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Ténèbres sur Diamondia

Au début des années 70, van Vogt s’est remis à écrire de la science-fiction. Sa réputation n’est alors plus à faire : il est considéré comme l’un des plus grands auteurs de l’Âge d’or. En France, peut-être même est-il le Numéro Un, en attendant que son successeur, un certain Philip K. Dick, ne le détrône. En 1972, il publie donc Ténèbres sur Diamondia. À la différence de nombreux livres de l’auteur, il ne s’agit pas d’un fix-up mais d’un roman d’un seul tenant, et cela se sent.

La planète Diamondia est en proie à de violents troubles, au point que la Fédération Terrienne se doit d’y envoyer une commission de négociation dont fait partie le colonel Charles Morton. Les paisibles indigènes Irsk, qui jusque-là filaient doux et servaient de larbins aux colons diamondiens, sont soudain entrés en rébellion ouverte. La Fédération envisage de retirer ses billes, abandonnant les colons à leur sort… On pourrait être dans un de ces romans d’espionnage interplanétaire dont la SF regorge. Mais van Vogt ne mange pas de ce pain-là. Ce serait trop facile, trop simple. D’emblée, il fait intervenir l’obscurité : une force étrange susceptible d’intervertir corps et personnalités sur toute la planète. Et voilà que Morton tombe dans l’inconscience tandis que son esprit se retrouve dans le corps de Lositeen, un Irsk disposant d’une arme à même de neutraliser l’obscurité. Celle-ci est un champ magnétique contenant les doubles de tous les Irsk de Diamondia et permet-tant une sorte de télépathie entre eux, qui a été installé par Mahala, un extraterrestre surévolué mais disparu.

Cependant, le motif principal du roman est la multiplication des pains du colonel Morton, ce qui nous est présentée comme l’énigme diamondienne. Van Vogt réutilisera cette idée peu après dans L’Homme multiplié. À la différence des fix-ups où l’auteur était contraint d’instaurer un minimum de cohérence pour relier les divers constituants, il peut ici charger tout droit tel un rhinocéros fou sans se préoccuper de savoir où il va, emportant le lecteur. Maux de tête à prévoir…

Outre Morton, le roman offre une galerie de personnages qui seront tour à tour, voire simultanément, le colonel. Le lieutenant Lester Bray, dont le rôle est de faire avancer l’intrigue quand Morton est inconscient. Le capitaine physicien James Marriott, faisant figure de méchant ayant pris le contrôle de l’obscurité à l’origine des troubles. Isolina Ferraris, à la fois prostituée – ou plutôt Mata Hari – et membre d’une délégation de paix diamondienne qui ne sert pas à grand-chose. David Kirk, jeune militaire plein de fric tout aussi inutile. Paul Laurent, l’ambassadeur et chef de la commission de négociation, adepte de la logique définie qui transcende la logique moderne, à l’instar de Morton. On pourra voir dans cette logique définie (qui ne sert à rien) un pendant à la Sémantique Générale du Monde des ?. Quelques Irsk, une « incarnation » ectoplasmique du Mahala qui arpente la jungle. Sans oublier les fantômes pieusement conservés de tous les Irsk et dont je vous laisse deviner à quoi ils peuvent bien servir… Si les joueurs d’échecs du «  Cycle du ? » dissimulent leurs coups sous leur complexité, van Vogt affiche, lui, une complexité en trompe-l’œil, noyée sous nombre d’éléments ne contribuant en rien à la progression de l’intrigue.

L’auteur reste donc ici fidèle à sa manière. Tous les défauts caractéristiques de son style sont bien présents : personnages inutiles, éléments en impasse. Il continue de fourrer imperturbablement toutes les idées que son cerveau effervescent moissonne comme sur une foire à la brocante dans le sac à malice du roman en cours.

Pourtant, Ténèbres sur Diamondia est, avec Le Livre de Ptath, l’un des meilleurs van Vogt qu’il m’ait été donné de lire récemment. Il surpasse À la poursuite des Slans car il ne pousse pas son lecteur dans les ultimes retranchements de sa suspension de l’incrédulité. Il suffit ici d’accepter l’obscurité et la multiplication du colonel Morton pour que ça marche. Le plus incohérent finit par être le plus réussi. Aussi improbable que cela puisse paraître…

Quête sans fin

Une fois encore, Quête sans fin illustre la méthode principale de notre auteur pour ses romans : le fix-up, ici de trois textes courts publiés longtemps auparavant dans Astounding. Soient la nouvelle « Destination Centaure », en 1944, et « La quête » (1943) et « La Cinémathèque » (1946), deux récits sensiblement plus longs. Le moins que l’on puisse dire est qu’ici, cet assemblage hétéroclite montre rapidement ses limites, aussi bien en termes de cohérence que de qualité. De fait, «  Destination Centaure » est très au-dessus des deux autres textes — rien d’étonnant à ce qu’il bénéficie d’une notoriété supérieure.

