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Le Seigneur de Samarcande

Quand Farnworth Wright, alors rédacteur en chef de Weird Tales, décida en juin 1930 de lancer Oriental Stories, Howard était tenté par l’écriture de récits historiques depuis plusieurs années. Ses essais pour placer ses tentatives auprès de la revue Adventures, découverte dès 1921, à l’âge de quinze ans, et qui publiait nombre d’auteurs qui allaient l’influencer, dont Harold Lamb au premier chef, s’étaient révélées vaines, aussi saisit-il au bond la balle lancée par Farnworth Wright, avec qui il avait l’habitude de travailler.

En 1930, la carrière de Howard bat déjà son plein et il a publié certains de ses meilleurs textes. Ceux rassemblés ici par Patrice Louinet répondent à deux critères bien spécifiques : ils sont situés dans le monde réel et ne recourent pas au fantastique.

Oriental Stories a vocation à publier des aventures situées en Orient ou en Extrême-Orient. En 1930, peu de gens, peu d’Américains sont allés en Égypte, en Syrie, au Yémen ou en Afghanistan, a fortiori dans les républiques musulmanes d’Union Soviétique (Turkménistan, Ouzbékistan, Azerbaïdjan…). Pour le lecteur de pulps d’alors, ce sont des contrées lointaines et mystérieuses fort mal connues. La télévision n’a pas été inventée, l’internet encore moins (donc pas de Google Earth pour visiter le monde à domicile). L’époque offre toujours une large place à l’imagination et la fantaisie des auteurs. De Samarcande (alors en URSS), le lecteur américain de pulps n’a pu voir au mieux que quelques photos et peut-être un court film aux actualités cinématographiques. Néanmoins, Patrice Louinet rapporte que des lecteurs réagirent au « Seigneur de Samarcande » jusqu’à nécessiter l’intervention de Farnworth Wright lui-même pour calmer la polémique, mais pas là où Howard s’attendait à la contradiction : le suicide fictif de Byazid (Bajazet) ou la mort de Timour (Tamerlan) par arme à feu ; là où il avait pris des libertés avec l’histoire. La contradiction porta sur les distances qu’il avait prises avec la culture musulmane en faisant boire de l’alcool à Tamerlan. Avec le recul, ce n’est guère surprenant. Si les faits historiques pouvaient échapper aux lecteurs, certains devaient connaître un tant soit peu l’Islam, voire être musulmans eux-mêmes.

Howard a choisi le Proche et Moyen-Orient au bas Moyen-Âge comme théâtre de ses récits historiques. « Des faucons sur l’égypte » semble être le récit situé à l’époque la plus ancienne, en 1021 ; la plus récente étant le siège de Vienne par les armées de Soliman le Magnifique en 1529, auquel on assiste dans « L’Ombre du vautour ». « La Voie des aigles » mentionne la date de 1595 mais ça n’a guère d’importance…

Au fil de ces récits, on croisera les principales figures historiques de l’époque. Saladin dans « Les Faucons d’outremer », qu’on reverra par la suite. Gengis Khan dans « Les épées rouges de Cathay la Noire », le premier texte historique du Texan. Baïbars dans « Les Cavaliersdelatempête ». Bayazid et Tamerlan dans « Le Seigneur de Samarcande » ou encore Zenghi dans « Le Lion de Tibériade ». Seul le dernier fragment inachevé livré en appendice est situé dans l’Antiquité…

Les textes sont bons, voire très bons, parce qu’Howard est l’un des tout meilleurs conteurs des littératures de l’Imaginaire. Et l’édition Louinet est absolument remarquable par son érudition.

Cela dit, rappelons que Howard écrivait pour les pulps des histoires de cinquante pages environ, pas pour constituer les forts volumes de plus de cinq cents pages à la mode d’aujourd’hui. Du coup, on ressent alors la même chose qu’à la lecture de Lee Winters, shérif de l’étrange (les Moutons électriques). Malgré des textes globalement d’un très bon niveau quand ils ne frisent pas l’excellence, une certaine lassitude s’installe, due à la répétition de motifs assez semblables. Cet effet est amplifié par des personnages principaux qui, même lorsqu’ils ne sont pas Cormac FitzGeoffrey, ne cessent jamais de lui ressembler comme autant de jumeaux. Bien que s’étendant sur plus de cinq siècles, les combats, pour épiques qu’ils soient, sont également trop semblables, le siège de Vienne seul offrant un rendu différent.

Il en faudrait toutefois bien davantage pour venir à bout de l’incroyable talent de raconteur d’histoires du Texan, qui, même quand il ne donne pas son meilleur, vous emporte dans le fracas et la furie des batailles.

Les Clous rouges

[Critique commune à Conan le Cimmérien, L’Heure du dragon et Les Clous rouges]

« Entre l’époque où les océans ont englouti l’Atlantide et l’avènement des fils d’Arius, il y eut une période de l’Histoirefortpeuconnuedans laquelle vécut Conan, destiné à poser la couronne d’Aquilonie ornée de pierres précieuses sur un front troublé. C’est moi, son chroniqueur, qui seul peux raconter son épopée. Laissez-moi vous narrer ces jours de grandes aventures… »

Conan le barbare, scénario de John Milius & Oliver Stone, 1982.

 

Tout le monde (ou presque) connaît Conan, le personnage de barbare créé en 1932 par Robert E. Howard ; connaissance généralement incarnée auprès du grand public sous les traits d’Arnold Schwarzenegger, qui revêtit le slip fourré deux fois au cinéma (Conan le barbare de John Milius, 1982, et sa médiocre suite, Conan le destructeur de Richard Fleischer, 1984) — on passera vite sur la récente et risible tentative de résurrection, avec Jason Momoa dans le rôle-titre, qui – plaise à Crom ! – n’a pas laissé de véritable empreinte visuelle.

En 1932, R. E. Howard nous décrivait un Conan un peu différent du Chêne d’Autriche (un des nombreux surnoms de Schwarzie) : un barbare musculeux, oui, mais avec le visage couturé de cicatrices, une grande chevelure noire de jais et des yeux bleus perçants.

Conan est né en Cimmérie ; en pleine bataille, précise-t-il un jour dans une conversation. Il n’a de cesse d’explorer la géographie des âges hyboriens, existant ainsi à toutes les époques préindustrielles où les barbares ont existé (on le verra même se battre au côté des Kozaks). Conan, un anti-héros – voleur, violeur et assassin – comme il n’en existait pas auparavant en littérature de genres, est apparu à ses premiers lecteurs en décembre 1932 dans la revue Weird Tales, puis dans des tas d’autres nouvelles et un unique roman : L’Heure du dragon (où il est alors roi d’Aquilonie).

