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L'Œil de chat

[Critique commune à L'Ile des Morts, L'Oeil de chat et Le Sérum de la déesse bleue.]

À la fois jeune premier et auteur affirmé de la new wave, Roger Zelazny s'engage en 1969 avec L'Ile des morts dans une voie différente de ses précédentes œuvres, un changement prudent, mais qui préfigure le succès planétaire qui l'attend. Le narrateur, Francis Sandow, est un créateur de mondes — ou plus, prosaïquement, un astro-paysagiste. Archétype suprême du héros de pulp (magnat richissime, aventurier accompli, doyen de l'humanité, détenteur du pouvoir divin de la création), Sandow affronte dans ce roman son pire adversaire, celui dont même le plus puissant des hommes ne peut s'affranchir : la mort. Cette confrontation se matérialise en un défi lancé par un mystérieux extraterrestre qui, réfugié sur l'une des créations de Sandow, une planète baptisée L'Île des morts, s'amuse à y faire ressusciter des proches du héros, de l'amante docile à l'ennemi juré.

Les enjeux narratifs de L'Ile des morts, a priori propices à engendrer un honnête roman d'aventures spatiales, sont cependant détournés par son auteur pour des motifs plus terre-à-terre. Si la progression de Sandow jusqu'au repère de son adversaire sert de justification au déroulement du récit, ses péripéties sont en réalité des représentations théâtrales de ses états d'âme — atermoiements autour de sa richesse consommée, de sa longévité usante, de sa vie prétentieuse et de sa mort latente. Son opposant, qui sera d'ailleurs multiple, comme s'il ne s'agissait que de reflets du narrateur, symbolise la mort prochaine de Sandow, la mort à laquelle aucun héros de science-fiction ne peut échapper. Les parties réflexives du roman sont de fait plus convaincantes que celles purement pulp, artificielles et encore trop encombrées d'une quincaillerie datée et de dialogues invraisemblables — la narration des aventures de Sandow étant elle-même raillée par celui-ci, timidement mais régulièrement, à travers l'usage d'interjections telles que « [je ne suis] pas là pour écrire un roman. »

Le second aspect notable de L'Ile des morts est la mise entre parenthèses de l'exploitation des mythologies terriennes, un procédé qui avait fait la renommée des premiers romans de Roger Zelazny, pour une tentative de création d'une mythologie inédite — voire d'une méta-mythologie. En effet, Sandow est un initié de la religion Pei'enne. Cette religion extraterrestre, dont la cosmogonie n'est qu'esquissée dans le roman, repose notamment sur la consécration de grands prêtres qui sont chacun investis du pouvoir d'un dieu. Sandow a bénéficié de cette consécration, c'est grâce à cela qu'il est devenu un créateur de mondes et que réside en lui la présence immanente de Shimbo, le dieu bienfaisant de la création. Cette volonté de doter un humain d'un pouvoir divin — d'incarner une mythologie — apparaît comme une étape logique dans le cheminement de Zelazny : créer une mythologie après avoir mis en perspectives celles qu'il connaît. La prochaine étape (la création exhaustive d'une mythologie) sera effective dès l'année suivante avec la parution du premier tome du cycle d'Ambre — dont le succès n'est donc pas si anodin, si on le considère comme la conclusion de la démarche de Zelazny en regard de la mythologie.

Treize ans et dix-sept romans plus tard, Roger Zelazny transpose le duel de L'Ile des morts dans la mythologie amérindienne. Il narre dans L'Œil de chat la longue et lente course-poursuite entre Singer, un traqueur de monstres navajo, et Chat, l'une de ses proies, un redoutable extraterrestre métamorphe et télépathe bien décidé à lui faire payer des décennies de captivité.

Le récit démarre là aussi par un prétexte (l'association douteuse de Singer et de Chat afin de capturer un terroriste) pour rapidement s'orienter vers un duel psychologique. L'Œil de chat décrit la longue fuite en arrière de Singer, une fuite qui l'amène à parcourir le vieux continent avant d'échouer dans des ruines amérindiennes — sur les terres des morts —, où il sait que la confrontation finale avec Chat prendra sens. Les deux opposants sont, à l'instar de Sandow et de son ennemi Pei'en, des êtres solitaires, des parias. Sandow est le doyen de l'humanité ; Singer est un vieux Navajo que des années de chasse galactique ont coupé de son peuple. Le Pei'en est un adepte banni de sa communauté ; Chat est le dernier membre d'une race qui s'est éteinte alors qu'il était parqué dans un vulgaire zoo. Les deux premiers sont animés par une sourde résignation, les deux qui les défient sont animés par une haine enragée. Ces postures sont les deux visages ambivalents d'un même homme en regard de la mort. Et, comme Sandow, Singer finit par comprendre que c'est contre lui-même qu'il se bat, avant d'accepter le final inéluctable de son existence.

Roger Zelazny se montre audacieux dans la forme de L'Œil de chat, quitte à semer en chemin nombre de ses lecteurs. Il opte ainsi pour une narration déstructurée, pas dans la chronologie du roman, mais dans son refus de suivre un fil narratif, comme si à travers cela il symbolisait le refus de Singer de dérouler le fil de sa vie. Zelazny intègre notamment dans son récit des contes racontés à l'indienne, centrés autour des mythes navajos de la création. Ces inserts permettent d'interroger la quête vaine du héros à vouloir échapper à la mort — en notant que celui-ci s'appelle Singer, celui qui chante, donc celui qui crée. Cette opposition mort/création est à rapprocher de l'acte d'écriture. Dans L'Œil de chat, Zelazny crée une structure narrative lâche. Cette volonté de se dédouaner de règles formelles est une constante chez celui qui fut l'un des écrivains majeurs de la new wave américaine. Zelazny fait d'ailleurs intervenir un groupe de télépathes parmi les personnages secondaires, des surhommes dont les propos sont retranscrits en totale liberté, affranchis des contraintes syntaxiques de la prose — on peut aussi voir là une référence, si ce n'est un hommage, aux télépathes de L'Homme démoli d'Alfred Bester.

Si L'Ile des morts et L'Œil de chat séduisent dans leur démarche, ils pèchent toutefois quelque peu, par maladresse ou par langueur, dans l'accomplissement de l'intrigue en elle-même. Ce n'est pas le cas du Sérum de la déesse bleue — dont le titre original To die in Italbar est plus évocateur — qui réussit à draper les thématiques chères à Roger Zelazny d'une couverture romanesque plus honorable.

Le Sérum de la déesse bleue est avant tout une galerie de personnages zelazniens que le destin réunit brièvement en fin de roman. On y trouve ainsi Francis Sandow dans son propre rôle ; un jeune télépathe capable de façonner des objets par la seule force de sa pensée (dans L'Œil de chat, l'un des personnages est ressuscité en pensée) ; une créature télépathe nommée Shind (qui renvoie à Chat et aux Chindis des Navajos) ; un vieux docteur misanthrope atteint d'une maladie incurable et utilisant la magie de la cryogénisation pour prolonger artificiellement sa vie.

Ces personnages restent cependant en retrait par rapport aux deux protagonistes principaux : H. et le commandant Malacar Miles.

H. — une référence à Kafka ? — est un étrange pèlerin dont le métabolisme lui permet de guérir toutes les maladies, mais aussi de les propager (un pouvoir qu'il tient en réalité d'une déesse Péi'enne qui l'habite). Lassé d'être traité tantôt comme un messie et tantôt comme un pestiféré, H. finit par renoncer à vouloir se faire comprendre de ses congénères et, rageusement, décide de tous les exterminer en répandant épidémie après épidémie, planète après planète.

Malacar Miles est un ancien militaire. Issu d'un groupe de colonies résistantes, il continue à faire la guerre à l'hégémonie en vigueur, alors que la reddition a été signée depuis longtemps. Refusant la mort de ce pour quoi il se bat, Miles continue le combat même si cela n'a plus aucun sens ; il trouve alors dans la malédiction de H. un moyen potentiel d'exterminer plus efficacement ses ennemis.