À la fin des années 70, des boites de films éducatifs, destinés à des écoles ou des conventions professionnelles, contiennent tout autre chose que ce que leur étiquette indique, à savoir des aperçus aux « effets spéciaux » extraordinaires d’autres mondes du Système solaire ou d’engins futuristes. La cinémathèque qui les fournit est incapable d’expliquer la substitution ou la provenance de ces films (ils viennent en réalité du futur et montrent des scènes authentiques). Lorsqu’un professeur de physique de lycée perd son emploi en partie à cause de ces courts-métrages (mais surtout du fait de ses propres paranoïa et malveillance), il décide de résoudre le mystère. Sitôt sa décision prise, c’est le voile noir (et la fin de la partie correspondant à « La Cinémathèque »). Il se réveille deux semaines plus tard, désormais représentant de commerce, et incapable de se souvenir de ce qui lui est arrivé dans l’intervalle. En menant l’enquête, il va découvrir que des voyageurs se déplaçant dans le Temps et les mondes parallèles opèrent sur Terre. Il va alors pénétrer dans le Palais d’Immortalité, un endroit extraordinaire logé dans un « repli du temps », où l’on rajeunit au lieu de vieillir (ce qui rappelle la très postérieure « Maladie de Merlin » de Dan Simmons). Un repli au bout duquel l’Histoire, ou plutôt toutes les Histoires, finissent (comme dans le récent Terminus de Tom Sweterlitsch). Une fois renvoyé dans son époque d’origine, Peter Caxton n’aura de cesse de retourner dans le Palais et d’acquérir l’immortalité, pour se retrouver pris dans la guerre temporelle que se livrent deux Détenteurs – ces humains capables de se déplacer librement dans le Temps.

On connaissait le space opera d’un côté, le time opera de l’autre : ici, van Vogt invente le « space-time opera », quand tous les moyens sont bons pour Caxton pour tricher avec la mort : repli du Temps, donc, cryogénie, « soleil célibataire » dont l’approche catapulte un vaisseau dans une autre époque, et surtout un voyage infraluminique d’un demi-millénaire en catalepsie vers Alpha du Centaure – la partie correspondant à « Destination Centaure », de loin la plus claire et la plus intéressante de cet assemblage (notamment via l’énorme choc culturel et psychologique qui attend les astronautes à l’arrivée). Si tout cela semble bel et bon, l’exécution (ou la traduction ?) est calamiteuse : la pseudoscience de van Vogt est floue, mal ou trop tardivement expliquée, datée et bancale («  la vélocité est égale au cube de la racine cubique de GD »), et l’ensemble du roman vacille sous le poids d’un empilement de concepts de voyage dans le temps et d’univers alternatifs nébuleux, une intrigue particulièrement confuse pour laquelle le lecteur perd peu à peu tout intérêt. Certains passages demeurent cependant fascinants, telle la partie correspondant à « Destination Centaure ». Rien que pour l’ambition, l’imagination, lesense of wonder dont fait preuve l’auteur, Quête sans fin reste donc une lecture stimulante, à défaut d’être pleinement enthousiasmante.

La Guerre contre le Rull

Quand bien même il n’a pas l’aura des plus grands livres ou cycles de van Vogt, La Guerre contre le Rull est néanmoins considérée comme une de ses œuvres importantes. Comme l’écrasante majorité des publications de l’auteur dans les années cinquante, il s’agit d’un fix-up assemblant six nouvelles initialement indépendantes publiées entre 1940 et 1950, avec l’ajout de matériel pour faire le lien entre elles et donner à l’ensemble un minimum de cohérence. Même si les coutures se voient parfois, le résultat est cependant honorable – plus qu’ailleurs, en tout cas. Le principal défaut de cet assemblage est ici sa répétitivité : plusieurs des nouvelles mettent en scène soit le héros, soit un de ses antagonistes, soit les deux, échoué(s) sur une planète hostile et sans autre choix, pour survivre, que de coopérer.

Dans un lointain futur, les humains sont à la tête d’une Fédération composée de 5 000 planètes comprenant de nombreuses races extraterrestres. Lorsque la Fédération en rencontre une nouvelle réticente à se joindre à l’alliance, elle ne la conquiert pas, mais établit un blocus et entame un dialogue jusqu’à convaincre la race concernée de s’associer. Ce n’est qu’en dernier recours que la poignée d’éléments extrémistes responsables d’une situation jugée sans issue sera réduite à néant. Maître de la Voie lactée, l’Humain est toutefois confronté à un double péril. En premier lieu, un envahisseur vermiforme venu d’une autre galaxie, le Rull, à la technologie égale à la sienne, aux capacités naturelles extraordinaires (possibilité de prendre n’importe quelle apparence et de générer des rayons d’énergie via la manipulation au niveau cellulaire de l’électromagnétisme), et qui ne tolère aucune forme de vie non-Rull (car nul ne saurait être plus parfait qu’eux), une menace vieille d’un siècle. Par ailleurs, Trevor Jamieson, scientifique et explorateur, chef de la commission militaire interstellaire, vient de découvrir que les Ezwals, monstres bleus à six bras de la planète Carson, ne sont pas les bêtes sauvages tueuses que l’on pensait jusque-là. Car non seulement ils s’avèrent dotés d’intelligence… mais ils sont qui plus est télépathes – les seuls de l’espace connu. Et très mal disposés envers l’humanité, voire à deux doigts de s’allier avec le Rull pour la chasser de leur monde, qui se trouve être d’une importance stratégique pour la défense de la Fédération. Or, ce qui paraît être un péril pourrait se transformer en opportunité décisive de gagner la guerre !

