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N°44, le mystérieux étranger

On s’en souvient, les éditions Tristram s’étaient fait remarquer en publiant l’intégrale des nouvelles de J.G. Ballard dans une superbe traduction. Aujourd’hui, elles nous offrent en format de poche (cet ouvrage était paru en grand format en 2011) un des trois manuscrits inachevés de Mark Twain, N°44 le mystérieux étranger. Commencé vers 1899, ce roman, sans cesse remanié, était encore sur la table de travail de l’auteur à sa mort en 1910. Un récit foisonnant, qui nous plonge dans l’Autriche de la fin du xve siècle, la Renaissance en Europe. Mais dans ce pays, « c’était encore le Moyen Age ». Un Moyen Age fantasmé proche de l’obscurantisme, avec ses hommes d’église tout-puissants imposant leur volonté à des ouailles consentantes et convaincues de croiser le Diable au moindre carrefour.

August, jeune apprenti de seize ans, vit dans un château à moitié en ruines avec la famille d’un maître imprimeur et ses ouvriers. Le climat est tendu, tant les rapports de force prévalent, chacun se battant pour maintenir ses privilèges. Mais la vie suit son cours. Jusqu’à l’arrivée d’un étrange individu répondant au doux nom de « Numéro 44, Nouvelle Série 864 962 » ! Imaginez l’effet produit sur ces esprits tout imprégnés de croyances soufrées. Sans la bonté d’âme du maître de maison, ce jeune homme aurait fini entre les mains du Père Adolf, grand pourfendeur autoproclamé du Malin. Or, peu à peu, des événements mystérieux se produisent, qu’on met tout d’abord sur le compte des pouvoirs d’un magicien local. Mais les phénomènes surnaturels prennent des proportions formidables. Quarante-quatre, tout d’abord, se montre capable de soulever des caisses au poids impressionnant. Mais ce sont aussi les presses à imprimer qui fonctionnent toutes seules, alors que les ouvriers se sont mis en grève. Et ce n’est que le début…

Récit classique de premier abord, avec description précise et imagée du lieu où se situe l’action émaillée du portrait des différents personnages,  N°44  le mystérieux  étranger quitte rapidement les chemins traditionnels pour basculer dans une fantaisie tantôt maîtrisée, tantôt débridée. Ce Quarante-quatre, dont on ignore tout au début du livre, va prendre une importance considérable et bouleverser aussi bien la vie des habitants du château que le cours du texte. Mark Twain applique à ce roman fantastique les techniques du récit d’aventures : les péripéties, souvent surprenantes tant l’auteur ose aller loin (on comprend là sa réticence à le publier trop tôt), encadrent des passages plus réflexifs. Sur l’être humain et ce qui le constitue, avec l’apparition de doubles issus de nos rêves. Sur la société et ses travers, la soumission à l’autorité, religieuse ou autre. Réflexions, enfin, sur le monde, sa naissance et sa mort. L’auteur aspirait à exprimer son point de vue sur l’Homme, sans se soucier d’aucun groupe, d’aucun préjugé, d’aucune opinion. Et force est d’avouer qu’il y parvient de manière brillante et explosive dans ce qu’il qualifiait lui-même de conte, un conte étonnamment moderne par moments. De fait, N°44 le mystérieux étranger se révèle une lecture réjouissante dont il serait dommage de se priver.

Dernier meurtre avant la fin du monde

Toilettes d’un McDonald’s de Concord, New Hampshire. Dans lesquelles on retrouve Peter Zell, un agent d’assurances insignifiant. Pendu. Tout semble indiquer un suicide. Sauf que Hank Palace, jeune policier fraîchement promu officier, n’y croit pas. Son instinct pointe une incohérence. Ceci étant, son instinct, tout le monde s’en moque. D’abord parce qu’il n’est qu’un bleu sans expérience dont les attitudes semblent tout droit sorties du manuel du parfait petit policier. Et puis, surtout, il va mourir dans quelques mois. Et avec lui la majorité des habitants de notre planète. Car l’astéroïde 2011GV fonce vers la Terre, et la collision est inévitable. Alors un mort de plus ou de moins, hein ?

