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Une fille comme les autres

Voici un roman qui, malheureusement, ne relève pas de l'imaginaire. Il a été inspiré par un fait divers qui s'est produit en 1965, dans le Midwest, ainsi que nous l'apprend la postface de l'auteur. Il l'a ensuite transposé dans le New Jersey, en 1958, sur les lieux même de sa propre enfance, des lieux qu'il connaît bien. On est dans la littérature mimétique et, même si Jack Ketchum nous épargne, toujours selon ses dires, une part de la violence, du sordide et de l'horreur, on est dans le roman noir. Très, très noir.

Imaginez. Une impasse pavillonnaire dans une petite ville américaine à la fin des années 50. L'été. Des enfants dans presque toutes les maisons du quartier… et deux filles nouvelles, Meg et Susan, qui s'installent chez leur tante, Ruth Chandler, suite à l'accident de la route qui a coûté la vie à leurs parents. La première partie du livre pose les personnages et les lieux. Tout est calme, paisible. Tout n'est pas parfait, mais tout est normal…

Ketchum a choisi comme narrateur David, le fils des voisins de Ruth Chandler dont un des fils, Donny, est le meilleur ami. Ce choix offre à Ketchum la possibilité de distanciation qu'il souhaitait et qui est renforcée par le fait que les événements sont contés avec 30 ans de décalage, par un David devenu adulte qui n'a pas tout vu ni ne veut tout dire. Le procédé permet d'éviter le « coup de poing à l'estomac » que l'on se prend à la lecture du terrible roman de Claude Ecken, Enfer Clos (le Bélial'). Chef-d'œuvre insoutenable. Bien sûr, on peut se démarquer des personnages du roman d'Ecken qui sont issus des circonstances particulières de la seconde Guerre mondiale. Il fallait ici autre chose. Si l'histoire prend place en Amérique, elle aurait pu être n'importe où ailleurs en Occident ; c'est un contexte dont chaque lecteur est proche à moins d'avoir une enfance particulière. Le malaise n'en naît pas moins inexorablement, lentement, et le lecteur est pris dans les anneaux de ce python d'angoisse dont l'étreinte devient suffocante à mesure que l'horreur se révèle, celle du non-dit n'étant pas moindre…

Une fille comme les autres n'est pas un roman à suspense. La préface de Stephen King, très intéressante au demeurant, ne laisse aucun doute quant à l'issue tragique. Nulle place n'est laissée à l'espoir. C'est un roman d'angoisse et d'horreur. King utilise l'expression « horreur existentielle ». L'effroi, ce qui glace le sang et fait une bonne part de l'art de Ketchum, tient à ce que les protagonistes de cette sinistre histoire sont des gens comme tout le monde. Meg est une fille comme les autres. Rien en elle ne justifie les atrocités dont elle est la victime. Et ses bourreaux, hormis cette « qualité », n'ont eux non plus rien d'extraordinaire. Ce sont des voisins connus depuis toujours qui pourtant vont se révéler d'une perversité et d'une cruauté sans borne.

Entre les bières et la télé, la vie de Ruth Chandler n'a rien de bien folichonne. Elle n'a aucune estime d'elle-même, se considère comme une ratée et nourrit une culpabilité masochiste. Elle cultive une haine inconsciente de sa propre personne, de son sexe, de la femme en général, une haine qui ne se traduit que dans le discours qu'elle tient à Meg. Sous la bonté, la folie. Avec l'arrivée de ses nièces, bouches à nourrir supplémentaires, cette haine va trouver un exutoire et se muer en sadisme en se tournant vers l'extérieur. Mais Ruth n'en est pas — ou à peine — consciente. On la verra punir Susan, handicapée, pour les reproches qu'elle adresse à Meg, en vain d'ailleurs. Outre ses fils, Ruth va impliquer d'autres gamins du quartier dans ses turpitudes, sévices et humiliations infligées à Meg.

David, le narrateur, reste sur le fil du rasoir. Hésitant entre le désir — et le pouvoir — de participer, et son empathie pour Meg. Ruth est la mère de son meilleur copain, c'est la femme la plus compréhensive du quartier vis-à-vis des enfants, celle qui offre une bière en douce. On éprouve des sentiments contradictoires à l'endroit de David et l'efficacité du roman tient à ce que Ketchum joue de cette ambiguïté. Il fait figure de bon mais, néanmoins, on lui en veut de ne pas agir plus tôt, voire plus efficacement. Il nous fait pitié ce gosse qui seul sait que ce qui se passe dans la cave des Chandler est mal et qui, donc, apparaît davantage coupable que les autres enfants qui torturent, brûlent et violent leur voisine parce qu'un adulte — en proie à la folie — leur en a donné la permission. On le comprend, et là réside la force de Ketchum. Le livre entretient une ambiguïté morale délibérée qui, en fait, traduit le problème que David doit résoudre malgré sa tragique incapacité à saisir la réalité des événements…

Cette horreur « existentielle », réaliste, qui ne fait pas appel au surnaturel et ne sollicite donc aucune suspension de l'incrédulité, tire sa force terrible de sa nature même. Pire, c'est arrivé. Et encore, le roman a-t-il été édulcoré. Pire, la maltraitance sur enfant est une réalité qui n'a rien d'exceptionnelle. C'est de l'ordre du fait divers courant, plus fréquent que le hold-up… Rare en littérature mais d'une atroce banalité dans la réalité. Ketchum donne à voir une image particulièrement noire de l'humanité, que Stephen King compare à celle de Malcolm Lowry et que nous autres, francophones, trouvons chez Thierry Di Rollo… Ils sont de ces auteurs dont les sommets nous plongent dans les abysses les plus profonds de l'âme humaine. Lorsque le mal vient s'incarner de manière aussi triviale en une Ruth Chandler, il a un impact sans commune mesure avec les formes allégoriques qu'il revêt dans la plupart des autres romans.

Ce qui précède doit beaucoup à la préface de Stephen King et à la postface de l'auteur. Après avoir lu l'une et l'autre, il devient impossible d'en faire abstraction car elles projettent sur le roman un éclairage qui s'impose avec une pertinence que je ne saurais égaler. Ce qui est certain, c'est qu'Une fille comme les autres est un livre d'une dureté et d'une noirceur terrible et peu commune. C'est un livre qui vous parle. Non. Qui vous hurle aux oreilles. Qui ne saurait laisser indifférent et qui vous hante longtemps après que vous en avez tourné la dernière page. Une réussite des plus remarquable. Un éblouissant soleil noir.

La Paille dans l’œil de Dieu

Il peut, de prime abord, sembler étrange qu'un roman d'une telle qualité soit resté plus de 25 ans sans réédition en France. Paru aux Etats-Unis en 1974, il avait été traduit en 1981, dans la collection « Super Plus » des éditions Albin Michel, en grand format. Les collections de cet éditeur (aux jolies couvertures argentées inspirées d' « Ailleurs & Demain ») étaient orientées vers le space opera et un certain classicisme, pour ne pas dire un archaïsme certain. On y publiait E.E. « Doc » Smith, Nathalie Henneberg ou Jack Williamson… Et rares sont les romans sortis dans ces collections à avoir été réédités. Pourquoi ?

Rappelons-nous. Nous sommes dans les années 80 et la « nouvelle science-fiction politique française » — c'est-à-dire gauchisante, pour ne pas dire gauchiste — connaît son heure de gloire. Le space opera n'est plus en odeur de sainteté. Il est considéré comme un genre médiocre et, surtout, réactionnaire, impérialiste et scientiste. Des tares alors rédhibitoires. Ce n'est pas faux, mais les contre-exemples abondent. Citons Babel 17 de Samuel R. Delany ou L'Anneau de Ritornel de feu Charles L. Harness. Or, les collections Albin Michel s'inscrivent dans ce genre désormais honni. Qui plus est, c'est l'heure de la revanche et certains auteurs ayant pris position en faveur de l'intervention militaire américaine au Viet-Nam quinze ans plus tôt sont frappés d'ostracisme. Ainsi, Larry Niven, Ben Bova ou Poul Anderson ont été mis à l'index par les ayatollahs de la S-F française. D'autres, tel Robert A. Heinlein, seront épargnés par les foudres de la censure éditoriale malgré des positions semblables, tandis qu'un Isaac Asimov, qui s'était déclaré opposé à la guerre, publiait des textes pour le moins aussi à droite si ce n'est davantage. Ce n'est qu'avec le récent, mais violent, clivage à droite de la société française, que Larry Niven et consorts ont recouvré droit de cité. Les trois sont désormais davantage publiés qu'ils ne l'ont jamais été, en volume du moins, ce qui n'est que justice car nous parlons là d'auteurs majeurs.