La grande qualité de ce fix-up est de proposer une galerie d’extraterrestres et de planètes / monstres exotiques dignes d’intérêt, tant sur le plan de leur physiologie que (surtout) de leur psychologie (dont le rejet de la civilisation et de la technologie par les Ezwals, qui sont pour eux des facteurs aliénants). On remarquera aussi l’importance de l’utilisation, par les deux camps, de l’hypnose, un sujet auquel l’auteur a d’ailleurs consacré un essai entier. Il tient cependant pour acquis que l’Homme ne peut vaincre le Rull qu’en réorientant toute sa société dans ce but, et en usant des mêmes méthodes impitoyables que lui, à commencer par la guerre bactériologique, l’enrôlement forcé de certains membres des familles proches des Chantiers Spatiaux dans le vaisseau géant invincible en cours de construction, ou, pire, l’endoctrinement, l’initiation au maniement des armes et au contre-espionnage (on remarquera d’ailleurs l’ambiance très maccarthyste de chasse paranoïaque aux Rulls infiltrés, probablement une allégorie de l’espionnage et de l’impérialisme soviétiques) des enfants dès… cinq ans (une sorte de Stratégie Ender en germe). De plus, une espèce n’est considérée comme « civilisée » que si elle peut apporter son aide dans la guerre contre le Rull (ce qui n’empêche pas que, une fois l’intelligence des Ezwals découverte, la tentation de les exterminer est grande). Ajoutons à cela le transport de « spécimens » Ezwals en cage vers la Terre comme des indigènes conduits vers l’Exposition Universelle. Enfin, quand ces êtres refusent d’adopter des noms conformes aux conventions humaines, ceux-ci les marquent comme du bétail à l’aide de leur technologie. Et que dire de Jamieson qui, pour calmer les angoisses de sa femme à propos de leur fils en péril, lui conseille… d’aller faire les boutiques ! Bref, et même s’il en est partiellement conscient, puisqu’il le dit lui-même : dans leur comportement, Rulls et humains sont parfois difficiles à différencier, van Vogt justifie, même inconsciemment, certaines méthodes ou attitudes peu ragoutantes avec un naturel sidérant. Reste un ouvrage fort réussi sur certains plans, notamment sa peinture de fascinants aliens (comme dans La Faune de l’espace), mais qui ne sera sans doute pas, en 2020, à même de séduire tous les publics.

Le Cycle de Linn

Le cycle de « Linn » est considéré comme une des œuvres importantes de van Vogt, même s’il n’atteint pas tout à fait l’aura de ses livres ou cycles les plus fameux. Le premier tome, L’Empire de l’atome, est ainsi formé de cinq nouvelles publiées de mai 1946 à décembre 1947 dansAstounding, tandis que le second, Le Sorcier de Linn, est paru dans la même revue sous forme d’épisodes entre avril et juin 1950. L’œuvre de van Vogt comprend de très nombreux autres fix-ups, mais la différence avec, par exemple, La Guerre contre le Rull ou Quête sans fin, est qu’ici, les « coutures » se voient très peu, et que l’ensemble donne une impression de cohérence qu’on ne retrouve pas dans les ouvrages précités.

Avant d’analyser le contenu de ces deux romans, on ne peut qu’être frappé par les similitudes avec le cycle de « Fondation » d’Isaac Asimov, dont les premiers romans sont également des fix-ups composés de nouvelles publiées dans Astounding dans les années quarante : dans les deux cas, l’empire romain sert de source d’inspiration (sa chute chez Asimov, sa structure et ses dirigeants pour van Vogt : on remarquera que ce cycle est à la fois Asimovien et anti-Asimovien, puisqu’ici, la pseudo-Rome n’est pas associée à la fin de la civilisation, mais à sa renaissance), la science se pare des atours de la religion, et un mutant, ainsi que les pouvoirs psychiques, ont un rôle important à jouer dans l’intrigue. Des critiques comme James Blish et Damon Knight ont aussi relevé que cette dernière, ainsi que les personnages, présentaient de nettes ressemblances avec ceux de Moi, Claude, les mémoires imaginaires de l’empereur romain du même nom, publiées en anglais en 1934 par Robert Graves. Ainsi, chaque personnage de Graves possède sa contrepartie chez van Vogt : Medron Linn est l’empereur Auguste, Lydia est Livie, et le protagoniste, Clane, correspond à Claude. On trouve également de très nets équivalents de Tibère, de Caligula, etc., et les événements comme le comportement des personnages sont conformes au récit de Graves, lui-même en partie issu de l’Histoire bien réelle et en partie romancé.

Dans L’Empire de l’atome, nous découvrons une Terre de l’an 12 000, huit millénaires après une guerre nucléaire. Certaines zones restent mortellement radioactives, mais contiennent de précieuses reliques technologiques des Anciens et autres indices sur ce qu’était l’ancien monde. La société, de très nette structure romaine, est dominée par la dynastie Linn, dont le dernier chef, Medron, a amené une explosion démographique sans précédent, puisque la population a doublé en un demi-siècle, atteignant désormais le chiffre colossal de 60 millions d’habitants… pour toute la planète. Ce qui reste de science et de technologie se pare des atours de la religion, celle des quatre dieux de l’atome, Plutonium, Uranium, Radium et Icks. On remarquera, au passage, que le pouvoir politique jugé démesuré du clergé, issu de son emprise sur des fidèles hautement influençables, exerce une forte pression sur l’État en plein (re)développement, contrecarrée via la guerre de conquête (sur Mars et Vénus) visant à unifier le Système solaire, conflit qui soustrait à l’influence du Temple des centaines de milliers de soldats en leur donnant une autre philosophie.

