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Les Larmes d'Icare

Richard M. Baedecker a marché sur la Lune dans le cadre du programme Apollo. Il y a même laissé en souvenir une photo de sa femme et de son fils. Cet événement constitua l’apogée de sa carrière, et son accomplissement personnel ultime. Depuis, sa vie professionnelle, hors de la NASA, peine à l’intéresser, sa femme l’a quitté, et son fils Scott s’est entiché d’un gourou que Baedecker soupçonne d’être un escroc. Aussi se rend-il en Inde pour tenter de faire entendre raison à Scott ; il y fait la connaissance de Maggie, la petite amie de celui-ci. Scott étant retenu à l’ashram, Richard et Maggie jouent les touristes, se trouvent des centres d’intérêt communs ; Maggie initie l’ancien astronaute aux lieux qui, selon elle, possèdent un pouvoir secret. Revenu aux USA, Richard démissionne et entame un voyage à la rencontre de ses anciens camarades de la mission Apollo…

Davantage roman de littérature générale que de genre, Les Larmes d’Icare détonne dans la bibliographie de Dan Simmons. Certes, il n’existe aucun astronaute nommé Richard Baedecker, et encore moins un qui aurait marché sur la Lune (pas plus qu’un Dave Muldorff ou un Tom Gavin). Mais, passé ce détail qui pourrait assimiler ce récit à une uchronie, plus rien ne ressort à la SF. Les Larmes d’Icare préfère retracer un itinéraire personnel, celui d’un homme au mitan de sa vie qui ne sait plus vraiment ce qui le fait avancer et se pose la question de sa place dans l’univers. Cet homme déboussolé, Simmons le décrit à merveille, restant en permanence au plus proche de Richard, dans un voyage intimiste qui tranche là aussi sur les effets pyrotechniques habituels de l’auteur. Les quelques certitudes qu’a encore initialement Baedecker vont peu à peu voler en éclats à mesure qu’il les confronte à la vitalité de Maggie, aux croyances de celle-ci et à celles de ses anciens camarades astronautes. Richard sera ainsi amené à se remettre en question, questionnement qui engendrera peut-être une sérénité nouvelle et un deuxième départ dans l’existence…

Au travers de Baedecker, Simmons évoque aussi le programme spatial américain, ses réussites, bien entendu, mais également les doutes sur son avenir, tant il ne semble plus rien proposer de très innovant ni ne fait plus rêver grand-monde. L’explosion de la navette Challenger est survenue entre-temps, et avec elle est partie une part non négligeable de la flamboyance de la NASA. La remise en cause de Richard est ainsi à considérer, métaphoriquement, comme une nécessité pour l’agence spatiale et ses associés à se réinventer afin de continuer à proposer du rêve aux Américains.

Empreint de tranquillité, Les Larmes d’Icare occupe une place à part dans l’œuvre de Dan Simmons. Il serait néanmoins dommage de délaisser ce livre moins connu et plus personnel, qui s’attache sans doute davantage à l’être humain que n’importe quel autre roman de son auteur.

L'Échiquier du mal

Trente ans après sa sortie, L’Échiquier du mal est un roman dont on aborde la relecture avec une certaine appréhension. Parce qu’à l’époque, il a été un véritable phénomène éditorial et littéraire (consacré par le prix Bram Stoker et le British Fantasy Award), parce que dans le genre on a vu passer depuis quantité d’œuvres tout aussi volumineuses mais trop souvent indigestes, parce que, surtout, il aborde des thématiques casse- gueule (la Shoah, la théorie du complot) qui nécessitent d’être traitées avec mesure, ce dont Dan Simmons n’a pas toujours fait preuve.

Sur la forme, L’Échiquier du mal n’a pas pris une ride et s’avère aujourd’hui encore irréprochable à tous points de vue. Malgré sa taille imposante, il s’agit d’un page-turner imparable impossible à lâcher avant la fin, enchaînant scènes d’action spectaculaires, cliffhangers éprouvants et moments de pur cauchemar. Simmons s’appuie sur une écriture d’une précision admirable et un sens du rythme parfait. La mécanique est l’une des plus belles qu’il nous ait été donné de lire.

