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Parcourir la Terre disparue

Tout fout le camp ! Et à un sacré rythme. À tel point qu’on a bien du mal à suivre. Ça chauffe, les eaux montent. La SF en parle depuis longtemps. La littérature « blanche » s’y met depuis peu – face à l’évidence. Erin Swan s’approprie ce thème dans un roman dont les Américains ont le secret. Une saga familiale sur plusieurs générations, comme dans La Famille Mandible 2029-2047 de Lionel Shriver. Et avec elle, un panorama de l’évolution de notre planète. Jusque sur Mars. De Samson, jeune chasseur de bisons dans les Grandes plaines du Kansas en 1873, jusqu’à la jeune Moon sur la planète rouge en 2073. Avec quelques étapes capitales pour la bonne compréhension de l’ensemble du ta- bleau. Car Parcourir la Terre disparue est construit comme un puzzle. Les pièces arrivent sur la table, dans le désordre, et s’imbriquent les unes aux autres au fil des pages, sans hâte. Encore un roman où le lecteur doit se montrer patient et faire confiance. Car tout vient à point à qui sait attendre.

Mais le constat n’est pas optimiste. Loin de là. Les eaux montent. À tel point que, dès 2027, la plupart des pays sont inondés tout ou partie – pour les plus chanceux. Les réactions à cette catastrophe annoncée depuis longtemps (« Qui aurait pu prévoir ? » disait-il) sont variées. Et l’autrice ne s’y attarde pas. Ce qui l’intéresse, ce sont les membres de cette famille, marquée par un destin, une malédiction. C’est selon. Tout commence par la violence, le sang. Sang des bisons dépecés. Sang d’une femme violée et de sa fille retenue prisonnière jusqu’à un incendie libérateur. Sang versé une fois le chaos diffusé sur la planète, avec ses sociétés en reconstruction. Bien trop souvent les unes contre les autres plutôt qu’avec.

Erin Swan prête vie à Samson, qui cherche à s’installer dans une ferme, en 1873. Puis à Bea, cent ans plus tard, qui cherche à trouver une place malgré sa raison perdue suite à une enfance maltraitée. Et son fils, Paul, architecte contrarié qui va voir dans la révolte de la Terre une occasion de donner vie à son rêve de ville flottante. Suivi de Penelope, sa fille, poétesse réfugiée dans les mots quand l’angoisse du lendemain a pris le dessus. Et enfin Moon, sur Mars. La première habitante réellement adaptée à cette planète inhospitalière pour le genre humain. L’avenir de la femme et de l’homme ? Erin Swan ne répond pas vraiment à cette question. Qui n’est qu’accessoire. Elle veut avant tout raconter l’existence de personnes maltraitées par une vie injuste, violente, destructrice. Poursuivies dans leurs rêves par une ombre, une force négative dont elles ne comprennent rien mais qu’elles subissent. Elle narre, non sans talent, les incertitudes de chacun, leurs doutes, leurs aspirations. Leur vision possible d’un chemin à suivre, cette étoile rouge qui parcourt le roman. Et montre la voie.

Parcourir la Terre perdue est une œuvre difficilement classable tant elle emprunte à plusieurs genres : post-apo, fantastique, hard-SF. Mais terriblement attachante grâce à ses personnages immédiate- ment présents. Une lecture aux limites de notre genre préféré, poétique et sensible, qui mérite le détour.

La galaxie vue du sol

Quatrième et dernier opus du cycle « Les Voyageurs », La Galaxie vu du sol forme une conclusion élégante à la série (lauréate du prix Hugo)… et ce, sans un être humain en vue ! Le roman se concentre ainsi principalement sur différents protagonistes issus de races différentes peuplant l’univers imaginé par Becky Chambers dans L’Espace d’un an, Libration et Archives de l’Exode.