L’idée, quoique déjà vue, est plutôt bien menée. La société se délite progressivement après l’explosion de notions comme le bien commun et l’épargne en prévision du futur. Terminés les « Je ferai ça aux prochaines vacances », les « J’aurai le temps pendant ma retraite » et les « Je le lirai plus tard ». Les priorités sont révisées. Maintenant c’est chacun pour soi. Certains individus abandonnent leur routine et tentent de réaliser leurs fantasmes. D’autres survivent en se raccrochant à des habitudes qu’ils rêvent immuables. Beaucoup, enfin, refusent de laisser 2011GV décider de l’heure de leur sortie et précipitent leur fin. Si les Etats n’avaient pas donné des pouvoirs exceptionnels à l’armée, tout ne serait qu’anarchie. Le port d’armes est sévèrement puni par la loi, tout comme le trafic de drogues. Or, avec cette épée de Damoclès fonçant droit vers la planète bleue, les peines de prison de quelques mois deviennent des condamnations à vie. Ce qui en fait réfléchir plus d’un, et évite que tout ne s’écroule définitivement.

C’est là l’intérêt principal de Dernier meurtre avant fin du monde, la réflexion que le roman développe sur les conséquences d’une catastrophe annoncée sur nos comportements, individuels et collectifs. Pour le reste… Plus on tourne les pages, plus le lecteur se demande lui aussi « A quoi bon ? ». Le personnage principal, lisse et agaçant à force d’objectivité (un collègue lui demande s’il ne vient pas d’une autre planète, on comprend vite pourquoi), semble vivre hors du monde tant il paraît imperméable aux événements — on est presque surpris quand il tombe amoureux. Bref, la mayonnaise ne prend pas, et l’intrigue, tout juste correcte, peine à maintenir l’intérêt. A vrai dire, on en vient à se féliciter de la brièveté (relative) du texte, qui se lit malgré tout assez vite. De là à attendre avec impatience la sortie du deuxième volume de cette trilogie dont le dernier tome est paru aux Etats-Unis en juillet dernier, il y a un pas, peut-être même deux…

Waldgänger

Vétéran des forces spéciales devenu agent de sécurité pour une mission archéologique, Blake est frappé lors d’une attaque par une balle incandescente d’un nouveau type, un projectile qui l’aurait entièrement brûlé s’il n’avait saisi, dans la crypte où il s’était réfugié, une dague récupérée dans le ventre d’un cadavre, et qui a agi à la façon d’un talisman. Il se réveille à l’hôpital, affreusement défiguré, assailli de visions antiques qu’il ne comprend pas, et se découvre doté de pouvoirs et de capacités extra-sensorielles. La descente aux enfers de Blake se poursuit : désormais sans emploi, trompé par sa femme, il découvre que sa fille se drogue. Devenu amer et violent, il tue involontairement le fils de son meilleur ami, qui le poursuit dès lors de sa haine vengeresse. Recueilli par un vieil homme, Hasvérus, ce dernier lui apprend qu’il est entré en possession d’une des quatre Clés décuplant ses capacités latentes. Lui-même se présente comme le gardien intemporel de ceux qui entrent en possession desdits Clés, afin de les aider dans la prise en main de leurs pouvoirs. Traqué par les forces de l’ordre, apprenant que rien de ce qui lui arrive n’est dû au hasard et réalisant que Hasvérus ne lui dit pas tout, Blake devient un Waldgänger, un guerrier solitaire qui se cache dans la forêt… et doit pour sauver sa peau déjouer un complot d’envergure menaçant la ville et bien davantage.

Cette ville, c’est Yumington, une cité imaginaire que Jeff Balek, artiste transmédia, a mise en scène à diverses époques et sous diverses formes : univers virtuel collaboratif, album rock, magazine, jeu ; le présent ouvrage a d’ailleurs connu une première publication numérique en six épisodes. Qui découpent le récit en autant d’étapes vers l’identification de la menace et la maîtrise des pou-voirs du héros. Ceux-ci ne cessent de grandir, alors que Blake est confronté à des ennemis hors normes, jusqu’à faire de lui un super-héros hantant les toits de Yumington tel Batman ceux de Gotham.