Sur le fond, le roman n’a rien perdu non plus de sa pertinence. À partir d’un pitch somme toute très basique (dans l’ombre, une poignée d’individus dotés d’une capacité hors du commun, le Talent, qui leur permet de prendre le contrôle de l’esprit de n’importe quel individu, influent sur l’évolution du Monde), l’auteur aborde des questions toujours autant d’actualité trente ans plus tard, et il le fait avec toute la prudence nécessaire. Il ne s’agit pas pour lui de réécrire l’Histoire à l’aune de sa fiction, mais d’éclairer certaines tendances et comportements humains. Les monstres que Simmons met en scène n’incarnent pas un hypothétique Mal absolu, ils sont une version à peine exagérée d’hommes et de femmes corrompus par le pouvoir à leur disposition comme on en croise sans arrêt dans l’actualité : politiciens, prédicateurs, affairistes, producteurs hollywoodiens, etc. Un pouvoir qui leur sert avant tout à assouvir leurs désirs les plus primaires, qu’il s’agisse de leurs pulsions sexuelles ou de leur sadisme. De fait, il s’agit moins pour eux de créer le désordre mondial que d’en tirer profit.

Le roman est d’autant plus dérangeant qu’il est en partie raconté du point de vue de ces prédateurs, et le regard qu’ils portent sur le monde est d’une abjection de chaque instant. Face à eux, Simmons met en scène une poignée d’individus aussi fragiles que déterminés : un rescapé des camps obsédé par l’horreur qu’il a vécue, une jeune femme cherchant à donner un sens au meurtre de son père, victime collatérale des jeux malsains auxquels se livrent les vampires psychiques, et un policier que rien ne prédisposait à affronter un tel adversaire. Trois personnages auxquels on s’attache, et que l’on va suivre dans leur (ô combien !) douloureux combat.

Baignant dans une ambiance de paranoïa aiguë permanente, offrant quelques incroyables morceaux de bravoure, proposant une vision juste et sans concession de la société américaine (son racisme endémique, sa fracture sociale, le cynisme de ses élites), L’Échiquier du mal reste, trente ans plus tard, d’une justesse et d’une virtuosité qui forcent le respect.

Le Chant de Kali

1977. Robert Luczak est mandaté par deux revues américaines de poésie pour se rendre en Inde, où on prétend que des inédits de Das, le plus prestigieux poète du pays, ont refait surface. Il doit faire authentifier ces poèmes ou rencontrer leur auteur, et en acheter les droits. Des proches de Das lui certifient que les écrits émanent bien de sa plume, mais lui disent qu’il refuse de voir quiconque. Un mystérieux personnage lui raconte toutefois une tout autre histoire : le poète serait mort et aurait été ramené à la vie par les adeptes de la déesse indienne de la mort, Kali. Naviguant entre une réalité sordide où la crasse le dispute à la pauvreté, et des récits, des rencontres, voire de troublants rêves relevant peut-être du surnaturel, tour à tour fascinant et terrifiant, Luczak finit par perdre pied et réaliser bien tardivement que voyager avec femme et nourrisson à Calcutta, dans un pays où l’Hindouisme imprègne chaque aspect de la conception du monde, était une très mauvaise idée.

Classé en horreur selon la taxonomie américaine, Le Chant de Kali relève en fait davantage du fantastique dans sa forme traditionnelle : l’auteur décrit des événements pouvant être interprétés de façon surnaturelle, mais trouvant aussi à chaque fois une autre explication potentielle, rationnelle. Conforme aux codes de ce genre, il ne tranche jamais entre les deux interprétations. La magnifique et magistrale conclusion du livre ne laisse cependant aucun doute sur son propos, commun aux deux manières possibles de l’appréhender : d’où que vienne le mal (d’anciennes forces divines/cosmiques ou du plus profond de nos âmes), et même s’il s’étend dans le monde, sa voie n’est pas la seule que nous pouvons emprunter.

S’il s’agit ici du premier roman de Simmons, une grande partie de ce qui caractérise l’auteur est déjà là : style élégant, atmosphère oppressante, ambiance terriblement bien rendue, érudition et références incessantes à la poésie et à la littérature, mais aussi relation entre un père et sa fille, peut-être le germe de celle qui sera décrite bien plus en détails dans Hypérion entre Sol et Rachel.