Le dispositif du roman est assez simple et se déroule dans un spatioport sur la planète Gora, aux confluents de plusieurs routes galactiques, lieu qui n’a pas grand intérêt en dehors de sa praticité et de ses auberges pour voyageurs et voyageuses de passage. C’est dans l’un de ces établissements, l’Auberge des cinq sauts, tenue par Ouloo et son enfant Tupo, qu’accosteront nos protagonistes, dont un visage connu comme il est de coutume dans ce cycle : Pei, militaire de race Aeluon et amante du capitaine Ashby, rencontrée dans L’Espace d’un an. S’y trouvent aussi Roveg, de race Quelin (que l’on pourrait qualifier d’insectoïde), artiste en voyage vers sa planète dont il est exilé depuis de nombreuses années, Parleuse et Pisteuse, adelphes de race Akarak, ne pouvant survivre hors d’une atmosphère spécifique à leur planète détruite et incapables, donc, de quitter leur scaphandre, tout en pâtissant d’une longévité très courte comparée aux autres espèces présentes. Spécificités physiologiques et de tempéraments nous sont exposées tout au long du roman, permettant d’appréhender l’unicité et les possibles antagonismes des diverses entités avec subtilité. À la suite d’une avarie technique, les quatre hôtes de l’Auberge se verront forcés d’allonger leur escale pour une durée indéterminée, et de remettre en question aussi bien leurs prochaines destinations que les raisons qui les y mènent.

Comme pour les précédents romans de Becky Chambers, ce qui fait la qualité de La Galaxie vue du sol réside ainsi dans la rencontre des cultures, des habitudes et des manières de penser : c’est là que se situe le cœur du roman. Que les différends soient intimes ou géopolitiques, impossibles à résoudre ou simples à outrepasser, le temps s’écoulera sous le joug de l’incertitude. Quels liens pourront se tisser lors de cette période donnée ? Quelles prérogatives sont menacées par cette rupture soudaine ? Pour chacun des personnages, l’impact de cette pause se fait sentir, et donnera lieu à de belles scènes d’introspection, de partage et de curiosité, autant qu’à des conflits insolvables… jusqu’à un danger qui verra s’unir le groupe solidement, bien que de façon éphémère. Après quoi chacun pourra reprendre sa route – à commencer par le lecteur, qui se tournera vers d’autres galaxies non sans un pincement au cœur.

Si Rome n’avait pas chuté

Dernière grande révolution dans le domaine des technosciences, l’IA fascine au moins autant qu’elle effraie, suscitant enthousiasme, angoisse ou déploration. Raphaël Doan choisit d’en faire un outil pour dérouler les scenarii d’une histoire contrefactuelle, interrogeant à la fois la matière et le processus historique, non sans réveiller l’éternel débat autour des bienfaits et des méfaits de la technologie.

Le normalien et agrégé de littérature classique, auteur de quelques essais d’histoire antique, porte en effet un intérêt très vif aux LLM (Large Language Model), matrice de ChatGPT et consorts, au point d’en faire l’argument principal de son essai. Dans le présent ouvrage, il mobilise les ressources de l’IA pour synthétiser de l’image et générer du texte, confrontant l’Empire romain à une modernité que d’aucuns pourraient juger anachronique. Ne se contentant pas de dicter ses instructions à la machine et de retoucher le fruit de ses calculs, il introduit également un dialogue avec l’Histoire sous la forme de commentaires. Il en résulte un hybride pas complètement convaincant, mêlant la puissance algorithmique de l’intelligence artificielle et un point de vue humain favorable à la technologie. Raphaël Doan est en effet persuadé que l’homme doit s’accommoder du progrès et non s’y opposer, sans en ignorer toutefois les effets pervers, l’outil restant un moyen au service d’une volonté.