Qui le veut peut encore aujourd'hui entendre taxer La Paille dans l'Œil de Dieu d'œuvre militariste et belliciste. Peut-être que oui. Cela reste à prouver. Pierre Michaut, des éditions de l'Atalante, me disait une fois avoir envisagé puis renoncé à rééditer ce livre justement en raison de ses positions idéologiques alors qu'il publie… David Weber ! Le cycle d'Honor Harrigton est infiniment plus militariste, belliciste et médiocre que La Paille… Il semblerait qu'en utilisant une femme en tant qu'abruti galonné, on puisse s'autoriser un bellicisme primaire au nom d'un féminisme de mauvais aloi. Mais justement, les militaires de La Paille… ne sont pas des abrutis se prenant pour le plus fier d'entre eux, le général Custer. Nous avons donc bel et bien une histoire militaire, comme l'est celle de Bill, le héros galactique de Harry Harrison, ou La Guerre éternelle de Joe Haldeman. Et pourtant… Il existe, en matière de space opera, un pendant à l'heroic fantasy : le space opera héroïque. Héroïque, voilà bien un critère qui ne s'applique pas à La Paille… car une chose est certaine : Rod Blaine n'est pas un héros. Ni au sens tragique, ni au sens commun. Il n'est pas non plus un de ces anti-héros dont la S-F d'alors raffolait. C'est un homme capable, intelligent, un homme qui se trouve au bon (ou mauvais) endroit au bon (ou mauvais) moment. Voyons le contexte.

L'empire interstellaire humain a repris son essor malgré les guerres d'unification qu'il lui faut mener. Ainsi, la Néo-Chicago vient-elle d'être mise au pas par la marine impériale. Jeune aristocrate appelé à devenir marquis de Crucis, sire Roderick Blaine est promu capitaine de vaisseau et reçoit le commandement du croiseur McArthur, qu'il doit convoyer en Néo-Ecosse pour réarmement. À peine parvenu dans ce système, il reçoit l'ordre d'intercepter une sonde extraterrestre propulsée par une voile photonique en provenance de la Paille. C'est le premier contact de l'espèce humaine avec une intelligence étrangère. Thème classique de la S-F s'il en est.

Le titre renvoi à une configuration stellaire. Au-delà de la nébuleuse obscure du Sac à Charbon brille une super géante rouge : L'Œil de Murcheson, invisible depuis la Terre. Et, juste à côté, luit une étoile de type G qui, vue de la Néo-Ecosse, semble minuscule : la Paille dans l'Œil de Dieu. Car depuis la Néo-Ecosse, le Sac à Charbon apparaît comme le visage d'un homme encapuchonné… Pour comprendre l'histoire, il faut savoir que la propulsion interstellaire procède par bond d'une étoile à l'autre et que, depuis la Paille, on ne peut bondir qu'à l'intérieur même de l'Œil de Murcheson (au cœur même d'une étoile, en somme). Il faut donc disposer de la technologie adéquate pour résister au plasma stellaire : le champ Langston. Les Pailleux, n'en disposant pas, sont confinés dans leur unique système solaire depuis des milliers d'années, voire un million…

L'empire envoie deux astronefs dans le système de la Paille : le MacArthur et le Lénine. La mission de l'amiral Kutuzov, qui commande ce dernier, est de préserver à n'importe quel prix les secrets militaires de l'empire et d'empêcher qu'ils ne tombent aux mains des Pailleux.

L'un des tours de force ici réalisé par Jerry Pournelle et Larry Niven est la création d'une civilisation étrangère qui nous est progressivement dévoilée au fur et à mesure que les voiles de la dissimulation sont ôtés. Etrangère, mais pas trop. D'un niveau technologique comparable à l'empire. Pailleux et Humains ont suffisamment en commun pour que la guerre soit possible. Le gros de ce fort roman — qui à aucun moment ne tire à la ligne — consiste en une vaste partie de poker menteur où ni les uns ni les autres ne jouent jamais franc jeu ; dissimulant leur bellicosité réciproque. Les auteurs s'entendent à merveille pour restituer les tensions qui naissent et s'amplifient…

La Paille dans L'Œil de Dieu est un roman bien mieux pensé et conçu que la trilogie du Conquérant de Timothy Zahn, où la guerre résultait d'une tragique méprise. Rien de tel ici. Chacun des deux camps est déterminé à défendre jusqu'au bout ses intérêts et à ne rien lâcher, quitte, mais en ultime recours seulement, à se faire la guerre. Chacun est bien conscient que la guerre est le moyen le moins rentable de parvenir à ses fins, le commerce étant de loin préférable, à condition, toutefois, qu'il ne soit pas un marché de dupe.

Circonscrits dans le système de la Paille, les Pailleux n'apparaissent pas comme une menace pour l'empire ; par contre, une fois répandu dans le cosmos, ils pourraient bien se métamorphoser en un mortel péril pour le genre humain. À l'inverse, tant qu'ils sont confinés dans un unique système, les Pailleux restent sous la menace d'une extermination impériale. Tel est l'enjeu.

Ce roman est l'un des plus remarquables space opera jamais écrits. Et, pour un livre militariste et belliciste, il faut constater qu'il n'y a pas de combat à proprement parler. L'usage des armes reste parcimonieux. En fait, si le roman est militariste, c'est bien parce que les militaires n'y sont pas des barbares sanguinaires, mais des gens intelligents, pondérés, qui ont les pieds sur terre et, qui plus est, s'avèrent avoir raison. Les chercheurs sont plus naïfs. En fait, les militaires paraissent davantage empreints de méthode scientifique que les scientifiques eux-mêmes. L'un des personnages les moins sympathiques mais les plus intéressants est le marchand rebelle Horace Hussein Bury, un « Arabe » qui devient un fanatique anti-Pailleux. Dans un roman plus récent, on pourrait interpréter ce personnage comme un reflet de la politique américaine actuelle. Mais en 1974 ?

À mon sens, c'est à la page 73 que l'on trouve le meilleur révélateur du droitisme des auteurs. Dame Sally Fowler répond à Bury : « On nous apprend que l'évolution physique d'une espèce évoluée est peu envisageable. Les sociétés humaines protègent leurs membres les plus faibles. On invente les chaises roulantes, les lunettes et les prothèses auditives dès qu'on en a la capacité technique. Quand une société part en guerre, les hommes (trait machiste — il n'y a aucune femme parmi les forces MSI) doivent généralement passer des épreuves d'aptitude avant d'être autorisés à risquer leur vie. Nul doute que ça aide à gagner le combat […] mais ça ne laisse guère de place pour la sélection naturelle. » Là encore, la réflexion est loin d'être dénuée de bon sens d'autant que les auteurs énoncent le fait sans porter plus qu'un jugement implicite.

Toute la construction romanesque tend à créer une situation où la réponse optimale est celle fournie par les militaires. C'est donc une construction d'une intelligence exceptionnelle, d'une machiavélique rouerie. Les personnages humains sont intéressants, crédibles, diversifiés. Il faudrait des Pailleux radicalement autres pour amener ce même panel d'humains à un comportement et à un jugement différents. Un autre livre !

Dans cette nouvelle traduction, plus fluide, même si je préférais la désignation « Granéen » (du Grain) plutôt que « Pailleux », La Paille dans L'Œil de Dieu confirme son statut de chef-d'œuvre majeur ayant renouvelé le space opera. Souvent imité, jamais égalé (même pas par Banks). C'est un livre dense et intense, sans longueur ni temps mort, à l'action constamment soutenue par des personnages crédibles et forts de leurs différences où une civilisation complexe a été élaborée avec le plus grand soin pour servir le propos. Jamais le thème du premier contact n'avait été traité de manière aussi aboutie. C'est presque le livre de science-fiction idéal. C'est une mise en scène très réfléchie d'une situation purement science-fictive. Les Pailleux ne sont pas des extraterrestres métaphoriques et ce n'est donc pas une fiction spéculative qui nous est ici proposée. Le renvoi vers l'univers des auteurs et lecteurs se fait à minima. On serait donc dans le divertissement mais avec une intelligence et une profondeur rarissime, même en littérature spéculative, et l'on comprend les réticences de l'Atalante à reprendre ce roman pernicieux en diable.

Ce roman doit être lu par tout amateur de space opera pour l'immense plaisir qu'il procure en tant que tel mais aussi, surtout, peut-être, par tout amateur de S-F qui inclinerait à penser à gauche pour se confronter à une pensée de droite à l'intelligence particulièrement affûtée. La Paille dans L'Œil de Dieu (qui date de 1974, rappelons-le) est le roman fondateur du « nouveau space opera ». Si vous ne deviez en lire qu'un seul, ça ne saurait en être un autre.

Le Temps des guerriers

Des années ont passé depuis le voyage initiatique du roi Tangiia sur l'île de Rarotonga. L'ambitieux Kieto, alors enfant, a bien grandi. Il veut reprendre la mer, son destin le poussera à conquérir Albainn, la mystérieuse terre de Brume où vivent les hommes blancs, c'est écrit dans les étoiles. Mais pour mener à bien cette quête, il doit apprendre à combattre. Sous prétexte de guider le prince Ru dans un voyage d'exploration, il entraîne donc ses anciens compagnons d'aventure (les Picts Seumas et Dorcha, l'inverti Hommefemme) à la recherche de la tribu des Maoris, qui possède l'art de la guerre.

