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Stratégies du réenchantement

Jeanne-A Debats a été l’une des principales révélations de 2008 avec La Vieille Anglaise et le continent, novella qui a raflé à peu près tout ce qui se fait en matière de prix, du Rosny Ainé au Grand Prix de l’Imaginaire en passant par le Julia Verlanger. Depuis, ceux qui voulaient poursuivre leur découverte de cet auteur ont dû se tourner vers la littérature jeunesse, où sont parus ses premiers romans. Citons en particulier EdeN en sursis (2009), joli planet-opéra écolo dans l’esprit de Cette Crédille qui nous ronge de Roland C. Wagner, et La Ballade de Trash (2010), roman post-apocalyptique très noir, tous deux publiés chez Syros.

Stratégies du réenchantement est un recueil de huit nouvelles proposant une belle variété de ton et d’inspiration, de la comédie noire de « Saint-Valentin » et son ogre tueur en série à l’univers oppressant de « Privilèges insupportables » en passant par la S-F pure et dure de « Fugues et fragrances au temps du Dépotoir ». Néanmoins, au-delà de cette diversité affichée, il se dégage de ces différents textes une indéniable cohérence.

Jeanne-A Debats se focalise le plus souvent sur un petit groupe d’individus, de la cellule familiale à la communauté restreinte, confrontés à un environnement hostile. « Aria Furiosa » met en scène Orlando, chanteur d’opéra castrat, et son proche entourage (son amant et une ancienne danseuse de ballet devenue sa domestique et amoureuse de lui), dans le Paris occupé de la Deuxième Guerre mondiale. Malgré les relations conflictuelles qu’ils entretiennent en permanence, le trio a trouvé au sein de l’hôtel particulier qu’ils occupent le moyen d’échapper au monde qui les entoure, jusqu’à ce que celui-ci fasse une irruption brutale dans leur univers et les oblige à réagir.

« Privilèges insupportables » et « Gilles au bûcher » ressortissent à la S-F post-apocalyptique, où la planète est devenue un désert radioactif invivable et où les derniers représentants de l’espèce humaine survivent dans un milieu artificiel offrant des conditions de vie plus ou moins pénibles. Dans le premier cas, l’oxygène dont dispose chaque habitant est strictement rationné, le confort individuel s’effaçant au profit du bien collectif. Dans le second texte, Jeanne-A Debats part d’un postulat assez curieux en mettant en scène un personnage historique, ou plutôt l’une de ses incarnations que la culture populaire a répandues, et en faisant de lui, plusieurs siècles après sa naissance, le sauveur de l’humanité. Un sauveur pas vraiment désintéressé, puisque son but premier est de garder à portée de main de quoi assurer sa subsistance.

« Fugues et fragrances au temps du Dépotoir », assurément le texte le plus fascinant du recueil par la complexité et l’originalité de son univers, décrit le combat de tous les instants que les derniers occupants d’une station spatiale mènent pour conserver leur mode de vie, face à un ennemi qui n’a d’autre but affiché que de leur proposer un monde meilleur. Marginaux et heureux de l’être, les héros de ce récit n’ont aucune envie de céder aux sirènes d’une norme qu’on tente de leur imposer.

Face aux difficultés du quotidien, il peut être tentant de vouloir transformer le monde, de le rendre plus supportable. C’est le choix que fait la narratrice de « Saint-Valentin ». Il faut la comprendre : être mariée à un ogre tueur en série n’est pas facile tous les jours, et tomber sur un elfe bleu ligoté dans le frigo quand on voulait juste y prendre une brique de lait peut finir par lasser. Sauf que, confrontée aux tracasseries et aux petites humiliations quotidiennes d’une existence « normale », elle aura très vite fait de regretter sa vie d’autrefois et fera tout pour la retrouver.

Le cas d’Absal, le personnage principal de « Privilèges insupportables », est sans doute le plus représentatif de l’inutilité d’agir sur une vaste échelle. Enfant de révolutionnaires qui ont mis à bas le système politique qui leur était imposé pour en mettre en place un autre, plus égalitaire, il est bien forcé de constater que sa situation n’est pas meilleure que celle de ses parents, bien au contraire. Un point de vue égoïste, certes, mais que ses conditions de vie précaires viennent lui rappeler en permanence. Pour y remédier, Absal ne trouve d’autre solution que d’enfreindre les lois de la communauté, et au final de briser l’un des tabous les plus profondément ancrés dans notre inconscient. Une monstruosité altruiste, seule manière de se libérer de ce monde cauchemardesque.

Ou alors, quitte à changer le monde, autant le faire de manière radicale et définitive, comme dans « Nettoyage de printemps ». Sauf que du coup, au bout de trois pages, il n’y a plus d’histoires à raconter.

A choisir, on optera donc plutôt pour ces univers oppressifs que Jeanne-A Debats excelle à décrire, même si l’espoir y est mince et que le plus souvent la mort attend au bout du chemin. Pour le narrateur de « Privilèges insupportables », pour le personnage central de « Gilles au bûcher », cette mort, choisie, constitue un sacrifice libératoire devant permettre à leurs enfants de vivre. C’est également le cas du narrateur de « Stratégies du réenchantement », victime d’une variante du sida le privant de toute émotion, témoin insensible de tout l’amour que lui porte sa fille.

Dans d’autres cas, le sacrifice que l’on consent n’a d’autre but que la vengeance, comme dans « Paso Doble », nouvelle située dans le même univers que « La Vieille Anglaise et le continent », où l’un des personnages principaux renoncera à son humanité pour châtier l’assassin de son frère.

Chacune des huit nouvelles de ce recueil est méticuleusement agencée et s’appuie sur une écriture limpide, un contexte parfaitement cerné et une galerie de personnages dépeints avec une acuité rare. Si cela ne suffisait pas à vous convaincre des talents de Jeanne-A Debats, je vous renvoie à la postface de Jean-Claude Dunyach, aussi laudative que pertinente. Et Dunyach faisant l’éloge d’une nouvelliste, c’est un peu Pelé remettant le Ballon d’Or au footballeur de l’année, ou Kim Jong-Il décernant le Grand Dictator Award 2010. En matière d’adoubement, on ne fait pas mieux.