Le dernier-né de la dynastie, et petit-fils de l’Empereur, nommé Clane, est un « enfant des dieux », un mutant physiquement déformé à cause des radiations émanant d’un des temples. Parce qu’il est de sang royal, et parce qu’il est pris sous son aile par de hauts dignitaires religieux et autres lettrés, il va non seulement se voir en grande partie épargné par l’ostracisme et les bastonnades qui forment le quotidien des mutants (quand on les laisse survivre…), mais bien plus que cela, il sera le seul d’entre eux à recevoir une éducation scientifique et politique. Et le jeune Clane va se révéler prodigieusement doué dans ces deux domaines, refusant d’exercer le pouvoir en pleine lumière, même quand il lui tend les bras, mais préférant, en coulisses (et malgré l’hostilité pouvant prendre un tour meurtrier de la part de certains membres de sa propre famille et de divers ennemis politiques), protéger l’empire, puis la race humaine, contre tout péril, qu’il soit interne ou, dans la fin du premier roman ou tout le second, venu des confins barbares du Système solaire ou de bien plus loin encore. À ce titre, Le Sorcier de Linn développe une longue odyssée interstellaire qui élargit beaucoup le cadre de l’action. Toutefois, pour Clane, le plus grand péril, c’est la tendance aux petites manigances des membres de la dynastie dont il fait partie, toujours occupés à intriguer alors que, littéralement, le palais brûle. Il a l’intrigue en horreur, même s’il la pratique pourtant volontiers quand cela sert ses intérêts. Et il devra défendre l’empire à la fois contre ses propres dirigeants, leur rapacité, voire leur folie, mais aussi contre les autres périls qui le menacent, qu’ils soient internes (révolte d’esclaves, influence trop grande de la religion, des intérêts financiers et bancaires, etc.) ou externes (peuples rebelles de Mars ou de Vénus, puis invasion de barbares venus du satellite Europe, voire de beaucoup plus loin). La fin de L’Empire de l’atome ménage un beau coup de théâtre et éclaire d’un jour nouveau les origines de la guerre nucléaire qui a anéanti notre civilisation pour donner celle de Linn : le diptyque est certes post-apocalyptique, mais pas de la manière dont le lecteur se l’était imaginé jusque-là.

Le cycle est intéressant, le protagoniste fascinant, sa façon de régler toutes les crises traversées malgré l’opposition de tous passionnante, et l’amateur d’Histoire s’amusera à établir les correspondances qui s’imposent entre les personnages de van Vogt et leurs contreparties réelles ou fictionnelles chez Graves. Même si le propos a vieilli – les connaissances en matière de planétologie disponibles dans les années quarante étant maigres ou ayant été invalidées depuis –, la qualité de la traduction fait que le lecteur moderne, surtout s’il est sensible à la prose asimovienne, voire moorcockienne (période « Hawkmoon »), peut tout à fait prendre un sincère plaisir à la lecture de l’ensemble.

À une condition préalable et indispensable, cependant : en effet, suite à certaines limitations technologiques ou interdits religieux (dont la cohérence est d’ailleurs lourdement mise en cause par la révélation de la fin de L’Empire de l’atome), les soldats et vaisseaux de l’empire ne disposent pas d’armes à distance autres… que des arcs. Ce qui conduit de fait à une ambiance très étrange, dans laquelle des pseudos-Romains du lointain futur débarquent sur Mars ou Vénus glaive ou lance à la main en faisant sortir des chevaux d’astronefs interplanétaires, qui, eux-mêmes, quand ils s’affrontent, le font en s’éperonnant, tels des galères antiques, ou s’attaquent aux troupes au sol à coups de flèches tirées par des archers embarqués ! Dire qu’il faudra une certaine suspension d’incrédulité, et / ou une affinité avec la science fantasy, pour passer outre pareille étrangeté est un minimum. Signalons que dans Le Sorcier de Linn, les choses deviennent plus orthodoxes, plus conformes à ce que l’on attend de la science-fiction, même si c’est, cette fois, l’inclusion de pouvoirs psychiques qui pourra poser problème à certains types de lecteurs.

Et ce n’est qu’un des nombreux paradoxes du diptyque : Clane méprise la ruse, l’intrigue, mais y recourt pourtant si besoin ; il rejette la théorie de l’homme providentiel, pourtant tout dans le récit le désigne comme tel. Et ce ne sont là que deux exemples des contradictions d’un héros (d’un auteur ?) pétri de paradoxes.

Tout compte fait, et même si le cycle de «  Linn » ne bénéficie pas de l’aura de certains autres romans plus connus de van Vogt, il se révèle pourtant plus agréable à lire que nombre d’entre eux – ce qui explique sans doute sa récente réédition, contrairement à ces derniers. L’histoire de cet être que tout condamnait à l’anonymat, qui exerce, par un sens aigu de la frugalitas, un des sept fondements du mos majorum — les coutumes des ancêtes — si cher aux romains, le pouvoir en coulisses sans le revendiquer officiellement (alors qu’il lui suffirait de tendre la main pour s’en saisir tel un fruit mûr), et qui est le dernier politicien décent dans une ère d’intrigues machiavéliques sordides, est en effet tout à fait digne de lecture, voire d’éloges. Et de conclure que si Clane ressemble à Claude, il tient finalement tout de Cincinnatus.

Le Cycle du non-A

Le Monde des non-A est un particularisme national : roman le plus connu de van Vogt, il jouit d’une renommée qui s’étend au-delà du cercle des lecteurs habituels de science-fiction. Il a été traduit par Boris Vian et est considéré par Jacques Sadoul, directeur des éditions Opta, puis de J’ai Lu, comme le roman qui a lancé la SF en France à sa sortie en 1953. Publié initialement en feuilletons entre août et octobre 1945 dans Astounding, le texte d’origine a été révisé une première fois en 1948, pour prendre la forme d’un roman sous le titre The World of Null-A. Une seconde révision fut faite en 1970, pour répondre aux critiques, notamment de la part de Damon Knight, comme on l’a vu dans les pages qui précèdent. Sa suite, Les Joueurs du non-A, a aussi été sérialisée dans Astounding en 1948, rassemblée en roman en 1956 et traduite par le même Boris Vian en 1957. Le troisième volume du cycle, La Fin du non-A, est une production tardive écrite à la demande de Jacques Sadoul, publiée en français en 1984 avant sa sortie aux USA l’année suivante.