Ces deux personnages sont également des parias misanthropes (Malacar Miles est en plus le dernier habitant d'une Terre dévastée). Sans trame narrative forte, Le Sérum de la déesse bleue ne suit aucune ligne directrice classique ; Roger Zelazny se contente de faire cheminer ses personnages vers leur point de rencontre, une rencontre qui se conclut par un faux dénouement. Ce roman aurait pu être un space opera d'envergure de mille cinq cents pages, Zelazny n'en livre que le dixième et, quelque part, l'essentiel. Ce qui séduit surtout ici c'est le soin qu'il porte aux émotions de ses personnages, à leurs engagements, à leur acharnement à mener des combats chimériques — on est loin du personnage de Sandow, héros falot d'une science-fiction archétypale. La quincaillerie y est dès lors réduite, même si l'on trouve encore quelques crapaussignols. Les personnages sont plus matures que la normale, on peut les rapprocher par exemple de ceux de M. John Harrison et Iain M. Banks (Malacar Miles se retrouve autant dans le tegeus-Cromis de Viriconium que dans les héros post-guerre désabusés du Sens du vent).

L'Ile des morts, L'Œil de chat et Le Sérum de la déesse bleue sont symptomatiques des romans de Roger Zelazny. Auteur apparemment peu attiré par la nature humaine, il semble n'avoir de cesse que de transcender cette condition au travers de ses héros, qui sont télépathes (des échanges de pensées subtils s'opposent à des dialogues parfois ineptes), deviennent des surhommes (habités par des dieux, ils se font pure mythologie), ou défient le Temps et l'Histoire (par la cryogénisation, le voyage stellaire, le terrorisme…). Souvent misanthropes et seuls (mais réunis par l'artifice de la création littéraire), ils sont en prise avec les courants contraires de la création et de la mort. Chacun de ces trois romans se clôt par un happy end bancal, peu convaincant, comme forcé, comme si l'écrivain voulait défier la mort en laissant ses héros en vie, ou comme si lui-même ne croyait pas qu'au fond une histoire pouvait finir dans la joie et la félicité.

On peut recommander, avec des réserves, chacun des trois romans, L'Ile des morts pour son importance historique dans la carrière de son auteur, L'Œil de chat pour la trop rare incursion de la science-fiction en terre indienne qu'il constitue, et Le Sérum de la déesse bleue pour son charisme passager. Mais au lieu d'une addition de simples romans souvent inaboutis pris indépendamment, l'œuvre de Roger Zelazny semble plutôt devoir être envisagée comme une tapisserie sans fin dont chaque texte ne serait qu'un motif, une mythologie moderne dont le seul objectif serait de défier la mort. L'écriture chez Zelazny prend la forme d'un courant créateur défiant une échéance que celui-ci paraît redouter. Le côté parfois un peu trop expédié de ses romans acquiert alors une signification particulière si on considère que Zelazny était pressé, trop pressé, d'écrire chaque roman, comme si chaque nouvel acte d'écriture l'éloignait davantage de la mort et de l'oubli.

PS : pour les curieux, signalons que Roger Zelazny avait déjà mis en scène Francis Sandow dans une courte nouvelle anecdotique, « Lugubre lumière » (in Galaxie nº 95), face à son fils, emprisonné dans une planète prison de sa création.

L'Île des morts

[Critique commune à L'Ile des Morts, L'Oeil de chat et Le Sérum de la déesse bleue.]

À la fois jeune premier et auteur affirmé de la new wave, Roger Zelazny s'engage en 1969 avec L'Ile des morts dans une voie différente de ses précédentes œuvres, un changement prudent, mais qui préfigure le succès planétaire qui l'attend. Le narrateur, Francis Sandow, est un créateur de mondes — ou plus, prosaïquement, un astro-paysagiste. Archétype suprême du héros de pulp (magnat richissime, aventurier accompli, doyen de l'humanité, détenteur du pouvoir divin de la création), Sandow affronte dans ce roman son pire adversaire, celui dont même le plus puissant des hommes ne peut s'affranchir : la mort. Cette confrontation se matérialise en un défi lancé par un mystérieux extraterrestre qui, réfugié sur l'une des créations de Sandow, une planète baptisée L'Île des morts, s'amuse à y faire ressusciter des proches du héros, de l'amante docile à l'ennemi juré.

Les enjeux narratifs de L'Ile des morts, a priori propices à engendrer un honnête roman d'aventures spatiales, sont cependant détournés par son auteur pour des motifs plus terre-à-terre. Si la progression de Sandow jusqu'au repère de son adversaire sert de justification au déroulement du récit, ses péripéties sont en réalité des représentations théâtrales de ses états d'âme — atermoiements autour de sa richesse consommée, de sa longévité usante, de sa vie prétentieuse et de sa mort latente. Son opposant, qui sera d'ailleurs multiple, comme s'il ne s'agissait que de reflets du narrateur, symbolise la mort prochaine de Sandow, la mort à laquelle aucun héros de science-fiction ne peut échapper. Les parties réflexives du roman sont de fait plus convaincantes que celles purement pulp, artificielles et encore trop encombrées d'une quincaillerie datée et de dialogues invraisemblables — la narration des aventures de Sandow étant elle-même raillée par celui-ci, timidement mais régulièrement, à travers l'usage d'interjections telles que « [je ne suis] pas là pour écrire un roman. »

Le second aspect notable de L'Ile des morts est la mise entre parenthèses de l'exploitation des mythologies terriennes, un procédé qui avait fait la renommée des premiers romans de Roger Zelazny, pour une tentative de création d'une mythologie inédite — voire d'une méta-mythologie. En effet, Sandow est un initié de la religion Pei'enne. Cette religion extraterrestre, dont la cosmogonie n'est qu'esquissée dans le roman, repose notamment sur la consécration de grands prêtres qui sont chacun investis du pouvoir d'un dieu. Sandow a bénéficié de cette consécration, c'est grâce à cela qu'il est devenu un créateur de mondes et que réside en lui la présence immanente de Shimbo, le dieu bienfaisant de la création. Cette volonté de doter un humain d'un pouvoir divin — d'incarner une mythologie — apparaît comme une étape logique dans le cheminement de Zelazny : créer une mythologie après avoir mis en perspectives celles qu'il connaît. La prochaine étape (la création exhaustive d'une mythologie) sera effective dès l'année suivante avec la parution du premier tome du cycle d'Ambre — dont le succès n'est donc pas si anodin, si on le considère comme la conclusion de la démarche de Zelazny en regard de la mythologie.

Treize ans et dix-sept romans plus tard, Roger Zelazny transpose le duel de L'Ile des morts dans la mythologie amérindienne. Il narre dans L'Œil de chat la longue et lente course-poursuite entre Singer, un traqueur de monstres navajo, et Chat, l'une de ses proies, un redoutable extraterrestre métamorphe et télépathe bien décidé à lui faire payer des décennies de captivité.

Le récit démarre là aussi par un prétexte (l'association douteuse de Singer et de Chat afin de capturer un terroriste) pour rapidement s'orienter vers un duel psychologique. L'Œil de chat décrit la longue fuite en arrière de Singer, une fuite qui l'amène à parcourir le vieux continent avant d'échouer dans des ruines amérindiennes — sur les terres des morts —, où il sait que la confrontation finale avec Chat prendra sens. Les deux opposants sont, à l'instar de Sandow et de son ennemi Pei'en, des êtres solitaires, des parias. Sandow est le doyen de l'humanité ; Singer est un vieux Navajo que des années de chasse galactique ont coupé de son peuple. Le Pei'en est un adepte banni de sa communauté ; Chat est le dernier membre d'une race qui s'est éteinte alors qu'il était parqué dans un vulgaire zoo. Les deux premiers sont animés par une sourde résignation, les deux qui les défient sont animés par une haine enragée. Ces postures sont les deux visages ambivalents d'un même homme en regard de la mort. Et, comme Sandow, Singer finit par comprendre que c'est contre lui-même qu'il se bat, avant d'accepter le final inéluctable de son existence.