Oussama

En 1996, dans sa postface à la réédition chez Encrage du Sourire des crabes de Pierre Pelot, le regretté Serge Delsemme écrivait : « il ne peut plus être question, aujourd’hui, d’écrire un texte rigoureux où le terrorisme, qu’il soit présenté comme aveugle ou ciblé, soit vu par le lecteur sous un jour favorable ». Nous étions cinq ans avant les attentats du 11 septembre.

Pour un écrivain américain, dans le contexte actuel, il faut certainement posséder une sacrée paire de cojones, doublée d’une finesse et d’une érudition sans failles, pour faire d’un terroriste islamiste le héros de sa fiction, sans le présenter comme un monstre d’inhumanité, ni même porter le moindre jugement sur ses actes. Autrement dit : il faut s’appeler Norman Spinrad.

Le roman se déroule dans un futur relativement proche, où le monde musulman, du Pakistan à l’Algérie, s’est unifié sous la bannière du Califat. Oussama, prénommé ainsi en hommage à qui vous savez, est un jeune homme issu d’un milieu relativement aisé. Formé à l’espionnage, il est envoyé en France où il est chargé de trouver une main d’œuvre locale susceptible de l’aider à organiser des attentats. Mais sur place, le jeune idéaliste va très vite voir ses idées préconçues voler en éclat face à une situation infiniment plus complexe que ce qu’il pouvait imaginer. Pire, pour se fondre parmi la population, il lui faudra s’initier aux plaisirs interdits du sexe, de l’alcool et des drogues.

De manière assez surprenante, la première partie d’Oussama affiche plutôt des allures de comédie. Le candide héros découvre un univers qu’il ne soupçonnait pas, et les opérations auxquelles il prend d’abord part, plus médiatiques que violentes, finissent de le rendre sympathique aux yeux du lecteur. Progressivement pourtant, isolé au sein d’une organisation nébuleuse dont on ne sait jamais tout à fait qui donne les ordres ni quels sont les buts exacts recherchés, il va perdre le contrôle de la situation et se laisser emporter par les évènements, de plus en plus brutaux.

Oussama est un personnage qui doute en permanence. De sa foi, de ses motivations, de sa mission et des moyens de la mener à bien. Partagé entre d’une part une vision du monde manichéenne, qui fait des Etats-Unis le Grand Satan et du Califat le symbole de l’unité des musulmans du monde entier, et d’autre part une situation sur le terrain bien plus ambiguë, il n’a de cesse de se remettre en question, sans jamais tout à fait parvenir à trancher. Et si l’élément religieux constitue le socle de son combat, celui-ci trouve sa justification également et sans doute avant tout sur le plan politique.

De Paris où il fait ses premières armes au Nigéria où il lutte contre le pouvoir en place, soutenu par les USA, Oussama l’homme va progressivement s’effacer au profit d’Oussama le symbole de la lutte armée, la figure légendaire de la terreur. Réduit à cette image que le monde a désormais de lui, et pressé de faire des choix drastiques par une situation internationale de plus en plus explosive, il va être amené presque malgré lui à radicaliser ses positions, jusqu’au point de non-retour.

Avec tact et lucidité, Norman Spinrad nous fait pénétrer dans la tête de ce djihadiste, au fond guère différent de vous et moi. Loin de toute volonté de choquer, sans non plus adopter un point de vue moralisateur, son but est simplement d’essayer de comprendre comment un jeune homme indéniablement intelligent et sensible peut choisir de suivre une telle voie. Il y a quelque chose de profondément tragique dans ce parcours aux allures de gâchis inévitable, qui ne donne que plus de poids au propos de l’auteur, et fait d’Oussama l’une de ses plus belles réussites.

Isak le blanc-regard

Sans doute ne le dit-on pas assez souvent, mais chez Bifrost, on aime la fantasy. On admire George R. R. Martin, on vénère Michael Moorcock, on idolâtre Daniel Abraham, on sacrifie des vierges à la gloire de Jean-Philippe Jaworski. Et c’est pour cette même raison que l’on conchie la grande majorité des étrons imprimés dont de diarrhéiques éditeurs arrosent les tables des librairies à un rythme sans cesse accéléré, tel un malade qui entretiendrait sa turista à grand renfort de laxatifs (je file davantage la métaphore fécale ou tout le monde a compris ?).

Pioché parmi cette pénible surproduction, notre victime expiatoire se nomme Tom Lloyd, dont Isak le Blanc-Regard est le premier roman, plus exactement le volumineux (450 pages sans marge ou presque, dans une taille de caractères proscrite aux presbytes) premier tome d’une pentalogie. Pour être gentil trente secondes, on reconnaîtra volontiers que l’auteur n’écrit pas mal, d’autant moins qu’il est ici traduit par Henry-Luc Planchat, impeccable comme toujours. Ses dialogues sont plutôt vivants, offrant même à l’occasion quelques répliques assez réjouissantes. Il n’en est que plus rageant de le voir brasser du vide à longueur de chapitres.

Isak est un jeune blanc-regard, un individu doué dès la naissance d’une force surnaturelle, à la fois craint et respecté par le reste de la population. Sa mère étant morte en lui donnant naissance, Isak vit avec un père qui le déteste au sein d’une caravane marchande. Sa vie va radicalement changer lorsque sire Bahl, le plus puissant seigneur de cette partie du monde, va l’accueillir chez lui et le désigner comme son futur successeur. Et là, très vite, le roman part en sucette.

Le choix d’Isak, issu de nulle part, pour devenir le dauphin de Bahl et occuper une place particulièrement prestigieuse au sein de la noblesse, soulève beaucoup de questions. Le principal intéressé ne s’en pose aucune. Tout juste accueille-t-il la nouvelle avec une bordée de jurons, histoire de. Quant au lecteur, un poil plus curieux que le principal intéressé, à cette question comme à beaucoup d’autres par la suite, il devra se contenter d’un superbe « la seule réponse est “parce que”. » (p.128), à moins qu’il se satisfasse des sempiternelles volontés divines, rêves prémonitoires et autres prophéties régulièrement évoqués. Ou qu’il ne commence à envisager que l’auteur le prend pour un con.

Impression confirmée lorsque Tom Lloyd enchaîne une série de scènes répétitives où Isak reçoit en grande pompe son épée magique, son bouclier magique, son armure magique, son peigne magique, son porte-clés magique… Ainsi rhabillé pour l’été, le voici donc prêt à aller casser de l’elfe, ce qu’il va s’empresser de faire, voir chapitre 14.