Il faut lier la création du « Cycle du non-A  » à l’influence que John W. Campbell exerça sur les auteurs qu’il publiait. Après avoir appelé à un rapprochement de la fiction et des sciences exactes à la fin des années 30, il commence au milieu des années 40 à s’intéresser aux pseudosciences, aux pouvoirs psi et à la possibilité d’augmenter les capacités de l’esprit humain, dans l’idée que la SF est un terrain d’expérimentation. Cet attrait l’amènera à publier le premier article sur la dianétique de L. Ron Hubbard dans les pages d’Astounding en mai 1950. Dans Le Monde des non-A, van Vogt utilise ainsi des concepts tirés de la Sémantique Générale d’Alfred Korzybski. Ce dernier avait noté l’abandon de la logique aristotélicienne dans les sciences physiques modernes, mécani-que quantique et relativité générale, que le début du siècle avait vues naître. Chez Aristote, les propriétés des objets constituent la réalité physique. En mécanique quantique, les propriétés physiques sont des grandeurs soumises à la nature probabiliste de la mesure. Les grandeurs observables ne sont qu’une partie de la réalité de l’objet. Cette idée que les représentations ne sont pas la réalité, que la carte n’est pas le territoire, inspira Korzybski, qui publia en 1933 Science and Sanity: An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics. La Sémantique Générale se voulait une méthode de développement personnel et une pratique pour soigner les aliénations liées à la logique aristotélicienne d’identification. Le cercle des auteurs de SF rassemblés autour de Campbell s’est passionné pour le sujet. Certains, comme Robert A. Heinlein, Frank Herbert ou encore Robert C. Wilson, se sont inspirés de la Sémantique Générale de manière, dirons-nous, raisonnable. Van Vogt, en revanche, en fait une interprétation débridée et extrapole assez furieusement sur ses possibilités de transformer l’homme en surhomme. Bienvenue chez les non-A !

Nous sommes en 2650. Vénus a été refroidie et terraformée grâce à des météorites de glace ramenées de Jupiter. Une utopie libertarienne sans gouvernement, où chacun est libre d’occuper la fonction qu’il souhaite et collabore avec les autres pour que la société fonctionne, s’est développée sur la petite planète. Ceux appelés à y vivre, ainsi que ceux qui forment l’élite politique terrestre, sont sélectionnés sur la base de leur maîtrise de la philosophie non-aristotélicienne, non-A, lors d’un concours organisé par la Machine des jeux, une IA composée de vingt-cinq mille cerveaux électroniques. Gilbert Gosseyn (« Go Sane ») est convaincu de ses capacités intellectuelles supérieures et se porte candidat. Un passage par un détecteur de mensonge lui apprend qu’il n’est pas celui qu’il croit, que ses souvenirs ne sont pas les siens, que sa conception de lui-même est entièrement fausse. Peu de temps après, il est enlevé et assassiné, mais se réveille dans un autre corps, identique au premier, sur Vénus. Gosseyn II se lance alors dans une quête d’identité et découvre qu’en plus d’autres corps de réserve, il possède un second cerveau. En s’entraînant, il va acquérir des pouvoirs psi extraordinaires, comme celui de se similariser, c’est-à-dire de se téléporter à un endroit dont il a mémorisé la structure au niveau moléculaire. Grâce à ces nouvelles capacités, et l’aide de quelques-uns, il va mettre à jour un complot politique au plus haut niveau de l’État dont le but est de permettre à une puissance galactique de conquérir Vénus. Il comprendra alors qu’il n’est qu’un pion sur l’échiquier d’un immense conflit dans lequel l’existence de nombreuses civilisations humaines éparpillées à travers la Galaxie est en jeu. Dans Le Monde des non-A, van Vogt centre le récit autour de son personnage principal et sa quête d’identité. Il fait de la mémoire le mécanisme essentiel de la construction de l’individu. La mémoire, c’est le soi, écrit-il. Gilbert Gosseyn entre en scène doté de faux souvenirs dont il doit faire abstraction. Il va alors accumuler les expériences de manière à apprendre à se similariser avec lui-même et se réinventer en homme nouveau. Le parallèle est tracé entre cette capacité de se transporter à un endroit et d’exister en tant qu’individu. En ce sens, la révélation finale sera cruelle.