Roger Zelazny se montre audacieux dans la forme de L'Œil de chat, quitte à semer en chemin nombre de ses lecteurs. Il opte ainsi pour une narration déstructurée, pas dans la chronologie du roman, mais dans son refus de suivre un fil narratif, comme si à travers cela il symbolisait le refus de Singer de dérouler le fil de sa vie. Zelazny intègre notamment dans son récit des contes racontés à l'indienne, centrés autour des mythes navajos de la création. Ces inserts permettent d'interroger la quête vaine du héros à vouloir échapper à la mort — en notant que celui-ci s'appelle Singer, celui qui chante, donc celui qui crée. Cette opposition mort/création est à rapprocher de l'acte d'écriture. Dans L'Œil de chat, Zelazny crée une structure narrative lâche. Cette volonté de se dédouaner de règles formelles est une constante chez celui qui fut l'un des écrivains majeurs de la new wave américaine. Zelazny fait d'ailleurs intervenir un groupe de télépathes parmi les personnages secondaires, des surhommes dont les propos sont retranscrits en totale liberté, affranchis des contraintes syntaxiques de la prose — on peut aussi voir là une référence, si ce n'est un hommage, aux télépathes de L'Homme démoli d'Alfred Bester.

Si L'Ile des morts et L'Œil de chat séduisent dans leur démarche, ils pèchent toutefois quelque peu, par maladresse ou par langueur, dans l'accomplissement de l'intrigue en elle-même. Ce n'est pas le cas du Sérum de la déesse bleue — dont le titre original To die in Italbar est plus évocateur — qui réussit à draper les thématiques chères à Roger Zelazny d'une couverture romanesque plus honorable.

Le Sérum de la déesse bleue est avant tout une galerie de personnages zelazniens que le destin réunit brièvement en fin de roman. On y trouve ainsi Francis Sandow dans son propre rôle ; un jeune télépathe capable de façonner des objets par la seule force de sa pensée (dans L'Œil de chat, l'un des personnages est ressuscité en pensée) ; une créature télépathe nommée Shind (qui renvoie à Chat et aux Chindis des Navajos) ; un vieux docteur misanthrope atteint d'une maladie incurable et utilisant la magie de la cryogénisation pour prolonger artificiellement sa vie.

Ces personnages restent cependant en retrait par rapport aux deux protagonistes principaux : H. et le commandant Malacar Miles.

H. — une référence à Kafka ? — est un étrange pèlerin dont le métabolisme lui permet de guérir toutes les maladies, mais aussi de les propager (un pouvoir qu'il tient en réalité d'une déesse Péi'enne qui l'habite). Lassé d'être traité tantôt comme un messie et tantôt comme un pestiféré, H. finit par renoncer à vouloir se faire comprendre de ses congénères et, rageusement, décide de tous les exterminer en répandant épidémie après épidémie, planète après planète.

Malacar Miles est un ancien militaire. Issu d'un groupe de colonies résistantes, il continue à faire la guerre à l'hégémonie en vigueur, alors que la reddition a été signée depuis longtemps. Refusant la mort de ce pour quoi il se bat, Miles continue le combat même si cela n'a plus aucun sens ; il trouve alors dans la malédiction de H. un moyen potentiel d'exterminer plus efficacement ses ennemis.

Ces deux personnages sont également des parias misanthropes (Malacar Miles est en plus le dernier habitant d'une Terre dévastée). Sans trame narrative forte, Le Sérum de la déesse bleue ne suit aucune ligne directrice classique ; Roger Zelazny se contente de faire cheminer ses personnages vers leur point de rencontre, une rencontre qui se conclut par un faux dénouement. Ce roman aurait pu être un space opera d'envergure de mille cinq cents pages, Zelazny n'en livre que le dixième et, quelque part, l'essentiel. Ce qui séduit surtout ici c'est le soin qu'il porte aux émotions de ses personnages, à leurs engagements, à leur acharnement à mener des combats chimériques — on est loin du personnage de Sandow, héros falot d'une science-fiction archétypale. La quincaillerie y est dès lors réduite, même si l'on trouve encore quelques crapaussignols. Les personnages sont plus matures que la normale, on peut les rapprocher par exemple de ceux de M. John Harrison et Iain M. Banks (Malacar Miles se retrouve autant dans le tegeus-Cromis de Viriconium que dans les héros post-guerre désabusés du Sens du vent).

L'Ile des morts, L'Œil de chat et Le Sérum de la déesse bleue sont symptomatiques des romans de Roger Zelazny. Auteur apparemment peu attiré par la nature humaine, il semble n'avoir de cesse que de transcender cette condition au travers de ses héros, qui sont télépathes (des échanges de pensées subtils s'opposent à des dialogues parfois ineptes), deviennent des surhommes (habités par des dieux, ils se font pure mythologie), ou défient le Temps et l'Histoire (par la cryogénisation, le voyage stellaire, le terrorisme…). Souvent misanthropes et seuls (mais réunis par l'artifice de la création littéraire), ils sont en prise avec les courants contraires de la création et de la mort. Chacun de ces trois romans se clôt par un happy end bancal, peu convaincant, comme forcé, comme si l'écrivain voulait défier la mort en laissant ses héros en vie, ou comme si lui-même ne croyait pas qu'au fond une histoire pouvait finir dans la joie et la félicité.

On peut recommander, avec des réserves, chacun des trois romans, L'Ile des morts pour son importance historique dans la carrière de son auteur, L'Œil de chat pour la trop rare incursion de la science-fiction en terre indienne qu'il constitue, et Le Sérum de la déesse bleue pour son charisme passager. Mais au lieu d'une addition de simples romans souvent inaboutis pris indépendamment, l'œuvre de Roger Zelazny semble plutôt devoir être envisagée comme une tapisserie sans fin dont chaque texte ne serait qu'un motif, une mythologie moderne dont le seul objectif serait de défier la mort. L'écriture chez Zelazny prend la forme d'un courant créateur défiant une échéance que celui-ci paraît redouter. Le côté parfois un peu trop expédié de ses romans acquiert alors une signification particulière si on considère que Zelazny était pressé, trop pressé, d'écrire chaque roman, comme si chaque nouvel acte d'écriture l'éloignait davantage de la mort et de l'oubli.

PS : pour les curieux, signalons que Roger Zelazny avait déjà mis en scène Francis Sandow dans une courte nouvelle anecdotique, « Lugubre lumière » (in Galaxie nº 95), face à son fils, emprisonné dans une planète prison de sa création.

Seigneur de lumière

Ils sont les Premiers et ce sont des dieux. Ils s'appellent Shiva, Brahmâ, Vishnou, Yama, Kali ou Kalkin, détiennent des pouvoirs extraordinaires et règnent sans partage sur le monde des hommes. Une planète, loin de Terra, où toute avancée technologique humaine est détruite, où le dogme religieux est insidieusement inculqué dans les esprits, où l'immortalité est un service payant. Un jour, Kalkin s'émeut de l'injustice qui caractérise le règne des dieux — ses pairs dont il connaît la véritable nature. Il descend se mêler au peuple, où se côtoient mortels et immortels, pour porter la bonne parole, celle d'une nouvelle religion, avec laquelle il espère affaiblir les faux dieux et desserrer leur emprise sur les hommes. Ce qui ne plait évidemment pas aux maîtres du Paradis, qui voient soudain leur autorité ébranlée. Un bras de fer psychologique et politique s'engage alors entre Kalkin l'Enchaîneur, qui se fait appeler dorénavant Sam (diminutif de Mahasamatman), le Seigneur de lumière ou Bouddha, et les dieux. Après une tentative d'assassinat manquée, l'affrontement se transforme en une guerre ouverte et meurtrière, car c'est seul que le Paradis veut régner sur les hommes et leur promettre l'immortalité…

Publié en France en 1975 (Denoël « Présence du futur » n°181), Seigneur de lumière n'a bénéficié d'une révision de traduction que récemment (Denoël « Lunes d'encre », février 2009), notamment pour pallier l'absence d'une partie substantielle du texte originel. Cette révision arrive assez tard, est-on tenté de dire, car sur le seul plan thématique, Seigneur de lumière est sans doute aucun l'œuvre la plus aboutie de l'auteur, qui publiait alors son troisième (!) roman.