Porté par des personnages profondément humains, dans leurs forces et faiblesses, Le Chant de Kali est le déjà impressionnant héraut de triomphes à venir plus grands encore. Il recevra le World Fantasy Award 1986, prix qui, pour la première fois de son histoire, couronne là un primoromancier.

Effets de réseau

Revoici, pour la cinquième fois, notre synthétique préféré : AssaSynth. Après être rentré sur Préservation avec le Dr Mensah, la SecUnit séditieuse la plus célèbre de la Bordure Corporatiste s’embarque pour sa cinquième aventure dans un vrai roman de plus de 400 pages au lieu des habituelles novellas qu’on lui connaît.

Cette fois, c’est un enlèvement pur et simple qui attend AssaSynth lorsqu’un vaisseau non identifié les aborde aux alentours de Préservation après une périlleuse mission sur une planète lointaine. Comme d’habitude, notre synthétique n’a d’autre choix que de protéger des humains souvent inconscients et irrationnels tout en payant un lourd tribut physique (et psychique) pour découvrir le fin mot de l’histoire.

On retrouve dans cet opus tous les ingrédients qui ont fait le succès des précédents volumes, à savoir de l’action finement cadencée, des environnements futuristes où les allégeances politiques (et les vues philosophiques, notamment sur la propriété et la liberté) divergent, et une SecUnit toujours délicieusement irrévérencieuse qui ne se lasse décidément jamais de ses séries télé de seconde zone avec quelques nouvelles pépites comme Cosmo-Trotteurs ou Orion.

Pour compléter ce tableau, Martha Wells offre des retrouvailles avec EVE, le vaisseau d’exploration au caractère revêche, et analyse les relations compliquées entre celui-ci et AssaSynth pour accoucher d’une simili-histoire d’amour 3.0 où les sentiments s’expriment d’une façon bien moins directe que chez les humains. De l’enlèvement, le récit se transforme en enquête policière matinée d’exploration planétaire et Effet de réseau en profite même pour offrir une nouvel SecUnit afin de faire vibrer la fibre nostalgique chez notre synthétique.

En somme, les habitués de la série seront aux anges tandis que les autres, eux, resteront toujours sceptiques face à ce roman de SF Militaire mâtiné de quelques réflexions philosophiques sur le libre-arbitre et la conscience.

Le seul reproche que l’on fera cette fois à Martha Wells, c’est que son univers semble moins bien s’adapter au format long, qu’elle tire parfois à la ligne et que le second tiers du roman a tendance à casser le rythme imprimé par les premiers chapitres. Mine de rien, cet opus brise l’aspect des précédentes novellas pour un parti-pris plus long et, certainement, moins percutant.

Notre AssaSynth fonctionne beaucoup mieux sur le format habituel. Au pire, comme dans le monde de la série télé, considérera-t-on cet Effet de Réseau comme un épisode de Noël plus long que la moyenne, une petite sucrerie un peu indigeste mais une sucrerie quand même. Espérons juste que cela ne devienne pas une habitude…

Une colonie

Sur une lointaine exoplanète, une colonie d’humains plongés dans un état de semi-conscience attend d’être pleinement fonctionnelle avant de se réveiller. Alors, quand l’IA responsable d’eux met fin à leur formation et choisit tout à coup de faire machine arrière, que se passe-t-il ? 440 morts, 60 survivants et une IA diabolique qui demande à ces derniers de construire une fusée. Nus comme des vers, affamés et privés des connaissances nécessaires à leur survie, les jeunes rescapés n’ont d’autre choix que d’obéir aux ordres du plus gradé d’entre eux, à qui l’IA a octroyé les pleins pouvoirs, et d’accomplir la mission qui leur a été confiée. Programmé pour devenir psychologue, Porter n’a que faire de cette fusée. Ce qui l’intéresse c’est de savoir pourquoi l’IA a stoppé la séquence avortement. Entraîné par ses deux amis Kelvin et Tarsi, il s’évade bientôt du camp, direction l’inconnu, dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure et, qui sait, la réponse à ses questions.

