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Le Grand Enfouissement

« Tu m’irradieras encore longtemps… » chantait Alain Bashung dans Le Dimanche à Tchernobyl. Sans conteste, la question des déchets nucléaires est une de celles qui empoisonnent l’humanité depuis quelques décennies, et qui continuera à le faire pendant une certaine durée. Que faire de toutes ces barres d’uranium ou même du matériel con­taminé par la radioactivité ? La littérature s’est naturellement emparée du sujet et un récit tel que Yucca Mountain de John D’Agata s’attache à montrer que leur stockage n’est pas sans poser d’innombrables problèmes, dont aucun n’a de solution simple : où stocker ces déchets ? Comment s’assurer que le lieu est pérenne pour dix ou plutôt cent mille ans ? Comment s’assurer que les générations futu­res sauront que c’est un endroit à éviter ? Si la science s’est posé la question, notamment avec le Groupe de Travail sur l’Interférence humaine et la proposition du consultant Thomas A. Sebeok de créer un « clergé atomique », la SF avait déjà abordé le sujet. Citons Un cantique pour Leibowitz de Walter Miller, voire, à sa fa­çon, Fondation d’Isaac Asimov — deux œuvres qui, certes, questionnent moins l’énergie nucléaire que la perpétuation des informations. Plus récemment, il ne faudrait surtout pas oublier un certain roman de Neal Stephenson mettant en scène un monastère ayant plus de lien avec le feu nucléaire qu’on ne l’imagine au début.

Le Grand enfouissement de l’autrice suisse Annette Hug prend le parti de nous montrer non les conséquences d’un tel clergé, mais sa possible création. Au cours des années 2010, ils sont cinq, missionnés par un think tank pour créer un ordre, pas religieux mais au fonctionnement monacal, dont le but est de trouver le meilleur moyen de maintenir la transmission des informations relatives aux déchets nucléaires au fil des siècles. On va suivre leur quotidien, fait de rituels et d’échanges d’informations, on va voir l’élargissement de cet ordre au fur et à mesure de l’arrivée de novices. On va lire les histoires qu’ils se racontent de temps à autres, manière de con­tes du futur. On va voir, un peu, comment le projet sera perdu. Raconté par un narrateur collectif, le récit nous fait vivre cette expérience, au plus près de l’intimité de ses participants.

Las, si Le Grand Enfouissement est indéniablement un récit subtil, questionnant l’idée et la pertinence d’un clergé ato­mique, porté par une plume sen­sible, à hauteur de personnage, les amateurs de science-fiction en seront pour leurs frais. Sous l’angle purement prospectif, le roman ne va pas plus loin que des ébauches de pistes et, en ce sens, reste frustrant. Néanmoins, les lecteurs plus en phase avec la littérature blanche y trouveront sûrement leur compte.

Le Monde après nous

Amanda et Clay, couple de new-yorkais blancs et bon teint, décident d’aller passer quelques jours de vacances à Long Island avec leurs enfants. Tout commence bien, ils découvrent une maison de location splendide avec tout le confort souhaité. Jusqu’à ce que, le deuxième soir, toquent à leur porte les propri­étaires, G.H. et Ruth, plus âgés qu’eux et afro-américains. Tous deux étaient au volant de leur véhicule lorsqu’une panne d’électricité gigantesque s’est déclarée sur la côte Est, empor­tant avec elle toute connexion possible au réseau. Le couple sollicite de pouvoir passer la nuit dans leur maison, mais, la panne se poursuivant le lendemain, décide de rester sur place tant qu’il ne sera pas possible d’en apprendre davantage. Nul ne se doute que tout ce petit monde va se retrouver livré à lui-même pen­dant encore longtemps…