Le techno-thriller et le fantastique à l’œuvre au début du récit s’orientent progressivement vers une narration propre au comics, où le spectaculaire des combats de super-héros importe plus que la logique ou la vraisemblance. Mais à ce stade du récit, le lecteur est trop fermement ferré pour lâcher le livre avant la fin.

Avec des chapitres ultra brefs, dimensionnés pour la lecture sur smartphone, Jeff Balek mène son intrigue sans temps mort, entretenant un suspense parfois artificiel mais soutenu. Nerveux, rapide, violent, Waldgänger utilise sans vergogne tous les codes du page-turner avec une indéniable maestria, ce qui permet de ranger ce roman parmi les meilleurs pourvoyeurs d’adrénaline du moment.

Stardust - la légende de Ruby Castle

Révélée en 2013 avec son recueil Complications aux allures de roman, lauréat du Grand prix de l’Imaginaire en 2014, Nina Allan présente ici un bouquet de nouvelles basées sur le même principe.

D’entrée, le recueil commence par un récit intitulé « Face B », comme une invitation à inverser l’ordre des choses. Il y est question d’un jeune joueur d’échecs, formé par un vieil homme qui avait vu en lui un futur champion, de son excès de confiance l’ayant conduit à sous-estimer son adversaire et de sa passion pour l’actrice de films d’épouvante Ruby Castle, également connue pour avoir assassiné par jalousie son partenaire dans American star et amant à la ville.

Soudain, le réel dérape et se brouille, des éléments fictifs interfèrent avec les récents événements de la journée, alors qu’à l’inverse des bribes de vécu contaminent l’imaginaire : Michael croise en route les inquiétants sosies d’un film de Ruby Castle tandis que dans un coffret miniature tout juste offert, l’automate joueur d’échecs effectuant une ouverture contre un nain au visage séduisant devient le portrait d’un personnage croisé un peu plus tôt. Rien n’est explicitement dit, pas plus que le récit ne se conclut franchement : au lecteur de prolonger l’histoire et de tenter de rassembler les fils épars qui en font la trame.

Le véritable fil rouge réside dans l’évocation de cette actrice par les protagonistes de ces récits très dissemblables. On apprend ainsi qu’elle débuta dans un cirque itinérant comme partenaire d’un lanceur de couteau, joua dans « Le Marionnettiste », où des parasites nécrosants se répandent dans une fête foraine, reçut la visite d’un poète dans sa prison après le meurtre. Les éléments épars de sa biographie deviennent des motifs déclinés dans chaque récit, de façon fortuite et aléatoire, sans incidence directe, du moins sans qu’il soit possible de déterminer en quoi ils modifient la perception qu’on en a. Il est d’autres thèmes sous-jacents, comme la sourde angoisse devant des menaces sexuelles, un nain au très beau visage qui cristallise en partie ces troubles émois, des légendes à caractère fantastique, des disparitions mystérieuses, de nombreuses références littéraires, en majorité de langue allemande, surtout viennoise, des correspondances temporelles, comme si, à des moments précis, les événements se synchronisaient sur une même fréquence. Nina Allan en tire des effets de moirage qui renforcent encore la dominante fantastique des récits.

« Le Ver du Lammas » confirme cette impression : l’histoire, centrée sur la légende d’un esprit à la puissance sexuelle démoniaque, se déroule dans le cirque à l’époque où Ruby y travaillait. Le récit suit une mystérieuse jeune fille trouvée nue sur la route et adoptée par la troupe, qui attise les passions et suscite les jalousies par ses trop nombreux talents, et que le nain de l’équipe finit par épouser pour son malheur. Par petites touches s’organise le récit, ici une forme de vampirisme à forte valence érotique, que soulignent de discrètes références, comme celle à Schnitzler, dont « La Nouvelle rêvée » a inspiré Kubrick pour Eyes Wide shut.