En parallèle à l’histoire d’Isak, le romancier tente de développer le cadre de son récit et le contexte sociopolitique dans lequel il se déroule. Il s’y prend hélas comme un manche, multipliant les intervenants — un index à la fin du livre en recense une grosse centaine — et noyant le lecteur sous un flot d’informations, de noms propres et de lieux. A condition d’être patient, pour ne pas dire stoïque, il faudra tenir jusqu’à la seconde moitié du roman pour que la situation finisse par devenir intelligible et que l’on commence à cerner les tenants et les aboutissants de cette histoire. Sauf que, même si l’ensemble est mieux maîtrisé, il est toujours aussi stéréotypé que peu palpitant. Tom Lloyd entraîne alors son héros dans un interminable voyage de plusieurs semaines et près de deux cent pages durant lequel, de visite à un vassal en feu de camp à la belle étoile, il ne se passe à peu près rien. Le roman s’achève sur une ultime pirouette, tentative de remettre en question tout ce que le lecteur, à force d’abnégation et d’extrait de concentré de caféine, avait cru comprendre des enjeux de cette histoire, et de le pousser à s’enfiler les quatre tomes suivants pour savoir ce que l’auteur a vraiment dans la tête. Peine perdue, après une purge pareille, le lecteur en question s’est enfui au café du coin noyer sa souffrance dans une orgie de Picon bière.

Djeeb l'encourseur

[Critique commune à Djeeb l'encourseur et Blaguàparts.]

Djeeb le Chanceur fait partie des découvertes les plus enthousiasmantes de l’année passée. Premier roman pour adultes, après un Aria des brumes publié sous le pseudonyme de Don Lorenjy chez un éditeur « jeunesse » en 2008 (le regretté Le Navire en pleine ville), il introduisait un personnage particulièrement charismatique et attachant, Djeeb Scoriolis, aventurier patenté, beau-parleur infatigable et indécrottable coureur de jupons. Un héros qui, sous des dehors frivoles, révélait progressivement une complexité inattendue.

Ses péripéties se poursuivent donc dans ce deuxième roman, reprenant peu ou prou là où elles s’étaient arrêtées dans le volume précédent. On retrouve Djeeb dans une de ces fâcheuses postures dont il est coutumier, obligé de fuir, la queue entre les jambes, le lit d’une belle lorsque son mari rentre à l’improviste. Quelques péripéties plus tard, le voilà prenant part à une expédition hors des murs de Port Rubia, à la recherche d’une caravane portée disparue.

En envoyant son héros battre la campagne, Laurent Gidon donne à Djeeb l’Encourseur une tonalité assez différente du premier roman, élargissant son champ d’action et substituant aux secrets d’alcôves et aux intrigues politiques l’exploration de ce monde. Un monde dont le lecteur va être amené à s’interroger sur la nature exacte après la découverte d’un artefact dont l’existence même remet beaucoup de choses en question.

Avec Djeeb le Chanceur, le romancier avait mis au point une recette d’une belle efficacité, un mélange de comédie et de récit d’aventures s’appuyant sur un héros suffisamment fort pour que la formule puisse se décliner au fil des volumes suivants. Djeeb l’Encourseur, en introduisant toute une série de questions sur la nature de l’univers où se situe l’action, prend le risque de démolir ce cadre confortable pour ouvrir d’autres pistes et donner à cette série une toute autre tournure. Un risque qui peut être payant, à condition que les réponses ne déçoivent pas.

En attendant, malgré quelques longueurs à mi-parcours, Djeeb l’Encourseur renouvelle le plaisir de lecture procuré par le précédent volume. L’écriture de Laurent Gidon est toujours aussi joliment évocatrice, et Djeeb Scoriolis demeure un personnage dont on a envie de suivre les aventures aussi longtemps que possible.

Sous son autre identité de Don Lorenjy, Gidon a également publié cette année chez Griffe d’Encre son premier recueil de nouvelles, Blaguà-parts. Seize textes, allant de la plaisanterie de potache à des récits nettement plus ambitieux. Le ton est dans l’ensemble assez léger, et dans ses meilleurs moments évoque la belle époque du Galaxy des an-nées 50 et des auteurs com-me Robert Sheckley, Cyril M. Kornbluth ou William Tenn. Une science-fiction un peu datée dans la forme, sans doute, mais qui n’en reste pas moins, lorsqu’elle est maniée avec talent et inspiration, une lecture tout à fait réjouissante.

« Ceci est ma chair », qui ouvre le recueil, est assez représentatif du style Lorenjy. Dans un futur proche, extrapolation des pires travers de l’ultralibéralisme, un membre de la classe dirigeante découvre que, lorsque les rouages qui lui ont permis d’accéder à sa position se dérèglent, la chute est particulièrement brutale. On pleurera d’autant moins sur le sort du malheureux que l’auteur opte pour un ton ironique qui donne tout son sel à ce texte. Et on a beau avoir lu maintes et maintes fois ce type d’histoires, cette énième variante n’en est pas moins réussie pour autant.

Toutes ne fonctionnent pas aussi bien. Il arrive que Don Lorenjy se prenne les pieds dans le tapis en nous servant une nouvelle à la chute peu inspirée : « Suzanne on line » et sa bigote en contact direct avec Dieu, « Aliens vs Gladiator » et ses jeux du cirque galactiques. Mais le plus sou-vent, il s’en tire en optant pour un contexte inattendu, comme dans « L’Ambassadeur », où le premier contact avec des extraterrestres se déroule en 1919, ou « Organum » et son mode de pilotage spatial inédit qui donne à la nouvelle sa forme insolite.

D’autres fois encore, Lorenjy joue la carte du pastiche assumé et donne naissance à quelques perles particulièrement réussies : « Disapparitions » et son ambiance paranoïaque à souhait ; le psychédélique « Libéré sans délai », qui donne à voir la réalité de notre univers telle que nous n’avons jamais osé l’affronter, et surtout « La Dernière Marche », petit chef-d’œuvre de fin du monde aussi absurde que réjouissante.