Pastiches, hommages, plagiats, films, novélisations, musique (la bande originale de Basil Poledouris), bandes dessinées, Conan a connu de nombreuses vies depuis le suicide de Robert E. Howard. Le destin éditorial du personnage a été assez chaotique (nouvelles censurées, tronquées, réécrites, collaborations posthumes, etc…), mais voilà, presque quatre-vingts ans après la publication de la première aventure de Conan, les éditions Bragelonne proposent au public français une respectueuse intégrale Robert E. Howard / « Conan » en trois volumes, une édition remarquable d’exhaustivité, sous la direction du spécialiste mondial Patrice Louinet (un Français !) – par ailleurs grand artisan du présent dossier bifrostien. Toutes les nouvelles écrites par Robert E. Howard et le roman sont évidemment au sommaire de ces plus de mille cinq cents pages, auxquels s’ajoutent des appendices, des synopsis, des articles, des versions alternatives et autres introductions. Les traductions sont nouvelles ou revues et, à part une ou deux répétitions agaçantes, elles sont d’une véracité admirable (Patrice Louinet est d’ailleurs davantage dans le ton que François Truchaud). Ou plutôt d’une sincérité admirable.

Relire « Conan » aujourd’hui, c’est découvrir un personnage tour à tour roi d’Aquilonie, assassin, pirate, voleur d’idole, général, aventurier, et bien d’autres choses encore. On s’amusera d'ailleurs à remarquer, çà et là, les éléments puisés par John Milius et Oliver Stone pour écrire leur scénario (Valeria qui revient d’entre les morts pour sauver Conan d’un coup fatal, c’est Bêlit, la reine shémite de la côte noire et la pirate Valeria des « Clous rouges » ; l’ascension de la tour des serpents, c’est l’ascension de la Tour de l’éléphant dans la nouvelle éponyme, etc. Globalement, Stone et Milius ont puisé dans les meilleurs textes.)

Relire « Conan » aujourd’hui, c’est un peu comme lire Tintin au Congo d’Hergé, il faut accepter que le personnage soit – doublement – le produit d’une autre époque (la sienne propre et celle de son auteur, Robert E. Howard). Avec ses Noirs cruels au comportement souvent répugnant,« La Vallée des femmes perdues » pourrait être présenté comme un texte raciste. Dans « Le Bassin de l’homme noir », les ennemis sont aussi des « sauvages », décrits proches du singe. Dans d’autres textes, on croise des Shémites au nez crochu ou des Méditerranéens à la nature fourbe… Il convient toutefois de renverser un peu le point de vue ; Conan vit à des époques où la xénophobie est la norme (où la mondialisation et la lutte pour les droits civiques n’existent évidemment pas), ce qui n’empêche pas notre barbare de coucher avec des catins noires (« La Vallée des femmes perdues »), de vivre un amour surnaturel avec une Shémite, « La Reine de la côte noire », etc. Globalement, ce qu’il y a de meilleur chez l’autre, c’est sa femme…

Dans « Conan » (comme dans ses échanges épistolaires avec H.P. Lovecraft), Robert E. Howard n’a de cesse d’opposer le barbare (bon, solide) à l’homme civilisé (mauvais, dans le sens pas fiable), décrivant le second comme un individu qui aurait régressé. Mais une fois de plus, il s’agit avant tout du point de vue de Conan… qui trouve les gens civilisés incompréhensibles ou insensés, mous par essence. Si on ajoute à cette opposition que notre barbare aux yeux bleus symbolise une certaine pureté venue du nord du Monde, on pourrait tenter de rapprocher sa philosophie à celle d’un des pires hommes politiques du XXe siècle :

« Eh bien, oui, nous sommes des barbares, et nous voulons être des barbares. C’est un titre d’honneur. Nous sommes ceux qui rajeuniront le monde. Le monde actuel est près de sa fin. Notre seule tâche est de le saccager. » Propos attribués à Adolf Hitler par Hermann Rauschning, dans Hitler m’a dit, 1939.

Mais il faudrait qu’en premier lieu cette citation d’Hitler – qui a marqué bien des esprits – soit véridique, or Hermann Rauschning a écrit son livre de mémoire, ce qui lui a valu d’être discrédité en tant que source historique fiable. Et si le physique de Conan incarne un idéal, c’est l’idéal celte, pas aryen. Quant à sa philosophie personnelle, sa finalité l’éloigne radicalement du nazisme :

« Dans ce monde, les hommes luttent et souffrent en vain, trouvant du plaisir seulement dans la folie ardente de la bataille […] Il me suffit de vivre ma vie intensément ; tant que je peux savourer le jus succulent des viandes rouges et le goût des vins capiteux sur mon palais, tant que je peux jouir de l’étreinte ardente de bras à la blancheur d’albâtre et de la folle exultation de la bataille lorsque les lames bleutées s’enflamment et se teintent d’écarlate, je suis satisfait ! » in « La Reine de la côte noire »

En 1982, résumée par John Milius et Oliver Stone, cette philosophie divergeait un tantinet :

« Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes. »

Les nazis luttaient pour l’hégémonie (un troisième Reich de mille ans) ; une fois roi d’Aquilonie, Conan décide (certes poussé par les événements) de quitter son cercle d’hégémonie pour redevenir aventurier et barbare (in « Le Phénix sur l’épée », première nouvelle du cycle – comme Moorcock avec « Elric », Robert E. Howard a commencé par la fin). Chez Conan, la bataille passe avant le pouvoir – ce n’est pas le pouvoir qui passe par la bataille. La bataille est tout ; bien que désiré, le pouvoir politique est surfait.

Les aventures de Conan sont pulps. Par conséquent, il est sans doute abusif de les rehausser d’une vraie vision politique (libertarienne ?), mais on peut leur reconnaître une certaine touche de philosophie existentialiste. Les traits les plus saillants de ces histoires résident toutefois dans leurs ambiances crépusculaires, les manifestations surnaturel-les diverses, les éclaboussures de cervelle, les jets de sang sur les murs et les filles nues (beaucoup de filles nues !). Dans le monde de Conan, les femmes légèrement vêtues ont tendance à perdre leurs vêtements, pris dans des branches, déchirés par les serres de créatures démoniaques ou retirés sans préliminaires par leurs divers tortionnaires. Dans les âges hyboriens, on viole, on fréquente les catins, une femme jalouse fouette une femme nue dont Conan est amoureux (in « Xuthal la crépusculaire »), une femme offre ses faveurs à Conan s’il tue quelqu’un pour elle (ce qui arrive relativement souvent), une Noire s’éloigne de sa captive en roulant du cul pour la narguer. La femme est bien souvent réduite à une marchandise ou au statut, guère plus enviable, de « repos du guerrier ». C’est peut-être cette dimension érotique, indéniable (parfois à limite du sado-masochisme), qui surprend le plus dans ces récits des années 30.

Comme on peut être dérangé par les saillies xénophobes de H.P. Lovecraft dans « Horreur à Red Hook », on peut se trouver pareillement incommodé par l’obsession raciale, la misogynie de certaines des nouvelles de « Conan », mais ce serait dommage de passer à côté pour autant. « Conan » est à l’œuvre de Robert E. Howard, ce que « Le Seigneur des Anneaux » est à celle de J.R.R. Tolkien : un cœur séminal qui bat avec une puissance éternelle et irrigue encore aujourd’hui tout un pan de la culture mondiale.