Immortalité et hommes dotés de pouvoirs divins sont des thèmes récurrents dans l'œuvre de Zelazny (on pense à Royaumes d'ombre et de lumière, L'Œil de chat, le cycle d'Ambre et surtout L'Ile des morts), une œuvre où bon nombre de titres reposent sur une mythologie ou un panthéon exotique. Ici, sont conviées à la fête deux religions majeures de l'Asie : le bouddhisme et l'hindouisme, proches géographiquement mais séparées par un gouffre que Zelazny met en relief avec fidélité. Le roman est profond, virtuose, documenté, et il n'est donc pas étonnant d'y trouver un grand nombre de références théologiques et mythologiques « sérieuses » dont, entre autres, les Védas de l'hindouisme et les dix préceptes du bouddhisme. Le lecteur curieux se rendra d'ailleurs rapidement compte de la fidélité du texte en se documentant dans des livres spécialisés.

Une guerre divine, c'était le terrain idéal pour Roger Zelazny, l'un des poètes de la science-fiction et le plus à même d'imaginer un tel conflit, forcément cataclysmique. Sa plume ciselée rend à la perfection l'atmosphère des batailles titanesques ; il décrit avec une rare aisance des héros pas toujours francs du collier et des scènes en tous points dramatiques. Et pourtant, dès le début, il ne nous simplifie pas la tâche pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce Seigneur de lumière. Les chapitres ne se suivent pas dans un ordre chronologique strict — une autre façon symbolique de se rapporter au bouddhisme —, l'histoire commençant alors que Sam a déjà perdu la bataille et qu'il vient juste de se réincarner. Ce qu'ignorent à ce moment-là ses adversaires.

Qu'on ne s'y trompe pas, ce roman n'est pas le récit d'une guerre de religions, mais plutôt la description d'une petite aristocratie d'ego surdimensionnés mais tristement humains confrontée à un mouvement révolutionnaire : l'accélérationnisme. La bataille n'oppose pas des dieux ou leurs dogmes, mais des hommes aux pouvoirs effrayants. De divin, ils n'ont que la puissance, et s'ils réussissent à s'affranchir de leur condition mortelle, ils ne possèdent pas la sagesse pour exercer un tel pouvoir. Immortalité et puissance donnent-ils un droit de vie et de mort sur autrui ? Cela fait-il de vous un dieu ? C'est à ces questions, et à bien d'autres, que répond ce roman intemporel, lauréat du prix Hugo 1968.

Une rose pour l’écclésiaste

Au début des années 60, bien avant la parution de son premier roman, Roger Zelazny fait une entrée fracassante dans le petit monde de la science-fiction avec une (grosse) poignée de nouvelles. Par leurs « audaces » stylistiques, par leurs thématiques lorgnant ouvertement plus du côté des sciences humaines que des sciences « dures », ces textes valent alors à leur auteur l'admiration de ses pairs et du public, lesquels s'empressent de lui ériger un piédestal au sein de la dernière des petites cases éditoriales, la new wave. En 1967, quatre des nouvelles les plus marquantes de cette première période se trouvent réunies dans le recueil Une rose pour l'ecclésiaste, accompagnés d'une préface dithyrambique de Theodore Sturgeon.

Qu'on le découvre ou qu'on le relise, le recueil conserve aujourd'hui tout son intérêt, avant tout parce qu'il s'agit de très bons textes, voire, n'ayons pas peur des mots, de chefs-d'œuvre. Des océans furieux de Vénus où rôde un Léviathan captivant ses chasseurs aux plaines arides de Mars arpentées par un poète prétentieux jouant les Prométhée, des espaces interstellaires où se pourchassent des êtres d'exception aux sanctuaires d'une jet-set désabusée en quête d'une invivable immortalité, le jeune Zelazny d'alors fait la preuve de son incroyable talent. En quelques mots, quelques lignes, le ton est donné, avec cette atmosphère mythologique qui pourrait être une marque de fabrique, ces personnages solidement plantés et comme déjà familiers au lecteur, d'autant plus facilement pris dans les filets de l'auteur que si l'on peut lui reprocher un certain manque de contrôle sur la structure de ses romans, Zelazny maîtrise nettement mieux le rythme de ses nouvelles : celles composant Une rose pour l'ecclésiaste relèvent de cette catégorie de textes qui se révèlent impossibles à lâcher sitôt entamés. Et si l'ambition stylistique qui marque son œuvre rend, ici comme ailleurs, certains passages un peu pompeux, l'ensemble réussit toujours à mêler avec bonheur érudition, humour et émotion.

Bien sûr, plus de quarante ans ont passé depuis la première parution de ces nouvelles, et la new wave a achevé son office ; la S-F a assimilé les extravagances et les expérimentations formelles ou thématiques de l'époque et ces quatre textes, malgré leurs qualités intrinsèques, n'auraient probablement pas le même impact s'ils étaient publiés aujourd'hui. Mais ce qu'ils perdent en nouveauté, ils le gagnent en perspective, préfigurant les principaux ressorts thématiques d'une œuvre qui, déjà, ne s'interdit d'exploiter aucun cadre. Ainsi la mort, réelle ou figurée, « vécue » ou côtoyée, s'impose comme le pivot de ces quatre textes, de leurs intrigues comme de leurs personnages ; ces héros, toujours plus grands que nature mais jamais infaillibles, sont dans leur démesure la lentille par laquelle Zelazny plonge son regard au cœur de l'homme, déjà au centre de ses préoccupations.

Quiconque voudrait aujourd'hui lire des nouvelles de Roger Zelazny sans pour autant courir après des dizaines de revues jaunies et souvent hors de prix n'aurait guère le choix : outre quelques rares textes disséminés de-ci de-là (à commencer par « Permafrost » dans le présent numéro de Bifrost), les seuls recueils publiés en France sont un « Livre d'or », chez Pocket, hautement recommandable mais depuis longtemps épuisé, et Une rose pour l'ecclésiaste. En attendant que paraissent enfin l'intégrale raisonnée annoncée chez Denoël « Lunes d'encre », précipitez-vous donc sur ce recueil : ces quatre textes ont tous quelque chose à offrir et, à eux seuls, justifient amplement la place de choix qu'occupe Zelazny parmi les grands auteurs du genre.

Le Maître des rêves

Charles Render est un Façonneur, le meilleur dans sa profession. Ce thérapeute d'un nouveau genre appartient à une élite rassemblant environ deux cents analystes qui se sont spécialisés dans la Neuroparticipation — une forme de cure psychique rendue possible à la fois par certaines dispositions mentales et l'usage d'une technologie avancée. Au moyen d'une « Unité de Transmission-Réception Neurale Omnicanaux » qui relie médecin et patient, le praticien est en mesure d'élaborer des structures oniriques. Il façonne la matière des rêves, afin de mettre en évidence névrose et comportement paranoïaque. Littéralement, il est un révélateur d'images, comme on le dirait d'un procédé photographique.

Cette intimité unissant l'analyste et son client demeure cependant sous contrôle, afin d'éviter toute forme de transfert, comme il est d'usage depuis Freud. À ceci près qu'ici le risque n'est pas pour l'analysé, mais bien pour le médecin : « Si le thérapeute perd pied au cours d'une séance, il n'est plus le Façonneur, mais le Façonné » (p. 51). C'est pourquoi un certain nombre de sécurités narcoélectriques isolent le mental du Façonneur, afin de le préserver.