On retrouve avec curiosité et plaisir les personnages du cycle des Rois navigateurs (critique du premier opus in Bifrost n°45) dans d'épiques tribulations, entre vieilles inimitiés et nouvelles rancunes. Kilworth mène de front trois intrigues parallèles, inégales en longueur et en intérêt : la quête de Kieto et consorts ; les menées du prêtre maléfique Ragnu, acharné à faire échouer cette expédition ; l'errance du jeune Kumiki, qui veut retrouver son père Seumas pour le tuer. C'est l'occasion d'une seconde plongée dans l'univers charnel, coloré, des Polynésiens, l'auteur continuant de restituer savamment les contrastes de la civilisation, de la culture océanienne. Mais s'il renouvelle sa matière avec un sens certain de la démesure et du spectaculaire, les diverses intrigues s'épuisent en développements répétitifs, les excès virent à l'automatisme, le récit finissant par tirer quelque peu en longueur. De stations en stations, les héros explorent, massacrent mécaniquement ogresses, harpies, bêtes malignes, peuple de morts-vivants, sont confrontés à divers envoûtements et autres interventions divines : jusqu'à l'ultime rivage où on n’est pas plus avancé. Dommage que Kilworth n'ait pas cherché à creuser deux ou trois bonnes idées (la terre parallèle des maoris, la lutte des géants colorés de Rapa nui).

Un deuxième tome de mise en place ou de transition, comme on voudra, avant la conclusion du cycle dont quelques éléments glanés çà et là dans le récit laissent imaginer qu'elle sera plutôt brutale.

La Musique de verre

Eilish et Erin sont deux musiciennes virtuoses. Eilish vit au XVIIIe siècle, dans les bas-fonds londoniens ; c'est une traîne-misère qui gagne sa vie en jouant des verres (soit en effleurant des soucoupes produisant des notes cristallines), jusqu'à ce qu'un coup de pouce du destin la propulse chez Benjamin Franklin. L'inventeur est à la recherche de talents capables de sublimer sa dernière trouvaille, l'armonica (sans h) de verre. De son côté, Erin vit à Seattle, en 2018, dans une atmosphère d'aseptisation nostalgique ; c'est une star de l'harmonica qui a la plus grande difficulté à concilier carrière et vie privée, ayant notamment à gérer la maladie neurologique dont souffre Charlie, son génial compositeur de frère.

L'intrigue se poursuit, aussi bien en 1792 qu'en 2018, par plages d'un ou deux chapitres. Les histoires d'Eilish et d'Erin s'enchevêtrent, les personnages du passé répondant de façon troublante à ceux du futur, dans une sorte de quête de l'accord parfait — musicothérapie du corps et des âmes.

Et le sense of wonder là-dedans ? Il repose dans ce fabuleux instrument, cet harmonica de verre dont on tente en vain d'imaginer la sonorité durant la lecture, qui relie les deux héroïnes à travers les siècles par apparitions interposées. Lien que l'auteur a voulu symbolique et métaphysique, lien qui apparaît en réalité bien artificiel, tant l'effort pour rattacher une partie du roman à la S-F est visible, par l'évocation convenue du proche avenir et les hypothétiques « connexions quantiques de l'espace-temps » qui justifient cahin-caha les intrigues parallèles — prétextes narratifs sans véritable intérêt mais qui, heureusement, ne nuisent pas au thème central illuminant le roman, à savoir la musique.

La passion, le savoir de Louise Marley (ancienne chanteuse d'opéra) en la matière est évidemment palpable. Le cœur du récit est ici, dans cette fascination pour la musique, dans le sentiment ineffable qu'elle procure.

Autant l'avouer : malgré d'indéniables qualités, ce roman ne convainc pas. Les sautes de rythme, le délayage de l'action, la mièvrerie généralisée atténuent l'émotion que, par ailleurs, il est censé provoquer. Cet humanisme bon ton, toutes ces longueurs, ces langueurs, ces froufrous de robes, ces maladroites envolées lyriques conviendront peut-être aux lecteurs sensibles. Peut-être… Quant aux autres, amateurs de S-F virile et sanguine, passez votre chemin.

Un visage pour l’éternité

À l'instar des pains dans le pays de Canaan, on assiste, dans nos contrées, à la multiplication des collections de poche dédiées à la fantasy. Après les éditions du Seuil, c'est au tour du Livre de Poche de proposer la sienne, lancée, comme cela devient une habitude, à grand renfort de publicité et avec une mise en place tapageuse en librairies. Ce ne sont pas moins de cinq titres qui déboulent dans le paysage, déjà saturé, de la fantasy. Rien que des rééditions, des débuts de cycle et quelques « one-shots ». La routine, en somme. Alors, puisqu'il faut bien juger sur pièces et au cas où la perle rare se cacherait dans ce premier lot, commençons par le roman le plus ancien : celui de C. S. Lewis.

Bien moins connu en France que son collègue et néanmoins ami J. R. R. Tolkien, C. S. Lewis [1898-1963] est pourtant, en Grande-Bretagne, une célébrité. Il faut croire que l'adaptation cinématographique de Le Lion, la sorcière blanche et l'armoire magique et le coup de pouce de J. K. Rowling ont contribué à le sortir de l'ombre de Tolkien où il moisissait sous nos longitudes. Bref, c'est ici la réédition d'un roman paru initialement aux éditions L'Age d'Homme en 1995, qui nous revient sous une illustration de couverture tout simplement hideuse. Ceci étant énoncé, venons-en maintenant au livre. Un visage pour l'éternité est présenté par l'auteur comme un mythe gréco-romain réinterprété : celui de Psyché et Eros. Pour les très irrespectueux lecteurs de Bifrost, précisons que la version de cette histoire, qui se rapproche beaucoup d'un conte — d'ailleurs, on y reconnaît des éléments empruntés par quelques contes postérieurs, notamment celui de « Cendrillon » —, est relatée dans l'ouvrage d'Apulée L'Ane d'or ou les métamorphoses. Histoire de résumer ce mythe, disons qu'il s'agit d'une histoire d'amour contrarié (celui de Psyché et d'Eros) et de jalousie (celle de la déesse Aphrodite puis des deux sœurs de Psyché). Le tout se termine évidemment bien pour les deux amants. Ajoutons, détail qui a son importance pour la suite de cette chronique, que les philosophes néo-platoniciens virent dans le mythe de Psyché la promesse d'une renaissance, d'une vie future après la mort et d'un bonheur éternel.

C. S. Lewis transpose le canevas de cette histoire dans un royaume barbare oriental : le royaume de Glome. Le récit nous est narré à la première personne par la fille aînée du roi de Glome, Orual, qui, en conséquence, devient le personnage principal : première différence — mais pas la seule — avec le mythe originel. Sous sa plume, le pays imaginaire qu'elle habite se pare d'une vraisemblance envoûtante que viennent renforcer des éléments empruntés à la réalité : le nom de lieux lointains (la Perse et la Grèce) et celui de personnages historiques (Socrate, Homère) ; des références à des récits mythologiques et à la philosophie hellène. L'ensemble donne une vague indication sur l'époque où est sensée se dérouler le récit. Justement, puisqu'on en parle, celui-ci est centré sur la vie d'Orual et la tragédie personnelle qui a déterminé sa destinée. C'est là l'une des forces du roman, car le point de vue d'Orual, son interaction avec les acteurs de son histoire intime, ne rendent que plus poignant le récit de ses souffrances, de ses doutes et de son désir de justice.

Cependant, derrière ce drame humain se détache en filigrane une œuvre très proche des textes apologétiques de C. S. Lewis. En effet, ne nous voilons pas la face, Un visage pour l'éternité est une manière pour l'auteur de défendre sa foi chrétienne. Le dispositif narratif qu'il met en place est sur ce point transparent. La première partie présente les éléments du réquisitoire de Orual. En gros, si les puissances divines sont bonnes et toutes-puissantes, elles ne peuvent tolérer la souffrance de leurs créatures. Or, durant son existence, Orual ne va cesser d'être accablée par les malheurs. Laide de naissance mais appelée à succéder à son père, elle se décharge de son amour sur sa sœur benjamine, belle et adorable — elle ne va pas tarder à être adorée par le peuple aussi, d'ailleurs —, et noue une relation de complicité intellectuelle avec Le Renard, un grec érudit réduit en esclavage par son père. Mais sa sœur lui est ravie par les dieux jaloux, déséquilibrant l'harmonie de son existence. Elle ne songe plus alors qu'à se venger de ceux-ci, car, si leurs créatures souffrent, c'est que les dieux ne sont soit pas bons, soit pas tout-puissants, voire les deux à la fois. Et s'ils sont nuisibles, ils ne méritent que d'être condamnés. Ainsi, aux trois-quarts du livre, la sentence finit par tomber : si les dieux ne répondent pas à l'accusation d'Orual, c'est qu’ils n’ont pas de réponse.

Puis, la seconde partie débute et avec elle, évidemment, la révélation. Convoquée magiquement devant les dieux, Orual peut enfin leur faire part, sans intermédiaire, de ses récriminations et espérer une réponse. Bien entendu, la plainte est la réponse, car en la formulant, Orual se rend compte de l'inanité de celle-ci. En fait, si les dieux ne répondent pas à Orual, c'est que leur existence est la seule réponse à toutes les questions. Ce n'est qu'au seuil de la mort qu'Orual perçoit cette vérité. Elle peut alors partir en paix.