En prenant l’exemple de l’Empire romain, l’auteur ne s’aventure certes pas complètement en terrain inconnu. Le sujet fait sens pour un lectorat nourri des représentations colportées par les séries et films historiques, voire leurs déclinaisons vidéoludiques. De même, l’historien intervient à la marge sur un sujet qu’il maîtrise bien, ce fait lui permettant de débusquer les contre-sens historiques. On ne peut cependant pas s’empêcher de pointer l’artificialité de la chose, la platitude du style et l’impression de déjà-vu qui se dégage de l’ensemble. Si l’auteur puise en effet ses prémisses dans l’histoire antique, l’algorithme se contente quant à lui de calculer, de compiler, d’extrapoler un récit alternatif avec les données à sa disposition, lesquelles sont issues du vaste corpus d’autres périodes historiques. Il en ressort un manque flagrant d’originalité, voire de vitalité. Rien de neuf sous le soleil, serait-on même tenté de dire. Bref, on s’ennuie beaucoup en lisant les productions laborieuses de GPT-3, et seule l’analyse de l’historien redonne un regain d’intérêt à l’exercice, par exemple lorsqu’il sort de l’oubli l’éolipyle d’Héron d’Alexandrie, les automata hellénistiques, la pensée critique d’Empédocle, écologiste avant l’heure, ou spécule autour de la « pile de Bagdad », artefact évoquant une pile électrique primitive, voire lorsqu’il interroge les mentalités antiques sur les sujets du travail manuel, de la religion ou des rapports sociaux. Mais on ne s’écarte guère du commentaire de texte, celui d’un élève appliqué à plaire à son professeur et à le conforter dans son savoir.

Pour terminer, Si Rome n’avait pas chuté se révèle d’une extrême indigence du point de vue de l’uchronie. Les compositions de GPT-3 reflètent en effet davantage notre présent, laissant en jachère le territoire stimulant de la spéculation contrefactuelle pour lui préférer celui d’un ersatz kitsch et un peu toc qui ne change finalement pas grand-chose à la face du monde, à la différence du nez de Cléopâtre.

L’Initiation

Figure marquante d’un renouveau féminin de la science-fiction américaine au vingtième siècle, récipiendaire des prix Hugo, Nebula et Locus à plusieurs reprises, Octavia E. Butler n’a eu à ce jour qu’une présence discrète en France. Pour notre bonheur, Au Diable Vauvert s’emploie à faire (re)découvrir son œuvre et lui rendre une place légitime dans nos librairies – voir le numéro 108 de Bifrost consacré à l’autrice. Après la réédition de Novice et Liens de Sang, puis de la série des « Paraboles », la maison dirigée par Marion Mazauric a lancé la publication de la trilogie inédite « Xenogenesis », avec la sortie en 2022 de L’Aube, et en 2023 de L’Initiation. Le troisième tome, Imago, est attendu pour 2024.

Dans L’Aube, les quelques survivants d’une guerre nucléaire auto-infligée furent sauvés par les Oankalis, une race extraterrestre aux connaissances en génétique avancées, à la condition de renoncer à tout libre arbitre et de s’hybrider, et donc d’abandonner une part d’humanité, afin de survivre sous une forme nouvelle. Le roman suivait les doutes et les choix de Lilith, à la fois traitre et sauveuse de son espèce pour avoir accepté l’échange avec les envahisseurs.

L’Initiation se déroule une vingtaine d’années plus tard, alors que la Terre commence à être repeuplée par différentes factions : d’un côté, ceux qui ont suivi les Oankalis, à l’instar de Lilith, vivent à leurs côtés et enfantent avec eux ; de l’autre, les opposants qui refusent toute compromission et tout contact, mais que les nouveaux maîtres de la planète ont rendus stériles. Le roman fait le récit de l’initiation d’Akin, fils de Lilith et premier métis mâle né d’une humaine. Enlevé très jeune et vendu à des opposants, il possède une apparence humaine mais des pouvoirs Oankalis, et vit une grande partie de son enfance parmi des hommes qui tentent de l’aimer autant qu’ils le haïssent, le craignent et malgré tout portent en lui leur espoir. Arrivé à l’âge adulte et devenu Oankali, il se fera le porte-parole d’une humanité perdue dans ses propres contradictions.