Chronique du monde pendant l’apocalypse, Le Monde après nous se focalise sur un petit groupe de personnes vivant cette fin du monde, mais de l’extérieur, sans réellement y participer. À l’écart de toute autre présence humaine, cette maison est leur refuge, mais un refuge qui les emprisonne : à force de ne rien comprendre à ce qui se passe, d’avoir peur de quitter ce havre rassurant, ils vont s’enfoncer dans leur ignorance, peu à peu s’enkyster dans l’angoisse et, ce faisant, ne rien faire… Si le propos initial de l’auteur peut sembler séduisant, force est de constater qu’il a du mal à conserver l’intérêt de son lecteur, tant il ne se passe rien, et qu’on s’ennuie copieusement. Il faut dire que ces deux familles relativement ordi­naires — mais aisées – laissent relativement indifférentes, sauf dans la description que fait l’auteur du racisme ordinaire d’Aman­da et Clay qui, voyant débarquer de nulle part ces noirs, vont craindre pour leurs affaires, voire leur vie, avant de se rendre compte qu’il s’agit des propriétaires de la maison. Racisme qui connaîtra par la suite plusieurs répliques, qui feront régulièrement mouche, mais seront bien seules au milieu de considérations moins intéressantes : une liste de courses qui dure deux pages (ok, on a compris que c’était une critique de la société de consommation), le stress de ne plus avoir de réseau (super original), ou le couple qui aime à se balader nu sur la terrasse… Rumaan Alam est chroniqueur au New York Times et au New Yorker, et cela transparaît dès les premières pages d’un roman qui se veut malin dans sa description de la lente déliquescence de la société américaine du XXIe siècle, mais s’avère au final plutôt con­ventionnel et plat, et ce malgré quelques tentatives, pas toujours très habiles, de relancer l’intérêt dans sa dernière partie… Leave the World Behind, un long métrage tiré du présent bouquin, réalisé par Sam Esmail, avec Julia Roberts, Mahershala Ali, Ethan Hawke et Myha’la Herrold, est annoncé pour le 8 décembre sur Netflix. Reste à voir s’il fera beaucoup mieux…

Le Maître (La Maison des jeux T.3)

Fonctionnant comme un zoom arrière, « La Maison des jeux » élargit l’échiquier au fil des tomes. Après la seule Venise du XVIIe siècle dans Le Serpent, puis la Thaïlande limitée à ses frontières pendant la première moitié du XXe siècle avec Le Voleur, c’est tout le globe terrestre, de nos jours, qui constitue à la fois le décor et l’enjeu de ce troisième et ultime opus – le Grand Jeu qui débute – condamné à ne pas décevoir, tant les deux premiers avaient mis la barre très haut. Le Maître, comme il se doit, agit bien évidemment en contrepoint à la Maîtresse des jeux, celle qui manipule tous les joueurs, qui distribue les cartes comme bon lui semble, quitte à fausser la donne — comme pour Remy Burke, dont les pièces étaient bien moins efficientes que celles de son adversaire dans Le Voleur. Et le Maître, on s’en doute depuis la fin de ce tome, c’est Argent, parti en guerre contre la Maison et sa « directrice », et qui assume son statut de narrateur de l’intégralité de la trilogie par l’emploi de la première personne. Pour réussir sa mission, il lui a fallu patiemment réunir ses pièces, qu’il va utiliser ici, usage qui va modifier profondément l’histoire de l’humanité. Car tant Argent que la Maîtresse se soucient peu des impacts qu’auront leurs coups : des femmes et des hommes meurent, des guerres éclatent, des gouvernements tombent (liste non limitative) et tout cela pour le plaisir des deux protagonistes principaux occupés à contrecarrer les plans de leur adversaire. Étourdissant dans son propos, où l’on se rend compte que l’histoire n’est pas faite de hasards mais téléguidée par les manipulations de deux joueurs peu scrupuleux, l’humanité réduite ainsi au seul rôle de pion sans âme manipulé avec malice, frénésie guerrière, ou dans la panique de perdre la partie. Le libre arbitre n’existe-t-il donc plus, pas plus que le hasard ? N’est-ce pas pourtant le propre de la condition de l’être humain ? Chacun des protagonistes a bien évidemment son avis sur la question, même si Argent évoluera dans sa réflexion lors de la longue traque dont il fera l’objet et qui répond à celle de Burke dans le tome précédent. L’intelligence du propos ne serait rien sans la maestria avec laquelle Claire North organise tout cela, gérant le crescendo, distillant coups de théâtre et coups d’éclat (sans oublier divers moments plus intimes, contrepoints à la débauche de moyens par ailleurs employés), convoquant des personnages des tomes précédents et en introduisant un nouveau qui rajoute tout un pan de l’intrigue jusqu’alors occulté. On ne saurait oublier non plus la langue, rendue avec justesse par un Michel Pagel impeccable de bout en bout de cette trilogie pour laquelle Claire North n’a rien laissé au hasard, et qui s’impose définitivement comme une œuvre incontournable de ces dernières années.