En fil rouge du recueil, l’auteur nous conte les mésaventures d’un commando spatial chargé de mener à bien différentes missions. Chaque nouvelle est racontée du point de vue d’un membre différent de l’équipe, et l’on passe de la description goguenarde d’une intervention désastreuse, type « les gros cons dans l’espace », à un ultime texte beaucoup plus sombre et violent.

Blaguàparts est un recueil des plus agréables, seize nouvelles sans prétention mais pas sans talent, le genre de petites histoires qui s’insinue dans votre esprit avec l’évidence de ces mélodies que l’on se surprend à siffloter.

Blaguàparts

[Critique commune à Djeeb l'encourseur et Blaguàparts.]

Djeeb le Chanceur fait partie des découvertes les plus enthousiasmantes de l’année passée. Premier roman pour adultes, après un Aria des brumes publié sous le pseudonyme de Don Lorenjy chez un éditeur « jeunesse » en 2008 (le regretté Le Navire en pleine ville), il introduisait un personnage particulièrement charismatique et attachant, Djeeb Scoriolis, aventurier patenté, beau-parleur infatigable et indécrottable coureur de jupons. Un héros qui, sous des dehors frivoles, révélait progressivement une complexité inattendue.

Ses péripéties se poursuivent donc dans ce deuxième roman, reprenant peu ou prou là où elles s’étaient arrêtées dans le volume précédent. On retrouve Djeeb dans une de ces fâcheuses postures dont il est coutumier, obligé de fuir, la queue entre les jambes, le lit d’une belle lorsque son mari rentre à l’improviste. Quelques péripéties plus tard, le voilà prenant part à une expédition hors des murs de Port Rubia, à la recherche d’une caravane portée disparue.

En envoyant son héros battre la campagne, Laurent Gidon donne à Djeeb l’Encourseur une tonalité assez différente du premier roman, élargissant son champ d’action et substituant aux secrets d’alcôves et aux intrigues politiques l’exploration de ce monde. Un monde dont le lecteur va être amené à s’interroger sur la nature exacte après la découverte d’un artefact dont l’existence même remet beaucoup de choses en question.

Avec Djeeb le Chanceur, le romancier avait mis au point une recette d’une belle efficacité, un mélange de comédie et de récit d’aventures s’appuyant sur un héros suffisamment fort pour que la formule puisse se décliner au fil des volumes suivants. Djeeb l’Encourseur, en introduisant toute une série de questions sur la nature de l’univers où se situe l’action, prend le risque de démolir ce cadre confortable pour ouvrir d’autres pistes et donner à cette série une toute autre tournure. Un risque qui peut être payant, à condition que les réponses ne déçoivent pas.

En attendant, malgré quelques longueurs à mi-parcours, Djeeb l’Encourseur renouvelle le plaisir de lecture procuré par le précédent volume. L’écriture de Laurent Gidon est toujours aussi joliment évocatrice, et Djeeb Scoriolis demeure un personnage dont on a envie de suivre les aventures aussi longtemps que possible.

Sous son autre identité de Don Lorenjy, Gidon a également publié cette année chez Griffe d’Encre son premier recueil de nouvelles, Blaguà-parts. Seize textes, allant de la plaisanterie de potache à des récits nettement plus ambitieux. Le ton est dans l’ensemble assez léger, et dans ses meilleurs moments évoque la belle époque du Galaxy des an-nées 50 et des auteurs com-me Robert Sheckley, Cyril M. Kornbluth ou William Tenn. Une science-fiction un peu datée dans la forme, sans doute, mais qui n’en reste pas moins, lorsqu’elle est maniée avec talent et inspiration, une lecture tout à fait réjouissante.

« Ceci est ma chair », qui ouvre le recueil, est assez représentatif du style Lorenjy. Dans un futur proche, extrapolation des pires travers de l’ultralibéralisme, un membre de la classe dirigeante découvre que, lorsque les rouages qui lui ont permis d’accéder à sa position se dérèglent, la chute est particulièrement brutale. On pleurera d’autant moins sur le sort du malheureux que l’auteur opte pour un ton ironique qui donne tout son sel à ce texte. Et on a beau avoir lu maintes et maintes fois ce type d’histoires, cette énième variante n’en est pas moins réussie pour autant.

Toutes ne fonctionnent pas aussi bien. Il arrive que Don Lorenjy se prenne les pieds dans le tapis en nous servant une nouvelle à la chute peu inspirée : « Suzanne on line » et sa bigote en contact direct avec Dieu, « Aliens vs Gladiator » et ses jeux du cirque galactiques. Mais le plus sou-vent, il s’en tire en optant pour un contexte inattendu, comme dans « L’Ambassadeur », où le premier contact avec des extraterrestres se déroule en 1919, ou « Organum » et son mode de pilotage spatial inédit qui donne à la nouvelle sa forme insolite.

D’autres fois encore, Lorenjy joue la carte du pastiche assumé et donne naissance à quelques perles particulièrement réussies : « Disapparitions » et son ambiance paranoïaque à souhait ; le psychédélique « Libéré sans délai », qui donne à voir la réalité de notre univers telle que nous n’avons jamais osé l’affronter, et surtout « La Dernière Marche », petit chef-d’œuvre de fin du monde aussi absurde que réjouissante.

En fil rouge du recueil, l’auteur nous conte les mésaventures d’un commando spatial chargé de mener à bien différentes missions. Chaque nouvelle est racontée du point de vue d’un membre différent de l’équipe, et l’on passe de la description goguenarde d’une intervention désastreuse, type « les gros cons dans l’espace », à un ultime texte beaucoup plus sombre et violent.

Blaguàparts est un recueil des plus agréables, seize nouvelles sans prétention mais pas sans talent, le genre de petites histoires qui s’insinue dans votre esprit avec l’évidence de ces mélodies que l’on se surprend à siffloter.

Le Volcryn

Non, George R. R. Martin n’est pas « que » l’auteur de l’interminable saga du Trône de fer. Il y a de cela longtemps, dans une lointaine galaxie, il fut également un auteur de science-fiction et de fantastique tout ce qu’il y a de recommandable, particulièrement doué pour la forme courte (si, si). En témoigne la novella « Le Volcryn », prix Locus 1981, aujourd’hui rééditée par ActuSF dans sa toute nouvelle toute belle collection « Perles d’épice », sous une jolie couverture de Lasth.