Hugh Howey n’est pas un inconnu des libraires, son « blockbuster », la trilogie « Silo », l’ayant fait rentrer dans le top des ventes de ces dernières années, quand bien même les critiques, y compris bifrostiens, sont loin d’être unanimes quant au contenu de ladite trilogie comme de ses publications suivantes, Phare 23 et Outresable. Aussi rien d’étonnant à ce que les éditions Actes Sud en soient venues à publier l’un des titres de la backlist de l’auteur phare de leur collection « Exofictions » (statut qu’il partage assurément avec Liu Cixin). Cette parution, qui ressemble à une publication « forcée », n’est qu’une déception d’un bout à l’autre. Hugh Howey y rend un piètre hommage à Sa Majesté des mouches et peine à convaincre par le manque d’originalité de son intrigue, son triangle amoureux attendu et son récit survivaliste aussi naïf que simpliste. Quant au suspense laborieusement entretenu tout au long du livre, il échoue à masquer l’ennui ressenti à la lecture de ce roman qui ne révolutionne le genre ni par sa forme ni par son contenu. À fuir.

La Vie de l’Explorateur perdu

Critique commune à Les Carnets de l’Explorateur perdu et La Vie de l’Explorateur perdu.]

Grâce soient rendues aux éditions du Tripode pour avoir entrepris d’éditer et de rééditer, avec autant de patience que de passion, l’œuvre de Jacques Abeille ressortissant au « cycle des Contrées ». Étrange cycle que celui-ci, rappelant par moment aussi bien Le Rivages des Syrtes de Julien Gracq que En attendant les barbares de J.M. Coetzee, dans la beauté de son écriture et ses descriptions de pays imaginaires. Entamée voici près de quarante ans avec Les Jardins statuaires, cette œuvre à nulle autre pareille promène le lecteur entre cette région où l’on cultive les statues et la ville de Terrèbre, au fil de livres se faisant écho et s’entremêlant en un jeu de miroirs, au gré de narrateurs tour à tour archivistes, voyageurs ou explorateurs. Avec les deux ouvrages, aux couvertures signées François Schuiten formant un beau panorama, parus en ce mois d’octobre 2020, le cycle trouve sa conclusion.

Au cours des « Contrées », motifs et personnages reviennent avec insistance. Parmi les figures récurrentes du cycle se trouve l’ethnologue Ludovic Lindien, jeune homme à l’ascendance incertaine (et au cœur des Voyages du fils, tome 3 du cycle). Les Carnets de l’explorateur perdu a pour principal mérite d’enfin rassembler en un même volume divers textes parus de façon éparse au fil des années, censément écrits par ce Ludovic. Plaisant à lire, ce recueil souffre néanmoins de son aspect disparate. Plus grande était l’attente au sujet de La Vie de l’explorateur perdu, qui clôt le cycle. Comme son titre l’indique, ce volume s’attache à retracer la vie de Ludovic Lindien, mais aussi à nouer les derniers fils de l’intrigue. Nous voici à Terrèbre, cité-État d’abord conquise par une peuplade de cavaliers barbares puis, une fois libérée, sur la pente glissante de l’autoritarisme. Le narrateur en est d’abord le meilleur ami de Lindien avant que la plume ne soit reprise par l’archiviste de La Clef des ombres (volume annexe du cycle, réédité par le Tripode en mars 2020), désormais bibliothécaire à Terrèbre et missionné par sa supérieure pour enquêter sur Léo Barthe, un obscur pornographe, auteur entre autres des très érotiques Chroniques scandaleuses de Terrèbre (tome 4 du cycle). Tandis que l’archiviste noue une relation plus sensuelle que sentimentale avec sa cheffe, il suit de loin en loin les entreprises du jeune Ludovic : l’écriture d’une biographie de son père (Le Veilleur du jour, tome 2 du cycle), ses voyages ( Les Carnets…), ses retrouvailles avec un vieux professeur (auteur du diptyque Les Barbares/La Barbarie, tomes 5 et 6). Au fil des pages, cet ultime opus fait le lien avec tous les ouvrages du cycle, réaffirme les obsessions livresques et érotiques de leur auteur, et s’autorise quelques échos, peut-être maladroits par endroit, avec le monde réel. Cette Vie…, qui ne parlera qu’à ceux ayant lu tout le cycle, alterne entre le récit de l’archiviste et l’existence de Ludovic, au fil d’une intrigue louvoyante. Manière de récapitulatif, ce roman délaisse l’émerveillement des Jardins statuaires, le souffle des Barbares ou la dystopie de La Barbarie, pour un récit plus intimiste et crépusculaire marqué par l’amertume. Un point final en demi-teinte pour le magnum opus de Jacques Abeille.