En guise de conclusion, on listera les aventures les plus étonnantes du Cimmérien : « Le Dieu dans le sarcophage », qui commence comme une enquête policière ; « La Tour de l’éléphant », pour sa surprise scénaristique centrale ; « Xuthallacrépusculaire », pour ses interrupteurs au radium et sa coquine scène de fouet ; « Au-delà de la rivière noire », sorte de western au temps des trappeurs avec des Pictes à la place des Peaux-Rouges ; et enfin « Les Clous rouges », pour sa dangereuse cité perdue d’inspiration méso-américaine.

« La civilisation n’est pas naturelle. Elle résulte simplement d’un concours de circonstances. Et la barbarie finira toujours par triompher. » – in « Au-Delà de la rivière noire »

L'Heure du dragon

[Critique commune à Conan le Cimmérien, L’Heure du dragon et Les Clous rouges]

« Entre l’époque où les océans ont englouti l’Atlantide et l’avènement des fils d’Arius, il y eut une période de l’Histoirefortpeuconnuedans laquelle vécut Conan, destiné à poser la couronne d’Aquilonie ornée de pierres précieuses sur un front troublé. C’est moi, son chroniqueur, qui seul peux raconter son épopée. Laissez-moi vous narrer ces jours de grandes aventures… »

Conan le barbare, scénario de John Milius & Oliver Stone, 1982.

 

Tout le monde (ou presque) connaît Conan, le personnage de barbare créé en 1932 par Robert E. Howard ; connaissance généralement incarnée auprès du grand public sous les traits d’Arnold Schwarzenegger, qui revêtit le slip fourré deux fois au cinéma (Conan le barbare de John Milius, 1982, et sa médiocre suite, Conan le destructeur de Richard Fleischer, 1984) — on passera vite sur la récente et risible tentative de résurrection, avec Jason Momoa dans le rôle-titre, qui – plaise à Crom ! – n’a pas laissé de véritable empreinte visuelle.

En 1932, R. E. Howard nous décrivait un Conan un peu différent du Chêne d’Autriche (un des nombreux surnoms de Schwarzie) : un barbare musculeux, oui, mais avec le visage couturé de cicatrices, une grande chevelure noire de jais et des yeux bleus perçants.

Conan est né en Cimmérie ; en pleine bataille, précise-t-il un jour dans une conversation. Il n’a de cesse d’explorer la géographie des âges hyboriens, existant ainsi à toutes les époques préindustrielles où les barbares ont existé (on le verra même se battre au côté des Kozaks). Conan, un anti-héros – voleur, violeur et assassin – comme il n’en existait pas auparavant en littérature de genres, est apparu à ses premiers lecteurs en décembre 1932 dans la revue Weird Tales, puis dans des tas d’autres nouvelles et un unique roman : L’Heure du dragon (où il est alors roi d’Aquilonie).

Pastiches, hommages, plagiats, films, novélisations, musique (la bande originale de Basil Poledouris), bandes dessinées, Conan a connu de nombreuses vies depuis le suicide de Robert E. Howard. Le destin éditorial du personnage a été assez chaotique (nouvelles censurées, tronquées, réécrites, collaborations posthumes, etc…), mais voilà, presque quatre-vingts ans après la publication de la première aventure de Conan, les éditions Bragelonne proposent au public français une respectueuse intégrale Robert E. Howard / « Conan » en trois volumes, une édition remarquable d’exhaustivité, sous la direction du spécialiste mondial Patrice Louinet (un Français !) – par ailleurs grand artisan du présent dossier bifrostien. Toutes les nouvelles écrites par Robert E. Howard et le roman sont évidemment au sommaire de ces plus de mille cinq cents pages, auxquels s’ajoutent des appendices, des synopsis, des articles, des versions alternatives et autres introductions. Les traductions sont nouvelles ou revues et, à part une ou deux répétitions agaçantes, elles sont d’une véracité admirable (Patrice Louinet est d’ailleurs davantage dans le ton que François Truchaud). Ou plutôt d’une sincérité admirable.

Relire « Conan » aujourd’hui, c’est découvrir un personnage tour à tour roi d’Aquilonie, assassin, pirate, voleur d’idole, général, aventurier, et bien d’autres choses encore. On s’amusera d'ailleurs à remarquer, çà et là, les éléments puisés par John Milius et Oliver Stone pour écrire leur scénario (Valeria qui revient d’entre les morts pour sauver Conan d’un coup fatal, c’est Bêlit, la reine shémite de la côte noire et la pirate Valeria des « Clous rouges » ; l’ascension de la tour des serpents, c’est l’ascension de la Tour de l’éléphant dans la nouvelle éponyme, etc. Globalement, Stone et Milius ont puisé dans les meilleurs textes.)

Relire « Conan » aujourd’hui, c’est un peu comme lire Tintin au Congo d’Hergé, il faut accepter que le personnage soit – doublement – le produit d’une autre époque (la sienne propre et celle de son auteur, Robert E. Howard). Avec ses Noirs cruels au comportement souvent répugnant,« La Vallée des femmes perdues » pourrait être présenté comme un texte raciste. Dans « Le Bassin de l’homme noir », les ennemis sont aussi des « sauvages », décrits proches du singe. Dans d’autres textes, on croise des Shémites au nez crochu ou des Méditerranéens à la nature fourbe… Il convient toutefois de renverser un peu le point de vue ; Conan vit à des époques où la xénophobie est la norme (où la mondialisation et la lutte pour les droits civiques n’existent évidemment pas), ce qui n’empêche pas notre barbare de coucher avec des catins noires (« La Vallée des femmes perdues »), de vivre un amour surnaturel avec une Shémite, « La Reine de la côte noire », etc. Globalement, ce qu’il y a de meilleur chez l’autre, c’est sa femme…

Dans « Conan » (comme dans ses échanges épistolaires avec H.P. Lovecraft), Robert E. Howard n’a de cesse d’opposer le barbare (bon, solide) à l’homme civilisé (mauvais, dans le sens pas fiable), décrivant le second comme un individu qui aurait régressé. Mais une fois de plus, il s’agit avant tout du point de vue de Conan… qui trouve les gens civilisés incompréhensibles ou insensés, mous par essence. Si on ajoute à cette opposition que notre barbare aux yeux bleus symbolise une certaine pureté venue du nord du Monde, on pourrait tenter de rapprocher sa philosophie à celle d’un des pires hommes politiques du XXe siècle :

« Eh bien, oui, nous sommes des barbares, et nous voulons être des barbares. C’est un titre d’honneur. Nous sommes ceux qui rajeuniront le monde. Le monde actuel est près de sa fin. Notre seule tâche est de le saccager. » Propos attribués à Adolf Hitler par Hermann Rauschning, dans Hitler m’a dit, 1939.

