Connexion

Actualités

À l'est du cygne

Je me préparais à rédiger la critique du recueil de Michel Demuth, A l’est du Cygne, lorsque je réalisai avec effarement que Pitou, surnommé Brad Pitt, voire Brad Pitbull à l’heure de l’apéro, l’un de mes deux chiens, de nature encore plus inconnue que l’autre, qui était pourtant sa mère, venait de se faire les dents sur les 500 pages du recueil, nonobstant et sans aucun respect pour la superbe couverture de Philippe Caza. Bon, lorsqu’il n’était encore qu’un chiot, il mangeait essentiellement des clous et rongeait des pierres, mais ce n’était pas une raison pour se faire un sang d’encre en ingurgitant un million de signes. Eh oui ! Lorsque Richard Comballot est aux commandes, vous en avez en général pour votre argent. Bref, un petit tas de carton et de papier semi régurgités, pour un roman gore ça passe, mais dans le cas présent il ne me restait plus qu’à foncer à la grande surface culturelle la plus proche pour me procurer un exemplaire flambant neuf du recueil. Ce que je fis, mais peu habitué des lieux (je fréquente plutôt les librairies du centre-ville), je hélai un vendeur. « Je cherche un bouquin de Michel Demuth. » « Deux quoi ? » « Demuth. Un auteur français… de S-F. » « De quoi ? » « De science-fiction. » « Ah, oui… Excusez-moi, mais en S-F je n’ai lu que des DVD. » « Vu. » « Vu quoi ? » « Des DVD. » « Ah, c’est bien ce qui me semblait, vous cherchez un DVD. » « Ok. Laissez tomber, je vais me dé-brouiller tout seul. » Après avoir traversé un rayon entier réservée à la Bit Lit — en ayant la triste confirmation qu’il ne s’agissait pas de Littérature Bitée mais d’his-toires plus ou moins vampiresques parfumées à l’eau de rose — je débouchai avec effarement au rayon « Polar & Fantasy ». S-F : nada. Mais j’avais une critique à faire et j’insistai ; après avoir marché pendant ce qui me parut des siècles le long d’étagères pleines à craquer de trilogies, pentalogies, décalogies aux couvertures interchangeables, je trouvai enfin, au fond du rayon, du magasin et peut-être même de l’univers, une petite étagère poussiéreuse, où plus grand monde ne posait les doigts et où brillait d’une lu-mière tremblotante le cygne extraterrestre dessiné par Caza, entre les moirures métallisées du dernier roman de Michel Jeury et les flambées d’automne de la dernière traduction de Robert Charles Wilson en « Lunes d’Encre ».

Il ne me restait plus qu’à noyer mon dé-sespoir dans la lecture et alimenter ce sentiment de nostalgie à la fois agréable et em-preint d’amertume, car à travers celui qui fut un acteur phare de la scène éditoriale du siècle dernier, c’est un peu toute l’histoire de la S-F qui est passée en revue. Les nouvelles fraîches et naïves écrites par l’auteur dans les années cinquante puis celles, à l’écriture plus affirmée, des années soixante dressent un catalogue quasi complet des thèmes prin-cipaux de la science fiction — exploration spatiale, catastrophe nucléaire, robots déglin-gués, voyage dans le temps, univers parallèles, civilisations extraterrestres, conflits in-tergalactiques, etc… — et rappellent par la même occasion Marginal, la superbe série d’anthologies thématiques créée par le même Michel Demuth dans les années 70.

On reconnaît ici et là les influences de nombreux auteurs américains comme Clif-ford D. Simak, Jack Vance, Cordwainer Smith ou Robert F. Young. L’auteur revendique d’ailleurs lui-même celles de Ray Bradbury, Robert Sheckley et Samuel Delany pour ses premiers textes. Il y a pire… Ces influences reconnues ont fait dire de Michel Demuth qu’il était le plus américain des auteurs fran-çais, certes, mais, comme Francis Carsac, Stefan Wul ou Nathalie Henneberg, avec une french touch qu’il n’a cessé d’affirmer au fil des années. Ses dernières nouvelles, absolument splendides, baroques, surréalistes, magiques, traduisent bien « cette volonté d’accorder au style une grande importance », comme l’affirme l’auteur dans l’excellente interview menée par Richard Comballot, présente à la suite des nouvelles et juste avant la splendide autofiction « The Fullerton Incident » qui clôt cet imposant volume.