Aurora (David Koepp)

Le 14 avril 2022 (ou pas, car l’année n’est pas précisée, mais c’est après les épisodes Covid), à 6 h 32, le satellite GOES-16 détecte une éruption solaire colossale. Un truc capable de griller sans coup férir tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un transformateur électrique. Les calculs sont faits, refaits, et refaits encore. Mais le résultat est sans appel : d’ici une poignée d’heures, toute l’humanité ou presque va se retrouver privée de la fée électrique pour une durée de plusieurs mois, voire de plusieurs années. La panique est totale. Le compte à rebours est commencé…

Vous n’en pouvez plus des zombies carnivores ? Les pandémies vous fatiguent ? L’apocalypse climatique vous file des boutons ? Rassurez-vous, David Koepp a pensé à vous : voici les EMC (pour éjection de masse coronale). La première moitié du bouquin se lit comme on regarde un film de Roland Emmerich : c’est clichetoneux à mort, hyper calibré, fabriqué, et en même temps on ne peut s’empêcher de continuer, ronchonnant un brin, mais demi-sourire amusé au coin des lèvres. Koepp, qui a bossé sur les scénarii de Jurassic Park, Panic Room et autre Mission Impossible, s’y entend parfaitement pour dérouler son affaire. Ça s’enfile tout seul : c’est bien simple, ce n’est pas un roman, c’est un suppo à la glycérine. La seconde partie délaisse plus ou moins le registre catastrophiste pour vaguement lorgner vers le thriller, voire le roman de mœurs, sans oublier de teinter son propos d’un semblant de satire so­ciale. Tout y est plus ou moins prévisible, mais si la qualité d’un bouquin se résumait à la rapidité à laquelle on en atteint l’issue, aucun doute, Aurora est un chef-d’œuvre.

À la fin du bouquin, David Koepp, en plus de tout un tas de personnes (dont plein d’agents en tous genres), remercie son… avocat. Ben ouais… Ce titre de la collection « Nouveaux millénaires », proposé à un prix très abordable (pas si courant, en ces pério­des inflationnistes) est la preuve que quelques centaines de pages imprimées, massicotées et collées à chaud dans une couverture cartonnée, ne constituent pas toujours qu’un roman. C’est parfois, aussi, un produit. Ce qui n’a en l’espèce rien de scandaleux, mais mieux vaut être prévenu.

La Cité diaphane

Le nom d’Anouck Faure – artiste plasticienne et autrice – n’est pas inconnu sous nos latitudes. Elle a signé plusieurs couvertures pour divers éditeurs du milieu (Denoël, Folio « SF », La Volte, Albin Michel Imaginaire, etc), et même une illustration dans ces pages (cf. Bifrost n° 107). La Cité diaphane est son premier roman, qui nous plonge dans un univers de fantasy gothique. Si l’autrice n’en signe toutefois pas la couverture, œuvre de Xavier Collette – comme pour tous les livres d’Argyll –, elle nous offre une douzaine de gravures qui en ponctuent les chapitres.

La cité évoquée dans le titre est Roche-Étoile. Haut-lieu du culte d’une déesse sans visage, désormais réduit au silence et à l’aban­don, suite à la contamination des eaux alentours par un étrange mal. Le personnage qui va nous guider dans ce paysage hanté est archiviste, là pour enquêter et consigner l’histoire de cette cité. Dans ces ruelles dé­sertées où prononcer un nom revient à rendre une sentence, il en est néanmoins un qui va émerger : Vanor. Sur ses épau­les se trouvent tour à tour la so­lution ou le problème, suivant qui en parle – forgeron, vagabond, guerrière.

L’écriture d’Anouck Faure est forte en images et arrive à créer un cocon, certes glauque, dans lequel on s’installe pour profiter du déroulement de l’histoire, au gré des rebondissements qui la jalonnent. La présence des gravures renforce l’ambiance globale de noirceur, déclinée en diverses nuances. Les thèmes centraux du roman sont littéralement énumérés au sein du livre : « vengeance, pouvoir, connaissance, haine, amour » (p. 136). On y rencontre fantômes et licornes, mais aussi d’autres créatures qui se disputent la palme de l’horreur.