Le propos n’est a priori pas des plus originaux. Karoly d’Branin, tel un capitaine Achab des temps futurs, a une obsession : les volcryns, une race extraterrestre semi légendaire qui parcourrait la galaxie depuis la nuit des temps à bord de gigantesques vaisseaux subluminiques. Ayant enfin obtenu des financements pour étudier de près les fascinants extraterrestres, voire entrer en contact avec eux, il réunit une dizaine de chercheurs puis loue l’Armageddon, le vaisseau du commandant Royd Eris. C’est le grand départ pour l’inconnu…

Mais une ambiance oppressante s’installe assez rapidement. La faute en incombe sans doute pour une bonne part à l’énigmatique Royd Eris, qui refuse d’apparaître en personne auprès de ses passagers, ne communicant avec eux que sous la forme d’un hologramme… Quant au télépathe de l’équipe, Thale Lasamer, il a tôt fait de sombrer dans la paranoïa, prétendant qu’on les observe et qu’une menace rode… et ses collègues se font de plus en plus réceptifs à ce discours, tandis que le voyage se prolonge et que le mystère Royd Eris reste entier. Et, bientôt, il y aura un mort… le premier d’une longue série.

« Dans l’espace, personne ne vous entendra crier », comme le disait si bien un film à peu près contemporain, auquel on ne pourra s’empêcher de penser à la lecture du « Volcryn ». C’est que tous les ingrédients en sont réunis : huis-clos dans l’espace, mélange de science-fiction et d’horreur, « distribution » limitée mais haute en couleurs, non-dits abondants… Rien d’étonnant à ce que la no-vella de George R. R. Martin ait été à son tour adaptée au cinéma (pour un résultat paraît-il médiocre, mais votre serviteur ne peut pas se prononcer, n’ayant pas vu la bête…). Elle possède à vrai dire tout ce qui fait la proverbiale bonne série B.

Et le fait est que l’on dévore ce court roman avec un grand plaisir, quand bien même certaines ficelles peuvent aujourd’hui prendre l’allure d’énormes cordages. Mais George R. R. Martin était déjà un conteur de grand talent, capable d’embarquer son lecteur avec une aisance exemplaire, et de ne plus le lâcher jusqu’à la dernière page.

Alors, certes, on pourra bien émettre quelques critiques ici ou là, outre le côté un peu convenu, a fortiori aujourd’hui, de la chose, sur certains personnages à peine esquissés (là où d’autres, en contrepoint, sont tout à fait fascinants, Royd Eris en tête, bien sûr, mais aussi le « modèle perfectionné » Melantha Jhirl), ou sur le style purement fonctionnel (mais néanmoins très efficace), mais ne boudons pas notre plaisir : « Le Volcryn » se lit tout seul avec un bonheur constant, et on n’en demandait pas davantage.

Nation

On ne présente plus Terry Pratchett, et encore moins ses cultissimes Annales du Disque-monde. On pourra par contre noter, avec regret, que ces derniers temps la qualité de la série semble aller diminuant, malgré quelques sursauts de bon goût de temps à autre (le dernier en date étant probablement le très recommandable Timbré). Restait une question à se poser : le créateur de Rincevent, Mémé Ciredutemps, Vimaire et compagnie était-il capable de faire autre chose que du « Disque-monde » ? C’est que cela faisait un certain temps que l’on ne l’avait pas vu se livrer à autre chose (sur le plan romanesque s’entend), les Johnny Maxwell remontant aux années 1990.

Et voilà donc Nation, premier roman de l’auteur hors « Disque-monde » depuis 1996. Un roman de fantasy, certes, mais à peine, et flirtant, comme souvent chez l’auteur, avec la science-fiction. Un roman qui prend pour cadre, non pas un monde plat reposant sur quatre éléphants portés par une tortue géante, mais un monde tout ce qu’il y a de « normal », et ressemblant à vrai dire énormément au nôtre, sans y être identique pour autant. La carte en début de volume permet de noter quelques différences : on parle ici d’Etat-Réunis et de Russies, l’Australie se voit scindée en deux îles, et, surtout, le Pacifique se voit remplacé par un Grand Océan Pélargique Austral, comptant comme il se doit bon nombre d’îles aux noms tous plus farfelus les uns que les autres, et faisant généralement appel au calendrier, tant l’imagination des « découvreurs » connaît des ratés.

Et parmi ces îles se trouve la Nation. C’est une toute petite île, qui ne figure même pas sur les cartes. Mais c’est une bonne île, avec des forêts, une montagne, des cochons, et surtout de bonnes ancres à dieux toutes blanches, les meilleures. Mau est natif de cette île. C’est encore un garçon au début du roman, mais bientôt ce sera un homme : il lui suffit pour cela de revenir de l’île des garçons, de passer la cérémonie avec le couteau où il ne faut surtout pas crier, et alors ce sera la fête, le banquet, et Mau sera un homme.

Mais alors que Mau est en pleine mer survient une gigantesque vague, un terrible raz-de-marée qui emporte tout. Et quand Mau se retrouve sur sa terre natale, il est seul. Tous les autres sont morts ; il n’y aura pas de banquet, il ne sera jamais un homme. Il n’y a plus de Nation. Comment pourrait-il y avoir une Nation, si Mau est seul ?

… Mais il n’est pas vraiment seul. La vague a repoussé sur l’île la Sweet Judy, un vaisseau anglais, à bord duquel se trouve Ermintrude… pardon, Daphné, héritière de la couronne britannique à condition qu’environ 140 personnes meurent dans des circonstances troubles. Daphné est la seule rescapée du navire. Mau fait bientôt la rencontre de la « fille fantôme », de la fille
« homme-culotte ». La communication est tout d’abord difficile, mais, après quelques malentendus, les deux survivants parviennent à échanger quelques mots. Et deux, ça fait peut-être une Nation ? Ça fait une raison de vivre, en tout cas : ils se sauvent mutuellement.

Le roman se poursuit un temps sur le mode de la robinsonnade (largement inversée, puisque Mau est bien le personnage principal), puis change de cap : il s’agit bel et bien de reconstruire une Nation, alors que des réfugiés d’autres îles, toujours plus nombreux, se rendent auprès de Mau et de Daphné en quête d’un havre de sécurité ; car ils ont entendu parler de la Nation, et de ses ancres à dieux : ils espèrent y trouver une protection contre les pillards cannibales.