Suite directe des aventures de Gilbert Gosseyn, Les Joueurs du non-A se déroule loin de la Terre et promène notre héros de planète en planète, mais aussi de corps en corps. Enlevé par un personnage nommé le Disciple, il est placé en geôle sur une planète inconnue, puis se réveille dans le corps du jeune prince Ashargin prisonnier du chef de guerre Enro le rouge, qui menace la paix galactique. Effectuant des allers-retours qu’il ne contrôle pas entre ce corps-là et le sien, il doit mener le combat sur deux fronts et comprend qu’il est plus que jamais un pion manipulé par un joueur inconnu. Ses pouvoirs se développent encore, et il est désormais capable de se téléporter entre planètes, mais aussi de téléporter des objets et des personnes et de contrôler l’énergie électromagnétique. Pendant ce temps, les Vénusiens, qui excellent en logique non-aristotélicienne, se sont spontanément organisés et ont réussi à repousser provisoirement l’invasion de leur planète. Ils apporteront une aide précieuse à Gosseyn dans son opposition à Enro. Les Joueurs du non-A ouvre le territoire et joue la carte du space opera, mais ce qu’il gagne en ampleur, il le perd en cohérence. Le déroulement des péripéties de Gilbert Gosseyn est marqué par la sérialisation initiale du texte. Van Vogt expose de nombreuses idées et ouvre de multiples voies qu’il ne mène pas à leur terme. Les aventures s’enchaînent, mais jamais le héros ne semble en mesure d’influencer les événements ou d’être à la hauteur des enjeux. Gosseyn finira tout de même par découvrir qui est ce mystérieux joueur qui manipule son destin et, par la même occasion, l’origine de l’humanité dans la galaxie. La révélation est à la hauteur de celle qui conclut Le Monde des non-A et fait de Gilbert Gosseyn à la fois l’homme du passé et celui du futur de l’humanité.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais van Vogt y reviendra vingt-huit ans plus tard avec La Fin du non-A, le volet le plus faible du cycle. Gilbert Gosseyn a désormais deux cerveaux pleinement fonctionnels, mais cela ne suffisait pas à exprimer tout le potentiel de la philosophie non-A. Pourquoi se limiter à un Gosseyn, quand on peut en avoir deux ? On avait appris dansLe Monde des non-A que Gilbert Gosseyn disposait de plusieurs corps en réserve, au cas où il décéderait. L’un d’eux se réveille à l’autre bout de la Galaxie dans une capsule spatiale. Ce réveil inopiné s’accompagne de l’apparition d’une armada venue d’un autre univers, dirigée par un enfant capricieux qui va menacer à nouveau la paix galactique. Aidés par le lien télépathique qui leur permet de partager pensées et expériences instantanément à des distances infinies et par des pouvoirs psi qui semblent ne plus avoir de limites, Gosseyn II et III vont devoir gérer l’enfant dictateur et trouver le moyen de renvoyer chez eux ces nouveaux arrivants, d’autant que d’autres, peu commodes, débarquent dès que Gosseyn III éternue de travers. Ce troisième volet perd de vue les enjeux initiaux du cycle. Par son indolence, il vire à la farce caricaturant ses personnages et son univers.

Figure incontournable de l’Âge d’or, écrivain campbellien s’il en est, van Vogt se distingue de ses comparses Heinlein ou Asimov en nourrissant cette branche de la science-fiction tournée vers l’aventure à la mode pulp plutôt que vers la rigueur scientifique ou une histoire du futur. Du « Cycle du non-A », on retiendra surtout son premier tome, qui s’intéresse à son personnage principal et en fait l’enjeu du récit, plutôt que les deux suivant aux allures d’aventures burlesques. Entre les deux premiers romans, van Vogt a rédigé un mémoire sur la Sémantique Générale dont il tire des extraits pour alimenter les épigraphes qui ornent les chapitres des Joueurs du non-A avec la subtilité d’un placard publicitaire. Heinlein écrira à Campbell qu’il avait détesté voir un homme qui ne l’avait pas comprise écrire sur la Sémantique Générale. Pour finir, ajoutons que la lecture des deux premiers romans n’est pas aidée par la traduction désinvolte de Boris Vian, qui, soyons honnêtes, est une abomination d’ampleur non-aristotélicienne. Le texte mériterait une sérieuse révision, mais on ne crache pas sur la tombe de Vian !

Le Livre de Ptath

Ptath est un dieu, qui reprend conscience après une longue absence. Amnésique, il sait cependant que Gonwonlane est son empire, et qu’il entend bien le récupérer. Pendant un temps, il a été Peter Holroyd, soldat américain décédé au combat lors de la Seconde Guerre mondiale. Il est aussi Ineznio, prince déchu de Gonwonlane. Las, un adversaire s’oppose à ses plans : Ineznia, une puissante déesse qui, par ses sortilèges, a enfermé L’onee, la compagne de Ptath. Dans ce monde, le pouvoir des dieux provient directement des prières : celles des femmes pour Ptath, celles des hommes pour Ineznia, qui a tenté d’abolir le culte de Ptath afin de l’affaiblir. Aidé des souvenirs de guerre de son incarnation Holroyd, le dieu va tenter de récupérer son trône, d’éviter les pièges tendus par Ineznia, et de sauver L’onee d’une mort annoncée…

Écrit – une fois n’est pas coutume – d’un seul bloc, et publié comme tel dans les pages du tout dernier numéro d’Unknown (daté octobre 1943), Le Livre de Ptath constitue la seule incursion de van Vogt dans le domaine de la fantasy. À sa manière. D’une part, parce que c’est van Vogt ; d’autre part, parce que dans un futur aussi lointain – deux cents millions d’années, mine de rien –, SF et fantasy ont parfois tendance à se confondre (Jack Vance saura s’en souvenir pour sa «  Terre mourante », et Arthur C. Clarke pour sa fameuse « troisième loi »). À mi-chemin des deux genres, Le Livre de Ptath nous dépeint par trop petites touches une Terre peuplée de dizaines de milliards d’individus et dominée par des dieux mesquins. Van Vogt en profite pour donner une définition cinglante de la religion : « La religion, ce n’est pas […] l’adoration d’un quelconque dieu ou d’une quelconque déesse. La religion, c’est la peur. »

Si le décor diffère, van Vogt ne change pour autant guère ses thématiques : on retrouve ici un personnage tenant du surhomme, habité par différentes consciences, en butte à des ennemis aussi puissants que lui. L’auteur nous plonge dans la psyché éclatée de Ptath, mais le style étique et la brièveté du texte échouent à faire saisir l’ampleur des batailles ou l’énormité des enjeux. Inventif et inutilement alambiqué, à la fois compendium des marottes de l’auteur et écart par rapport à sa production habituelle, Le Livre de Ptath reste une curiosité.