Ainsi, chaque récit contient les éléments d’un puzzle que le lecteur doit assembler, sans toujours être assuré que la pièce qu’il examine appartient à l’ensemble. Son parcours ressemble à celui effectué dans un labyrinthe se situant à cheval sur deux mondes parallèles.

C’est ce qu’évoque l’excellent récit qu’est « La Porte de l’avenir », où il est question des Palasten, des galeries des glaces modulables que construisirent au xixe siècle les frères Gelb, menuisiers dont les meubles sculptés représentaient d’effroyables scènes de sabbat. C’est le récit qui devient ici modulable tant il décline de motifs qui se reflètent à l’infini. Dans les années trente en Allemagne, alors qu’elle était sous la responsabilité d’un bibliophile, ami du père et amant de la mère, une fillette disparaît dans la galerie des glaces d’une fête foraine. Des années plus tard, le bibliophile croisera, fugitivement, l’adulte qu’elle est devenue sans obtenir de réponse à ce qui s’est passé ce jour-là, et dont il eut pourtant un aperçu, ayant entrebâillé une dimension donnant sur un autre temps, offrant une fugitive vision des camps de la mort à venir. Le récit discrètement science-fictif livre, sinon la clé du livre, la méthode d’écriture de Nina Allan.

Elle la détaille dans un article final : elle explore des connexions invisibles pour mener une conversation entre divers personnages à travers les récits, à l’image de cette jeune femme qui, dans « Cytises », restée en relation avec un vieux poète, écrit un poème d’inspiration mythologique évoquant son malaise à retrouver partout autour d’elle une amie disparue, jusque dans un film comme La Comète, qui se déroule dans le milieu du cirque.

« Poussière d’étoiles », une uchronie, met la méthode en application : la jeune Alina doit composer pour l’école une rédaction narrant les faits très ordinaires de sa vie le jour du lancement de la première fusée thermonucléaire. La petite et la grande histoire s’intriquent bien plus que prévu dans la mesure où un meurtre était commis dans son entourage pendant que la fusée se désintégrait en vol.

Le même télescopage est à l’œuvre dans « Le Naufrage du Julia », un tableau qu’acquiert le narrateur lors d’une vente aux enchères, parce qu’il représente exactement le cauchemar qu’il fait depuis la disparition réelle et métaphorique de sa femme : son entourage la croit disparue dans un crash aérien, mais lui sait qu’elle n’était pas à bord et avait profité du drame pour le quitter.

L’écriture de Nina Allan est assez proche de celle de Ballard, qui laisse le récit affleurer à la surface du texte sans le canaliser de façon volontaire. La parenté avec Christopher Priest, dont elle est par ailleurs la compagne, est aussi évidente. La mise en place assez lente de l’histoire qui bifurque ensuite dans une autre direction lui est typique. Ici aussi, les intrigues finissent par précipiter et se cristalliser autour d’un élément en apparence mineur mais commun aux deux. Une manière de dire que nous sommes tous liés les uns aux autres, que nous sommes tous, pour reprendre le commentaire de Robert Shearman dans sa postface, de la poussière d’étoiles.

Avec ce recueil de très haut niveau, Nina Allan confirme ici l’ampleur de son talent.

Humanité divisée

Pour conquérir les étoiles, l’humanité rajeunit les volontaires terriens, qui reçoivent un corps plus performant à la peau verte. Au terme de leur engagement militaire, les Forces de défense coloniale peuplent les planètes de l’Union Coloniale. Les quatre premiers opus de la série du « Vieil et homme et la guerre » ont décrit, à travers les pérégrinations de John Perry, une réalité moins idyllique que les promesses de l’Union Coloniale. A la Terre laissée dans l’ignorance des conflits stellaires et n’ayant même pas accès à l’espace, Perry a révélé les mensonges des recruteurs, ce qui a conduit à une rupture des relations diplomatiques.

Humanité divisée débute alors que l’UC se heurte au Conclave, un groupement de quatre cent espèces extraterrestres qui, fort de cette hégémonie, interdit désormais aux civilisations non-affiliées de coloniser de nouveaux mondes. Le Conclave laisse cependant ces dernières se battre entre elles pour conquérir leurs propres ressources. Menacée par une coalition de ses ennemis, l’UC a plus que jamais besoin de la Terre pour enrôler de nouveaux soldats. Elle doit aussi se trouver des alliés et régler quelques-uns des conflits latents par la voie diplomatique. La situation est encore compliquée par la découverte de colonies clandestines qu’il faut évacuer au plus tôt, avant que le Conclave n’en ait connaissance.