Arrivé au terme de cette chronique, il faut donc se rendre à l'évidence. Un visage pour l'éternité est une réussite en matière de réinterprétation mythique. Mais en même temps, C. S. Lewis met son érudition au service d'une foi, certes sincère, mais par trop moralisatrice et qui donne l'impression de lire une profession de foi pour catéchumène. Qu'ajouter de plus face à cet assaut de religiosité ? Ah oui, retournez lire James Morrow.

Les Mémoires d'Elizabeth Frankenstein

Dans l'imaginaire collectif contemporain, le nom de Frankenstein évoque davantage la créature pataude et contrefaite immortalisée par le cinéma que son créateur, Victor Frankenstein, et l'œuvre littéraire où il naquit en 1818. Pourtant, la littérature n'a pas été avare en hommages, pastiches, uchronies et transpositions, dans un autre contexte, des thèmes et des personnages du roman, poussant souvent le jeu jusqu'à intervenir dans la vie de son auteur, Mary Shelley, et dans celle de son entourage. Les auteurs qui se sont livrés à cet exercice abondent : Brian Aldiss, René Reouven, Frederico Andreazi, Walter Jon Williams… Hélas, aux yeux du profane, Frankenstein demeure le cliché cinématographique, au mieux autoparodique, l'image l'emportant définitivement sur l'écrit, ce qui n'a rien d'étonnant au vu d'une littérature ayant généré tant d'images. Pour revenir au roman de Theodore Roszak, disons que celui-ci est un retour gothique aux sources du fantastique et de la science-fiction, avec quelques intentions plus personnelles.

Autant l'affirmer d'emblée : on attendait énormément de l'auteur de Flicker (oublions sa trompeuse traduction en français : La Conspiration des ténèbres). Sans doute trop. Certes, le résultat est tout à fait honorable, car Theodore Roszak n'est pas le premier venu. Néanmoins, on n'atteint pas le vertige suscité par le mélange de la réalité et de la fiction, la première nourrissant la seconde au point de flouter les contours de l'une et de l'autre. Non, on reste en territoire connu, pour ne pas dire convenu. La faute à qui ? Sans doute au roman de Marie Shelley lui-même, ce Frankenstein ou le Prométhée moderne, auquel l'auteur se réfère directement. En effet, Les Mémoires d'Elizabeth Frankenstein démarre là où le texte de Marie Shelley s'achevait. À la mort de Victor Frankenstein, Robert Walton reste persuadé que la confession du démiurge demeure incomplète. Selon lui, il manque encore des éléments pour analyser et appréhender scientifiquement l'histoire de la déchéance de ce Prométhée moderne. Cette conviction le pousse donc à se rendre sur le continent afin de poursuivre son enquête sur les lieux mêmes de la tragédie, et c'est après une âpre négociation qu'il obtient du dernier membre vivant de la famille Frankenstein des documents rédigés de la main d'Elizabeth, la demi-sœur et fiancée de Victor. Il est ainsi informé de la partie demeurée secrète de l'histoire dont il nous fait part dans un souci très scientifique de restitution de la vérité. On le constate, la réinterprétation de Théodore Roszak se veut très proche du roman originel dont elle reprend d'ailleurs le dispositif narratif. Robert Walton est à nouveau le porte-parole du récit qui est introduit grâce à la correspondance secrète d'Elizabeth. L'auteur ne s'en tient cependant pas à un simple décalque en trompe-l'œil du roman gothique de Shelley. La confession de la jeune femme est encapsulée dans les commentaires de Walton, qui se livre à une véritable dissection du récit d'Elizabeth. Le procédé introduit un doute rationnel sur les éléments surnaturels de son récit, tout en les rattachant au réel. Ce réel est d'ailleurs nourri par une connaissance du contexte historique impressionnante. L'érudition était déjà un point fort de Flicker. On retrouve également le recul critique, lucide et sans concession de l'auteur, puisque son érudition s'attache à restituer les événements et le bouillonnement intellectuel et scientifique de l'époque des Lumières, tout en s'efforçant de lui ôter tout optimisme béat et tout pessimisme réactionnaire. « Nous vivons une ère de systèmes : le médium éthéré, les particules élastiques, les essences et les fluides subtils roulant et bondissant à travers le néant infini, le tout destiné à révéler la Grande Cause dont la maîtrise ferait de l'homme l'égal de Dieu. Le docteur Mesmer avait vécu sa vie en cherchant la clé qui révélerait le secret des secrets, et il l'avait trouvée, du moins le croyait-il. Mais combien cette quête peut rendre l'homme brutal, me dis-je. Combien l'amour de la vérité peut le pervertir, surtout quand il croit qu'elle est presque à portée. Que rien ne vienne alors lui barrer la route ! Il arracherait les portes du ciel pour ravir ce secret. Il trahirait sa bien-aimée. »

Cependant, malgré toutes ces qualités, la trame reste celle du roman de Mary Shelley et, même si Théodore Roszak brode allègrement son histoire cachée sur celle-ci, force est de constater les limites de l'exercice sur la fin du roman, en particulier dans la quatrième partie.

La relative déception repose sans doute aussi sur le sujet, qui n'était pas aussi porteur et familier que celui du cinéma et du pouvoir de l'image sur l'esprit crédule des spectateurs. Ici, le sujet est celui des « pseudosciences » et autres symboliques ésotériques. En effet, au fil de la confession d'Elizabeth, se dévoile un affrontement entre deux conceptions du monde, affrontement de nature sexiste qui ne peut trouver son achèvement que dans l'union parfaite, le mariage alchimique. Unir ce qui a été divisé. Faire Un de Deux. Telle est l'Œuvre à accomplir pour les adeptes exclusivement féminins de cette conception du monde. L'érudition de l'auteur fait une fois de plus ses preuves pour rendre authentique cette histoire cachée. Elle nous guide à travers les arcanes complexes de l'Alchimie et du Tantrisme, établissant des passerelles entre ces croyances. Il faut cependant convenir que l'hermétisme des symboles et le didactisme des explications finissent par lasser, car il faut supporter quand même une partie entière (115 pages !) sur le sujet. « Peu importe, mon enfant, le rassure Séraphina. Le moment venu, tu verras. Cette bête est un signe spécial ; c'est la salamandre qui sort des scories. Aussi farouche que paraisse la bête, c'est notre guide fidèle. Elle est le signe que le nigredo approche de sa fin. La réitération commence, autant en toi que dans le vaisseau. Souviens-toi : tout ce que tu vois dans le monde doit d'abord exister en toi. Tu ne verras jamais le Grand Œuvre s'accomplir au-dehors tant qu'il ne sera pas accompli au-dedans. Par-dessus tout, voyez comme le lézard se délecte dans les flammes. Le feu est son élément. Il savoure le feu comme tu finiras par le faire toi-même. Souviens-toi de ce que je t'ai dit : toutes les choses sont la signature de ce qui se trouve derrière elles. Que veut dire le fait qu'il existe l'homme et la femme ? Qu'il pénètre en elle ? Pourquoi sommes-nous créés deux pour ensuite brûler du désir de devenir un ? C'est le Un qui compte. Et cela vaut la peine de brûler toute une vie. » Ceci n'est qu'un aperçu sommaire, mais il y a déjà matière à refroidir grandement l'ardeur du plus méritant des lecteurs.

Etonnant roman, donc, qui, sous couvert de fiction, est bâti comme un pamphlet contre l'aveuglement généré, quel que soit son objet, par la recherche de la vérité. Intéressant roman qui, de par son point de vue féminin, est un hommage à Mary Shelley et une manière de réparer cet acte manqué que constitue la parution de son roman sous une identité masculine et avec un personnage principal masculin. Roman engagé, enfin, qui résonne comme un appel à la raison pour déchiffrer le monde et comprendre l'autre sans violer l'intégrité mutuelle. Aussi, en guise de conclusion, laisserons-nous la parole à Victor et Elizabeth Frankenstein :

« — Et te souviens-tu pourquoi ces étoiles doubles sont importantes ?

— Parce que leur masse peut-être calculée avec exactitude par la loi de Newton. C'est l'importance qu'un homme de science leur verra.

— Y a-t-il quelque autre importance ?

— Seulement que les binaires sont destinées à rester des compagnes de toute éternité… tels des amants contraints de poursuivre à jamais leur rotation en obéissant à la gravitation l'un de l'autre. Aldébaran, je crois, signifie le suiveur. Aimer est une façon de suivre, ne crois-tu pas ? Un désir d'être avec. Mais aucun des binaires ne conduit. Les deux suivent.

— Comme cela te ressemble de trouver de la poésie dans le calcul des masses.