Les Marchands d’arme

Inclus dans le Bill of Rights de 1789, inscrit un peu plus de soixante-dix ans plus tard au corpus principal de la Constitution provisoire des États confédérés, le second amendement de la Constitution des USA garantit le droit de porter une arme et témoigne d’une certaine méfiance des Pères Fondateurs à l’égard du monopole de la violence légitime détenu par l’État. Celui-ci est soupçonné, par essence, de vouloir attenter tôt ou tard aux libertés du peuple souverain – et de ce fait, il est sage de prévoir des arguments légaux permettant l’émergence d’un contre-pouvoir si besoin. C’est cette méfiance qui se trouve derrière l’opposition acharnée du très puissant lobby de la National Rifle Association à toute révision de cet amendement.

Van Vogt n’est pas né américain, mais sa carrière d’auteur publié dans des revues américaines, son déménagement en Californie en 1944 et sa naturalisation en 1945 constituent autant d’attaches fortes aux USA. «  Les Marchands d’armes », cycle publié – au fil des remaniements et des révisions – entre 1941 et 1952 et fait de nouvelles (associées en un fix-up, Les Armureries d’Isher) et du roman Les Fabricants d’armes, s’apparente presque à une novélisation du second amendement sus-cité.

Dans un futur lointain, l’empire d’Isher exerce un monopole de la violence légitime sur l’ensemble d’une humanité ayant colonisé le Système solaire tout entier. À la tête de cet État se trouve l’Impératrice Innelda Isher, laquelle souffre, en raison de sa jeunesse, d’un a priori de naïveté, voire d’incompétence. L’État d’Isher est par essence corrompu, les charges officielles y sont achetées ou vendues par les fonctionnaires subalternes, le crime lui-même étant sinon admis, du moins toléré par la coutume à tous les échelons de l’autorité : dans ce contexte, l’espèce humaine est en pleine stagnation, tout espoir d’ascension sociale s’avérant impossible, ou en tout cas limité aux éventuels gains par le jeu de hasard. Néanmoins, il existe un contre-pouvoir sous la forme des Armureries d’Isher, dont les magasins sont réputés inaccessibles à la soldatesque impériale – et qui vendent aux gens ordinaires des armes à la stricte vocation défensive. Les Armureries proposent aussi un service judiciaire parallèle permettant d’obtenir un recours en cas d’escroquerie, et interdisent en réalité à l’Empire de se changer en dictature totalitaire. Les grains de sable que constituent les Armureries se sont faits assez nombreux au fil du temps pour ne plus être négligeables dans les rouages de l’Empire, si bien que l’Impératrice Innelda cherche coûte que coûte à les éliminer.

Les deux livres du cycle adoptent des points de vue différents afin d’illustrer l’intérêt du second amendement évoqué plus haut. Les Armureries d’Isher propose des personnages naïfs qui découvrent cet univers truqué : voyageur temporel, candidat à l’émulation de Rastignac ou même citoyen ordinaire et bien inséré, tous auront à faire face à la corruption impériale et trouveront de l’aide auprès des services parallèles des Armureries. Le contre-pouvoir qu’incarnent ces dernières s’exerce donc ici de la façon la plus évidente et naturelle qui soit : un recours face au monolithe étatique. Au contraire, dans Les Fabricants d’armes, le lecteur suit un personnage lié à la fois aux Armu-reries et à la hiérarchie impériale : ce roman-là pose en réalité la vieille question attribuée à Juvénal – « Quis custodiet ipsos custodes ? » –, puisqu’il s’agit d’interroger la nature de l’équilibre des pouvoirs. Cet équilibre est-il spontané ? Doit-il être mesuré ou même régulé par un arbitre ? Et cet arbitre, s’il existe, quelles doivent être ses qualités ? Comment s’assurer qu’il ne cède pas lui-même à la tentation de la tyrannie ?

Offrant une SF au fond très politique, même si elle n’oublie pas lesense of wonder, « Les Marchands d’armes » souffre de son caractère daté. L’ouverture finale – avec l’acquisition par l’espèce humaine du voyage interstellaire — propose un dépassement peu convaincant du système impérial cantonné au Système solaire : quelle réelle garantie l’auteur donne-t-il que la colonisation galactique offrirait une sécurité face à une dictature déjà capable de s’exercer à grande distance ? Le style et l’intrigue ont mal vieilli, certains textes contemporains, dont quelques-uns du même auteur, se révélant plus toniques, voire passionnants. Le réel défaut des «  Marchands d’armes » reste encore son postulat incroyable que l’histoire récente des USA dément de façon sinistre : non content de n’avoir depuis 1789 jamais administré la preuve de son utilité, le second amendement y semble devenu inaliénable au point que les tueries de masse constituent le triste quotidien des habitants de ce pays… et l’on mesure ici la différence entre le contre-pouvoir des Armureries dont rêvait van Vogt et le statut partisan de la NRA qui, au gré des présidences, agit comme supplétive de la majorité ou de l’opposition.