Mais il faudrait qu’en premier lieu cette citation d’Hitler – qui a marqué bien des esprits – soit véridique, or Hermann Rauschning a écrit son livre de mémoire, ce qui lui a valu d’être discrédité en tant que source historique fiable. Et si le physique de Conan incarne un idéal, c’est l’idéal celte, pas aryen. Quant à sa philosophie personnelle, sa finalité l’éloigne radicalement du nazisme :

« Dans ce monde, les hommes luttent et souffrent en vain, trouvant du plaisir seulement dans la folie ardente de la bataille […] Il me suffit de vivre ma vie intensément ; tant que je peux savourer le jus succulent des viandes rouges et le goût des vins capiteux sur mon palais, tant que je peux jouir de l’étreinte ardente de bras à la blancheur d’albâtre et de la folle exultation de la bataille lorsque les lames bleutées s’enflamment et se teintent d’écarlate, je suis satisfait ! » in « La Reine de la côte noire »

En 1982, résumée par John Milius et Oliver Stone, cette philosophie divergeait un tantinet :

« Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes. »

Les nazis luttaient pour l’hégémonie (un troisième Reich de mille ans) ; une fois roi d’Aquilonie, Conan décide (certes poussé par les événements) de quitter son cercle d’hégémonie pour redevenir aventurier et barbare (in « Le Phénix sur l’épée », première nouvelle du cycle – comme Moorcock avec « Elric », Robert E. Howard a commencé par la fin). Chez Conan, la bataille passe avant le pouvoir – ce n’est pas le pouvoir qui passe par la bataille. La bataille est tout ; bien que désiré, le pouvoir politique est surfait.

Les aventures de Conan sont pulps. Par conséquent, il est sans doute abusif de les rehausser d’une vraie vision politique (libertarienne ?), mais on peut leur reconnaître une certaine touche de philosophie existentialiste. Les traits les plus saillants de ces histoires résident toutefois dans leurs ambiances crépusculaires, les manifestations surnaturel-les diverses, les éclaboussures de cervelle, les jets de sang sur les murs et les filles nues (beaucoup de filles nues !). Dans le monde de Conan, les femmes légèrement vêtues ont tendance à perdre leurs vêtements, pris dans des branches, déchirés par les serres de créatures démoniaques ou retirés sans préliminaires par leurs divers tortionnaires. Dans les âges hyboriens, on viole, on fréquente les catins, une femme jalouse fouette une femme nue dont Conan est amoureux (in « Xuthal la crépusculaire »), une femme offre ses faveurs à Conan s’il tue quelqu’un pour elle (ce qui arrive relativement souvent), une Noire s’éloigne de sa captive en roulant du cul pour la narguer. La femme est bien souvent réduite à une marchandise ou au statut, guère plus enviable, de « repos du guerrier ». C’est peut-être cette dimension érotique, indéniable (parfois à limite du sado-masochisme), qui surprend le plus dans ces récits des années 30.

Comme on peut être dérangé par les saillies xénophobes de H.P. Lovecraft dans « Horreur à Red Hook », on peut se trouver pareillement incommodé par l’obsession raciale, la misogynie de certaines des nouvelles de « Conan », mais ce serait dommage de passer à côté pour autant. « Conan » est à l’œuvre de Robert E. Howard, ce que « Le Seigneur des Anneaux » est à celle de J.R.R. Tolkien : un cœur séminal qui bat avec une puissance éternelle et irrigue encore aujourd’hui tout un pan de la culture mondiale.

En guise de conclusion, on listera les aventures les plus étonnantes du Cimmérien : « Le Dieu dans le sarcophage », qui commence comme une enquête policière ; « La Tour de l’éléphant », pour sa surprise scénaristique centrale ; « Xuthallacrépusculaire », pour ses interrupteurs au radium et sa coquine scène de fouet ; « Au-delà de la rivière noire », sorte de western au temps des trappeurs avec des Pictes à la place des Peaux-Rouges ; et enfin « Les Clous rouges », pour sa dangereuse cité perdue d’inspiration méso-américaine.

« La civilisation n’est pas naturelle. Elle résulte simplement d’un concours de circonstances. Et la barbarie finira toujours par triompher. » – in « Au-Delà de la rivière noire »

Conan le Cimmérien

[Critique commune à Conan le Cimmérien, L’Heure du dragon et Les Clous rouges]

« Entre l’époque où les océans ont englouti l’Atlantide et l’avènement des fils d’Arius, il y eut une période de l’Histoirefortpeuconnuedans laquelle vécut Conan, destiné à poser la couronne d’Aquilonie ornée de pierres précieuses sur un front troublé. C’est moi, son chroniqueur, qui seul peux raconter son épopée. Laissez-moi vous narrer ces jours de grandes aventures… »

Conan le barbare, scénario de John Milius & Oliver Stone, 1982.

 

Tout le monde (ou presque) connaît Conan, le personnage de barbare créé en 1932 par Robert E. Howard ; connaissance généralement incarnée auprès du grand public sous les traits d’Arnold Schwarzenegger, qui revêtit le slip fourré deux fois au cinéma (Conan le barbare de John Milius, 1982, et sa médiocre suite, Conan le destructeur de Richard Fleischer, 1984) — on passera vite sur la récente et risible tentative de résurrection, avec Jason Momoa dans le rôle-titre, qui – plaise à Crom ! – n’a pas laissé de véritable empreinte visuelle.

En 1932, R. E. Howard nous décrivait un Conan un peu différent du Chêne d’Autriche (un des nombreux surnoms de Schwarzie) : un barbare musculeux, oui, mais avec le visage couturé de cicatrices, une grande chevelure noire de jais et des yeux bleus perçants.

Conan est né en Cimmérie ; en pleine bataille, précise-t-il un jour dans une conversation. Il n’a de cesse d’explorer la géographie des âges hyboriens, existant ainsi à toutes les époques préindustrielles où les barbares ont existé (on le verra même se battre au côté des Kozaks). Conan, un anti-héros – voleur, violeur et assassin – comme il n’en existait pas auparavant en littérature de genres, est apparu à ses premiers lecteurs en décembre 1932 dans la revue Weird Tales, puis dans des tas d’autres nouvelles et un unique roman : L’Heure du dragon (où il est alors roi d’Aquilonie).

Pastiches, hommages, plagiats, films, novélisations, musique (la bande originale de Basil Poledouris), bandes dessinées, Conan a connu de nombreuses vies depuis le suicide de Robert E. Howard. Le destin éditorial du personnage a été assez chaotique (nouvelles censurées, tronquées, réécrites, collaborations posthumes, etc…), mais voilà, presque quatre-vingts ans après la publication de la première aventure de Conan, les éditions Bragelonne proposent au public français une respectueuse intégrale Robert E. Howard / « Conan » en trois volumes, une édition remarquable d’exhaustivité, sous la direction du spécialiste mondial Patrice Louinet (un Français !) – par ailleurs grand artisan du présent dossier bifrostien. Toutes les nouvelles écrites par Robert E. Howard et le roman sont évidemment au sommaire de ces plus de mille cinq cents pages, auxquels s’ajoutent des appendices, des synopsis, des articles, des versions alternatives et autres introductions. Les traductions sont nouvelles ou revues et, à part une ou deux répétitions agaçantes, elles sont d’une véracité admirable (Patrice Louinet est d’ailleurs davantage dans le ton que François Truchaud). Ou plutôt d’une sincérité admirable.