— Il m'a été enseigné que le monde fourmille de symboles plus profonds que la science de l'homme ne le soupçonne, des messages que seul notre cœur peut déchiffrer. »

Enchantement

Cela fait maintenant un an que les éditions du Seuil ont lancé leur collection de fantasy en poche. Reconnaissons que jusqu'à présent, celle-ci n'a pas suscité notre enthousiasme pour son originalité. À quelques exceptions près (de mémoire, Les Brigands de la forêt de Skule de Kerstin Ekman, L'Abîme de John Crowley ou Fendragon de Barbara Hambly), ce sont surtout des titres médiocres ou, à la limite, passables, qui ont été réédités. Récemment quelques textes, déjà disponibles chez Phébus ou Les Moutons électriques, ont pourtant attiré notre attention : La Forêt d'Iscambe de Christian Charrière, Le Phénix vert de Thomas Burnett Swann, et le cycle de Gormenghast de Mervyn Peake, dont on recommande vivement la lecture intégrale de l'œuvre. Pour cette chronique, nous nous sommes penchés sur une autre réédition, celle d'Enchantement de Orson Scott Card. Certes, Card ne fait pas le poids face aux trois auteurs précédemment cités. Et puis, on s'est un peu lassé des déclinaisons en rafales d'Ender et aussi beaucoup agacé du prêchi-prêcha d'Alvin le Faiseur. Cependant, il semble bien qu'avec ce court roman — une qualité, en ces temps de fantasy interminable — l'auteur états-unien ait renoué, au moins provisoirement, avec la veine enchanteresse de Les Maîtres chanteurs ou encore de Espoir-du-cerf.

Le point de départ d'Enchantement évoque naturellement le conte « La Belle au bois dormant ». L'argument initial est d'ailleurs le même : une jeune femme est plongée dans un sommeil magique et attend le baiser d'un preux chevalier pour se réveiller, convoler en justes noces et enfanter une descendance, forcément prolifique. Bon, la comparaison s'arrête ici car la couche de la princesse se trouve sur un piédestal au milieu d'une fosse gardée par un ours affamé. De surcroît, l'histoire se déroule en Ukraine et aux Etats-Unis et effectue des va-et-vient entre deux époques que sépare un millénaire. Enfin, le chevalier est incarné par un jeune étudiant en littérature qui s'est spécialisé dans les contes slaves et pratique beaucoup l'athlétisme mais pas du tout l'art de la chevalerie. Vous l'aurez compris, ce roman, qui mêle des éléments des folklores slave et juif, est surtout un prétexte pour un amusement sans prétention. Orson Scott Card nous trousse, dans un style enlevé, un récit qui abonde en quiproquos croustillants générés par le choc des époques, sans pour autant leur retirer toute vraisemblance historique. Sur ce point, la reconstitution du monde slave archaïque montre même un effort de documentation méritoire. Il serait toutefois malvenu de suggérer qu'Enchantement est un roman historique, car le récit use essentiellement, tout en les détournant, des ressorts du conte. Ainsi, l'aspect effrayant de la malveillante sorcière Baba Yaga est-il totalement gommé au profit de ses relations particulières avec l'Ours qu'elle a ensorcelé, et avec lequel elle couche — un ours-dieu asservi qui ne se gêne pas pour formuler ses avis très cyniquement. De même, les effets pyrotechniques et le manichéisme sont délaissés — ce dont on ne se plaindra pas — au bénéfice d'une magie de nature plus malicieuse.

Mais l'intérêt ne s'arrête pas là. Ainsi, en grattant sous le vernis du folklore, on perçoit une réflexion plus profonde sur la mémoire et la survie de la culture, donc de l'identité d'une civilisation à travers cette mémoire. De même, mais d'une manière plus moralisatrice et, peut-être, plus discutable, Orson Scott Card prêche-t-il une fois de plus pour le respect des différences et pour un retour vers des valeurs plus communautaires.

Sans être bouleversant, Enchantement s'avère donc une bonne pioche pour qui désire se distraire, une lecture rafraîchissante non dénuée d'un soupçon de profondeur, ce qui ne gâte rien.

Les Ombres de Dieu

[Critique commune à Les Démons du Roi-Soleil, L'Algèbre des anges, L'Empire de la déraison et Les Ombres de Dieu.]

Le procédé de l'uchronie a donné lieu, ces derniers temps, à une floraison d'ouvrages hybrides, à mi-chemin entre l'uchronie pure — celle dont la vraisemblance s'évalue à l'aune de la connaissance historique — et la fantasy. L'historicité la plus orthodoxe semble de plus en plus déserter les pages de l'autre Histoire, remplacée plus ou moins habilement par la fantasmagorie et les pseudosciences. Il n'y a pas là, forcément, matière à se lamenter. Des romans comme L'Age des Lumières de Ian R. MacLeod par exemple (cf. critique in Bifrost n°46) démontrent qu'il est possible, même avec des textes au carrefour de la fantasy et de l'uchronie, de traiter ce qui reste le véritable enjeu littéraire : l'Histoire, le devenir des civilisations et de l'individu. Cependant, force est de constater également que cette hybridation a généré une quantité non négligeable de romans, au mieux (très) distrayants (Bloodsilver de Wayne Barrow en témoigne tout récemment), au pire ridicules (La Cité de Satan de Fabien Clavel aïe aïe aïe !). En rééditant L'Age de la déraison de Greg Keyes, jadis paru dans la défunte collection « Imagine » de Flammarion, Pocket fournit une parfaite illustration de cette littérature au rythme soutenu, pas forcément ennuyeuse, mais dans laquelle la divergence historique n'offre qu'un prétexte, une toile de fond à des aventures qui tiennent davantage du roman de cape et d'épée (de cape et de punk ?). Bref, tout ça pour dire que L'Age de la déraison est une série de romans pop-corn à déguster sans aucune autre intention que celle de s'amuser. Mais il est peut-être temps de voir en quoi consiste cet amusement qui se compose, quand même, de quatre volumes, et pas petits.

Comme vous ne le savez sans doute pas, Isaac Newton a découvert, en 1681, le mercure philosophale. Cette découverte a imprimé un tournant décisif à l'histoire de l'humanité telle que nous la connaissons et, en conséquence, les progrès scientifiques sont désormais liés à l'utilisation alchimique de l'éther. L'effort de rationalisation déployé par Greg Keyes pour rendre cohérent et crédible sa physique alchimique est malin. Il choisit d'introduire un décalage dans les lois physiques qui président au fonctionnement de l'univers. Ceci nous change des sortilèges, des raccourcis métaphoriques et autres fadaises qu'on nous assène habituellement en fantasy. Cependant, ce système demeure fondamentalement magique, les invocations étant juste remplacées par des équations mathématiques. Grâce à l'éther, la communication à longue distance est beaucoup plus facile et rapide. Il suffit d'avoir un éthérographe en harmonie avec son jumeau — une paire d'éthérographes, donc — et le tour est joué. De même, la matière en ce monde étant enveloppée dans des ferments éthériques, on peut, en agissant sur ceux-ci, provoquer des transmutations bien utiles. Hélas, la science est une arme à double tranchant dans les mains de l'humanité. De nouvelles armes toujours plus destructrices (kraftpistole, fervefactum, farenheit, etc…), ont ainsi été conçues, offrant des possibilités supplémentaires de se nuire aux grands royaumes européens. Ce dont ne vont pas se priver leurs monarques respectifs, même s'ils ne comprennent pas du tout le principe exact qui régit l'éther.

C'est dans ce contexte de bouleversements que commence le roman Les Démons du Roi-Soleil (lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire 2002, catégorie meilleur roman étranger, rappelons-le). Nous sommes en 1720, la guerre de succession d'Espagne, loin d'être achevée, se poursuit en ravageant le royaume de France. Petit à petit, les armées anglaises grignotent forteresses et places fortes d'un Roi-Soleil sauvé miraculeusement du trépas par un mystérieux élixir persan. Le monarque absolu, désormais aux abois, met tous ses espoirs dans une arme suprême qu'un transfuge de la Royal Society, fâché avec son maître Newton, est sur le point de lui offrir car, évidemment, il reste quelques détails à régler… Le roman d'ouverture de la série de Greg Keyes est donc un texte complètement balisé, coulé dans le moule d'une fantasy qui use des ressorts bien connus de la quête initiatique et de l'affrontement manichéen. L'initiation est ici double puisqu'il s'agit, d'une part, de celle de Benjamin Franklin, à peine sorti de l'adolescence mais déjà génial, et, d'autre part, de celle de Adrienne de Montchevreuil, jeune femme de tête dotée, de surcroît, d'un cerveau. Ces deux personnages principaux, autour desquels orbitent une multitude de personnages secondaires, ont comme point commun de s'intéresser énormément à la science. Ce qui ne va pas manquer de les plonger au cœur des événements déterminants de cet âge de la déraison naissant. Bien entendu, le romanesque l'emporte rapidement sur l'historique. Les clins d'œil, notamment à Alexandre Dumas par le biais d'un d'Artagnan, ici prénommé Nicolas, sont transparents. Complots, sociétés secrètes, aristocrates pervers et magiciens, ici nommés philosophes, se liguent pour rythmer le récit. Nous sommes en territoire connu, celui de l'aventure, au demeurant d'assez bonne tenue, et il y a même un potentiel romanesque qui ne demande qu'à prendre davantage d'ampleur. Cela tombe bien, car Greg Keyes est un conteur qui sait communiquer son enthousiasme. Aussi est-on heureux d'avoir le deuxième volume sous la main pour poursuivre l'aventure.