Il n’est pas toujours légitime de reprocher son défaut de prescience à un auteur de SF, et seuls des historiens sauraient dire si l’auteur des «  Marchands d’armes » était en mesure d’envisager, à la lumière des éléments dont il disposait, le fléau que constitue la très large diffusion des armes individuelles aux USA soixante-dix ans plus tard. On peut néanmoins se dire que ce diptyque, perspective rétro-futuriste manquée, peut être laissé de côté – sauf si, bien sûr, on s’intéresse aux interrogations datées quant à la nature et à la nécessité d’un contre-pouvoir.

À la poursuite des Slans

À la poursuite des Slans, qui a obtenu le Retro Hugo 2016 pour l’année 1941, compte au rang des plus grands classiques de l’Âge d’or de la SF américaine. Classique, sans aucun doute, mais est-ce bon pour autant ? Dans son article « La Complication dans le récit de SF », van Vogt expose sa méthode de travail  : le fourre-tout. Il en va de la littérature comme de la cuisine. Si vous concoctez un pot-au-feu et que vous ajoutez tout et n’importe quoi, le résultat à toutes les chances d’être curieux. Si vos commensaux ne sont pas des ET, ils risquent fort de considérer votre cuisine comme un roman de van Vogt.

Surhomme, mutant, télépathe, voilà notre pâtée du jour : le Slan. Dans ce futur, les Slans sont tirés à vue comme des lapins. Jommy Cross, neuf ans, qui vient de voir sa mère se faire descendre au coin de la rue, va survivre à tout : accroché au parechoc de la voiture du chef de la Gestapo police anti-slans ; traqué par tout un quartier avide de lynchage en pleine hystérie collective ; capturé par Mémé qui en fait un voleur à la tire avant de décider de le vendre aux flics ; en fuite, entraînant Mémé chez les Slans sans corne qui sont pour les Slans des ennemis encore plus implacables que les humains… Pour lire et apprécier la SF, il faut pouvoir suspendre son incrédulité. Ici, on passe dans une autre dimension. On peine à comprendre les motivations des personnages dans ce roman particulièrement rocambolesque, où les situations ne cessent de se retourner comme une crêpe dans la poêle. Jommy est présenté comme un garçon super intelligent ; il est surtout gentil… Plus bête, on meurt ! Il ne veut absolument pas faire le moindre mal à quiconque, même s’il est seul contre un monde entier acharné à vouloir sa mort. Imaginez un joueur du ? d’échecs se refusant à prendre la moindre pièce à son adversaire qui, en plus, gagnerait à la fin. Si ce n’est pas de la suspension de l’incrédulité au carré… C’est surtout le fruit de la méthode van Vogt d’écriture.

Au crédit de l’écrivain, il y a cependant une inspiration dont on ne peut que lui savoir gré : voir dans le Slan une métaphore du Juif dont les persécutions battaient leur plein dans l’Europe en guerre, lorsqu’il sérialisa son roman dans Astounding à l’automne 1940. Cet unique élément spéculatif confère au roman une valeur, à défaut d’une qualité, incontestable.

À la poursuite des Slans se lit donc agréablement, avec le recul indispensable, ou, au contraire, avec une totale absence du moindre recul, le nez entre les pages… Ce genre de classique est-il vraiment la porte d’entrée idéale à l’univers de la SF  ? Il a été dit de Diaspora, de Greg Egan, que c’était une porte close et verrouillée n’offrant nul accès à la SF à qui n’en est déjà un lecteur chevronné nanti d’un solide bagage scientifique. Ce roman de van Vogt s’avère tout l’inverse. Le lecteur doit vraiment le vouloir très fort pour que ça marche. La suspension de l’incrédulité s’applique normalement à la thématique du roman : ici, l’existence de mutants dans un certain futur, mais ce pourrait être des robots, une invasion ET, des voyages dans le temps, etc. – pas de problème. Le souci est que van Vogt exige aussi de son lecteur l’acceptation d’une intrigue, non pas déconstruite (ce qui implique qu’elle ait été construite à un moment), mais inconstruite, pleine de motivations incompréhensibles, de péripéties en impasse et de personnages inutiles. Van Vogt maîtrise un certain art du tirage à la ligne, mais, ayant ajouté à son roman toutes les idées qu’il a trouvées, il donne l’impression contraire, celle d’un roman elliptique – faisant implicitement croire au lecteur qu’il n’est pas à la hauteur du livre – qui aurait mérité davantage d’explications et de liant. À la poursuite des Slans, comme bien d’autres livres de van Vogt, résiste donc mal à une lecture armée d’un calepin et d’un crayon. Il faut le lire sans trop se poser de question, d’une manière superficielle, en guise de pur divertissement, et faire l’impasse sur les questions sans réponse et les explications contradictoires.

Si on analyse le roman à l’aune des critères habituellement admis pour juger d’une œuvre littéraire, ainsi que nous y enjoint Damon Knight dans son article « A. E. van Vogt : le gâcheur cosmique », notre auteur apparaît comme un écrivain médiocre, incapable de bâtir un roman qui tienne la route. Jacque Goimard a réfuté le postulat de Knight, arguant que la SF, et l’œuvre de van Vogt en particulier, devait être évaluée en fonction de critères spécifiques. On postule donc que c’est de la bonne SF, ce qu’on justifie a posteriori par la présence de spécificités devenant dès lors des marqueurs de qualité. En lisant de la sorte, il est certain que l’on peut trouver du plaisir à la lecture de van Vogt en général et de À la poursuite des Slans en particulier. Ce faisant, on contribue aussi à maintenir la SF dans un ghetto littéraire qui conduit à la considérer comme de la sous-littérature. Ce n’est qu’en lui appliquant les mêmes critères qu’à toutes autres œuvres que la SF pourra enfin être jugée comme une « vraie » littérature.

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