Une distance que Render entretient aussi dans la vie. Veuf, il a placé son fils Peter dans un pensionnat huppé et ne le voit qu'en période de vacances, passées aux sports d'hiver à Saint-Moritz ou Davos. L'analyste a une maîtresse, mademoiselle De Ville, qu'il fréquente de loin en loin. Ses confortables revenus n'ont pour but que d'assurer son image, lui qui manipule celles des autres.

Cette routine entretenue à tendance psychorigide, dont le thérapeute a pleinement conscience, va être bouleversée par l'arrivée d'Eileen Shallot. La sublime jeune femme souhaite exercer la Neuroparticipation. Interne en psychiatrie à l'Institut fédéral de psychothérapie, le docteur Shallot dispose de toutes les qualifications. Mais elle est aveugle de naissance, et Render estime qu'il serait trop dangereux de lui faire visualiser des rêves. Eileen lui propose alors de devenir sa patiente, afin qu'elle s'habitue progressivement à la nouveauté des images et contrôle ses émotions. Voyant l'intérêt d'un pareil cas d'étude, Render accepte. Le phénomène de transfert va alors commencer…

Second roman de Roger Zelazny, l'argument a fait aussi l'objet d'une nouvelle, « Le Façonneur », publiée chez nous dans Histoires de mirages dans « La Grande encyclopédie de la science-fiction » du Livre du Poche. La présente édition nous permet de découvrir enfin le texte intégral, dans une traduction révisée qui rend pleinement compte du caractère impersonnel de la narration, à l'image de la société décrite mais aussi de Charles Render. Lui-même, élégant et froid, fait figure de symptôme, parfait représentant de son temps. Le praticien tient un discours réaliste sur son activité : l'époque débarrassée des maux classiques, faim et insécurité, est une ère de névroses. Dépossédés de leurs problèmes extérieurs, les gens développent des troubles internes, à la façon du roman de Pierre Boulle Les Jeux de l'esprit, postérieur à celui de Zelazny.

De manière intéressante, durant tout le récit Charles Render n'aborde jamais la raison d'être de sa profession, s'en tenant uniquement à l'évocation des moyens techniques. Et lorsqu'il tente de ne pas en faire une simple description concrète, le médecin n'a pas recours à un registre clinique, mais à des références mythologiques. La couronne de micro-circuits qu'il coiffe pour pénétrer le mental du patient lui fait « une tête de Méduse ». La Gorgone est d'ailleurs plusieurs fois convoquée dans le roman, ce qui n'étonnera pas chez Zelazny.

De même, la fin visée par la Neuroparticipation est on ne peut plus concrète : il ne s'agit pas tant de soigner des gens que de les rendre à nouveau fonctionnels. En cela, cette thérapie d'un nouveau type se situe dans le parfait prolongement du freudisme réinterprété par l'école américaine, et rend l'art des Façonneurs plausible. Après tout, seule l'avancée technologique constitue une nouveauté, mais les présupposés demeurent les mêmes. L'individu, assujetti au tout social, est déclaré sain s'il est à nouveau productif.

Deux exemples dans le roman confirment cette option : la scène d'ouverture qui n'a pour but que de permettre au député Erickson de reprendre son activité. Et, page 46, la cure d'un musicien grec par le biais d'une reconstitution de l'Atlantide, destinée à le délivrer de sa paranoïa. Sans cynisme, mais avec une froide lucidité, Render déclare l'avoir rétabli. Privé du génie que lui occasionnaient ses troubles, il n'est plus qu'un bon joueur de saxo. Un succès, dans cette société qui privilégie la norme et le groupe, contre le soin de l'individu.

Ce désaveu du freudisme s'incarne dans le chien d'aveugle qui accompagne Eileen. Le berger allemand Sig (pour Sigmund Freud qui affectionnait la compagnie de bergers allemands) est capable de parler, disposant d'un vocabulaire d'environ quatre cents mots. Parodie des analystes européens classiques qui peuvent parler mais évitent d'intervenir dans le discours du patient.

Reste que Charles Render aurait dû faire davantage cas du père de la psychanalyse. C'est en transgressant l'interdit fondamental du transfert que sa vie va basculer. Pourtant, et comme il se doit, le thérapeute a lui-même fait l'objet d'une analyse avant de pratiquer. Cela, suite à la mort dans un accident d'automobile de son épouse Ruth et de leur fille Miranda. Or cet accident paraît improbable dans une société où les voitures sont à conduite automatique, et où le nec plus ultra est de programmer au hasard sa destination dans une « Odyssée aveugle ». Il est possible de croire à une relecture phantasmatique d'un épisode traumatisant, d'autant que l'on programme sa voiture dans des termes identiques à ceux employés pour l'unité qu'utilise le Façonneur.

Render va mêler ses perceptions à celles de la patiente aveugle, littéralement confondre impressions de l'analyste et de l'analysée. La limite entre discours théorique du praticien et propos tenus par son client est ténue. Quelle est la différence entre interprétation et délire, puisque dans les deux cas il y a discours sur le réel, et conviction de sa véracité ? Un risque qu'évoquait déjà Freud dans Résultats, idées, problèmes : « Les délires des malades m'apparaissent comme des équivalents de construction que nous bâtissons dans le traitement psychanalytique ».

À quoi s'ajoute enfin le fait qu'Eileen est aveugle. Or, si elle dispose bien d'une imagination, en tant que faculté de production d'images mentales, il va de soi que ses représentations diffèrent de celles d'un voyant.

Ici, il est fort à parier que Roger Zelazny évoque ses classiques. L'auteur est spécialiste des drames élisabéthains ou jacobéens (dont il est question dans le roman) comme en témoignent son travail universitaire puis par la suite ses fictions. Zelazny a probablement en tête les études radicalement novatrices menées aux XVIIe et XVIIIe siècles au Royaume-Uni… sur les aveugles.

Dans sa lettre du 2 mars 1693, le médecin irlandais William Molyneux expose un cas au philosophe John Locke. Imaginons qu'un aveugle de naissance ait l'habitude de reconnaître par le toucher deux solides métalliques, cube et sphère. S'il était subitement doté de la vue, parviendrait-il de loin à identifier les solides par le seul biais de la vision ? Le problème divisera toute la communauté des philosophes, de Locke à Diderot en passant par Leibniz, La Mettrie et Berkeley.

Zelazny modernise l'expérience en attribuant à Eileen Shallot, aveugle de naissance, des impressions visuelles transmises dans le cortex via une minuscule cellule photoélectrique. Mais, de l'hypothèse de Molyneux au roman, le problème de la reconnaissance demeure identique.

Comme l'avaient déjà montré les observations de William Cheselden. En 1728, le chirurgien ophtalmologiste publie un mémoire sur un jeune patient qui, victime de cécité durant la petite enfance, a recouvré pour partie la vue (à nouveau le cas d'Eileen puisqu'elle dispose d'une reconnaissance minimale assistée par la technique). Cheselden constate que les aveugles de naissance et ceux qui ont perdu la vue n'ont pas la perception de la taille, de la profondeur, de la distance. Ils oublient continuellement ce qu'est une chaise ou n'importe quel objet usuel (ce sont des difficultés de cette nature qu'appréhende Charles Render dès leur première rencontre, Eileen n'ayant pas eu l'occasion de mémoriser l'extérieur). La perception de l'espace se réduit à la sensation du corps, et laisse surtout place à une perception temporelle (le Façonneur et sa patiente construisent une relation de reconnaissance dans la durée). L'état d'exaltation initial laisse souvent place à une profonde dépression pouvant conduire jusqu'au suicide (le suicide d'un voisin constitue l'unique cas dans le roman de Zelazny où Charles Render est troublé). Enfin, Cheselden constate que les aveugles développent une étrange affection, la « fausse vue » ou blindsight qui coupe la conscience de toute perception extérieure.