Une histoire de la S-F, disions-nous, peuplée d’auteurs que Demuth admirait réellement : « Globalement, il se raconte des histoires de plus en plus passionnantes et de mieux en mieux écrites, quand il s’agit d’écrivains tels que Jonathan Carroll, Dan Simmons, William Gibson, Paul J. McAuley ou Poppy Z. Brite. Ce qui s’est perdu, c’est qu’il y a vingt ou trente ans, les grands auteurs avaient une individualité très forte, ils ne se ressemblaient pas. Ballard était Ballard. Dick était Dick. Sheckley était Sheckley. »

La liste pourrait bien sûr être longue car Ellison était Ellison, Sturgeon était Sturgeon et Moorcock était Moorcock. Mais c’est une autre histoire. Celle d’avant les étagères som-bres perdues quelque part à l’est du Cygne, tout au fond de l’univers.

Et un type comme Michel Demuth, qui a dirigé les revues Galaxie et Hitchcock Maga-zine, les collections « Galaxie Bis » et « Club du livre d’anticipation », créé la série d’anthologies thématiques Marginal, traduit entre autres Dune, 2001 l’Odyssée de l’espace et Elric le Nécromancien, écrit une histoire du futur, Les Galaxiales, inachevée, certes, mais qui a tout de même eu le Grand Prix de la S-F alors qu’on ne le décernait qu’à des romans, ne peut décemment pas y croupir indéfiniment. Alors ruez-vous vers la grande surface culturelle la plus proche et libérez-y son recueil. Si vous embarquez au passage les romans de Jeury et Wilson, personne ne vous en tiendra rigueur.

Druide

Depuis 1300 ans et la fin du combat contre le Rôdeur, incarnation du mal, les Druides règnent sans partage sur la forêt sacrée selon les principes rigides du pacte. Puissants et sages, ils conseillent les rois, riches de leurs connaissances, veillant sur le mur du Rôdeur afin de préserver les hommes du mal. Leur forêt est entourée de deux royaumes rivaux depuis des siècles, dont l’histoire commune se résume à une longue guerre hachée de trêves destinées à mieux préparer les conflits suivants. La terre est peu fertile, les cieux inhospitaliers, le climat hostile et les temps durs. Le monde n’est clairement pas une partie de plaisir et les hommes y survivent plus qu’ils n’y prospèrent. Un précaire équilibre des forces qui vole en éclat lorsqu’une partie de la garnison d’un fort de l’un des deux royaumes est massacrée de manière aussi brutale qu’inhumaine. Les deux rois se rencontrent alors immédiatement au lieu sacré et traditionnel des pourparlers entre les deux puissances afin d’évoquer cette tragédie. Le royaume agressé donne vingt-et-un jours aux Druides neutres et sages pour disculper le royaume ennemi. Passé ce délai ce sera la guerre, la dernière, celle qui, selon la prophétie, scellera une fois pour toutes les différends entre les deux nations antagonistes. Obrigan, druide de l’ordre des Loups, est chargé de cette enquête cruciale pour l’équilibre des nations mais également, comme il va le découvrir, pour la survie même de la forêt sacrée. Au fil de ses investigations c’est l’histoire du monde, et jusqu’à l’origine du pacte qui vont être révélées, changeant pour toujours la forêt des Druides et ses habitants…