Mais Mau, le « jeune démon » ainsi que l’appelle le prêtre Ataba, ne croit plus aux dieux. S’ils existaient vraiment, si les pierres avaient un quelconque effet, si les dieux se souciaient des hommes, alors, comment expliquer la vague ? Mau entre en rébellion, et trouve des éléments à charge contre les dieux ; il trouve même des preuves contre eux, ce qu’Ataba ne saurait supporter. Et il engage une lutte toute particulière avec Locaha, le dieu de la mort, à qui Imo, le créateur, a confié la Terre, monde imparfait…

Car il entend Locaha, de même qu’il entend les grands-pères, guerriers défunts qui ne cessent de le tancer et de réclamer ses services… et leur bière. Et Daphné, la si britannique Daphné, à côtoyer les insulaires, se met un jour à entendre… les grands-mères, ignorées de tout temps.

Et parallèlement, pas loin de 140 personnes connaissent une fin douloureuse, et le père de Daphné est appelé à devenir roi d’Angleterre (au plus tôt, histoire d’éviter des bisbilles centenaires avec, disons, les Français, à tout hasard) ; et il pourrait être bon de retrouver l’héritière…

A la lecture de Nation, on ne peut s’empêcher de se dire que Terry Pratchett a bien fait de s’éloigner pour un temps du Disque-monde. Car on retrouve là l’auteur au sommet de sa forme, dans ce qui constitue sans doute le meilleur de ses ouvrages depuis fort longtemps. Sous ses dehors de fantasy burlesque (on ne se refait pas), Nation est en effet un ouvrage d’une grande richesse, capable de se montrer très grave (les conséquences du raz-de-marée sont traitées avec une justesse rare, totalement exempte de voyeurisme) et très profond, l’air de rien ; en traitant de la religion, de la politique comme de la justice, Nation sait se montrer sagace sans excès de didactisme, sévère mais juste, et tout sauf manichéen. Sous cet angle, il ne manque pas de faire penser à certaines des plus belles réussites de l’auteur, et notamment — parenté thématique oblige — à l’excellent Les Petits Dieux, sans doute le meilleur volume des Annales du Disque-monde. Mais il sait aussi, de manière plus étonnante, se montrer parfois émouvant — voir notamment le joli chapitre final.

C’est aussi, de manière plus classique chez Pratchett, un roman très drôle par moments, bien sûr — même si les véritables éclats de rire sont rares, on est plutôt dans le registre du sourire complice — et tout à fait prenant, malgré un démarrage peut-être un peu lent, passées les premières pages consacrées à la catastrophe, parfaites. On y trouve par ailleurs quelques morceaux de bravoure, de fort belles scènes d’action, et des récits enjoués (par le biais de l’orateur Pilu…).

On ne fera certes pas de Nation une lecture incontournable : Pratchett a ses détracteurs, qui ne seront probablement pas davantage convaincus par ce roman-ci que par les précédents, pour la plupart d’entre eux ; mais les amateurs des Annales du Disque-monde auraient bien tort de faire l’impasse sur ce roman pour la seule raison qu’il ne s’intègre pas dans leur cycle fétiche ; et on le conseillera plus largement à tous ceux qui cherchent une lecture à la fois distrayante et intelligente, faussement « légère », en somme, en ajoutant qu’il peut constituer une bonne introduction à l’œuvre de Terry Pratchett dans ce qu’elle a de plus enthousiasmant.

Interférences

Yoss, de son vrai nom José Miguel Sánchez Gómez Celorrio Pino Bellído Valdivía Rá-mirez Díaz Carnota Calabeo Can Pascual… euh, Yoss, donc, est un auteur de science-fiction, et plus puisque affinités, cubain. D’où ce vilain sous-titre de « Science-fiction cubaine » qui orne cet Interférences, et le ferait presque passer pour ce qu’il n’est pas, à savoir une anthologie. Il n’en est rien. Interférences, qu’on se le dise, est un roman. Enfin, un court roman. Un très court roman. Et un très court « roman novelliste », pour reprendre l’expression de la préfacière et traductrice Sylvie Miller (qui s’est d’ailleurs vu attribuer dernièrement le prix Jacques Chambon de la traduction justement pour l’ouvrage en question), ce qui permet de ne pas parler de fix-up. Interférences est en effet constitué de trois épisodes entretenant des liens assez ténus mais indéniables, à savoir un même cadre et un même ton.

Ce cadre, c’est celui qui oppose deux voisins qu’on ne nommera jamais mais que l’on identifiera sans soucis : un grand pays, démocratique et développé, et un petit pays, pauvre et gouverné par un dictateur plus ou moins affable (Guide Eclairé de Son Peuple) ; sachant que, comme de bien entendu, les deux pays ne peuvent pas se blairer, et se suspectent toujours au moindre petit problème. Thème particulièrement flagrant dans le dernier épisode, « Les Cheminées », qui fut le premier à avoir été écrit, et qui valut à son auteur, paradoxalement, un prix de la meilleure nouvelle humoristique ! Pourtant, le régime cubain en prend pour son grade, de manière tout juste voilée (et encore…), dans ce texte très caustique où la lutte entre les deux ennemis immémoriaux prend des proportions grotesques et s’achève dans l’absurde le plus grandiloquent…

Mais auparavant, le lecteur aura pu se régaler de deux autres petits bijoux de S-F satirique : « Les Interférences » nous raconte comment monsieur Perez, du petit pays, en usant de la fameuse méthode cinétique sur son antenne lors de curieuses interférences, obtient de son téléviseur des images du futur… et Yoss, un peu à la manière d’un Jacques Spitz dans L’Homme élastique, d’en tirer toutes les conséquences. C’est malicieux et astucieux, un vrai bonheur.

Il en va de même pour la deuxième partie, la dernière à avoir été écrite et la plus étrange, « Les Pièces » : cette fois, le phénomène étudié touche essentiellement le grand pays, mais le petit n’est pas épargné pour autant ; un mystérieux rayon transforme des individus en de mystérieux objets « extraterrestres », sans que l’on sache ni comment ni pourquoi. Là encore, Yoss s’amuse beaucoup — et le lecteur avec — à exploiter au maximum son idée et à voir comment le monde réagirait à ce « fléau des pièces », avec un humour très sûr et très fin.