Deux années se sont écoulées lorsque commence L'Algèbre des anges. La cité de Londres a été effacée (damned !) de la carte et le royaume de France (foutre !) est en proie à la guerre civile. Fort heureusement, Isaac Newton a pu s'échapper avec Benjamin Franklin avant le cataclysme. Nous retrouvons donc nos héros indemnes à Prague, dans un Empire Habsbourg en sursis. Pendant ce temps, les armées du Tsar Pierre déferlent sur l'Europe de l'Ouest pour occuper le vide politique. Leur conquête est grandement facilitée par une flotte aérienne et de nombreux sorciers… pardon, philosophes. C'est le chaos, et Adrienne de Montchevreuil, son bébé et ses amis ont fort à faire pour échapper aux bandes armées qui sillonnent l'ancien royaume de France. Pendant ce temps (bis), dans le Nouveau Monde, les colons britanniques et français s'unissent pour organiser une expédition afin de comprendre les raisons de l'interruption des communications avec leurs métropoles respectives. Un chaman indien, Red Shoes, les accompagne afin de vérifier si les perturbations, qu'il a perçues à l'Est, ne sont pas un coup des mauvais esprits. Quels esprits ? Justement, ce volume va répondre à la question. En effet, comme le titre l'indique, l'enjeu général de ce deuxième épisode de L'Age de la déraison se déplace vers les « anges ». C'est par l'intermédiaire de ces créatures, qui peuplent l'éther, que les philosophes agissent sur les ferments éthériques qui composent la matière, pour accomplir mille prodiges. Mais Isaac Newton se méfie d'elles et voit dans le progrès qu'elles permettent une forme d'asservissement pour l'humanité et une aliénation de la méthode scientifique. Bref, les certitudes des uns et des autres sont mises à rude épreuve. En attendant, l'action ne ralentit pas. Les intrigues et les personnages secondaires se multiplient et Greg Keyes n'hésite pas à convoquer quelques célébrités truculentes, ici Edward Teach, alias Barbe-Noire, pour attiser l'intérêt du lecteur. Le récit, lui, continue d'alterner les points de vue, ce qui permet de suivre l'action dans les différents camps et d'introduire un effet de suspense. Avec une maîtrise impressionnante, Keyes le resserre progressivement jusqu'au bouquet final : ici une bataille dans le ciel de Venise avec blitz et abordage aérien. Bref, on ne s'ennuie pas un instant. C'est donc sous d'excellents auspices que l'on entame le troisième volet : L'Empire de la déraison.

L'action se déplace cette fois dans le Nouveau Monde. Dix années sont passées et Benjamin Franklin est devenu député du Commonwealth. Marié à la belle Lenka (rencontrée à Prague, pendant son exil), il a fondé la Junte, une organisation scientifique secrète qui met son savoir en œuvre pour garder la guerre et ses horreurs éthériques loin des terres américaines. Mais voilà, un prétendant à la Couronne d'Angleterre débarque avec le soutien de la Russie et de quelques tories nostalgiques. L'heure semble être venue de livrer une guerre d'indépendance sans l'appui des forces des Malakim, ces créatures de l'éther, qui ont fait des hommes leurs marionnettes. Pendant ce temps, Adrienne et sa garde rapprochée fuient Saint-Pétersbourg et ses complots à bord d'une flottille aérienne. L'intention de la sorcière est aussi de retrouver son enfant que lui ont dérobé les Malakim de la faction opposée à ceux qui la soutiennent. Elle ne sait pas encore que celui-ci est devenu un être surpuissant, l'Enfant-Soleil, qui a débarqué en Amérique à la tête d'une armée pour entreprendre sa conquête par l'Ouest. Averti de l'approche de cette menace, le chaman Red Shoes part à la rencontre de son destin. On sent à la lecture du troisième volet de L'Age de la déraison que l'apothéose est proche. La guerre humaine devient totale. On se bat sur terre, sur mer et dans le ciel. Des armes toujours plus terrifiantes sont utilisées : submersibles et créatures éthériques enchâssées dans des armures mues par des muscles alchimiques. Les actes de bravoure succèdent aux trahisons sans laisser un instant de répit. La guerre matérielle se double d'un conflit de nature plus métaphysique, entre les Malakim eux-mêmes, et se teinte d'une touche de prophétie. C'est désormais le devenir de l'humanité qui est en jeu et non plus celui des monarques. Le grand bazar de la fantasy s'impose définitivement. Et pourtant, le lecteur est conquis… Reste un tome avant la délivrance.

Inutile de résumer L'Ombre de Dieu puisque cet ultime volume s'inscrit totalement dans la continuité du précédent. En fait, à sa lecture, on ne peut s'empêcher de songer qu'un élagage de l'histoire n'aurait pas fait de mal à la série. Le rythme, déjà débridé dans les précédents tomes, s'accélère encore, échappant manifestement au contrôle de l'auteur. La déraison n'est plus uniquement dans le titre. Elle est dans l'accumulation des rebondissements et des points de vue. Elle est aussi dans la multiplication des batailles et des défis héroïques ; multiplication qui finit par lasser. Et lorsque le dénouement se produit (on le voyait venir depuis le début du troisième tome), on soupire de soulagement. Reste que, au regard des trois précédents tomes, force est de constater qu'on a finalement passé un agréable moment de lecture. Alors pourquoi se priver ? L'été arrive…

L'Empire de la déraison

[Critique commune à Les Démons du Roi-Soleil, L'Algèbre des anges, L'Empire de la déraison et Les Ombres de Dieu.]

Le procédé de l'uchronie a donné lieu, ces derniers temps, à une floraison d'ouvrages hybrides, à mi-chemin entre l'uchronie pure — celle dont la vraisemblance s'évalue à l'aune de la connaissance historique — et la fantasy. L'historicité la plus orthodoxe semble de plus en plus déserter les pages de l'autre Histoire, remplacée plus ou moins habilement par la fantasmagorie et les pseudosciences. Il n'y a pas là, forcément, matière à se lamenter. Des romans comme L'Age des Lumières de Ian R. MacLeod par exemple (cf. critique in Bifrost n°46) démontrent qu'il est possible, même avec des textes au carrefour de la fantasy et de l'uchronie, de traiter ce qui reste le véritable enjeu littéraire : l'Histoire, le devenir des civilisations et de l'individu. Cependant, force est de constater également que cette hybridation a généré une quantité non négligeable de romans, au mieux (très) distrayants (Bloodsilver de Wayne Barrow en témoigne tout récemment), au pire ridicules (La Cité de Satan de Fabien Clavel aïe aïe aïe !). En rééditant L'Age de la déraison de Greg Keyes, jadis paru dans la défunte collection « Imagine » de Flammarion, Pocket fournit une parfaite illustration de cette littérature au rythme soutenu, pas forcément ennuyeuse, mais dans laquelle la divergence historique n'offre qu'un prétexte, une toile de fond à des aventures qui tiennent davantage du roman de cape et d'épée (de cape et de punk ?). Bref, tout ça pour dire que L'Age de la déraison est une série de romans pop-corn à déguster sans aucune autre intention que celle de s'amuser. Mais il est peut-être temps de voir en quoi consiste cet amusement qui se compose, quand même, de quatre volumes, et pas petits.

Comme vous ne le savez sans doute pas, Isaac Newton a découvert, en 1681, le mercure philosophale. Cette découverte a imprimé un tournant décisif à l'histoire de l'humanité telle que nous la connaissons et, en conséquence, les progrès scientifiques sont désormais liés à l'utilisation alchimique de l'éther. L'effort de rationalisation déployé par Greg Keyes pour rendre cohérent et crédible sa physique alchimique est malin. Il choisit d'introduire un décalage dans les lois physiques qui président au fonctionnement de l'univers. Ceci nous change des sortilèges, des raccourcis métaphoriques et autres fadaises qu'on nous assène habituellement en fantasy. Cependant, ce système demeure fondamentalement magique, les invocations étant juste remplacées par des équations mathématiques. Grâce à l'éther, la communication à longue distance est beaucoup plus facile et rapide. Il suffit d'avoir un éthérographe en harmonie avec son jumeau — une paire d'éthérographes, donc — et le tour est joué. De même, la matière en ce monde étant enveloppée dans des ferments éthériques, on peut, en agissant sur ceux-ci, provoquer des transmutations bien utiles. Hélas, la science est une arme à double tranchant dans les mains de l'humanité. De nouvelles armes toujours plus destructrices (kraftpistole, fervefactum, farenheit, etc…), ont ainsi été conçues, offrant des possibilités supplémentaires de se nuire aux grands royaumes européens. Ce dont ne vont pas se priver leurs monarques respectifs, même s'ils ne comprennent pas du tout le principe exact qui régit l'éther.