Relire « Conan » aujourd’hui, c’est découvrir un personnage tour à tour roi d’Aquilonie, assassin, pirate, voleur d’idole, général, aventurier, et bien d’autres choses encore. On s’amusera d'ailleurs à remarquer, çà et là, les éléments puisés par John Milius et Oliver Stone pour écrire leur scénario (Valeria qui revient d’entre les morts pour sauver Conan d’un coup fatal, c’est Bêlit, la reine shémite de la côte noire et la pirate Valeria des « Clous rouges » ; l’ascension de la tour des serpents, c’est l’ascension de la Tour de l’éléphant dans la nouvelle éponyme, etc. Globalement, Stone et Milius ont puisé dans les meilleurs textes.)

Relire « Conan » aujourd’hui, c’est un peu comme lire Tintin au Congo d’Hergé, il faut accepter que le personnage soit – doublement – le produit d’une autre époque (la sienne propre et celle de son auteur, Robert E. Howard). Avec ses Noirs cruels au comportement souvent répugnant,« La Vallée des femmes perdues » pourrait être présenté comme un texte raciste. Dans « Le Bassin de l’homme noir », les ennemis sont aussi des « sauvages », décrits proches du singe. Dans d’autres textes, on croise des Shémites au nez crochu ou des Méditerranéens à la nature fourbe… Il convient toutefois de renverser un peu le point de vue ; Conan vit à des époques où la xénophobie est la norme (où la mondialisation et la lutte pour les droits civiques n’existent évidemment pas), ce qui n’empêche pas notre barbare de coucher avec des catins noires (« La Vallée des femmes perdues »), de vivre un amour surnaturel avec une Shémite, « La Reine de la côte noire », etc. Globalement, ce qu’il y a de meilleur chez l’autre, c’est sa femme…

Dans « Conan » (comme dans ses échanges épistolaires avec H.P. Lovecraft), Robert E. Howard n’a de cesse d’opposer le barbare (bon, solide) à l’homme civilisé (mauvais, dans le sens pas fiable), décrivant le second comme un individu qui aurait régressé. Mais une fois de plus, il s’agit avant tout du point de vue de Conan… qui trouve les gens civilisés incompréhensibles ou insensés, mous par essence. Si on ajoute à cette opposition que notre barbare aux yeux bleus symbolise une certaine pureté venue du nord du Monde, on pourrait tenter de rapprocher sa philosophie à celle d’un des pires hommes politiques du XXe siècle :

« Eh bien, oui, nous sommes des barbares, et nous voulons être des barbares. C’est un titre d’honneur. Nous sommes ceux qui rajeuniront le monde. Le monde actuel est près de sa fin. Notre seule tâche est de le saccager. » Propos attribués à Adolf Hitler par Hermann Rauschning, dans Hitler m’a dit, 1939.

Mais il faudrait qu’en premier lieu cette citation d’Hitler – qui a marqué bien des esprits – soit véridique, or Hermann Rauschning a écrit son livre de mémoire, ce qui lui a valu d’être discrédité en tant que source historique fiable. Et si le physique de Conan incarne un idéal, c’est l’idéal celte, pas aryen. Quant à sa philosophie personnelle, sa finalité l’éloigne radicalement du nazisme :

« Dans ce monde, les hommes luttent et souffrent en vain, trouvant du plaisir seulement dans la folie ardente de la bataille […] Il me suffit de vivre ma vie intensément ; tant que je peux savourer le jus succulent des viandes rouges et le goût des vins capiteux sur mon palais, tant que je peux jouir de l’étreinte ardente de bras à la blancheur d’albâtre et de la folle exultation de la bataille lorsque les lames bleutées s’enflamment et se teintent d’écarlate, je suis satisfait ! » in « La Reine de la côte noire »

En 1982, résumée par John Milius et Oliver Stone, cette philosophie divergeait un tantinet :

« Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes. »

Les nazis luttaient pour l’hégémonie (un troisième Reich de mille ans) ; une fois roi d’Aquilonie, Conan décide (certes poussé par les événements) de quitter son cercle d’hégémonie pour redevenir aventurier et barbare (in « Le Phénix sur l’épée », première nouvelle du cycle – comme Moorcock avec « Elric », Robert E. Howard a commencé par la fin). Chez Conan, la bataille passe avant le pouvoir – ce n’est pas le pouvoir qui passe par la bataille. La bataille est tout ; bien que désiré, le pouvoir politique est surfait.

Les aventures de Conan sont pulps. Par conséquent, il est sans doute abusif de les rehausser d’une vraie vision politique (libertarienne ?), mais on peut leur reconnaître une certaine touche de philosophie existentialiste. Les traits les plus saillants de ces histoires résident toutefois dans leurs ambiances crépusculaires, les manifestations surnaturel-les diverses, les éclaboussures de cervelle, les jets de sang sur les murs et les filles nues (beaucoup de filles nues !). Dans le monde de Conan, les femmes légèrement vêtues ont tendance à perdre leurs vêtements, pris dans des branches, déchirés par les serres de créatures démoniaques ou retirés sans préliminaires par leurs divers tortionnaires. Dans les âges hyboriens, on viole, on fréquente les catins, une femme jalouse fouette une femme nue dont Conan est amoureux (in « Xuthal la crépusculaire »), une femme offre ses faveurs à Conan s’il tue quelqu’un pour elle (ce qui arrive relativement souvent), une Noire s’éloigne de sa captive en roulant du cul pour la narguer. La femme est bien souvent réduite à une marchandise ou au statut, guère plus enviable, de « repos du guerrier ». C’est peut-être cette dimension érotique, indéniable (parfois à limite du sado-masochisme), qui surprend le plus dans ces récits des années 30.

Comme on peut être dérangé par les saillies xénophobes de H.P. Lovecraft dans « Horreur à Red Hook », on peut se trouver pareillement incommodé par l’obsession raciale, la misogynie de certaines des nouvelles de « Conan », mais ce serait dommage de passer à côté pour autant. « Conan » est à l’œuvre de Robert E. Howard, ce que « Le Seigneur des Anneaux » est à celle de J.R.R. Tolkien : un cœur séminal qui bat avec une puissance éternelle et irrigue encore aujourd’hui tout un pan de la culture mondiale.

En guise de conclusion, on listera les aventures les plus étonnantes du Cimmérien : « Le Dieu dans le sarcophage », qui commence comme une enquête policière ; « La Tour de l’éléphant », pour sa surprise scénaristique centrale ; « Xuthallacrépusculaire », pour ses interrupteurs au radium et sa coquine scène de fouet ; « Au-delà de la rivière noire », sorte de western au temps des trappeurs avec des Pictes à la place des Peaux-Rouges ; et enfin « Les Clous rouges », pour sa dangereuse cité perdue d’inspiration méso-américaine.

« La civilisation n’est pas naturelle. Elle résulte simplement d’un concours de circonstances. Et la barbarie finira toujours par triompher. » – in « Au-Delà de la rivière noire »

Le livre du cygne

Actes Sud nous présente un ouvrage pour le moins atypique avec ce Le Livre du cygne. Auteur australien d’origine wanyi, un peuple aborigène, Alexis Wright se met en tête de nous écrire un roman post-apocalyptique mystique. Ou apocalyptique onirique. À moins qu’il s’agisse d’autre chose, mais quoi ? On ne sait pas trop, en définitive, ce que nous avons là, et ce n’est pas la quatrième de couverture qui nous aidera.