Effondrement interne, c'est exactement ce qu'il adviendra dans le récit, non pas à Eileen mais à Render. À force de donner à voir, le Façonneur finira ébloui par ses visions intérieures. Un éblouissement que se doit de partager le lecteur quitte à, dans ce qui n'est qu'un témoignage personnel, être poussé par ce roman à devenir auteur. Peut-être un aveuglement, voyons-y l'occasion de créer des images.

Toi l'immortel

« La catastrophe atomique des Trois Jours n'a pas seulement détruit à peu près toute trace des civilisations continentales ; elle a également provoqué l'exode de la plupart des Terriens survivants sur les planètes de la Confédération végane, et considérablement augmenté l'espérance de vie de quelques hommes. Conrad Nomikos est l'un d'entre eux. Nul ne sait son âge, pas même son amie Cassandre avec qui il vit sur une île grecque miraculeusement préservée du cataclysme. Nomikos est aussi le conservateur des ruines de la Terre ; à ce titre, il va servir de guide à Cort Myshtigo, un Végan venu visiter les décombres de la planète sous le prétexte d'une étude historique. » Extrait du quatrième de couverture, un résumé parfait pour comprendre le décor de ce roman, mélange de mythologie grecque, d'hommage à Joseph Conrad et de récit d'aventure post-cataclysmique.

La première chose qui frappe au sujet de ce premier roman de Zelazny, paru la même année que la version en volume du Maître des rêves, c'est qu'il est loin d'être convaincant sur le strict plan narratif : les cent premières pages pédalent un tantinet dans la semoule et la suite souffre d'une surabondance de scènes d'action qui se précipitent vers une fin décevante. Le tout est par conséquent bancal et il est légitime de se demander pourquoi Toi L'immortel a eu le prix Hugo 1966, ex-aequo avec Dune. Sans doute le lectorat américain a-t-il été séduit par l'ampleur des personnages mis en scène et le mélange de mythologie grecque et de S-F (présent aussi dans Dune avec les Atrides/Atréides). À bien y réfléchir, Toi l'immortel est le brouillon traversé de fulgurances, la bande-annonce de tout le pendant mythologique de l'œuvre de Zelazny — ensemble de romans et de nouvelles dont le sommet est sans doute aucun Seigneur de lumière. On retrouve dans ce premier roman un des thèmes phares de Zelazny : la surhumanité, à savoir cette humanité poussée au-delà d'elle-même, vers l'infini et le divin. Outre ce thème fétiche, Toi l'immortel nous parle de colonialisme, d'altérité et de racisme, avec un manque de pincettes tout à fait réjouissant.

« Introduction idéale aux univers de Zelazny, Toi l'immortel garde aujourd'hui encore une profondeur et une originalité certaines. » Voilà ce qu'écrivait Pascal Patoz en 2005 dans la défunte revue Galaxies. On se permettra toutefois de ne pas être d'accord avec la première assertion, car, faible sur le plan narratif, Toi l'immortel n'est pas un des premiers Zelazny à lire (on lui préférera Les Neuf princes d'Ambre, L'Enfant de nulle part ou Le Maître des ombres pour découvrir le corpus zelaznien, et on réservera plutôt les aventures de Conrad Nomikos à des lecteurs motivés à même d'extraire des diamants de la boue des origines).

On achèvera cette recension sur un regret : la traduction proposée par Folio « SF » est toujours celle de Mimi Perrin datant de 1973, un « travail de jeunesse » que ladite Mimi Perrin, aujourd'hui traductrice de John Le Carré, avait souhaité « réviser » gracieusement, souhait qui n'a pas été exaucé en 2004 à l'occasion de la réédition du titre (pour info, une édition définitive de Toi l'immortel est dans les tuyaux chez Denoël, éditeur historique du titre).

Le Temple du Dragon

On connaissait Marianne Leconte directrice de collection : la mythique « Titre-SF » chez Lattès, qui publia entre autres Moorcock et Howard, mais aussi Shirley, Curval, Delany et Priest. On connaissait Marianne Leconte anthologiste, pour des volumes consacrés à Theodore Sturgeon ou à la Femme. Mais on ne la connaissait pas jusqu'à présent en tant qu'auteure, ou plutôt peu — quelques nouvelles ici ou là. Voilà qui est désormais réparé avec ce Temple du dragon, roman paru dans la collection jeunesse « Royaumes perdus » ; ce qui, finalement, ne surprendra guère de la part de quelqu'un ayant tant fait pour l'œuvre de Sturgeon, lui qui aura beaucoup écrit sur l'enfance.

Le principe de cette collection, rappelons-le dirigée par Xavier Mauméjean, est de proposer des ouvrages de fantasy dans des cadres mythologiques ou légendaires. Ici, c'est la Chine que Leconte choisit d'explorer, à travers une communauté de héros accomplissant une quête : on croisera donc une femme renarde, un vieux sage, une chamane, un lettré, un soldat déserteur… Tous vont devoir s'unir pour rétablir l'équilibre du monde : en effet le chi, l'énergie vitale, s'est figé, entraînant la Stagnation. Le monde dépérit, les gens meurent dans d'atroces souffrances. Rude mission que celle confiée à Allia et aux siens…

Le roman prend une forme canonique de la fantasy : constitution d'une équipe disparate, puis départ pour une quête semée d'embûches. Le jeune lecteur ne sera pas dépaysé par cette intrigue très classique et sans surprise, et pourra donc s'intéresser à ce qui fait le sel de ce livre : les références à la culture chinoise. La philosophie orientale est ainsi distillée à renforts de notes initiales et d'un lexique en fin d'ouvrage ; elle imprègne bien évidemment le roman, mais sans être trop prégnante. Marianne Leconte réussit ainsi à marier le rythme d'un récit d'aventure avec un exposé des croyances et coutumes chinoises pour au final livrer un Temple du dragon abouti. On reprochera simplement au livre certains personnages un peu stéréotypés et manquant de profondeur, mais ce n'est qu'un défaut mineur de cet ouvrage qu'on conseillera donc sans hésiter, en le recommandant avant tout aux plus jeunes.

Baroudeur

Ce recueil de Jack Vance reprend cinq nouvelles publiées précédemment dans divers livres parus aux éditions Pocket. Texte parmi les plus célèbres de l'auteur, c'est « Le Papillon de Lune » qui a l'honneur de la couverture, belle et parfaitement adéquate (quoique trop terne), signée Véronique Meignaud. « Le Papillon de Lune », c'est du Vance pur jus : un diplomate terrien résidant sur Sirène doit récupérer un dangereux criminel. Ce dernier lui donnera toutefois moins de fil à retordre que la société très codifiée de la planète : tous ses habitants portent en effet des masques très travaillés pour indiquer leur état d'esprit et ne communiquent qu'en chantant sur des instruments forts compliqués. La richesse d'imagination de Vance explose ici, de même que sa faculté à décrire cette société si différente et ses coutumes étranges. Beaucoup plus étonnant dans l'œuvre de l'auteur, « Personnes déplacées » (publié dans son « Livre d'Or » à l'époque et jamais réédité depuis, allez comprendre pourquoi) est un texte poignant narrant l'émergence soudaine d'un peuple depuis les profondeurs de la terre, dont on ne sait que faire et que tous les gouvernements rejettent. On y verra bien entendu une allusion directe et très transparente à la misère de certains peuples déplacés parce que jugés trop encombrants, problématique éternelle encore d'actualité aujourd'hui, et qui confère une force indéniable à ce récit. Dans « Le Bruit », un homme échoué sur une planète voit celle-ci se parer successivement de différentes couleurs dominantes donnant des atmosphères très variés, contraste rehaussé par les modifications de l'ambiance sonore — de la musique apportée par la brise — du lieu. Cette nouvelle est une merveille de poésie ; dommage que la fin, un peu vieillotte, ne soit pas à la hauteur. « La Princesse enchantée » est une jeune femme aveugle mais à l'imagination débordante, cruellement utilisée par un producteur de cinéma sans scrupule ; on retrouve le principe de l'enquête policière cher à Vance, pour un texte qui se laisse lire malgré là encore une fin particulièrement convenue. Reste « Le Temple de Han » qui, je l'avoue, m'est tombé des mains : il a très mal vieilli.