Après avoir adopté le point de vue d’une humaine dans L’Aube, Octavia E. Butler en change ici et prend celui d’un être né entre les deux espèces. On pourra regretter de ne pas ressentir pour Akin l’empathie qu’on avait éprouvée pour Lilith. Akin souffre du syndrome de Paul Atréides. Doté de pouvoirs extraordinaires, l’enfant enlevé aux siens adopte un rôle messianique pour son peuple d’accueil et le mène vers un destin extraordinaire après sa transformation. Mais c’est à nouveau l’intelligence et la juste mesure des idées qui fascine chez Butler. Elle approfondit les thématiques abordées dans le premier tome : libre arbitre, incommunicabilité, conflit entre intelligence des individus et hiérarchisation sociale. Elle en ouvre d’autres : quête d’identité, relations familiales et déshumanisation. C’est l’originalité et la finesse du propos qui fait de la série « Xenogenesis » une œuvre importante à lire.

Focus Terra Incognita

Via leur collection patrimoniale « Terra Incognita », les éditions Terre de Brume viennent en l’espace d’un an de rééditer trois romans présentant la double particularité de n’avoir jamais connu pareille fête depuis leur parution originale française au « Rayon fantastique » dans les années 50, et d’avoir fait l’objet d’une adaptation cinématographique à la même époque.

En fait, Planète Interdite n’est que la novelisation tirée du film éponyme de Fred M. Wilcox de 1956. Les Survivants de l’Infini (1955), de Jack Arnold et Joseph Newman, est l’adaptation du roman de Raymond F. Jones paru aux USA en 1952, et traduit en 1956, après la sortie du film sur les écrans français. Quant au Choc des mondes, archétype du roman et film catastrophe, il est l’adaptation, par Rudolph Maté, en 1951, d’un livre nettement plus ancien, antérieur même à l’Âge d’or campbellien, datant de 1933, film et roman sortant simultanément en France en 1952. Terre de Brume fait suivre le roman souche de sa suite, Après le choc des mondes, publié outre-Atlantique en 1934, et traduit vingt ans plus tard, qui relève plutôt du planet opera.

Puisque tiré du scénario, lui-même inspiré de La Tempête de Shakespeare, Planète Interdite colle rigoureusement au film. Le Choc des mondes suit, à quelques détails près, la trame du roman dont le thème de base sera traité de manière radicalement différente par Lars von Trier dans Mélancholia (2011). Le film est un peu plus dur et un rien plus réaliste que le roman, bien qu’un optimisme radical reste de rigueur. Il en va tout autrement pour Les Survivants de l’infini. Le film suit le roman jusqu’au moment de l’abduction aérienne, mais à partir de là, il bascule dans ce qui reste comme l’un des premiers space opera filmiques tandis que le roman continue sur la thématique initiale de présence discrète d’extraterrestres se livrant une guerre de l’ombre sur notre globe. Le titre original This Island Earth convient à merveille au roman de Raymond F. Jones, alors que le titre français rend bien mieux compte du film.

Depuis Le Choc des mondes, le film catastrophe est quasiment devenu un genre en soi, à part du reste de la SF. Si le thème dans son acception littéraire ne connut pas la même vogue, il n’en fut pas moins traité avec qualité, par James G. Ballard, entre nombre d’autres. Aujourd’hui fleurissent certes des palanquées de romans « post-apo » (rarement la catastrophe en elle-même, mais plutôt ses conséquences pour les survivants), le plus souvent prétexte à des romans d’action violents et à peu près dénué d’intérêt. À l’écran, c’est bien pire…

Dans Planète Interdite où une mission vient enquêter sur la disparition de l’expédition précédente dont on est sans nouvelle, c’est le thème d’un pouvoir dénué de tout garde-fou qui est à l’honneur. Sur Altair 4, le professeur Morbius et sa fille Altaira ont seuls survécu. On trouve là une trace prométhéenne. Si le pouvoir corrompt, un pouvoir absolu rend fou et la mégalomanie de Morbius révèle sa part d’ombre.