Réflexion sur la famille, sur le fait de refuser son destin – on pensera ici à Thecel –, sur la postérité et la transmission, La Cité diaphane parvient à nous faire vibrer pour le destin de cette cité où il n’y a, semble-t-il, plus rien à sauver. Les motivations de certains protagonistes surprennent parfois, mais trouvent leur explica­tion à mesure que l’histoire se déroule.

De très belles pages à découvrir, une plongée tragique mais pas nihiliste, amère mais nimbée d’une certaine tendresse.

L'Oiseau Blanc de la Fraternité

Attention chef-d’œuvre. Peut-être l’un des dix ou douze ouvra­ges majeurs produits par la SF.

Richard Cowper, John Middle­ton Murry Jr. pour l’état civil, est le fils en secondes noces de l’un des plus célèbres critiques des lettres anglaises de son temps, qui fut tout d’abord l’époux de l’écrivaine lesbienne néo-zé­landaise Katherine Mansfield. Issu d’un milieu où l’on fréquente D. H. Lawrence ou Virginia Woolf, des cercles les plus relevés d’une littérature britannique alors à son sommet, comment dès lors s’étonner que Richard Cowper produise l’une des œuvres SF les plus littéraires qui soient  ?

L’Oiseau Blanc de la Fraternité est peut-être la seule fiction spéculative se penchant sur l’avenir de la Chrétienté – pas de la religion, mais bien de la chrétienté –, à laquelle Richard Cowper, croyant sincère et d’une tendance plutôt conservatrice, tient beaucoup.

Dans 1000 ans, à l’aube du IVe millénaire, les eaux ont monté, transformant l’Angleterre en un archipel de royaumes insulaires – on apprendra dans le deuxième tome que c’est l’effet du réchauffement climatique. La civilisation s’est effondrée, faisant place à un nouveau Moyen Âge dominé par une église obscurantiste et réactionnaire et ses faucons sanguinaires. Épuisée, la population place ses espoirs dans l’avènement de temps meilleurs représentés par la Fraternité de l’Oiseau Blanc. Mais l’église, qui ne l’entend pas de cette oreille, persécute les frères de son mieux, creusant par-là la fosse où elle sombrera. Ainsi, frère Thomas de Norwich, promis à la noyade, n’y échappe que parce que l’esprit d’un homme du xxe siècle, Michael Carver, projeté lors d’une expérience psychique, vient habiter les tréfonds de sa conscience, rattachant ainsi La Route de Corlay à la SF.

Dans les tomes suivants, glissant vers la fantasy, nous accompagnons son fils, Thomas de Tallon, alors que l’église chrétienne achève de mourir et que la Fraternité de l’Oiseau Blanc prend le relais sous l’égide de frère Francis. Richard Cowper nous montre la Fra­ternité s’engageant sur les chemins même où s’est fourvoyé l’ancienne Chrétienté, et nous laisse nous interroger sur l’aptitude de Thomas de Tallon à en infléchir la voie. Sans oublier, bien sûr, le prix qu’il conviendra d’y mettre…

Tout ceci dans « une prose élégante, précise et somptueuse », nous dit Christopher Priest, forte d’une rare puissance d’évocation, comme pour le passage de la mort de Charmeuse avec la loutre, entre bien d’au­tres… Une lecture magnifique qui ne saurait laisser indifférent, assurément. Une œuvre majeure, oui, je confirme.

Connexions

De Michael F. Flynn, on a pu lire Eifel­heim voici quelques années, ultime chef-d’œuvre et chant du cy­gne d’une prestigieuse collection qui n’en avait pas été avare jusque alors – oui, on parle bien d’« Ailleurs & demain ». Flynn, déjà, y renouvelait de A à Z l’un des ponts aux ânes de la SF : la venue des extraterres­tres. Il entreprend à nouveau ici de redorer quelques vieilles lunes de notre genre favori qui semble en avoir bien besoin.