Les Carnets de l’Explorateur perdu

Critique commune à Les Carnets de l’Explorateur perdu et La Vie de l’Explorateur perdu.]

Grâce soient rendues aux éditions du Tripode pour avoir entrepris d’éditer et de rééditer, avec autant de patience que de passion, l’œuvre de Jacques Abeille ressortissant au « cycle des Contrées ». Étrange cycle que celui-ci, rappelant par moment aussi bien Le Rivages des Syrtes de Julien Gracq que En attendant les barbares de J.M. Coetzee, dans la beauté de son écriture et ses descriptions de pays imaginaires. Entamée voici près de quarante ans avec Les Jardins statuaires, cette œuvre à nulle autre pareille promène le lecteur entre cette région où l’on cultive les statues et la ville de Terrèbre, au fil de livres se faisant écho et s’entremêlant en un jeu de miroirs, au gré de narrateurs tour à tour archivistes, voyageurs ou explorateurs. Avec les deux ouvrages, aux couvertures signées François Schuiten formant un beau panorama, parus en ce mois d’octobre 2020, le cycle trouve sa conclusion.

Au cours des « Contrées », motifs et personnages reviennent avec insistance. Parmi les figures récurrentes du cycle se trouve l’ethnologue Ludovic Lindien, jeune homme à l’ascendance incertaine (et au cœur des Voyages du fils, tome 3 du cycle). Les Carnets de l’explorateur perdu a pour principal mérite d’enfin rassembler en un même volume divers textes parus de façon éparse au fil des années, censément écrits par ce Ludovic. Plaisant à lire, ce recueil souffre néanmoins de son aspect disparate. Plus grande était l’attente au sujet de La Vie de l’explorateur perdu, qui clôt le cycle. Comme son titre l’indique, ce volume s’attache à retracer la vie de Ludovic Lindien, mais aussi à nouer les derniers fils de l’intrigue. Nous voici à Terrèbre, cité-État d’abord conquise par une peuplade de cavaliers barbares puis, une fois libérée, sur la pente glissante de l’autoritarisme. Le narrateur en est d’abord le meilleur ami de Lindien avant que la plume ne soit reprise par l’archiviste de La Clef des ombres (volume annexe du cycle, réédité par le Tripode en mars 2020), désormais bibliothécaire à Terrèbre et missionné par sa supérieure pour enquêter sur Léo Barthe, un obscur pornographe, auteur entre autres des très érotiques Chroniques scandaleuses de Terrèbre (tome 4 du cycle). Tandis que l’archiviste noue une relation plus sensuelle que sentimentale avec sa cheffe, il suit de loin en loin les entreprises du jeune Ludovic : l’écriture d’une biographie de son père (Le Veilleur du jour, tome 2 du cycle), ses voyages ( Les Carnets…), ses retrouvailles avec un vieux professeur (auteur du diptyque Les Barbares/La Barbarie, tomes 5 et 6). Au fil des pages, cet ultime opus fait le lien avec tous les ouvrages du cycle, réaffirme les obsessions livresques et érotiques de leur auteur, et s’autorise quelques échos, peut-être maladroits par endroit, avec le monde réel. Cette Vie…, qui ne parlera qu’à ceux ayant lu tout le cycle, alterne entre le récit de l’archiviste et l’existence de Ludovic, au fil d’une intrigue louvoyante. Manière de récapitulatif, ce roman délaisse l’émerveillement des Jardins statuaires, le souffle des Barbares ou la dystopie de La Barbarie, pour un récit plus intimiste et crépusculaire marqué par l’amertume. Un point final en demi-teinte pour le magnum opus de Jacques Abeille.