Ce sont donc les coulisses politiques que John Scalzi choisit d’explorer dans ce volume mettant principalement en scène Harry Wilson, lieutenant des FDC, seule peau verte à bord du Clarke, commandé par le capitaine Sophia Coloma, qui transporte l’ambassadrice Ode Abumwe. La destruction d’un vaisseau diplomatique chargé d’entamer des négociations avec les Utches leur permet de se positionner au premier plan d’une intrigue où, tout en menant différentes missions pacificatrices, ils tentent d’identifier ceux qui cherchent à les faire échouer et à empêcher la réconciliation avec la Terre par ailleurs tentée par un rapprochement avec le Conclave.

Les intrigues s’appuient comme il se doit sur les manœuvres tortueuses et le double jeu des politiques, le rôle des médias (« je fournis les images, vous fournissez la guerre »), évoquant les nécessaires compromissions sans aller au-delà de la surface des choses. Plus soucieux de livrer un divertissement digne de ce nom, Scalzi ne néglige pas les scènes d’action ni les passages humoristiques — jusqu’au burlesque, alternant des séquences sympathiques avec d’autres, plus affligeantes, comme l’épisode du toutou dont l’ambassadrice ne se sépare jamais.

Les treize chapitres fonctionnent en tant que nouvelles indépendantes qui contribuent malgré tout à faire progresser la trame principale. Les dédicaces qui apparaissent à chaque tête de chapitre s’adressent à un nombre élevé de connaissances comprenant aussi bien les attachés de presse de Tor que le conseil d’administration de la SFFWA (le syndicat américain des écrivains de SF professionnels) dont Scalzi est le président.

Malgré un élargissement de l’univers et quelques tableaux réussis, le cycle semble dorénavant se cantonner au space opera de série télévisée vers laquelle louche Scalzi, après une première participation qui a inspiré son précédent roman, Redshirts (prix Hugo et « poubelle » de Bifrost), et l’annonce de l’adaptation cinématographique du Vieil homme et la guerre. Ce qui explique sans doute la narration très dialoguée, au détriment des descriptions et des aspects secondaires du récit, plus proche du scénario que du roman, chose qu’on regrettera au regard du potentiel de l’ensemble.

Soumission

La sortie d’un nouveau roman de Michel Houellebecq est toujours annonciateurs d’une grande fiesta : les tirages de presse augmentent, les audiences du PAF font « Boum ! », les empoignades entre amis deviennent meurtrières et les réunions de famille dominicales (profitez-en, y en a plus pour longtemps) se réaniment comme par magie. Il faut dire qu’avec son sens aigu de la provocation bien ciblée (autant rater une vache dans un couloir de soixante-dix centimètres de large), Houellebecq aurait tort de se priver.

« Il faut que ce soit crédible, quand même. (…) mais ça n’a pas besoin d’être très crédible. » (sur France Inter, le 07/01/15)

Comme chacun le sait, la non-action de Soumission se déroule en 2022, autour des élections présidentielles. Après toutes ces années de généralisation d’une franche médiocrité politique, le tout jeune parti de la Fraternité Musulmane se fraie un chemin jusqu’au pouvoir suprême, plaçant ainsi son chef, Mohammed Ben Abbes, à l’Elysée. Et, contrairement aux boutiquiers habituels de la Ve République, M. Ben Abbes a des projets plein la tête et pourrait bien se tailler une réputation de bâtisseur d’empire (vertical) dans les livres d’Histoire. La stratégie du grand homme passe par le contrôle absolu de l’Education Nationale et de l’Enseignement supérieur français…

Dans ce contexte inédit et assez farfelu, le lecteur retrouvera l’anti-héros Houellebecquien type : François (Ah ! Ah ! Ah !), un quarantenaire, professeur à la Sorbonne, rendu mou par l’ennui (hors du sexe et de la gastronomie, point de salut), terrifié par l’affaissement de ses chairs et finalement aussi étranger au monde que le Meursault de Camus (Albert, pas l’autre). François devra donc choisir entre une mise en retraite anticipée (et grassement payée) ou conserver son travail moyennant sa conversion à l’Islam.