Nonobstant sa longueur et sa publication bien postérieure, Connexions aurait pu figurer dans pas moins de six volumes de « La Grande Anthologie de la Science-Fiction ». Le récit s’articule autour de six personnages (plus un deus ex machina) dont chacun représente un thème. La première partie, intitulée « Orphelins du temps », nous présente Stacey Papan­dréou qui vivait déjà sous l’em­pire byzantin et illustre Histoires d’immortels. À cette époque, elle a croisé une première fois Siddhar Nagkmur, voyageur du temps venu d’une ligne temporelle alternative dominée par la Chine qu’il a malencontreusement effacée et voudrait restaurer. Typique des Histoires de Voyages dans le Temps. Ensuite, on va rencontrer des « Orphelins de l’espace ». Jim7 est un marchetête, extraterrestre muni de cinq pattes et éclaireur naufragé d’une flotte d’invasion. Il aimerait beaucoup pouvoir annoncer aux siens la découverte de l’Eldorado. Quant au lieutenant-colonel Bruno Zendahl, il appartient… Bon, n’en disons pas trop, mais sachez que l’un et l’autre illustrent les Histoires d’ex­traterrestres et d’Envahisseurs. Mais on a aussi des « Orphelins de l’esprit ». Anne Troy, qui travaille dans le traitement de données pour le Pentagone et s’avère être… autre chose (on vous laisse découvrir à quelle Histoires elle pourrait appartenir). Et, pour finir, Janet Murchison, qui est télépathe (ce qui fait aussi de Connexions une Histoires Parapsychiques). Nul doute, c’est par esthé­tique que Flynn choisit de nouer six thèmes classiques de la SF.

Ce n’est pas par hasard non plus, surtout pas, que ce récit s’intitule Connexions (Nexus, en VO), car tous ces personnages sont reliés par les contingences. Dans l’argument qui ouvre le texte, Flynn explique par l’exemple ce qu’il en est. « Le hasard n’est pas une cause. » (p. 12) « Causalité et prévisibilité (je préfèrerais le terme de prédictibilité) sont deux choses différen­tes. » Il n’y a pas de raison à ce que le marteau défonce le crâne du passant, juste des causes sur lesquelles on ne se serait jamais interrogé si la chute du marteau avait eu lieu ailleurs. Michael F. Flynn en rajoute une bonne cou­che en nouant non pas deux, mais six lignes causales en un bien joli nœud gordien qu’on ne tranchera pas. Connexions illustre le fait qu’il ne faut point chercher de lien entre les diver­ses causes d’un événement en dehors de l’événement lui-même. Chose que quiconque a touché à l’accidentologie connait bien. Flynn ne s’attaque pas ici aux croyances bizarres d’un nombre croissant de ces concitoyens, du moins pas au premier degré. Ce qui l’intéresse est une déficience dans la pensée contemporaine qui tend à fonctionner sur des postulats de prédictibilités acausales, comme s’il était possible de prédire un événement en dehors de l’enchaînement des causes et des effets. La statistique ne permet pas de prédire un événement. Ainsi, si vous buvez, vous accroissez vos chances d’avoir un ac­cident. C’est tout ce que disent les statistiques, pas que vous aurez un accident tel jour à telle heure à tel endroit. Les événements surviennent à la congruence de contingences. Le piéton passe quand tombe le marteau mais le piéton n’est pas passé parce que le marteau tombait – ni le marteau tombé parce que passait le piéton : on parle ici d’ac­cident, non de crime. L’accidentologue n’est pas un astrologue. Il construit l’arborescence causale et prend les mesures afin que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets : on va donner une ceinture d’outils au couvreur et détourner les piétons sur le trottoir d’en face. Et, comme dit l’auteur, rien ne sert de détourner le piéton à New York si le marteau tombe à Iakoutsk.

Le hasard n’est pas une cause, mais le produit imprédictible de la causalité. L’auteur s’évertue à montrer les chaînes causales d’un événement, qui, sans cela, apparaîtrait des plus rocambolesque et improbable jusqu’à l’incroyable à moins d’avoir recours, comme c’est si souvent le cas en fantasy, à un présage. Connexions, c’est descendre l’arbre des causes là où les Sherlock Holmes ou Miss Marple s’évertuent à le remonter. Flynn montre comment les événements ont été in­duits. Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous, disait Paul Éluard.

L’intrigue de Connexions apparaîtrait par­ticulièrement capilotractée sans sa dimension spéculative qui en fait l’un des meilleurs textes de SF récents. Ni plus ni moins.

L'Impératrice du Sel et de la Fortune

Pas plus que le soleil ou la mort, la vérité des évènements ne semble pouvoir être regardée fixement : il n’y a que les neixin de l’abbaye des Collines-Chantantes – ces petits animaux doués de parole et d’une mémoire parfaite – pour avoir l’orgueil de croire qu’elle ne les aveuglera pas.