Capitale Songe

Futur pas si proche. Une île artificielle, Capitale S, abrite au long de ses cinq quartiers aux ambiances variées toute une population hétéroclite d’humains plus ou moins cyborgisés et d’Intelligences Vectorielles (les descendantes des intelligentes artificielles d’antan), qui se nourrissent des rêves des humains. Dans ce décor interlope, les trajectoires de trois protagonistes vont se croiser. D’un côté, Vera rejoint la Dreamsquad, organisation rebelle ayant pour but d’abolir le sommeil et donc affamer les IV. De l’autre, C-29, un « dissimulacre » – être artificiel dont l’existence consiste à servir de réceptacle pour les IV lors de leurs incursions dans le monde réel –, erre dans Capitale S, cherchant à libérer ses semblables du joug de leurs maîtres. Il y a enfin Kiel Phaj C Kaï Red, autre dissimulacre conçu par la puissante IV Nova, qui va plonger dans les bas-fonds les plus ténébreux de l’île. Ces trois personnages vont se croiser de loin en loin, chacun lancé dans des quêtes parallèles dont les enjeux, majeurs, vont se révéler peu à peu…

Les éditions de l’Ogre se sont fait la spécialité de publier des textes de SF cherchant à amener le genre vers d’autres territoires (cf. Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d’Angela Carter, Ravive de Romain Verger ou La Maison des épreuves de Jason Hrivnak, critiqués dans les Bifrost 83 et 86). Cela, au risque de perdre le lecteur au passage, et ce premier roman de Lucien Raphmaj n’y fait pas exception. On ne pourra pas dénier l’ambition de Capitale Songe, sorte de Blade Runner biopunk en plein trip onirique post-exotique, d’autant que sur le papier, tout est là pour séduire : une île artificielle, des IA d’un autre type, un nouveau stade du capitalisme dans lequel les rêves sont devenus une ressource exploitable, un récit porté par une écriture élégante, riche en inventions lexicales (un glossaire d’une vingtaine de pages, établi par un narrateur un brin désinvolte, figure au cœur du livre). Las, comme dans tout rêve, l’obscurité et le flou règnent en maîtres incontestés dans Capitale Songe. Pour qui cherche une histoire clairement dessinée ou des personnages approfondis, ce roman volontiers expérimental déroutera. Le projet est intéressant en tant que tel, mais l’exécution risque fort de ne plaire qu’au plus exigeant des lecteurs.

Sakhaline

Sakhaline est le premier roman « adulte » d’Edouard Verkine, jusqu’ici plutôt abonné à la littérature jeunesse. Il serait du reste intéressant de connaître la nature de ses œuvres pour un public plus jeune, parce que Sakhaline est l’un des livres les plus sombres qu’on ait pu lire récemment. Dans ce qui résonne fatalement avec l’actualité la plus brûlante, un virus empoisonne le monde ; mais l’analogie s’arrête là, car le virus de Verkine (la MOB) transforme les hommes en zombies. Dès lors, seuls les endroits un peu isolés sont préservés. C’est le cas de l’île de Sakhaline, que les Soviétiques annexèrent à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après quatre décennies de partage avec les Japonais. Dans le présent ouvrage, elle est revenue dans le giron du Japon – les Russes ayant majoritairement souffert de la MOB sur le continent – qui, par son protectionnisme, a réussi à la préserver. Lilas, une jeune étudiante en futurologie appliquée, arrive sur Sakhaline en vue de dresser un état des lieux prospectif. Pour sa sécurité, on confie sa protection à un soldat, un « enchaîné à la gaffe », sorte de mercenaire extrêmement puissant ; ensemble, ils vont parcourir un décor dévasté, où le long passé carcéral de l’île a durablement transformé la société, où les violences entre ethnies sont monnaie courante (même si certaines tiennent davantage lieu de défouloir, comme ces séquences de lapidation), où l’on fait commerce des cadavres pour les transformer en combustible pour se chauffer… et où, au final, la mission de Lilas se transforme en lente descente aux enfers sans rémission.

