Mais les petits tours de passe-passe des auteurs sont moins efficaces dans ce deuxième opus. On les voit venir de plus loin et les ficelles sont plus grossières.

Rien de rédhibitoire pour autant. Numérique est un roman très agréable à lire et propose des rebondissements qui maintiennent l’intérêt du lecteur de bout en bout, à part quelques temps brefs morts. De plus, il interroge sur le libre-arbitre et sur notre relation au pouvoir. Arsène se voit offrir toujours davantage de possibilités d’influer sur les autres, sur la réalité. D’ailleurs, il s’interroge ouvertement sur ce marché aux allures de pacte faustien auprès de son possible futur patron, Maxime. Qui réfute absolument cette idée. Mais doit-on le croire ? Finalement, au fur et à mesure de l’accroissement de ses pouvoirs, Arsène en vient à se demander ce qui compte vraiment dans l’existence. Il se pose des questions sur l’envie ou son absence devant le manque de difficultés à obtenir l’objet des désirs, devant l’abondance. Comme les riches qui, pouvant tout se permettre, perdent toute volonté de se battre et, à long terme, de vivre.

Ce questionnement, disons-le franchement, n’est pas d’une grande originalité. Mais son traitement, lui, n’en manque pas dans certaines fulgurances. Les auteurs savent encore surprendre leur lecteur et l’emmener plus loin qu’il n’imaginait. Et certains personnages secondaires se montrent plaisants à suivre ou à détester. Malgré tout, Numérique reste en-deçà de Vita Nostra. Pas suffisamment, cependant, pour ne pas attendre avec intérêt la prochaine parution du dernier tome de cette trilogie au goût d’étrange, portée par un vent froid venu de l’est.

Les Fantômes du nouveau siècle

Le XXe siècle ouvre grand ses portes avec l’Exposition Universelle de Paris ! Devant tant de preuves de progrès et du génie de l’homme, il est évident que le monde doit changer. En tout cas, Marie-Antoinette Verquin en est persuadée. Finie la femme reléguée derrière l’homme paternaliste ! Finie la domination d’une classe par une autre ! Du moins, elle y croit ou essaie d’y croire : elle sera créatrice de mode et habillera les dames de la haute. Mais ce n’est pas facile pour une jeune femme sans parents, qui vivote du côté des Halles et peine à garder un logement correct. Heureusement, Marie-Antoinette a du caractère. Et du bagou. Pas question pour elle de se laisser décourager ou d’être désarçonnée par une situation hors norme. Et pourtant, quand elle découvre que les morts ne disparaissent pas après le trépas, qu’ils restent – du moins, pour certains d’entre eux — parmi les vivants, et qu’elle fait partie de ceux qui peuvent les voir, elle reçoit une grosse baffe. De ces baffes qui remettent en question votre vie. Ce qui n’empêchera pas notre héroïne de réagir avec promptitude et d’essayer de comprendre. Jusqu’à se retrouver liée à un étrange Japonais, invité du patron de l’Exposition Universelle, qui cache un secret terrible aux implications possiblement impressionnantes. Un homme qui parle avec les fantômes. Et qui possède, par ailleurs, ses propres fantômes. Mais saisir ses buts est difficile, tant cet homme s’avère mutique et muré dans ses certitudes.

Initiée dans la collection des « Séries de l’étrange », les aventures de Marie-Antoinette Verquin ont été victimes de l’arrêt de ce projet éditorial au bout de seulement deux saisons. Laissant sur le carreau deux des quatre volumes prévus. Qui se tassent donc ici, en compagnie des deux autres – de même qu’une nouvelle « préquel » – dans ce pavé peinant à tenir dans une main. Chose qui ne rend guère service à l’auteur et à son héroïne, tant l’objet s’avère difficile à manier et potentiel facteur de tendinites : le plaisir de pouvoir lire la fin des enquêtes de Marie-Antoinette (comme la Reine, mais avec encore la tête) se trouve in fine salement contrebalancée par l’absurdité de l’objet lui-même.

Dommage, donc, car l’ensemble est agréable à lire, tant Jean-Philippe Depotte semble s’amuser. Et parvient à partager ledit sentiment. Il manie la langue populaire avec une verve qui ne ferait pas rougir un Michel Audiard ou un Frédéric Dard. Les mots sautillent, comme Marie-Antoinette et, malgré les situations souvent dramatiques, apportent aux récits une légèreté bienvenue. Car les quatre histoires (qui se suivent et courent sur toute l’année 1900), si on oublie le côté voltigeant de la narration, sont particulièrement tragiques : morts douloureuses, trahisons, jalousies. L’auteur n’hésite pas à peindre les passions les plus fortes, les aspects les plus sombres de cette société du début du XXe siècle, ses absurdités et ses contrastes, ses banquets battant les records de litres de vin servis côtoyant la misère de ceux qui s’entre-déchirent pour un bout de pain.

C’est aussi l’occasion pour Jean-Philippe Depotte de faire revivre un Paris oublié, celui d’avant sa transformation, celui des Halles et des zones, celui d’un avenir fantasmé, avec le Palais de l’électricité et la tour Eiffel. Et ses habitants célèbres, tels que le Préfet Lépine, Gustave Eiffel, Méliès, les frères Pathé ou Edison. Mais aussi, surtout, les personnages truculents, tendres ou ridicules inventés par l’auteur — l’agent Robiquet à la panse énorme et aux pieds plats, Fernand, l’amoureux éconduit et légèrement ridicule, la jeune Louise, avec ses rêves de mannequinat, ou la sévère madame Lebeuc, qui dirige d’une main ferme les serviteurs de la maison Picard. Tous émeuvent ou agacent, font sourire ou bouleversent. Et font le sel de ces romans entraînants et pleins de vie, de gouaille et de tendresse. Une ode à la bonne humeur et au courage.

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