Au final, Baroudeur (clin d'œil évident à l'aventurier que fut Vance) est une réédition bienvenue de deux classiques vanciens agrémentés de trois récits plus ou moins intéressants, qui plaide nettement pour la publication d'une intégrale raisonnée des textes courts de l'auteur. À défaut, on se procurera en priorité le « Livre d'Or » de Jack Vance (plus disponible en neuf depuis des lustres), ses recueils parus dans la première moitié des années 90 (pas davantage disponibles) ainsi que ceux publiés depuis quelques années par le Bélial' (qui, eux, sont tous les trois disponibles, certains même en poche, chez Folio et Pocket).

Suprématie

Le pseudonyme de Laurent McAllister abrite deux auteurs canadiens francophones : Jean-Louis Trudel, astrophysicien, assez bien connu de ce côté-ci de l'Atlantique, et Yves Meynard, un peu moins connu sous nos longitudes mais jouissant d'une bonne réputation sur l'autre rive de l'océan. Quand on lit la quatrième de couverture, on en retire l'impression que Jean-Louis Trudel est le maître d'œuvre de cet énorme roman guère éloigné de ce que l'on a pu lire par ailleurs sous sa plume.

Suprématie est bien sûr frappé du défaut le plus répandu de nos jours, maladie plutôt anglo-saxonne : l'obésité littéraire. Un surpoids, au sens propre, qui finira par donner des tendinites aux lecteurs. Trop gros, trop long. Certes, mais ici à aucun moment ce n'est rédhibitoire. Rien n'est injustifié ni gratuit. Les péripéties sont bien intégrées dans une construction solide. Trop de batailles, trop de combats. Couler le Bismarck était-il si différent de couler le Yamato ? Suprématie est l'histoire d'une guerre, et une guerre est une suite de combats.

Cette histoire, c'est celle de la guerre menée par le Doukh / Harfang contre la Suprématie dans l'Amas, l'histoire d'un vaisseau presque invincible qui, seul, tient tête à toutes les forces suprémates de l'Amas. L'Amas, c'est le trou du cul de la galaxie, technologiquement inférieur mais pas forcément en retard car on est dans une situation de décadence. Le passé connaissait un niveau technique supérieur qui a produit le Harfang que pilote Mnémosyne, une intelligence artificielle avec laquelle Lynga, le second, entretient une relation de fusion, une sorte de symbiose.

C'est aussi, surtout, la guerre privée du capitaine Alcaino contre la Suprématie. Il est un ancien suprémate, déchu pour avoir douté, qui a été déporté dans une « nef des fous » dont il est parvenu à s'évader. Et c'est un homme rancunier qui n'a d'ailleurs nul autre choix que le camp d'en face car la Suprématie ne tolère aucune altérité.

L'équipage du Harfang est constitué de mercenaires censés se battre pour de l'argent et proposer leurs services au plus offrant. L'équipage ayant le plus souvent eu maille à partir avec la Suprématie, il s'agit plutôt de corsaires livrant une sorte de guerre de course qui se louent aux divers mondes indépendants de l'Amas en butte aux tentatives d'annexions suprémates. Le Harfang est une entreprise de combat économiquement indépendante mais clairement positionnée dans le camp des opposants à la Suprématie qu'il incarne pour une large part.

Le roman commence lorsqu'un de ces états, la Ville d'Art, en proie à une agression suprémate, engage Alcaino et son vaisseau pour faire sauter le blocus dont il est victime. En contrepoint à la victoire du Harfang, la Suprématie s'empare de Dorada, la planète de Pieter Blauw, compagnon d'évasion d'Alcaino — comme lui ancien suprémate —, et parvient à lui remettre la main dessus. Pour se venger du revers subit à la Ville d'Art, convaincre le reste de l'Amas de l'inanité de toute résistance et inciter Alcaino à une action irréfléchie sous l'empire de la colère devant le conduire à une erreur fatale qui permettrait la destruction du Harfang qui est comme une épine dans le pied de la Suprématie, cette dernière anéantit la Ville d'Art et extermine sa population (de toute façon inutile dans la conception suprémate). L'affrontement entre Alcaino et la Suprématie ne sera pas sans rappeler celui du capitaine Achab et de Moby Dick…

Les péripéties qui s'ensuivent sont entrelardées de flash-back qui montrent comment Alcaino (et Blauw) en sont arrivés là.

Le moment le plus intéressant du roman est situé au premier tiers, après la capture de Blauw. C'est à cette occasion que McAllister décrit la Suprématie comme système politique. Dictature sans dictateur, c'est le diktat de la pensée unique. Celle-ci n'est pas imposée par une quelconque tyrannie mais par un ensemble de techniques. Tous les suprémates ont le cerveau câblé et sont reliés en un réseau global de pensée. Tout le monde pense pour tout le monde. Tout le monde pense la même chose en ce sens que la réalité est unique. Il n'y a donc plus de possibilité de conflit interne. Tout le monde travaille au même Grand œuvre avec une efficience maximum qui est au cœur de la propagande suprémate : un monde meilleur parce que plus efficace, plus efficace parce sans conflit. Sans liberté, disent les opposants. La liberté et l'altérité engendrent des conflits, pourquoi les entretenir, rétorquent les suprémates. Il y a là une problématique très actuelle. La Suprématie ne fait rien d'autre que d'incarner l'inclinaison de la civilisation occidentale qui rêve d'un monde pacifié et ne répugne à aucun carnage pour l'imposer. En interne, la notion de sécurité s'est totalement imposée au détriment de celle de liberté. Dans Réalité partagée (Pocket « SF »), Nancy Kress nous avait déjà proposé une semblable société où toute pensée non conforme générait une épouvantable douleur, métaphore de l'angoisse de plus en plus aigüe qui saisit nos contemporains lorsqu'ils se sentent en situation de non-conformité. Taxer quelqu'un d'original est franchement péjoratif ; quant à l'individualisme, c'est une tare gravissime, une insulte, une maladie honteuse à psychiatriser d'urgence. Dans une œuvre plus récente, ZenCity (le Diable Vauvert), Grégoire Hervier nous donne à voir, en quelque sorte, la naissance de la Suprématie qui dérive directement des concepts behavioristes chers à Skinner, notamment la négation de la notion de for intérieur. Quand Alcaino se voit moralement choqué par les atrocités auxquelles il participe, qu'il en vient à douter du bien-fondé de la réalité unique, on l'envoie chez les fous. On regrettera que McAllister n'approfondisse pas davantage l'opposition entre les sociétés libres de l'Amas où subsiste cet espace intérieur qui constituait le territoire de prédilection de la S-F des années 60 / 70 et la Suprématie, plus actuelle mais terriblement superficielle.

Plutôt que des scories, des éléments finalement inexploités, il semblerait que McAllister ait posé des jalons en vue d'une suite. Ainsi le personnage de Bernabo qui est loin d'avoir donné tout ce qu'il a dans le ventre, les observatoires gravitationnels dont on ignore encore le rôle qu'on suppose important mais pas dans ce livre… Les auteurs s'étendent sur les bombes, sur l'accès aux hypervitesses, mais éludent la principale tactique mise en œuvre par le Harfang, comme si c'était trop en demander à la part astrophysicienne de McAllister.