Situé dans un futur plus ou moins proche, l’action prend place autour d’un lac où s’entassent des aborigènes parqués par les autorités australiennes dans le but avoué de mettre ces « sauvages » à l’écart, et cela pour leur propre bien, évidemment. Au milieu de ce camp, la vieille Bella Donna de la flotte conquérante et sa fille adoptive Oblivia Ethyl(ène) font figure de parias mais aussi de simili-oracles. La jeune Oblivia (ou Oblivion – c’est selon) a une obsession : les cygnes. Les cygnes qui envahissent le lac, ceux qui survolent le camp, qui la suivent partout, même en rêve. Alors que le camp lui-même semble condamné à l’oubli du fait de la catastrophe climatique globale, un jeune homme aborigène va venir dans cet insignifiant coin de l’Australie pour épouser celle qui lui a été promise depuis bien longtemps. Warren Finch, celui qui incarne le renouveau du pays (voire du monde), se présente à Oblivia au milieu des déchets et des épaves. Il est temps pour la jeune fille d’explorer cette Australie des Blancs qu’elle ne connaît que par les histoires de Bella Donna.

De ce postulat foutraque et, pour tout dire, improbable, Alexis Wright tire une histoire retorse à souhait, bourrée de métaphores, de mythes, de rêves et de cauchemars. Avec un style rugueux et une densité d’écriture confinant souvent à l’asphyxie, l’écrivain renvoie à une sorte de Volodine… raté. Tout le problème du Livre des cygnes vient de l’ambition de la part de Wright de façonner une œuvre totalement atypique dans un monde post-apocalyptique, mais sans jamais réussir à faire autre chose qu’à se répéter ad nauseam. Le cadre tout d’abord : l’espèce d’apocalypse climatique n’est qu’effleurée, on la devine plus qu’on ne la vit, et on se demande en réalité à quoi elle sert tant Wright aurait pu écrire le même texte dans le monde présent sans altérer le sens profond de son histoire. De fait, le message délivré sur l’environnement se révèle simpliste et tellement peu exploité qu’on demeure dubitatif tout du long. Le reste n’est de toute façon pas meilleur. En choisissant une écriture froide et très stylisée, il empêche toute forme d’empathie avec ses (étranges) personnages. Ceux-ci parcourent le récit, vivent des drames… mais l’on s’en fiche. Le pire restant que très rapidement, l’histoire se prend les pieds dans le tapis et, à force de nous bombarder de mythes et de métaphores hermétiques, on ne comprend rapidement plus rien. Où veut en venir Alexis Wright ? S’agit-il d’un pur roman onirique ? D’un livre de SF qui ne sait pas quoi faire de ses thématiques ? D’un texte à charge autour de la ségrégation des aborigènes ? Un dernier axe sur lequel l’œuvre se sauve d’ailleurs in extremis de la banqueroute. Entre deux considérations mythologiques incompréhensibles et lourdes, Alexis Wright distille des réflexions acérées à propos du destin de son peuple, de l’injustice dont il est victime depuis des années et de l’hypocrisie des Blancs. Ce message fort aurait certainement suffit à lui seul en lieu et place de l’imbroglio climatique. De même, certaines images convoquent des fulgurances visuelles très fortes. Ne serait-ce que cette petite fille cachée au cœur d’un eucalyptus, cette ville noire où les cygnes meurent sur le bitume, cette traversée du désert où les gardes du corps se font génies… Car il y a plein de belles choses dans ce qu’écrit Wright. Sauf qu’il s’avère incapable de les gérer et de les exploiter correctement. Du Volodine raté, on l’a dit, qui échoue à choisir dans sa quincaillerie narrative, incapable d’imbriquer les éléments constitutifs de l’ensemble. En résulte une lecture pénible, poussive, voire éreintante. Le jeu n’en vaut clairement pas la chandelle.

Guide de survie pour le voyageur du temps amateur

Le phénomène s’accentue depuis un certain temps, quelques-uns des romans de science-fiction les plus excitants nous proviennent pour bonne part de petites structures indépendantes. Dans le cas qui nous intéresse ici, ce sont les Forges de Vulcain, dont le catalogue contient déjà quelques livres à la lisière des mauvais genres qui nous intéressent – des classiques comme la proto-fantasy « Le Puits au bout du monde » de William Morris ou la dystopie Un regard en arrière d’Edward Bellamy, et des textes contemporains, dans le cas présent. Premier (et pour l’instant unique) roman de Charles Yu, auteur américain d’origine taïwanaise, dont il s’agit aussi de la première traduction dans nos contrées, le Guide de survie pour le voyageur du temps amateur nous raconte les déboires d’un certain… Charles Yu. Voyons de plus près ce qu’il en est.

« Quand ça arrive, voilà ce qui arrive : je me tire dessus. »

Charles Yu vit dans l’Univers Mineur 31, monde de poche ressemblant passablement au nôtre à cette nuance que les règles de narration coexistent avec les lois de la physique. Technicien de machines temporelles, Yu a pour job de s’occuper de la maintenance de ces appareils qui fonctionnent selon le principe de la chronodiégèse. Il voyage à travers le temps en compagnie d’un chien ontologiquement inexistant et d’une IA quelque peu dépressive ; dans l’UM 31, Yu possède un supérieur hiérarchique qui oublie qu’il est un logiciel, une mère enfermée dans une boucle temporelle longue d’une heure, et la femme avec qui il ne se mariera pas (et qui donc ne l’attend pas). Tout se passe à peu près bien dans la vie terne de Yu, jusqu’au moment où son double du futur lui tire dessus. Blessé, il n’a d’autre choix que de se réfugier dans sa machine temporelle et essayer de tirer les choses au clair s’il veut survivre. Ce qui implique de replonger dans ses souvenirs d’enfance, en particulier ceux liés à son père, qui a presque inventé une machine temporelle et donc l’échec l’a poussé à fuir.

Ce Guide de survie… n’est pas tant un guide à proprement parler, en dépit des nombreux inserts explicatifs sur la nature de l’UM 31, qu’une aventure temporelle centrée sur une relation père-fils. Encore que ceux qui s’attendent à un roman de hard science fondé sur les paradoxes en seront pour leurs frais : Charles Yu s’empare des tropes de la SF pour les remixer à sa manière – d’une façon peut-être un peu trop désincarnée, le roman échouant à susciter l’émotion dans les moments qu’on attend touchants. Dommage aussi que notre auteur ne cherche pas à consolider son monde science-fictionnel : beaucoup d’éléments amusants ne sont là que pour le plaisir d’un bon mot. Si on retrouve un peu de l’inventivité littéraro-grammaticale de Jasper Fforde (côté « Thursday Next ») dans ce texte malin et geek, la folie douce est moins présente.