Verkine reprend ici la trame des carnets de voyage d’Anton Tchekhov lors de sa visite à Sakhaline à l’été 1890. Si la lecture de L’Île de Sakhaline - notes de voyage n’est sans doute pas nécessaire, une connaissance un peu plus poussée de l’histoire et de la société de l’île n’est pas superflue, au risque de ne pas saisir tous les codes de ce roman (ce qui, il faut bien l’avouer, est le cas du présent chroniqueur). Bien sûr, il emprunte également au récit post-apocalyptique, mais il le fait d’une manière qui ne ressemble guère à ce qu’on a déjà pu lire (au moins dans la première partie, la deuxième sacrifiant davantage aux codes du genre), car même si la violence reste parfois gratuite, elle est intimement liée au passé de Sakhaline, de ses affrontements russo-japonais et de ses populations opprimées, coréens et aïnous, et fait ainsi sens. Il sera nécessaire d’avoir le cœur bien accroché, car le voyage proposé ici ne sera pas de tout repos, Verkine ayant choisi une narration assez froide, sans effet tape-à-l’œil ni distanciation ironique (même si quelques traces d’humour noir affleurent çà et là). Une aridité qui démultiplie l’effet de cette description des plus noirs abîmes de l’âme humaine, même si l’accumulation de noirceur, un peu trop monolithique, finit par nuire à la crédibilité globale de cet enfer ; il aurait sans doute été souhaitable que ce roman soit un peu dégraissé pour éviter toute dilution inutile. La quatrième de couverture évoqueLa Route de McCarthy ; s’il partage le même désespoir, Sakhaline ne peut prétendre à la force d’évocation de l’œuvre de l’écrivain américain, dont la sécheresse du style répondait à celle de l’univers décrit. On regrettera également le côté un brin mécanique du roman : chaque nouveau personnage voit défiler son curriculum vitae avant de vraiment interagir avec Lilas, et le voyage reste assez sagement linéaire, sans réelle surprise.

Malgré ces imperfections, Sakhaline reste une étonnante descente en enfer, sans concession et irrespirable, dans un décor à la fois dépaysant et effrayant, puisant tant à la source de la littérature russe qu’aux ouvrages de genre : un mélange rare.

Failles

On trouve souvent comme définition du fantastique qu’il consiste en une irruption du surnaturel dans notre monde réel. Rien ne saurait mieux caractériser le nouveau recueil de nouvelles de Claude Mamier. Car il n’y a pas bien loin à aller pour arpenter les mêmes décors que ses protagonistes  : il suffit de pousser la porte, de marcher dans la rue, devant une agence Pôle Emploi, de déambuler dans un parc municipal près d’un manège tournant, voire même de rester chez soi, au fond de son jardin. Pourtant, c’est bien dans ces lieux que s’immisce la menace, que la terreur s’instaure… profitant du moindre accroc dans la toile du monde. À ces failles dans la réalité répondent celles des personnages. Et à la vérité, Mamier s’intéresse davantage à ces derniers qu’à l’intervention de l’irréel : de la mère de famille inquiète du comportement de son fils à l’infirmière dans un EHPAD, de réfugiés tchétchènes à d’anciens globe-trotters qui se remémorent leurs aventures passées, tous présentent nombre de richesses dont il serait dommage de faire l’économie. Ils pourraient être votre famille, vos proches, vos voisins, et vous avez l’impression de les avoir toujours connus ; pourtant, bien qu’ils soient si semblables à vous, à nous, avec leurs peurs et leurs espoirs, ils peuvent d’un coup s’éloigner à mesure que la noirceur les envahit. Mais peu importe les circonstances, ils resteront encore et toujours, indécrottablement, humains. Ce n’est pas nouveau chez l’auteur, on l’avait déjà constaté dans Le Bar de partout, l’empathie constitue sa très grande force, surtout quand il décrit l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile.

Le fantastique, lui, va et vient entre ces protagonistes : tantôt évident (un homme qui tombe toujours sur pile quand il lance une pièce), il sait se faire plus discret et subtil (ces personnages sont-ils vivants ou morts ? tel animal ne serait-il pas la réincarnation d’un être aimé?), voire évanescent, fondu dans clair-obscur où le surnaturel le dispute à la folie. Mamier gomme nos certitudes, sape le sous-sol, créant des failles dans lesquelles le lecteur tombe à son tour.

Pour court qu’il soit, ce recueil n’en est pas moins riche d’émotions : concentré d’humanité brute, dont jamais la force ne faiblit, on y renoue non sans plaisir avec la voix attachante de cet admirable conteur qu’est Claude Mamier.

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