Le Choc des Mondes est nettement marqué à droite – richesse valant moralité, idée qui n’a toujours pas cessé d’avoir cours. Le personnage d’Hendron préfigure, avec presque un siècle d’avance, quelqu’un comme Elon Musk.

Quelques exemples, donc, des nombreux marqueurs, tant techniques que socio-politiques, qu’il est indispensable de garder à l’esprit à la lecture de ces romans datés. Des livres qui nous rappellent des visions du monde n’ayant désormais plus cours, et c’est justement en cela que de telles rééditions sont précieuses.

La Porte des remparts sublimes T.1

S’il est bien un nom qu’on ne présente plus dans le paysage de l’Imaginaire francophone, c’est celui de Pierre Bordage. Né en 1955, l’auteur publie depuis plus de trente ans des récits, de science-fiction comme de fantasy, alliant le souffle romanesque à un amour profond pour ses personnages – on pourrait ici le rapprocher d’Orson Scott Card, l’un de ses modèles, avec qui il partage aussi le fait que, les années passant, sa faculté à sur- prendre semble s’être émoussée. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à produire des histoires agréables qui savent entraîner le lecteur. À moins qu’il ne faille plutôt dire savaient ? En effet, La Porte des remparts sublimes, son dernier livre, accuse des stigmates plus inquiétants…

Le premier opus de cette nouvelle saga met en scène Sibelle (jeu de mot transparent faisant écho à la beauté de l’héroïne, et peut-être aussi une référence à la déesse phrygienne Cybèle), jeune prostituée dont la virginité est mise aux enchères, et qui ne tarde pas à se retrouver au centre d’un jeu politique et militaire aussi cruel que sanglant. Et c’est parti pour une série érotique de plus, mais qui semble dater du siècle précédent (comme si MeToo n’avait jamais existé). Déjà, dans la trilogie « Métro Paris 2033 » (cf. Bifrost 100, 103 & 107), l’auteur mettait en avant des personnages féminins proches de la divinité, et leur faisait subir des traitements sexuels cruels. Mais ici, il a franchi un cap. À l’instar de certains écrivains qui, l’âge venant, se lancent dans des histoires osées, Pierre Bordage s’enflamme sur la beauté de Sibelle, ses ébats pleins d’enthousiasme et d’allant. Les descriptions de sexes masculins, les « petits soldats », se multiplient, avec force détails. Comme une étude comparative des formes, des tailles et de leurs mérites respectifs dans le « vallon secret » de la jeune femme. Et entre deux parties de jambe en l’air, on complote et on se découpe allègrement.

L’ensemble, d’une naïveté navrante, échoue à convaincre. Récit érotique raté, lourdaud, parfois un peu limite, roman de fantasy répétitif et sans réel intérêt ; on peine à saisir le projet de l’auteur. Alors on s’interroge. On se demande. Puis, bien vite, on oublie – comme on ne manquera pas d’oublier de lire les suites à venir.

Swan Song

Encore une fois, l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture sait dénicher de véritables pépites du passé. Après une réédition de La Maison du Lac sous le titre Zéphyr, Alabama en 2022 (cf. Bifrost 107), la maison sort le grand-œuvre de Robert McCammon, Swan Song, jusqu’ici inédit en français. Coupé en deux beaux pavés (Le Feu et la glace suivi de La Glace et le feu), ce récit fleure bon le pulp apocalyptique teinté de fantastique comme savaient si bien en écrire les écrivains anglophones au pic de la Guerre froide. Normal, pour un livre publié à l’origine en 1987. Et pour le coup, l’éditeur enfonce le clou avec deux couvertures qui se répondent et reprennent les deux personnages féminins principaux : Sister Creep (sur la première) et Swan (sur la seconde), dans des poses apeurées – mais habillées – et sexys. Sans correspondre, hormis pour la couleur des chevelures, à la description des personnages réels. Comme souvent les couvertures d’époque.