« Je n’y peux rien s’il y a des crétins qui me lisent. » (dans 20 Minutes, le 27/01/15)

Avec Soumission, Houellebecq livre une satire au vitriol de la France et de ses élites : les politiques se prennent de véritables tomahawks dans la tête ; l’université française et les intellectuels y sont montrés comme un corps décadent, absolument pourri d’autosatisfaction ; les Français comme des poulets qui, parfois, croient qu’on leur a coupé la tête et courent dans tous les sens jusqu’à ce que leur apathie reprenne le dessus. Une lecture attentive et objective prouvera à chacun et chacune qu’il n’y a ici aucune trace de racisme ou de misogynie, seulement la consolidation d’une certaine misanthropie engendrée par les convulsions sans fin d’une société qui n’a pas eu le bon goût de disparaître en fin de siècle.

La soumission à l’Islam n’est dans ce sixième roman que l’artifice affleurant à la surface d’un vortex abyssal de soumissions auxquelles nous consentons chaque jour : soumission au système, à la médiocrité, à nos pulsions, à la vieillesse… En bref, soumission aux autres et soumission à la vie…

Un Houellebecq majeur.

Dr Adder

« Et cette chose, c’est ce que vous avez entre les mains : un exemplaire de son chef-d’œuvre, Dr Adder. » Philip K. Dick

Merci aux éditions ActuSF pour avoir eu le judicieux courage d’enfin rééditer le fabuleux Dr Adder de K. W. Jeter. A une époque où Cinquante nuances de Grey se vend par millions d’exemplaires tandis que le féminisme s’affirme à la force de sa volonté, publier ce roman où le personnage principal ampute les prostituées à tour de bras pour les rendre plus désirables sur le trottoir témoigne d’une certaine audace. Mais avoir un des rares classiques ayant conservé toute sa force à son catalogue semble une stratégie judicieuse et honnête.

Certes, la couverture claque moins que la trashissime starlette amputée d’Elrik décorant le « Présence du Futur » n°409 de l’édition 1985. Et la postface de Dieu Philip K. Dick manque cruellement malgré toutes les mauvaises bonnes excuses qu’on imagine aisément. Mais le lecteur pourra se délecter des travaux de l’érudit et sémillant René-Marc Dolhen, qui apportent un réel plus à la présente édition. Outre une postface, une bibliographie aussi sélective que copieusement annotée et une seconde bibliographie plus exhaustive, M. Dolhen sert comme sur un plateau une interview inédite de l’auteur.

« Dr Adder n’est pas cyberpunk, aucun de mes écrits ne l’est, d’ailleurs. » K.W. Jeter

Et ceci n’est pas une pipe ! Le refus de paternité catégorique de l’auteur ne doit pas tromper le lecteur. Dans Dr Adder, on trouve presque tout ce que le mouvement de Gibson et Sterling développera : des anti-héros (Adder, Limmit) et des organisations titanesques au pouvoir écrasant (les Forces morales du télé-évangéliste John Mox) se combattant dans différentes couches de réalité, qu’elles soient propres à un état de perception altérée ou qu’elles résultent d’une fusion de l’humain à la technologie.

« Considérez-vous comme prévenu, ce livre vous prend à l’estomac. » Philip K. Dick

Malgré toute la violence à laquelle nous nous accoutumons plus ou moins bien aujourd’hui, près de quarante-quatre ans après son écriture, la lecture de Dr Adder demeure un électrochoc cérébral à la fois douloureux et jouissif, un type d’objet littéraire que l’on trouve trop rarement au sein de la surproduction actuelle, une œuvre séminale comme on n’en fait presque plus.