Faute d’ancrage avec les personnages ou l’univers, notre Guide… reste malheureusement un brin superficiel. Le plaisir de lecture demeure, toutefois, avec un texte assez peu commun pour qu’il reste en mémoire.

Le Cercle

Dans un futur très proche, demain ou peu s’en faut, les actuels géants du Web – Google, Facebook, Twitter, Paypal – ont été remplacés par le Cercle. Plus simple, plus pratique, le Cercle est l’invention d’un geek génial aidé de deux fortes personnalités, un philanthrope avunculaire et un homme d’affaire impitoyable. À eux trois, ils ont rendu le Cercle indispensable, universel.

Communication, compréhension et clarté sont au cœur du projet. Dans le monde actuel, Google a pour slogan « Do No Evil » : le credo du Cercle est similaire, mais à qui s’adresse l’injonction ? Au Cercle ou à ses utilisateurs ? Entreprise affichant ses visées bienveillantes, le Cercle veut simplifier votre vie, la protéger aussi ; le Cercle veut tout connaître – du nombre de grains de sable du Sahara jusqu’à votre arbre généalogique – et ne veut rien oublier. Potentiellement intrusif ? Mais voyons, c’est pour votre bien et celui des autres membres de la communauté…

Sous l’impulsion d’une amie y travaillant, la jeune Mae Holland quitte son boulot pourri et part pour la Silicon Valley rejoindre le Cercle. Embauchée à l’Expérience Client, elle y fait montre de ses qualités. Ses collègues se hâtent de lui faire découvrir toutes les merveilles offertes par le Cercle, mais Mae n’y participe guère : la voilà vite incitée à faire davantage partie intégrante de la vie du campus, à afficher plus encore sa présence sur le réseau social du Cercle. Suite à un malheureux incident, Mae va se retrouver propulsée au premier plan du Cercle et à porter haut des valeurs qu’elle a contribué à définir. Valeurs qui, dans leur énoncé, rappellent en creux les slogans du monde totalitaire de 1984. Quoiqu’ici on pense plutôt au cauchemar de verre de Zamiatine, Nous autres, dont se dessinent les prémisses en mode 2.0, un tantinet infantilisantes, à mesure que le Cercle se clôt. Un mystérieux inconnu tente d’avertir Mae des dangers de la complétion du Cercle, mais n’est-il pas déjà trop tard ?

Quatrième roman de Dave Eggers (deuxième traduit en français après une novélisation de Max et les maximonstres, le film de Spike Jonze adaptant le livre éponyme de Maurice Sendak), Le Cercle brasse bon nombre de thèmes dans l’air du temps : la surveillance, la bienveillance typiquement puritaine des géants du Web américain, le droit à l’oubli (ou pas), l’engagement qui se résume à liker/disliker quelque chose… Sur le papier, le roman de Dave Eggers a tout pour plaire, dans le genre anticipation immédiate, mais finit par décevoir sur le plan narratif, la faute à une longueur un brin excessive, une relative absence de tension durant la majeure partie du roman, une intrigue pas toujours bien ficelée, des protagonistes un tantinet caricaturaux – en particulier celui qui apporte le seul point de vue construit visant à brocarder le Cercle.

Il n’empêche, Le Cercle fait réfléchir. À l’heure où la neutralité du Web est loin d’être tenue pour acquise, où Facebook et consorts acquièrent quantité de données sur leurs utilisateurs et collaborent avec les agences de renseignements étatsuniennes sans grand respect pour la notion de vie privée, où Google s’arroge le mot « alphabet », Le Cercle s’avère une lecture en pleine prise avec l’actualité, plus convaincante sur le fond que sur la forme. Smiley. (Et pour les oreilles.)

Phare 23

On ne reviendra pas ici sur la success-story de Hugh Howey, écrivain autopublié dont le succès est tel qu’il s’est vu proposer un contrat chez un éditeur établi, et dont les droits cinématographiques ont été acquis dans la foulée. Après la déferlante « Silo », voici donc venir Phare 23. Surprise, le roman est court, à peine 240 pages, alors que ses prédécesseurs pesaient facilement leurs 400-500 pages.

Le Phare 23, c’est le nom que le narrateur du roman a donné à son lieu de vie. Cet ancien soldat, dont on apprend rapidement qu’il est aussi un héros de guerre même s’il ne l’a pas voulu, a vécu un tel traumatisme qu’il a quitté le théâtre des opérations pour se voir confier une mission de haute importance : dans sa balise, située très loin du centre de l’activité humaine, il guide des vaisseaux commerciaux pour qu’ils empruntent des trajectoires sécurisées, loin d’éventuelles collisions avec des météorites. Un Émetteur d’Ondes Gravitationnelles lui permet de mener à bien sa tache ; l’EOG lui procure aussi son content de drogue, puisque les ondes ont un effet apaisant sur son cerveau et son mal-être permanent. La solitude lui pèse néanmoins, aussi se parle-t-il régulièrement à lui-même. Et quand ce subterfuge ne suffit plus, il découvre un extraterrestre mal embouché auquel confier ses peines, et qui prend la forme… d’un caillou. Toutefois, le calme sera de courte durée et les événements vont s’enchaîner de plus en plus vite…

Au bout de quelques pages, il ne fait plus de doute : ce roman est en fait constitué de plusieurs nouvelles écrites séparément et regroupées ultérieurement sous forme de fix-up. Impression confirmée sur le site même de l’auteur : comme pour « Silo », cette histoire a été narrée sous forme de cinq épisodes. La preuve pour le lecteur tient aux nombreux rappels des événements antérieurs situés au début de chaque nouvelle aventure. Si l’on ne remettra pas en cause le procédé originel d’écriture, on regrettera que l’auteur n’ait pas retravaillé ses textes pour en faire un véritable roman : à force de rappeler les péripéties passées, il se dégage de ce livre un certain nombre de redites pour le moins disgracieuses et lassantes.

Hugh Howey a néanmoins un talent certain pour dépeindre la psyché humaine : son portrait d’ancien soldat en dépression permanente et au bord de l’implosion fait mouche la plupart du temps. L’auto-apitoiement du protagoniste se pare régulièrement d’un humour salvateur, et il se dégage quelques bouffées d’optimisme qui le rendent tout sauf caricatural. On ressent alors ses espoirs, ses renoncements, un peu comme s’ils étaient nôtres. L’évolution du personnage, à mesure que les événements s’enchaînent et semblent lui prouver qu’il fait peut-être bel et bien fausse route, s’avère maîtrisée, même si l’exercice de description est ardu. Howey n’évite pas l’écueil de la surenchère au travers de la fameuse scène du caillou, qui détonne véritablement par rapport au reste et détruit en quelques pages la subtilité installée – dommage. Heureusement, la suite redeviendra plus convaincante.