C'est dans ce contexte de bouleversements que commence le roman Les Démons du Roi-Soleil (lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire 2002, catégorie meilleur roman étranger, rappelons-le). Nous sommes en 1720, la guerre de succession d'Espagne, loin d'être achevée, se poursuit en ravageant le royaume de France. Petit à petit, les armées anglaises grignotent forteresses et places fortes d'un Roi-Soleil sauvé miraculeusement du trépas par un mystérieux élixir persan. Le monarque absolu, désormais aux abois, met tous ses espoirs dans une arme suprême qu'un transfuge de la Royal Society, fâché avec son maître Newton, est sur le point de lui offrir car, évidemment, il reste quelques détails à régler… Le roman d'ouverture de la série de Greg Keyes est donc un texte complètement balisé, coulé dans le moule d'une fantasy qui use des ressorts bien connus de la quête initiatique et de l'affrontement manichéen. L'initiation est ici double puisqu'il s'agit, d'une part, de celle de Benjamin Franklin, à peine sorti de l'adolescence mais déjà génial, et, d'autre part, de celle de Adrienne de Montchevreuil, jeune femme de tête dotée, de surcroît, d'un cerveau. Ces deux personnages principaux, autour desquels orbitent une multitude de personnages secondaires, ont comme point commun de s'intéresser énormément à la science. Ce qui ne va pas manquer de les plonger au cœur des événements déterminants de cet âge de la déraison naissant. Bien entendu, le romanesque l'emporte rapidement sur l'historique. Les clins d'œil, notamment à Alexandre Dumas par le biais d'un d'Artagnan, ici prénommé Nicolas, sont transparents. Complots, sociétés secrètes, aristocrates pervers et magiciens, ici nommés philosophes, se liguent pour rythmer le récit. Nous sommes en territoire connu, celui de l'aventure, au demeurant d'assez bonne tenue, et il y a même un potentiel romanesque qui ne demande qu'à prendre davantage d'ampleur. Cela tombe bien, car Greg Keyes est un conteur qui sait communiquer son enthousiasme. Aussi est-on heureux d'avoir le deuxième volume sous la main pour poursuivre l'aventure.

Deux années se sont écoulées lorsque commence L'Algèbre des anges. La cité de Londres a été effacée (damned !) de la carte et le royaume de France (foutre !) est en proie à la guerre civile. Fort heureusement, Isaac Newton a pu s'échapper avec Benjamin Franklin avant le cataclysme. Nous retrouvons donc nos héros indemnes à Prague, dans un Empire Habsbourg en sursis. Pendant ce temps, les armées du Tsar Pierre déferlent sur l'Europe de l'Ouest pour occuper le vide politique. Leur conquête est grandement facilitée par une flotte aérienne et de nombreux sorciers… pardon, philosophes. C'est le chaos, et Adrienne de Montchevreuil, son bébé et ses amis ont fort à faire pour échapper aux bandes armées qui sillonnent l'ancien royaume de France. Pendant ce temps (bis), dans le Nouveau Monde, les colons britanniques et français s'unissent pour organiser une expédition afin de comprendre les raisons de l'interruption des communications avec leurs métropoles respectives. Un chaman indien, Red Shoes, les accompagne afin de vérifier si les perturbations, qu'il a perçues à l'Est, ne sont pas un coup des mauvais esprits. Quels esprits ? Justement, ce volume va répondre à la question. En effet, comme le titre l'indique, l'enjeu général de ce deuxième épisode de L'Age de la déraison se déplace vers les « anges ». C'est par l'intermédiaire de ces créatures, qui peuplent l'éther, que les philosophes agissent sur les ferments éthériques qui composent la matière, pour accomplir mille prodiges. Mais Isaac Newton se méfie d'elles et voit dans le progrès qu'elles permettent une forme d'asservissement pour l'humanité et une aliénation de la méthode scientifique. Bref, les certitudes des uns et des autres sont mises à rude épreuve. En attendant, l'action ne ralentit pas. Les intrigues et les personnages secondaires se multiplient et Greg Keyes n'hésite pas à convoquer quelques célébrités truculentes, ici Edward Teach, alias Barbe-Noire, pour attiser l'intérêt du lecteur. Le récit, lui, continue d'alterner les points de vue, ce qui permet de suivre l'action dans les différents camps et d'introduire un effet de suspense. Avec une maîtrise impressionnante, Keyes le resserre progressivement jusqu'au bouquet final : ici une bataille dans le ciel de Venise avec blitz et abordage aérien. Bref, on ne s'ennuie pas un instant. C'est donc sous d'excellents auspices que l'on entame le troisième volet : L'Empire de la déraison.

L'action se déplace cette fois dans le Nouveau Monde. Dix années sont passées et Benjamin Franklin est devenu député du Commonwealth. Marié à la belle Lenka (rencontrée à Prague, pendant son exil), il a fondé la Junte, une organisation scientifique secrète qui met son savoir en œuvre pour garder la guerre et ses horreurs éthériques loin des terres américaines. Mais voilà, un prétendant à la Couronne d'Angleterre débarque avec le soutien de la Russie et de quelques tories nostalgiques. L'heure semble être venue de livrer une guerre d'indépendance sans l'appui des forces des Malakim, ces créatures de l'éther, qui ont fait des hommes leurs marionnettes. Pendant ce temps, Adrienne et sa garde rapprochée fuient Saint-Pétersbourg et ses complots à bord d'une flottille aérienne. L'intention de la sorcière est aussi de retrouver son enfant que lui ont dérobé les Malakim de la faction opposée à ceux qui la soutiennent. Elle ne sait pas encore que celui-ci est devenu un être surpuissant, l'Enfant-Soleil, qui a débarqué en Amérique à la tête d'une armée pour entreprendre sa conquête par l'Ouest. Averti de l'approche de cette menace, le chaman Red Shoes part à la rencontre de son destin. On sent à la lecture du troisième volet de L'Age de la déraison que l'apothéose est proche. La guerre humaine devient totale. On se bat sur terre, sur mer et dans le ciel. Des armes toujours plus terrifiantes sont utilisées : submersibles et créatures éthériques enchâssées dans des armures mues par des muscles alchimiques. Les actes de bravoure succèdent aux trahisons sans laisser un instant de répit. La guerre matérielle se double d'un conflit de nature plus métaphysique, entre les Malakim eux-mêmes, et se teinte d'une touche de prophétie. C'est désormais le devenir de l'humanité qui est en jeu et non plus celui des monarques. Le grand bazar de la fantasy s'impose définitivement. Et pourtant, le lecteur est conquis… Reste un tome avant la délivrance.

Inutile de résumer L'Ombre de Dieu puisque cet ultime volume s'inscrit totalement dans la continuité du précédent. En fait, à sa lecture, on ne peut s'empêcher de songer qu'un élagage de l'histoire n'aurait pas fait de mal à la série. Le rythme, déjà débridé dans les précédents tomes, s'accélère encore, échappant manifestement au contrôle de l'auteur. La déraison n'est plus uniquement dans le titre. Elle est dans l'accumulation des rebondissements et des points de vue. Elle est aussi dans la multiplication des batailles et des défis héroïques ; multiplication qui finit par lasser. Et lorsque le dénouement se produit (on le voyait venir depuis le début du troisième tome), on soupire de soulagement. Reste que, au regard des trois précédents tomes, force est de constater qu'on a finalement passé un agréable moment de lecture. Alors pourquoi se priver ? L'été arrive…

L'Algèbre des anges

[Critique commune à Les Démons du Roi-Soleil, L'Algèbre des anges, L'Empire de la déraison et Les Ombres de Dieu.]

Le procédé de l'uchronie a donné lieu, ces derniers temps, à une floraison d'ouvrages hybrides, à mi-chemin entre l'uchronie pure — celle dont la vraisemblance s'évalue à l'aune de la connaissance historique — et la fantasy. L'historicité la plus orthodoxe semble de plus en plus déserter les pages de l'autre Histoire, remplacée plus ou moins habilement par la fantasmagorie et les pseudosciences. Il n'y a pas là, forcément, matière à se lamenter. Des romans comme L'Age des Lumières de Ian R. MacLeod par exemple (cf. critique in Bifrost n°46) démontrent qu'il est possible, même avec des textes au carrefour de la fantasy et de l'uchronie, de traiter ce qui reste le véritable enjeu littéraire : l'Histoire, le devenir des civilisations et de l'individu. Cependant, force est de constater également que cette hybridation a généré une quantité non négligeable de romans, au mieux (très) distrayants (Bloodsilver de Wayne Barrow en témoigne tout récemment), au pire ridicules (La Cité de Satan de Fabien Clavel aïe aïe aïe !). En rééditant L'Age de la déraison de Greg Keyes, jadis paru dans la défunte collection « Imagine » de Flammarion, Pocket fournit une parfaite illustration de cette littérature au rythme soutenu, pas forcément ennuyeuse, mais dans laquelle la divergence historique n'offre qu'un prétexte, une toile de fond à des aventures qui tiennent davantage du roman de cape et d'épée (de cape et de punk ?). Bref, tout ça pour dire que L'Age de la déraison est une série de romans pop-corn à déguster sans aucune autre intention que celle de s'amuser. Mais il est peut-être temps de voir en quoi consiste cet amusement qui se compose, quand même, de quatre volumes, et pas petits.