Pour les râleurs, reste toujours la possibilité de se fabriquer soi-même une édition « intégrale ». En voici la recette : découper la couverture ainsi que les pages 243 à 247 de l’édition « Présence du Futur ». Coller les bords gauche et bas de la couverture « PdF », et uniquement ces bords, sur ceux du verso de la couverture de l’ActuSF. Agrafer les pages 243 à 247 et placer l’ex-libris constitué par les deux couvertures accolées. Eventuellement, confectionner un bandeau rouge avec la mention « édition intégrale ».

Ainsi, plus personne n’a d’excuse pour passer à côté du Dr Adder sans le lire.

029-Marie

Franck Manuel n’y est pas allé avec le dos de la cuiller. Dans le monde futuriste et souterrain de 029-Marie, les relations sociales sont régies par le très strict Code du comportement. Celui-ci stipule, notamment, que les contacts physiques sont interdits. Les transports en commun donnent donc un spectacle similaire à quelque chorégraphie hollywoodienne des années soixante où chaque citoyen angoissé effectue son petit ballet pour éviter de toucher ses voisins directs de quelque manière que ce soit. Au moindre frôlement, l’affront et le dégoût de l’autre doivent être jugulés par la Formule, litanie que l’on prononce au sol, les bras en croix et face contre terre. Dans un tel contexte, inutile de préciser que la sexualité a été abolie.

Chacun est équipé d’un Disque Cérébral (DC) très pratique : il permet de se connecter à l’esprit de ses congénères (ceux que l’on ne doit jamais, au grand jamais, toucher physiquement, donc) et de communiquer avec eux, directement dans leur tête. 029-Marie Kraft a montré de tels dons pour l’utilisation de son DC qu’elle est devenue professeure en Littérature classique. De sa cellule personnelle, mise à disposition par l’université, elle partage un savoir qui n’est pas le sien sur le Roman de Renart, Maupassant ou encore Beckett. Pour ce faire, elle scinde sa pensée en autant de contacts télépathiques qu’elle a d’étudiants. Elle doit aussi gérer les intrusions tentées par d’éventuels retardataires ou autres mauvais plaisants.

Ce prenant travail a le mérite de lui faire oublier l’atmosphère étouffante qui règne chez elle. Car 029-Marie ne supporte plus très bien la présence de son fils 454-Jean dont les yeux ne lui rappellent que trop ceux de son défunt mari, 328-Pierre. Un homme un peu trop câlin qu’elle préférerait oublier. Jusqu’au jour où un producteur d’émissions pirates la convainc d’infiltrer une expédition spatiale clandestine consacrée au tourisme sexuel.

Si l’histoire en elle-même reste d’une facture classique pour une dystopie, le roman de Franck Manuel fourmille d’idées et de tentatives plus ou moins réussies. L’auteur construit son roman de manière très oulipienne mais n’arrive pas à éviter certaines des lourdeurs qui menacent systématiquement l’exercice. La « virée des bordels » qu’il couche sur le papier surpasse les rêves moites les plus fous qui pourraient hanter les nuits d’un(e) fan de Star Trek ou de Cosmos 1999 sous acide. Aucun gros plan ne sera épargné au lecteur de ce Space Porn dont on cernera vite la faiblesse : un manque de positionnement troublant de l’auteur qui aurait pu exprimer sa vision de la chose au travers des personnages ou encore d’un humour malheureusement absent de son ouvrage.

Ce creux rend 029-Marie terne et vain : dispensable, donc. Mais comme Franck Manuel et un auteur qui fourmille intensément, on sera bien avisé de surveiller sa carrière de près.

Police du peuple

Meurtrie par une saison des ouragans qui se répète chaque année, la Nouvelle-Orléans est en crise. Une crise économique locale amplifiée par le passage du dollar au super-dollar. Les gens ne peuvent plus payer leur emprunt immobilier et les avis de saisie et d’expulsion se ramassent à la pelle. Réquisitionné pour s’expulser de chez lui, le policier Luke Martin ne goûte gère l’ironie de la chose. Il se rebelle et met le doigt dans un engrenage syndical qui le dépasse : celui d’une grève de la police. Une grève qui appelle à une mutation du travail de policier, changement radical sur lequel veillent de façon bienveillante les dieux vaudous. Mais pourquoi ? Quel est le but réel de ces entités surnaturelles ?