Depuis la résidence impériale bordant le lac Écarlate, une vieille domesti­que surnommée Lapin l’observe de manière oblique. Lapin a servi et partagé les vicissitudes de la princesse barbare In-yo, écartée de la cour par son époux après lui avoir donné un héritier. L’adelphe Chih tente de recueillir les souvenirs de cet exil, dont cha­que épisode est narré en débutant par la description de menus objets du quotidien. L’histoire de In-yo, indissociablement liée à celle de l’empire Anh, est un si gros morceau qu’il peut paraître incongru de s’y attaquer avec la description d’une robe, d’un plateau de jeu ou d’un balai cassé. Mais raconter une telle vie absolument, la guerre, l’abandon ou la désolation, n’est-ce pas dans son ensemble une entreprise incongrue et hors d’échelle ? C’est précisément l’incongruité de cette perpétuelle digression qui fait tout l’à-propos de la confession, et sa sortie d’échelle qui, par la précision distanciée du regard et la matière intimiste de la phrase, la rétablit dans sa justesse. À travers l’inventaire des petits riens et l’immersion dans le détail, les mots de la servante remontent, comme les bulles lâchées par les poissons du lac Écarlate, vers le tout. Toute la gloire du monde se trouve dans un sac de litchis, semble nous dire Lapin ; et toute sa misère et son absurdité, pourrait-on ajouter, dans les déplacements d’un ministre ou d’un mage de guerre impérial…

La manière dont Nghi Vo décrit ses personnages dans leur environnement est à la fois minutieuse et liquide. Leur petit théâtre intime se dilue dans la grande scène de l’Histoire, comme les souvenirs de Lapin dans une con­science infiniment sensible et solitaire. Tout de retenue et de violence feutrée, le récit se dé­compose et se recompose par ellipses ou non-dits, et ces sa­vants détours finissent par ressusciter non pas le temps, mais l’humanité – momentanément – perdue.

Morgane Pendragon

Oubliez ce que vous avez appris, tout ce que vous croyez savoir sur la légende arthurienne. Les films de Hollywood, de Walt Disney, les comics et BDs, Chrétien de Troyes, Robert de Boron ou Thomas Malory, voire T. H. White. Désormais, contentez-vous de la légende morganienne. La fille cachée d’Uther a en effet accompli la prophétie, au grand dam de Merlin et d’Arthur. Elle est parvenue à retirer de la pierre l’épée du défunt souverain de Logres. Elle a saisi la poignée faisant glisser la lame hors de son fourreau minéral dans un acte qui a sonné comme un défi auprès des Couronnes de Bretagne. Il lui a fallu asseoir sa légitimité en combattant les rebelles et leurs forces coalisées au cours de la bataille du Mont Badon. Elle a dû aussi consolider son autorité en mettant en place un conseil des Épées pour l’épauler et la guider. Mais, ils sont légion et elles sont nombreuses à vouloir mettre un terme à son règne, au moins aussi nombreux.ses que ses fidèles, chevaliers et cheva­­lières déterminé.es à faire vivre la légende.

Récit syncrétique et inclusif, Morgane Pendragon est la réécriture agile, astucieuse et documentée de la romance arthurienne, littérature prévalant dans les milieux aristocratiques européens des XIIe-XVe siècle. Si Del Socorro fournit un point d’ancrage et un contexte historique identifiable, en gros, ici, le VIIe siècle, Morgane Pendragon em­prunte davantage son matériau romanesque au merveilleux et à un idéal chevaleresque fantasmé. Les connaisseurs ne seront donc pas étonnés de retrouver la table ronde et son siège périlleux, ses chevaliers et chevalières devenu.es par un artifice rhétorique des Épées – l’objet définissant l’individu et son rôle –, les quêtes, les créatures de la féerie, les différents royaumes de Bretagne et leurs souverains, le Graal, Excalibur, Merlin, Camelot, le Roi pêcheur, Lancelot, Mordred, Tintagel… Bref, tous les lieux et personnages emblématiques du légendaire celtique. Ils renoueront également avec les ressorts classiques et les poncifs des romans de chevalerie, un art de vie ordonné autour des tournois, de l’honneur, du céré­monial des banquets et des unions nobiliaires. Del Socorro se distingue cependant de ses illustres devanciers en conférant à la tradition une touche de mo­dernité. Dans la Bretagne morganienne, les femmes sont ainsi les égales des hommes, gouvernant des royaumes ou combattant en armure à leur côté sur le champ de bataille. L’homo­sexu­alité n’est pas regardée comme une tare ou un péché, même si les chrétiens restent aux aguets, prêts à toutes les fourberies. L’auteur se garde toutefois d’asséner ces chan­gements, préférant faire œuvre de romancier plutôt que de militant. En cela, il s’inscrit dans l’incessant travail d’appropriation et de réap­propriation dont a fait l’objet le légendaire arthurien, au point de devenir le pendant allégorique des luttes politiques et sociales des différentes époques qu’il a traversé.