Suprématie est un space opera moderne qui a tous les atouts pour ravir les amateurs du genre, et même un peu plus. C'est un roman bien construit qui, en dépit de sa taille conséquente, ne souffre pas vraiment de sa longueur bien que l'on eût apprécié davantage de concentration. Mais après tout, pourquoi bouder son plaisir ?

Les Héritiers d’Homère

Outre l'œuvre, dont on fait le point de départ de la littérature en Occident, la figure d'Homère continue de susciter des interrogations. Encore aujourd'hui, les spécialistes de la Grèce antique ne peuvent affirmer avec certitude s'il s'agissait d'un individu ou d'un collectif d'auteurs. Surfant sur cette ambiguïté primordiale, les toutes jeunes éditions Argemmios (créées par Nathalie Dau pour promouvoir ses propres écrits et qui s'ouvrent désormais à d'autres auteurs) étoffent leur catalogue d'une anthologie inspirée des grands thèmes et mythes popularisés par l'aède aveugle : au programme dix-huit textes (agrémentés d'un glossaire), dont la majorité de fantasy (héroïque et urbaine), plus quelques incursions dans l'inclassable, alors qu'on ne relève en tout et pour tout qu'un seul vrai texte de S-F.

Le détail, c'est ici :

Franck Ferric donne « La Bouteille, le barbu et le sens du monde » sans en donner la clé, ce qui expliquerait qu'on n'a pas vraiment réussi à pénétrer le sens de ce texte pourtant bien écrit. Déambulation alcoolique d'un manutentionnaire au trente-sixième dessous qui, fatalement, va finir par voir dans ses fonds de bouteilles des choses impossibles.

« La Caverne des centaures mâles », de Marie-Catherine Daniel, brode sur une histoire mille fois dite : le passage de l'enfance à l'âge adulte. L'imagerie pénètre bien la rétine (équidés, caverne primordiale, rut contrarié), mais la métaphore n'est pas d'une légèreté extrême et le texte non plus.

On reste dans la farce équine avec « La mort d'Héraclès », de Claire Jacquet, qui accommode le théâtre antique à la sauce vaudeville. Nessus, représentant en lessive qui lave plus blanc que blanc, joue le trouble-fête dans un triangle amoureux dont la résolution vire au Grand Guignol. Marrant.

« Le syndrome de Midas » transporte le mythe de l'homme aux doigts d'or dans la City des traders, au XXIe siècle. Racolé par un fond de gestion prestigieux, le narrateur goûte les joies du fric facile avant de subir un terrible revers qui, littéralement, le jette à l'égout. Convenu, mais Jess Kaan parvient à investir un sujet d'actualité (l'argent, les hommes qui le manipulent) d'une dimension surnaturelle assez prenante.

Sophie Dabat tente de dépoussiérer le mythe de Perséphone et la naissance des Erynies dans « Le Pacte d'Hécate ». Mais tout ça reste un peu paresseux.

« Aube » est une niaiserie romantique à haute densité lacrymale, signée Eliane Aberdam. Voilà un texte qui tient de la fanfic, mauvaise qui plus est, et qui se positionne d'ores et déjà pour le razzie de la pire nouvelle francophone.

« Cet éternel orgueil », de Nadège Lapouillez, propose une variation sur l'histoire d'Arachné, jeune fille punie parce qu'elle était trop talentueuse et trop orgueilleuse. L'héroïne, ici, ne finit pas en insecte velu mais en statue. Style sûr, classique, épuré. Pas mal du tout.

Si Elephant Man avait connu la chirurgie esthétique, il aurait peut-être épousé le destin du Narcisse imaginé par TK Ladlani dans « Prisonnier de son image » : avalé par son portrait, comme Dorian Gray. Belle réussite.

« Mayday » est une short short délicieusement cruelle où Jeanne-A Debats s'essaie à l'écholalie. Joli.

« L'Esprit de l'Hellespont », une fantasy historique d'Olivier Boile, nous explique les vraies raisons du désastre de Salamine. À moins qu'il ne s'agisse d'un plaidoyer écolo ? Au début, c'est mou ; à la fin, aussi. Entre les deux, on s'ennuie féroce.

« Nyctale de Samothrace » explore la psyché inquiète d'une petite fille qui voit dans le noir et veut s'initier aux mystères d'Artémis. Fabrice Chotin livre là une fable trop nébuleuse pour nous.

« Le Chêne et le tilleul » : c'est l'histoire d'un mec qui se coupe les burnes par amour, avant de se transformer en plante verte. Les mythes grecs sont parfois très très bizarres, comme l'avait relevé feu Robert Graves. Charlotte Bousquet nous raconte ça avec un naturel déconcertant.

« L'Hospitalier », théâtral, empesé, démonstratif, n'en reste pas moins l'un des textes forts de l'antho. Agathon est aimé et chéri de Zeus, tant et tant qu'il finit par susciter la jalousie des autres immortels, qui n'auront de cesse de le faire déchoir. Le montage est aussi radical qu'efficace. Yan Marchand met en scène une galerie de personnages cyniques, capricieux, cruels comme des enfants — ou bien agaçants dans leur perfection même — avec une réelle jubilation et un style qui mérite d'être revu.

On n'est en revanche pas parvenu au bout de « La Descente aux Enfers d'Orphée et Eurydice », d'Anthony Boulanger, réécriture contemporaine et ratée de la première ghost story du monde.

« Pierce's Track : the Maid and the Higway » ressemble à un road movie hard boiled plein de sueur et de poussière. Nicolas Eustache s'essaie à un mix improbable mais, ma foi, pas désagréable, entre diverses influences américano centrées (frères Coen, Carpenter).

Voici (enfin !) une fantasy historique qui ne se contente pas d'une simple transposition littéraire : « Les Sept derniers païens » raconte, sur un mode décontracté, la mort programmée du christianisme dans une antiquité finissante. Le jeu de piste mis en place par Romain Lucazeau est enlevé, érudit et haletant, même si l'écriture ne tient pas toujours la distance.

« Sémélé », seule vraie nouvelle de S-F de l'anthologie, remporte la palme de la noirceur. Philippe Guillaut donne une version désenchantée, voire carrément sordide, de la conquête des étoiles. On sort remué par tant de mauvais sentiments.

Enfin, « Firestarter » n'est pas un pare-feu pour Linux mais un trip musical inspiré par Dionysos (déguisé pour l'occasion en dieu-cerf façon celtique), rédigé dans une forme syncopée qui veut coller au fond mais ne décolle pas vraiment. Le texte de Céline Brenne ne laissera pas un souvenir inoubliable.

Comme on l'a vu, le souffle des muses a touché inégalement les auteurs (dont beaucoup sont totalement inconnus ou presque), comme il en va d'ordinaire pour de tels projets. Le principal reproche qu'on peut leur faire — ainsi qu'au deux maîtres d'œuvre, Nathalie Dau et Jean Millemann — est de s'être complu dans une sorte de timidité (voire, pour certaines plumes plus confirmées, dans une certaine facilité) : trop de textes se contentent d'une simple transposition et n'arrivent pas à s'affranchir des mythes dont ils s'inspirent, problème qu'une approche moins consensuelle aurait peut-être pu résoudre. Les anthologistes n'en sont pourtant pas à leur coup d'essai, puisqu'ils avaient déjà travaillé ensemble, l'un en tant qu'auteur et l'autre, déjà, comme anthologiste, sur un recueil du même calibre (L'Esprit des bardes, Nestivqnen). Ces quelques réserves ne sont toutefois pas de nature à entacher le bilan d'un ouvrage globalement satisfaisant, qui devrait être suivi dans le futur d'initiatives similaires (un recueil sur les mythes scandinaves est annoncé). Le travail des éditions Argemmios, comme celui de toutes les micro-structures qui sévissent dans nos genres préférés et les font vivre, mérite à ce titre d'être salué et encouragé — et ce même si leurs livres ne sont guère présents en librairies ; privilégiez donc le Net en l'occurrence : .

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