Si ce roman est satisfaisant dans sa dimension psychologique, le développement de son intrigue l’est moins. La faute à des facilités de scénario qui sautent aux yeux : l’arrivée des trois chasseurs de primes et de la fugitive qu’ils pourchassent n’est absolument pas crédible, comme le quasi abandon par le personnage de sa balise au cours de la liaison qu’il entretient avec la femme responsable de l’autre « phare »… Bref, si Howey sait écrire efficacement, pour qu’on ait hâte de lire la suite, il convient néanmoins de fermer les yeux sur quelques très grosses ficelles (ou plutôt, pour faciliter cet exercice hautement visuel qu’est la lecture, de laisser ses facultés d’analyse rationnelle au vestiaire).

Phare 23 vaut donc au final par le très juste portrait d’un homme que le doute tiraille, un ancien soldat qui traîne sa capacité à ne pas être à la hauteur comme un boulet au poids trop insurmontable (portrait qui, très ponctuellement, peut virer à la caricature). On sera en revanche plus sceptique sur l’enchaînement des péripéties, tout en regrettant également que la forme originelle de cinq novellas distinctes n’ait pas été davantage gommée.

Les Légions de poussière

Brandon Sanderson, dont on ne soulignera jamais assez l’impressionnante vitalité créatrice, nous revient avec un nouveau roman, Les Légions de poussière, le début d’une série (chez un nouvel éditeur en France, ceci précisé en passant, mais toujours avec l’excellente Mélanie Fazi comme traductrice). Visant clairement un public young adult, il est ici question de l’apprentissage du jeune Joel, élève de l’académie Armedius. Au sein de cet établissement sont formés les rithmaticiens, magiciens d’un genre un peu particulier. Or Joel, dépourvu du talent nécessaire pour devenir rithmaticien, suit un enseignement qu’il ne peut mettre en pratique. D’un naturel éveillé et observateur, il devient bientôt l’assistant du docteur Fitch, aidant ce dernier dans son enquête sur une vague de disparitions frappant de jeunes étudiants. Enquête qui amènera notre héros à se poser des questions sur son propre héritage familial…

L’inventivité de Sanderson prend ici sa pleine mesure dans le système de magie qu’il déploie, à savoir des sorts conjurés à la craie sur le sol : les magiciens se lancent dans des combats à base de lignes d’attaque devant pénétrer dans des cercles qu’il convient de protéger par tout un arsenal de lignes de défense et de points de fixation pour des créatures redoutables à deux dimensions. Mais attention : si d’aventure votre cercle se brise, ce n’est pas juste un peu de craie qui disparaît, il en va vraiment de votre vie ! L’auteur se plaît à nous proposer une théorie sur les meilleures attaques et défenses, qui emprunte tout autant à la géométrie (le cercle est la figure stable par excellence) qu’à des concepts plus farfelus. Pour ceux qui voudraient en savoir plus, l’ouvrage est d’ailleurs émaillé de nombreuses figures proposant les avantages et les inconvénients de l’ensemble des stratégies employées par les rithmaticiens. Nul besoin néanmoins de compétences avancées en mathématiques, qu’on se rassure : l’ouvrage reste des plus lisibles et riche de quantité de rebondissements et coups de théâtre. Une fois l’originalité du système de magie passée en revue, on conviendra en revanche que ce Légions de poussière, pour plaisant qu’il soit, n’en est pas moins un récit assez cousu de fil blanc : l’issue du livre ne fait aucun doute, la plupart des révélations sont prévisibles longtemps à l’avance… ce qui n’ôte rien à la vitalité que Sanderson ne manque pas d’insuffler dans chaque page de son ouvrage. Pas le meilleur livre de l’auteur, en somme, mais un excellent divertissement malgré tout.

L’Étrangère

Gardner Dozois est de ces auteurs qui ont quasiment cessé d’écrire pour se consacrer durant vingt ans à l’édition : la rédaction en chef de la revue Asimov’s Science Fiction et la direction d’anthologies, notamment les fameux Year’s Best Science Fiction. L’Étrangère (Strangers, 1978) est son premier roman, développé à partir d’une nouvelle de 1974.

Bien qu’il soit venu sur la planète Lisle en mission culturelle, Joseph Farber peine à s’intégrer à la société terrienne vivant dans l’enclave, à l’écart des Cian, les indigènes. Il rencontre pour la première fois Liraun Jé Genawen – l’étrangère – durant la cérémonie de l’Alàntene, la pâque du solstice d’hiver, l’Ouverture-des-Portes-de-Dûn… Entre Liraun et Farber naît bientôt un amour voué à ne rester que stérile et charnel, car les Cian sont physiologiquement assez proches des humains pour que la sexualité soit envisageable, mais non pour qu’elle soit féconde. Or, la fécondité est le tabou fondamental de la société cian…

Celle-ci est très hermétique, ne se livrant qu’à travers tout un ensemble de rites, de mythes et de symboles incompréhensibles tant aux terriens qu’à Farber. Ainsi, ce dernier ne comprend à aucun moment pourquoi le statut des femmes évolue radicalement au cours de leur vie ; simple propriété de leur père avant le mariage, puis de leur mari après, elles acquièrent un rôle prépondérant dès lors qu’elles sont enceintes. Cette société est telle, que se dévoiler à mots couverts est pour elle une question de survie. En bon Terrien, Farber est bien loin de posséder l’ouverture d’esprit nécessaire en la circonstance ; il est le produit d’un monde colonialiste (le livre est de 78, rappelons-le) empreint de mépris à l’endroit des natifs, et il n’interprète les signes de la société cian qu’à l’aune de la sienne. Il ne comprend rien à rien et empile les erreurs en dépit des efforts désespérés d’une Liraun à qui il est impossible d’en dire davantage qu’elle n’en dit, quelles qu’en puissent être les conséquences. Transcendant l’histoire d’un amour tragique, L’Étrangère est un roman sur l’incommunicabilité : tous les actes de Farber visant au bonheur de son épouse n’aboutissent, en une figure de zugzwang, qu’à une situation toujours plus dramatique. Si on peut y voir une mise en scène de certaines incompréhensions pouvant compliquer les relations entre hommes et femmes, on y verra peut-être davantage la critique d’un esprit colonial arrogant considérant l’altérité comme inférieure pour ne pas fournir l’effort nécessaire à son appréhension. Tragique, en somme, à l’image du présent roman.

Toute la force de L’Étrangère tient de l’ambiance, de l’atmosphère dont Dozois s’avère un maître ; aquarelle, embruns et pastels, le livre a la « saveur » d’une toile de William Turner – l’illustration de Vincent Froissard pour l’édition Denoël initiale en avait un petit quelque chose…

Le ton et des thèmes de L’Étrangère ne sont pas non plus sans rappeler cet autre excellent roman qu’est La Cinquième tête de cerbère de Gene Wolfe. Si le roman est brillant, L’Étrangère n’est ni complexe ni difficile et peut constituer une bonne entrée en science-fiction. Ce superbe livre avait mis plus de vingt ans avant de connaître l’heur d’une traduction française qui sonnait comme le chant du cygne de la collection « Présence du Futur », chez Denoël. Plus d’actualité que jamais en une époque où il faut inventer de nouveaux modes de vivre ensemble, le voilà de nouveau disponible pour une nouvelle génération de lecteurs quarante ans après sa publication originale américaine. On ne peut que s’en féliciter.

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