Comme vous ne le savez sans doute pas, Isaac Newton a découvert, en 1681, le mercure philosophale. Cette découverte a imprimé un tournant décisif à l'histoire de l'humanité telle que nous la connaissons et, en conséquence, les progrès scientifiques sont désormais liés à l'utilisation alchimique de l'éther. L'effort de rationalisation déployé par Greg Keyes pour rendre cohérent et crédible sa physique alchimique est malin. Il choisit d'introduire un décalage dans les lois physiques qui président au fonctionnement de l'univers. Ceci nous change des sortilèges, des raccourcis métaphoriques et autres fadaises qu'on nous assène habituellement en fantasy. Cependant, ce système demeure fondamentalement magique, les invocations étant juste remplacées par des équations mathématiques. Grâce à l'éther, la communication à longue distance est beaucoup plus facile et rapide. Il suffit d'avoir un éthérographe en harmonie avec son jumeau — une paire d'éthérographes, donc — et le tour est joué. De même, la matière en ce monde étant enveloppée dans des ferments éthériques, on peut, en agissant sur ceux-ci, provoquer des transmutations bien utiles. Hélas, la science est une arme à double tranchant dans les mains de l'humanité. De nouvelles armes toujours plus destructrices (kraftpistole, fervefactum, farenheit, etc…), ont ainsi été conçues, offrant des possibilités supplémentaires de se nuire aux grands royaumes européens. Ce dont ne vont pas se priver leurs monarques respectifs, même s'ils ne comprennent pas du tout le principe exact qui régit l'éther.

C'est dans ce contexte de bouleversements que commence le roman Les Démons du Roi-Soleil (lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire 2002, catégorie meilleur roman étranger, rappelons-le). Nous sommes en 1720, la guerre de succession d'Espagne, loin d'être achevée, se poursuit en ravageant le royaume de France. Petit à petit, les armées anglaises grignotent forteresses et places fortes d'un Roi-Soleil sauvé miraculeusement du trépas par un mystérieux élixir persan. Le monarque absolu, désormais aux abois, met tous ses espoirs dans une arme suprême qu'un transfuge de la Royal Society, fâché avec son maître Newton, est sur le point de lui offrir car, évidemment, il reste quelques détails à régler… Le roman d'ouverture de la série de Greg Keyes est donc un texte complètement balisé, coulé dans le moule d'une fantasy qui use des ressorts bien connus de la quête initiatique et de l'affrontement manichéen. L'initiation est ici double puisqu'il s'agit, d'une part, de celle de Benjamin Franklin, à peine sorti de l'adolescence mais déjà génial, et, d'autre part, de celle de Adrienne de Montchevreuil, jeune femme de tête dotée, de surcroît, d'un cerveau. Ces deux personnages principaux, autour desquels orbitent une multitude de personnages secondaires, ont comme point commun de s'intéresser énormément à la science. Ce qui ne va pas manquer de les plonger au cœur des événements déterminants de cet âge de la déraison naissant. Bien entendu, le romanesque l'emporte rapidement sur l'historique. Les clins d'œil, notamment à Alexandre Dumas par le biais d'un d'Artagnan, ici prénommé Nicolas, sont transparents. Complots, sociétés secrètes, aristocrates pervers et magiciens, ici nommés philosophes, se liguent pour rythmer le récit. Nous sommes en territoire connu, celui de l'aventure, au demeurant d'assez bonne tenue, et il y a même un potentiel romanesque qui ne demande qu'à prendre davantage d'ampleur. Cela tombe bien, car Greg Keyes est un conteur qui sait communiquer son enthousiasme. Aussi est-on heureux d'avoir le deuxième volume sous la main pour poursuivre l'aventure.

Deux années se sont écoulées lorsque commence L'Algèbre des anges. La cité de Londres a été effacée (damned !) de la carte et le royaume de France (foutre !) est en proie à la guerre civile. Fort heureusement, Isaac Newton a pu s'échapper avec Benjamin Franklin avant le cataclysme. Nous retrouvons donc nos héros indemnes à Prague, dans un Empire Habsbourg en sursis. Pendant ce temps, les armées du Tsar Pierre déferlent sur l'Europe de l'Ouest pour occuper le vide politique. Leur conquête est grandement facilitée par une flotte aérienne et de nombreux sorciers… pardon, philosophes. C'est le chaos, et Adrienne de Montchevreuil, son bébé et ses amis ont fort à faire pour échapper aux bandes armées qui sillonnent l'ancien royaume de France. Pendant ce temps (bis), dans le Nouveau Monde, les colons britanniques et français s'unissent pour organiser une expédition afin de comprendre les raisons de l'interruption des communications avec leurs métropoles respectives. Un chaman indien, Red Shoes, les accompagne afin de vérifier si les perturbations, qu'il a perçues à l'Est, ne sont pas un coup des mauvais esprits. Quels esprits ? Justement, ce volume va répondre à la question. En effet, comme le titre l'indique, l'enjeu général de ce deuxième épisode de L'Age de la déraison se déplace vers les « anges ». C'est par l'intermédiaire de ces créatures, qui peuplent l'éther, que les philosophes agissent sur les ferments éthériques qui composent la matière, pour accomplir mille prodiges. Mais Isaac Newton se méfie d'elles et voit dans le progrès qu'elles permettent une forme d'asservissement pour l'humanité et une aliénation de la méthode scientifique. Bref, les certitudes des uns et des autres sont mises à rude épreuve. En attendant, l'action ne ralentit pas. Les intrigues et les personnages secondaires se multiplient et Greg Keyes n'hésite pas à convoquer quelques célébrités truculentes, ici Edward Teach, alias Barbe-Noire, pour attiser l'intérêt du lecteur. Le récit, lui, continue d'alterner les points de vue, ce qui permet de suivre l'action dans les différents camps et d'introduire un effet de suspense. Avec une maîtrise impressionnante, Keyes le resserre progressivement jusqu'au bouquet final : ici une bataille dans le ciel de Venise avec blitz et abordage aérien. Bref, on ne s'ennuie pas un instant. C'est donc sous d'excellents auspices que l'on entame le troisième volet : L'Empire de la déraison.

L'action se déplace cette fois dans le Nouveau Monde. Dix années sont passées et Benjamin Franklin est devenu député du Commonwealth. Marié à la belle Lenka (rencontrée à Prague, pendant son exil), il a fondé la Junte, une organisation scientifique secrète qui met son savoir en œuvre pour garder la guerre et ses horreurs éthériques loin des terres américaines. Mais voilà, un prétendant à la Couronne d'Angleterre débarque avec le soutien de la Russie et de quelques tories nostalgiques. L'heure semble être venue de livrer une guerre d'indépendance sans l'appui des forces des Malakim, ces créatures de l'éther, qui ont fait des hommes leurs marionnettes. Pendant ce temps, Adrienne et sa garde rapprochée fuient Saint-Pétersbourg et ses complots à bord d'une flottille aérienne. L'intention de la sorcière est aussi de retrouver son enfant que lui ont dérobé les Malakim de la faction opposée à ceux qui la soutiennent. Elle ne sait pas encore que celui-ci est devenu un être surpuissant, l'Enfant-Soleil, qui a débarqué en Amérique à la tête d'une armée pour entreprendre sa conquête par l'Ouest. Averti de l'approche de cette menace, le chaman Red Shoes part à la rencontre de son destin. On sent à la lecture du troisième volet de L'Age de la déraison que l'apothéose est proche. La guerre humaine devient totale. On se bat sur terre, sur mer et dans le ciel. Des armes toujours plus terrifiantes sont utilisées : submersibles et créatures éthériques enchâssées dans des armures mues par des muscles alchimiques. Les actes de bravoure succèdent aux trahisons sans laisser un instant de répit. La guerre matérielle se double d'un conflit de nature plus métaphysique, entre les Malakim eux-mêmes, et se teinte d'une touche de prophétie. C'est désormais le devenir de l'humanité qui est en jeu et non plus celui des monarques. Le grand bazar de la fantasy s'impose définitivement. Et pourtant, le lecteur est conquis… Reste un tome avant la délivrance.

Inutile de résumer L'Ombre de Dieu puisque cet ultime volume s'inscrit totalement dans la continuité du précédent. En fait, à sa lecture, on ne peut s'empêcher de songer qu'un élagage de l'histoire n'aurait pas fait de mal à la série. Le rythme, déjà débridé dans les précédents tomes, s'accélère encore, échappant manifestement au contrôle de l'auteur. La déraison n'est plus uniquement dans le titre. Elle est dans l'accumulation des rebondissements et des points de vue. Elle est aussi dans la multiplication des batailles et des défis héroïques ; multiplication qui finit par lasser. Et lorsque le dénouement se produit (on le voyait venir depuis le début du troisième tome), on soupire de soulagement. Reste que, au regard des trois précédents tomes, force est de constater qu'on a finalement passé un agréable moment de lecture. Alors pourquoi se priver ? L'été arrive…

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