Assez parlé de la forme, que vaut le fond ? Dans Swan Song, la Guerre froide devient tellement chaude que l’apocalypse nucléaire s’abat sur le monde. Bon, d’accord : sur les États-Unis, et accessoirement sur le reste de la planète, mais nous n’en parlerons plus passés les tous premiers chapitres. Le Président disparaît dans son Air Force One et ne répond plus… Nous allons suivre quelques survivants, d’abord dans les premiers jours et semaines suivant la catastrophe pour le premier volume, puis sept ans plus tard, alors que différentes poches de civilisation plus ou moins violentes tentent de renaître et de reformer leurs versions des USA. Et pour la touche fantastique ? Elle tient principalement en un personnage protéiforme et mystérieux, incarnation du Diable, qui va pister les deux protagonistes à tour de rôle et tenter d’anéantir ce qu’elles représentent : l’espoir. Le fantastique est également présent via des artefacts, comme l’anneau de Sister ou les cartes de tarots, et dans le pouvoir inexpliqué de Swan sur la végétation (qui date d’ailleurs d’avant l’apothéose nucléaire). Côté horreur, vous aurez également votre content de scènes chocs, particulièrement si vous êtes claustrophobes et si la peur d’être enterré vif vous paralyse.

On l’aura compris, avec Swan Song nous tenons un page turner efficace, bien ancré dans les années 80, que ce soit par l’utilisation des fax et le contexte de l’histoire (guerre froide, la foi comme outil de survie et de renouveau, une conception très judéo-chrétienne de l’affrontement entre le Bien et le Mal – impossible de ne pas songer au Fléau du roi King) ; mais également étrangement moderne : obsession militaro-religieuse de certains survivalistes, des femmes comme protagonistes, sans que celles-ci soient définies par le sex-appeal, bien au contraire ; un casting diversifié correspondant plus à la population américaine que la frange WASP habituelle des œuvres de l’époque. Et vous ne verrez pas les mille pages de ce pavé passer, malgré une fin un peu précipitée – comme souvent, là encore, dans les années 80.

Demain, même heure

À la veille de fêter son quarantième anniversaire, Alice se partage entre son emploi administratif dans l’école de prestige qu’elle a jadis fréquentée, ses liaisons éphémères qu’elle n’a nulle envie de rendre permanentes, et son amie de lycée, Sam, qui semble s’épanouir dans sa condition de mère de famille débordée. Et il y a son père septuagénaire, bien sûr, qui se meurt doucement dans une chambre d’hôpital. Il est l’auteur d’un unique livre, un roman pour adolescents sur le voyage temporel, qui a connu jadis un succès foudroyant. Puis voilà qu’un ancien flirt d’Alice, aujourd’hui marié et père de famille, vient inscrire son fils à ladite école de prestige, et elle de se demander si sa vie aurait pu suivre un autre cours. À l’issue d’une soirée un peu trop arrosée avec Sam, la veille de son anniversaire, elle passe la nuit dans un cagibi de l’immeuble où habite son père et se réveille dans sa chambre d’adolescente : son esprit a quarante ans mais son corps a retrouvé ses seize ans. Nous sommes en 1996 – va-t-elle changer sa destinée ? s’efforcer d’empêcher son père de se ruiner la santé ? pousser plus loin les relations avec son flirt ? renoncer à son indépendance ?