Au final, ce bref « roman novelliste » se révèle pertinent et original, d’une saveur très particulière et indéniablement exotique ; il se lit donc avec beaucoup de plaisir, et on en redemande volontiers…

Ça tombe bien, y’en a encore. Tout d’abord, sous la forme d’un entretien entre Sylvie Miller et Yoss, où l’on en apprend un peu plus sur l’auteur et sur la science-fiction cubaine (on ne sera pas surpris, au passage, de noter qu’Interférences n’a jamais été publié à Cuba, mais seulement diffusé sous forme numérique…). Un bonus intéressant.

Et restent encore deux nouvelles pour les assoiffés de Yoss. Tout d’abord « Ils étaient venus », un texte très légèrement expérimental sur la venue d’extraterrestres sur notre bonne vieille planète bleue. C’est assez bien vu, et plutôt drôle encore une fois. Si la rivalité entre le grand pays et le petit pays est mise de côté, ce texte ne s’en situe pas moins, dans une certaine mesure, dans la continuité d’Interférences et se révèle plutôt agréable.

On sera plus réservé sur le suivant, « Seppuku », qui ne relève en rien de la science-fiction. Cette histoire nippone ne manque ni de panache ni de style, mais a de quoi laisser un peu perplexe et ne trouve pas vraiment sa place dans ce volume.

Il n’en reste pas moins qu’avec Interférences, Rivière Blanche et Sylvie Miller nous ont offert une belle occasion de découvrir un pan largement insoupçonné de culture science-fictive fort intéressant, intelligent et distrayant tout à la fois. On peut bien les en remercier, et espérer de nouvelles réussites du même genre.

Les Femmes vampires

« Quoi, encore des vampires ? » s’insurge le lecteur candide.

(Enfin, probablement pas le lecteur de ce numéro de Bifrost en particulier, ou alors c’est à n’y rien comprendre…)

Oui, mais attention : c’est que nous sommes ici, mesdames et messieurs, dans la collection « Domaine romantique » de José Corti. Autant dire que ça n’a « rien de commun », pour reprendre le fameux slogan entourant la rose des vents emblématique de l’éditeur de Julien Gracq (entre autres). Si le hasard fait bien les choses, et si l’engouement actuel pour les suceurs de sang n’est sans doute pas pour rien dans la réalisation de cette anthologie, le fait est que l’on est ici très loin de la bit’-lit’ formatée pour gothopoufs aux hormones en ébullition ; non, là, on fait plutôt dans le classique, certes, mais surtout dans le rare et précieux. Une approche assez typique de l’excellente revue Le Visage vert, pourrait-on dire : il s’agit bien, en effet, non pas de piocher dans les incontournables du genre, mais bien de dénicher des textes qui, pour être méconnus, n’en sont pas moins parfois fort intéressants.

Car, ainsi que le rappelle Jean Marigny dans sa préface (pour le reste fort dispensable, car trop large, et par-là même trop lacunaire… a fortiori à l’heure de la bit’-lit’, hélas !), si la littérature et le cinéma ont donné une image essentiellement masculine à la figure du vampire, avec bien évidemment le comte Dracula en tête d’affiche, et Lord Ruthven en outsider non négligeable, ce sont pourtant surtout des femmes que l’on a trouvé dans la littérature vampirique dans un premier temps, ainsi qu’en témoigne notamment le fameux poème de Goethe, « La Fiancée de Corinthe », entre autres ; mais on pourrait évoquer plus tard, parmi les grands classiques du XIXe siècle, « La Morte amoureuse » de Théophile Gautier, ou encore la Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu. Autant de textes aisés à dénicher (et dont nous nous entretenons naturellement plus loin dans le dossier du présent numéro).

Là n’est pas le propos de cette anthologie, qui comprend cinq textes du XIXe et du début du XXe siècle, présentant autant de figures du vampirisme féminin ; des textes rares, pour certains d’entre eux inédits en français, présentés et traduits (à l’exception du premier) par Jacques Finné. Des textes, aussi, précisons-le d’emblée, qui ont parfois tendance à biaiser, entendant le vampirisme au sens large : les femmes vampires de ce recueil ne sont pas nécessairement des mortes-vivantes dotées de canines proéminentes… Enfin, pour les amateurs de statistiques, nous noterons que quatre des cinq textes de l’anthologie sont anglo-saxons, l’autre étant allemand ; et enfin que l’Italie semble une destination de choix pour les femmes vampires, puisque trois des cinq textes s’y déroulent…

Commençons par le commencement, c’est-à-dire « Laisse dormir les morts » (1823) d’Ernst Raupach. Ce texte allemand, à l’attribution incertaine, est un des tout premiers de la littérature vampirique (Le Vampire de Polidori date de 1819). Et, pour peu que l’on ne soit pas allergique au romantisme totalement outré, Sturm und Drang pour ne pas dire gothique — question de nationalité, sans doute… —, on passera un très bon moment à lire ce récit fantastique morbide à la fascinante femme fatale, pour le coup authentiquement vampirique. Disons-le tout net : l’auteur en fait des tonnes, mais c’est tout à fait délicieux.

Bien plus intéressant, à vrai dire, que le texte suivant, notre premier récit italien, « Un mystère de la campagne romaine » (1887) d’Anne Crawford, baronne Von Rabe (sœur aînée de Francis Marion Crawford, que l’on retrouvera plus tard). Le récit, guère intéressant sur le pur plan stylistique, est un peu confus, et, si quelques notes humoristiques de temps à autre relèvent le niveau, il se montre néanmoins plutôt laborieux ; on ajoutera que le vampirisme féminin n’y intervient que tardivement et de manière presque anecdotique… Ce n’est pas mauvais, non, mais ce n’est pas passionnant…

Plus réussi, vient ensuite « Le Baiser de Judas » (1893) du mystérieux X.L. (en fait, l’Américain Julian Osgood Field). Rattacher ce texte au vampirisme féminin tient un peu de l’exercice de haute voltige, honnêtement, mais peu importe, tant on passe un bon moment à la lecture de cette nouvelle qui commence comme une amusante satire du colonialisme anglais pour s’achever sur un beau morceau d’angoisse. Tout à fait convaincant.