Avec Morgane Pendragon, Jean-Laurent Del Socorro fait sien un imaginaire qui ne semble pas s’assécher en dépit de ses multiples déclinaisons. Bien au contraire, il parvient même à enrichir la légende d’une nouvelle strate, à jouer de son intertextualité avec d’autres œuvres, sans en affaiblir au­cunement le souffle ou en dénaturer l’histoire. De la belle ouvrage dont il serait dommage de se priver.

Burning Sky

D’une taille plus raisonnable que son précédent projet, pour mémoire la monumentale tétralogie « Origines » (quatre tomes parus au Bélial’, désormais disponibles chez Pocket), le nouvel opus de Stéphane Przybylski reste cependant enraciné au cœur de la matière historique, sujet de prédilection d’un auteur par ailleurs connu pour des es­sais d’histoire militaire.

Délaissant les petits arrange­ments des complotistes avec l’Histoire, il pointe sa focale sur l’uchronie, plantant le décor de la divergence en pleine guerre civile américaine. Événement traumatique, et à bien des é­gards fondateur pour l’identité états-unienne, le conflit fratricide opposant le Nord et le Sud détermine en partie la trajectoire de la superpuissance, po­sant à la fois les premiers jalons de la guerre industrielle moderne, dont les premier et second conflits mondiaux ne sont que les développements ultérieurs, et de la do­mination américaine sur l’histoire mondiale.

D’une manière astucieuse et malicieuse, Stéphane Przybylski choisit de gauchir le déroulement des faits par l’entremise d’un trio d’aventuriers européens, en disgrâce avec leur nation d’origine. Ferenc von Richter, le jeune Prussien envoyé en qualité d’observateur par son gouvernement, Tchernikov, l’anarchiste russe et Morleau, l’ex-combattant de la Légion étrangère, joignent leur courage et leur science au combat de Mahpiya Ilé, le guerrier et shaman amérindien. Ils conçoivent ainsi une arme à faire rougir von Zeppelin lui-même, voire à faire enrager Robur-le-Conquérant, l’ennemi des « ballonistes » chez Jules Verne. Avec un enjeu simple : retourner le sort des armes, défavorable pour le Sud, afin d’empêcher la reconstitution de l’Union. De quoi gagner du temps pour les Amérin­diens en ralentissant la conquête de l’Ouest et sa mise en coupe réglée par les financiers et industriels du Nord. De quoi également assurer à Maximilien d’Autriche l’aide européenne nécessaire à son installation à la tête de l’Empire du Mexique. De quoi, enfin, bouleverser l’ordre mondial, en grande partie en devenir à cette époque.

Malin jusqu’au bout, Stéphane Przybylski ne nous fait pas la leçon. Il brosse un tableau nuancé du conflit et de son contexte, soulignant la duplicité du discours des uns et l’ambivalence des intérêts des autres. Vif, enlevé, le rythme n’incite aucunement à la monotonie. Bien au contraire, l’auteur s’amuse des ressorts du roman d’aventure, du western et de l’uchronie, mêlant histoire réelle et contrefactuelle avec un réel plaisir et une connaissance solide des faits. On s’enthousiasme ainsi des péripéties vé­cues par les personnages fictifs et réels, s’inquiétant de leur si­tuation lors des cliffhangers et des morceaux de bravoure qui émaillent un récit dont le souffle ne faiblit à aucun moment.

Burning Sky apparaît donc comme un page-turner qui rem­plit pleinement son office, où uchronie et western se conjuguent avec bonheur, conférant une légère touche politique, dans la meilleure acception du terme, au propos de l’auteur. On en redemande !

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