Le sujet de ce livre ne brille pas par son originalité : on songe tout de suite au Replay de Ken Grimwood, et bien d’autres titres pourraient être cités. Sur le plan de l’imaginaire (SF ou fantasy ? disons que c’est plutôt de la fantasy), le lecteur chevronné sera déçu. Mais l’intérêt du livre n’est pas là : Demain, même heure relève du roman-roman, l’aspect fantasy n’étant là que pour relever la sauce, et, jugé comme tel, il emporte l’adhésion, tant Emma Straub fait preuve de subtilité dans l’agencement de son intrigue et la psychologie de ses personnages. On peut donc en recommander la lecture aux profanes qui apprécient les « romans de plage » (appellation revendiquée par l’autrice) et qui ont envie d’un brin de magie. Être amoureux de la Grosse Pomme n’est pas indispensable, mais c’est un plus – ce livre évoque irrésistiblement les romcoms écrites et/ou réalisées par Nora Ephron.

Dernier point : Emma Straub, libraire new-yorkaise réputée et habituée des listes de best-sellers, n’est autre que la fille de Peter Straub, et c’est tout spécialement pour lui qu’elle a écrit ce roman alors qu’il était cloué sur son lit d’hôpital suite à une fracture du col du fémur ; elle le lui faisait lire à mesure de sa progression, il lui dispensait ses conseils, et il a pu en découvrir la version achevée avant de quitter ce monde. Un beau témoignage d’amour filial.

Ah ! j’allais oublier, à propos des efforts d’Alice pour changer sa vie : bien entendu, rien ne se passe comme prévu…

Crasse rose

Futur proche. Uruguay sûrement. Il y eut d’abord l’invasion des algues, puis l’holocauste des poissons et la disparition des oiseaux. Ensuite arriva le brouillard, puis le vent rouge qui souffle régulièrement et amène avec lui une terrifiante maladie. Quelques jours d’incubation suffisent et les contaminés perdent leur peau, la voient les quitter jusqu’à les changer en écorchés vifs. La mort suit en général, sauf pour quelques cas chroniques qui n’atteignent pas ce stade ultime. Aigus et chroniques, tous sont « soignés » au Clinicas par un État qui n’a pas le pouvoir de faire grand-chose d’efficace. De fait, les zones côtières touchées par la maladie sont confinées, et avant même ce moment beaucoup les ont fuies. Ne restent dans la ville du roman que ceux qu’une raison ou l’autre a incités à rester. Parmi eux, la narratrice.

Mariée puis séparée, sortie d’une relation insatisfaisante due autant à son asexualité assumée qu’à la distance que Max, son mari, n’a cessé d’entretenir avec elle, la narratrice est aussi la fille d’une mère imparfaite, égoïste, blessante et peu aimante. Elle rêve de partir au Brésil et même, syndrome de Stockholm, d’y emmener sa mère. Pour cela il lui faut de l’argent, et donc elle garde à mi-temps Mauro, un enfant atteint d’un syndrome qui l’empêche d’être rassasié, lui aussi l’enfant d’une mère imparfaite qui s’en décharge volontiers sur la narratrice comme sa propre mère se déchargeait sur une autre femme que la narratrice avait fini par considérer comme sa mère – là, lecteur, tu as compris que Bifrost n’était pas la cible.

Fatiguée, dépressive, la narratrice est restée pour les deux seules ancres qu’elle s’impose, en attendant aussi d’avoir réuni assez d’argent pour pouvoir partir. Mais est-ce vraiment un projet ou juste un rêve absurde ? Peut-être que cette ville vide d’humains et de bruit est ce qui convient à sa fatigue spirituelle ?

Décrivant des relations toutes insatisfaisantes, une nature polluée au point de devenir mortelle, et une alimentation qui se partage entre nourriture industrielle répugnante et pénurie de produits frais jusqu’à des carences qui se manifestent chez la narratrice par l’apparition de scorbut, Trias décrit un monde déprimant qu’elle veut, on imagine, présenter comme une métaphore du nôtre. En dépit de son ambiance post-ap’ – et du titre de gloire que lui a conféré le fait d’avoir écrit un roman de confinement avant le Confinement –, Trias livre ici, fondamentalement, un roman de blanche. Plutôt joliment écrit, il comporte aussi son lot de phrases définitives censées nous transmettre la compréhension du monde de l’autrice ; et comme toujours dans ce genre, à de très rares exceptions, ça fait pompeux et presque puéril.