Quatrième roman de Norman Spinrad paru chez Fayard, Police du peuple tourne autour de trois personnages principaux : Luke Martin, évidemment, le maquereau J.B. Lafitte et la chanteuse de rue Marylou (qui a fait un pacte, plus ou moins malgré elle, avec la divinité vaudoue Mama Legba). Mais ces personnages ne s’incarnent jamais de façon convaincante, tant Spinrad les coince entre son discours politique, intéressant mais répétitif, et un portrait de la Nouvelle-Orléans qui oscille entre le passionnant, le cliché et l’ennuyeux. Police du peuple est un roman à thèse : le véritable ennemi c’est la finance déréglementée, pas le terrorisme. On y explore la différence entre ce qu’est une force de police et ce qu’elle devrait être. Voilà surtout une œuvre anachronique dont l’idéal tend vers la beuverie permanente, la partouze totale et le jazz à tous les étages (imaginez une collision de la série télé Treme et de l’événement Woodstock). Rien de bien nouveau : contrairement à George R.R. Martin, Spinrad n’arrive pas à se remettre de la fin des sixties. Ici, la thèse prend le pas sur les personnages et, bien souvent, sur le décor dans lequel ils évoluent. Ce roman sans intrigue véritable, au plan confus, surtout au début, est bavard comme un coiffeur italien. Il ne s’y passe pas grand-chose, ses idées les plus fortes sont diluées dans un certain ressassement qui sent le Bayou, ambiance marécage politique et sables mouvants médiatiques.

Au final, on pourra sans mal se passer de la lecture de ce mélange de SF politique et de fantastique mollasson, d’autant plus que la traduction française de l’ensemble se révèle au mieux maladroite.

American Fays

Chicago, 1925. Ses trafics illégaux, son crime organisé, ses flics véreux, ses tripots clandestins. Et aussi ses fays, ses créatures magiques de toutes sortes, tailles et origines, qui, par leur seule existence, viennent pi-menter davantage encore les relations déjà très tendues entre les différentes factions se disputant le pouvoir au sein de la ville.

L’univers d’American Fays avait vu le jour en 2013 dans « Du Rififi entre les oreilles », nouvelle figurant au sommaire de l’anthologie Elfes et assassins (Mnémos) et signée de la seule Anne Fakhouri. Elle y revient aujourd’hui, accompagnée de Xavier Dollo (qui, pour l’occasion, range au vestiaire son habituel pseudonyme de Thomas Geha) et poursuit l’histoire du No Ears Four, cette équipe de choc aux ordres d’Al Capone chargée de régler les affaires fayriques qui pourraient lui porter préjudice. En l’occurrence, ils reçoivent pour mission d’enquêter sur une série de meurtres visant des personnalités favorables à la Prohibition.

Les membres du No Ears Four sont plus stéréotypés les uns que les autres : un leader teigneux dont le passé recèle un lourd secret, un jeune séducteur consacrant davantage de temps à ses amours qu’à ses activités criminelles, un homme de main à la masse musculaire inversement proportionnelle à son Q.I., et un tueur aussi effacé qu’efficace. Heureusement, les auteurs ont su leur donner suffisamment d’épaisseur pour que l’on s’attache assez vite à eux et qu’on accepte de les suivre dans leurs pérégrinations. Car leur enquête va prendre de longs et parfois inutiles détours, jusqu’à ne plus apparaître aux yeux du lecteur que comme un prétexte pour baguenauder dans les rues de Chicago.

American Fays est loin d’être exempt de qualités. Les péripéties y sont suffisamment nombreuses pour qu’on n’ait pas le temps de s’ennuyer à sa lecture, et ses auteurs y signent des dialogues souvent savoureux. Pourtant, s’il se lit sans déplaisir, le roman peine à susciter l’enthousiasme. De situations convenues en retournements prévisibles, American Fays ne surprend jamais et n’innove en rien. De la part de ses auteurs, on était en droit d’espérer mieux.

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