Nouveau récit italien avec « La Bonne Lady Ducayne » (1896) de Mary Elizabeth Braddon. Là encore, il s’agit d’une franche réussite, non dénuée d’humour, mais ne se rattachant véritablement au vampirisme qu’au prix d’une certaine capillotractation ; on parlera, avec Jacques Finné, de « vampirisme symbolique »… Mais peu importe, là encore : les personnages comme le cadre sont très réussis, et on se prend au jeu de cette nouvelle, quand bien même on en voit très tôt venir la chute.

Reste enfin « … Car la vie est dans le sang » (1905) de Francis Marion Crawford, encore un récit italien. Si le frère écrit indéniablement mieux que la sœur, et si le vampirisme féminin, cette fois, est bel et bien au cœur de la nouvelle, on avouera cependant que ce texte somme toute très classique déçoit un peu, et ne laisse guère de souvenirs… Là non plus, ce n’est pas mauvais, mais…

Il n’en reste pas moins que ces Femmes vampires constituent dans l’ensemble une anthologie assez recommandable. Si la préface est dispensable et si les textes des Crawford déçoivent sans être mauvais pour autant, les trois autres nouvelles sont tout à fait intéressantes ; le bilan est donc un peu mitigé, certes, mais globalement positif, comme on dit. Pour une anthologie portant sur un thème aussi éculé que le vampirisme, ce n’est finalement pas si mal…

Les Quatrièmes demeures

Cette réédition a l’allure d’un miracle. Cela faisait exactement un quart de siècle que Lafferty avait disparu du paysage éditorial, plus aucune nouvelle édition ni réédition depuis 1985, date de publication du roman Les Annales de Klepsis chez Denoël, dans une excellente traduction d’Emmanuel Jouanne. Il convient de le préciser car Lafferty est un auteur difficile à traduire et les précédentes publications de l’auteur n’ont pas toutes bénéficié du même traitement. D’où l’intérêt d’une traduction revue et corrigée de ces Quatrièmes Demeures. Les Annales de Klepsis et le recueil Lieux secrets et vilains messieurs (Denoël, 1978) étaient les deux seuls ouvrages encore disponibles de l’auteur. Alors nous ne pouvons que rendre grâce aux éditions Zanzibar qui prévoient également de rééditer les trois autres romans publiés dans les années 70 : Le Maître du passé, Les Chants de l’espace et Autobiographie d’une machine ktistèque ainsi qu’un omnibus de nouvelles dont certaines inédites et, dans un second temps, les mythiques romans Devil is dead et Not to Mention Camels.

Pour se convaincre que Lafferty est un auteur à part, il suffit de lire la présentation qui en est faite sur le site de Zanzibar : « En 1960 à l’âge de 45 ans, et alors qu’il a derrière lui une carrière bien remplie d’ingénieur, Raphaël Aloysius Lafferty prend deux décisions : ne plus s’arrêter de boire et ne plus s’arrêter d’écrire. Il a tenu parole. » Ce qui le conduit vingt ans plus tard à 32 romans, 240 nouvel-les et une série d’accidents cardiaques.

Alors que dire maintenant, plus exactement, de ces Quatrièmes Demeures ? Essayer d’en faire la synthèse serait un peu vain, car comme le précisait Jacques Sadoul en 1973 dans son Histoire de la science-fiction moderne : « Il est à peu près impossible d’en résumer le thème en moins de mots que ne compte le roman. » On peut bien sûr dire qu’il s’agit d’une histoire de télépathes, les sept Moissonneurs, qui veulent dominer le monde, et d’un homme, Freddy Froley (le héros ?), qui va essayer de s’y opposer. Les Moissonneurs s’emparent des esprits pour orienter la réalité et modifient un tas de choses, comme… la forme des oreilles, par exemple ! Ils sont sous la protection de Thérèse d’Avila et d’une autre société secrète, les patricks, qui prétendent détenir d’anciens pouvoir comme celui de remplacer entièrement une personne par une autre rigoureusement identique, ou, plus grave, de déclencher des épidémies. Mais il est plus dangereux de pénétrer dans la tête des gens que dans un supermarché et les dégâts collatéraux se multiplient en une délirante Apocalypse. Sans parler de Carmody Overlare, dit le Crapaud, que Freddy soupçonne d’être en fait Khar Ibn Mod, né il y a plusieurs siècles et dont le but est l’extinction de l’espèce humaine… Bref, un texte tellement dense que s’aventurer à en dire plus équivaudrait à sombrer dans un trou noir.

La plupart des auteurs cartographient les actions, les sentiments, les émotions, mais il y a aussi ceux qui, comme Lafferty, n’ont que faire des cartes et autres atlas et plongent de plein pied dans le territoire de la fiction. Ardu pour un compte-rendu, mais jouissif pour un lecteur qui ne demande qu’à être catapulté « ailleurs ».

Selon Houellebecq : « Plus que de la science-fiction, Lafferty donne parfois l’impression de créer une sorte de philosophie-fiction, unique en ce que la spéculation ontologique y tient une place plus importante que les interrogations sociologiques, psychologiques ou morales. » Certes, l’auteur des Quatriè-mes Demeures est un virtuose de la métaphysique mais aussi et surtout de l’humour, comme le souligne Patrice Duvic dans son excellente préface au Livre d’Or de Lafferty : « Les changements continuels de perspective, le véritable matraquage humoristique auquel il se livre crée une sorte de vertige, et cette utilisation de deux visions de la réalité donne, sans doute en raison de l’effet stéréoscopique, une épaisseur, une profondeur, pour tout dire, une réalité, à l’univers et aux situations incongrues qu’il nous propose. » Eh oui, dans un grand éclat de rire bergsonien, Lafferty nous permet d’appréhender les liens entre le monde macroscopique supposé « classique » et le monde « quantique ». Un phénomène de décohérence qui permet à ses personnages et donc aux lecteurs de voir peut-être le monde comme il est vraiment. Car, comme le rappelle très justement Van Vogt dans son cycle du Non-A, la carte n’est pas le territoire et le mot n’est pas toujours la chose qu’il exprime.

Bon, histoire de rassurer ceux qui hésitent encore à tenter l’expérience, disons pour résumer que Les Quatrième demeures, c’est un peu L’Echiquier du mal de Dan Simmons revu et corrigé par Thomas Pynchon.

Et il faut le lire pour le croire.

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