Sirène, debout. Ovide rechanté

Sirène, debout – Ovide rechanté est le premier ouvrage de fiction de l’étasunienne Nina MacLaughlin, par ailleurs journaliste et essayiste. Paru outre-Atlantique en 2019, ce recueil d’une trentaine de textes plus ou moins courts (ils varient entre une unique page et une vingtaine) dévoile dès son titre son programme à la fois ambitieux et critique. Celles et ceux gardant quelques souvenirs de leurs cours de latin auront certainement identifié dans l’intitulé du livre une référence à l’un des textes les plus fameux de l’Antiquité romaine : Les Métamorphoses d’Ovide. Sans doute les latinistes se rappelleront encore que ce poème de 12 000 vers composé au Ier siècle de notre ère réunit quelques 230 récits empruntés par Ovide aux mythologies grecque et romaine. Courant de la création du monde à l’avènement d’Auguste, narrativement plus que foisonnant, le chef-d’œuvre d’Ovide trouve son homogénéité dans le motif lui donnant son titre. Les Métamorphoses dépeint notamment une galerie de femmes et d’hommes en proie à d’extraordinaires transformations. Transmués en animal ou en végétal, les protagonistes des Métamorphoses peuvent aussi devenir qui un fleuve, qui un relief, ou bien encore une inédite et monstrueuse créature. Dieux et déesses de l’Olympe sont le plus souvent à l’origine de ces transfigurations, pour l’essentiel destinées à châtier des mortels leur ayant déplu, venant plus rarement les sauver ou les récompenser. Non seulement sommet des lettres classiques, Les Métamorphoses constitue encore l’une des œuvres tutélaires de la culture occidentale. Le texte d’Ovide en constitue en effet l’une des sources toujours vives, irriguant notamment des genres chers à Bifrost. Tel est donc l’opus major que Nina MacLaughlin a entrepris de rechanter, selon sa propre formule…

Pour cette réinterprétation, l’autrice adopte une perspective résolument contemporaine, et ce à plus d’un titre. Nombre de la trentaine de récits ovidiens qu’elle réinterprète sont ainsi transposés dans un cadre des plus présent. Entre autres exemples, la relecture du mythe de Hécube se déroule durant une conférence ayant pour thème le « Traumatisme transnational : déplacement de populations, migration et exil dans le monde contemporain ». Modernes par leurs contextes, les métamorphoses de Nina MacLaughlin le sont encore par leur écriture. La matière versifiée d’Ovide laisse ici place à une prose hétérogène, oscillant entre imagerie d’inspiration poétique et oralité familière assumée. Non seulement formelle, l’actualisation des Métamorphoses par Nina MacLaughlin l’est encore par son propos. Choisissant de donner la parole à quelques-unes des victimes féminines de la puissance transformiste des Olympiens, l’écrivaine en fait les porte-paroles d’une dénonciation du patriarcat dont Jupiter constitue la forme la plus brutalement achevée.

Pareille entreprise de modernisation féministe de la mythologie gréco-latine n’a rien d’inédit. On se rappellera, entre autres nombreux précédents, des Sorcières de la République de Chloé Delaume (cf. Bifrost 85). Mais alors que celle-ci parvenait à mettre au service de son discours un certain imaginaire romanesque, Nina MacLaughlin convainc bien moins. Ne semblant au fond être guère concernée par la force allégorique du fantastique des Métamorphoses, Nina MacLaughlin ne paraît y voir qu’un véhicule à un propos qu’elle aurait tout aussi bien pu calquer sur une autre œuvre préexistante. Il en résulte un plaisir de lecture bien chiche, que ne compense pas l’indéniable force de conviction féministe de l’autrice…

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