Druide est le premier roman de son auteur, un roman qui, bien qu’imparfait, possède de réels atouts. Le monde est fouillé, cohérent, aussi « réaliste » que l’on peut se l’imaginer, et l’intrigue à plusieurs niveaux gagne en crédibilité en s’appuyant de manière habile sur l’ensemble des informations et légendes du contexte. Les personnages sont attachants et les dialogues, souvent superbes, évoquent ça et là le ton véritable des légendes arthuriennes ; une qualité littéraire qui rappelle combien parfois lire un ouvrage directement écrit en français plutôt que traduit, ce qui n’est pas si courant dans nos domaines, peu s’avérer rafraîchissant. Bref, un roman plaisant mais qui, on l’a dit, n’est pas exempt de défauts. Un monde de glace protégé des hordes ennemies par une muraille gardée par un ordre neutre et ancien, des roitelets belliqueux survivant sur une terre hostile — voilà qui évoque furieusement Le Trône de Fer de George R. R. Martin, au point que ça en devient parfois gênant… Certes, la ressemblance s’arrête là, et d’ailleurs Martin s’est sans doute lui-même inspiré du mur d’Hadrien et de la Bretagne antique, mais malgré tout un tel écho nuit à la crédibilité générale du livre et gâche un peu cet univers fouillé aux idées et concepts par ailleurs plutôt originaux. Péché véniel ? Peut-être. Plus problématique en revanche est le rythme de Druide, un ouvrage auquel 150 pages de moins auraient sans doute apporté un souffle épique, une accélération salvatrice là où la narration avance parfois d’un auguste pas de sénateur. On ne s’ennuie pas, le texte n’est jamais pénible, mais on aimerait juste que les pages se tournent plus vite. Faut-il y voir le signe qu’il manque ici un véritable éditeur capable de faire revoir sa copie à l’auteur ? Probablement. Il faut dire que si Druide est le premier roman d’Olivier Peru, c’est aussi le premier livre français publié par Eclipse, un constat qui transparait également dans les coquilles et autres mots manquants qui parsèment le texte, signes révélateur d’un processus d’editing approximatif et pas au point.

Reste un auteur à surveiller néanmoins, car Olivier Peru signe avec ce premier roman une fort honorable aventure fantastique, francophone de surcroît. Aussi, pourquoi bouder son plaisir ?

Balafrée

Malken est une battante : malgré une courte vie placée sous le signe du drame et de la tragédie, cette adolescente ne se résigne pas et s’accroche à la vie à tout prix. Elevée dans un camp de concentration de l’Empire, elle s’évade avant d’être vite rattrapée, puis échappe à un viol collectif grâce à l’arrivée des armées des Clans, les ennemis de l’Em-pire — elle s’engage alors dans les forces armées afin de se venger. Remarquée par une des plus hautes dirigeantes des Clans, la jeune femme rejoint un culte de guerrières des ténèbres qui la transforme en machine de mort. Une fois son entraînement terminé, elle regagne son unité, bien décidée à faire payer l’Empire au centuple…

Les Michel Robert sont comme les James Bond : ils reviennent régulièrement, ne manquent pas d’originalité tout en comportant certains traits caractéristiques, et on sait que, pour peu qu’on apprécie l’exercice en général, on ne sera pas déçu. Balafrée est le premier tome d’une nouvelle trilogie, et même si le héros est cette fois-ci une héroïne, on reste donc dans la droite ligne des trépidantes et érotiques aventures de L’Ange du Chaos, aussi ne doutons pas qu’il ravira les fans de Michel Robert — et ils sont nombreux —, tout en leur réservant quelques surprises. L’action est omniprésente, sans pour autant masquer une quelconque faiblesse d’intrigue, et l’on perçoit vite que le passé de Malken servira de toile de fond à cette saga. Aussi découvre-t-on, à mesure que les pages se tournent dans le bruit et la fureur, ce nouvel univers violent où deux alliances s’affrontent irrémédiablement sans le moindre manichéisme. Une fois de plus il n’y a ici ni bons ni méchants, juste des êtres vivants, humains et non humains, portés par leurs seuls intérêts et ambitions.

Bref, de la fantasy épique et torride qui, non sans maîtrise, s’assume parfaitement (et ce jusque dans ses nombreuses références à WOW).

Un défaut ? Oui, pas assez de sexe, et aucune, vous avez bien lu, aucune sodomie en plus de 400 pages, un scandale selon les normes robertiennes. Mais rassurons-nous : il reste deux tomes.

La Ballade de Pern, l'intégrale 1 et 2

[Critique couvrant les deux premiers tomes de l'intégrale.]

Bonne nouvelle pour les nombreux fans d’Anne McCaffrey, et pour les plus jeunes auxquels il reste à découvrir une œuvre emblématique de la S-F des années 1970 : les éditions Pocket ont entrepris la réédition de l’intégrale de La Ballade de Pern, à des conditions très avantageuses. Cinq énormes volumes, chacun offrant trois épisodes complets pour la modique somme de 12,50 euros. Le premier tome est disponible depuis juillet, le deuxième devrait l’être alors que vous lisez ces lignes.

Une œuvre emblématique de la science-fiction, donc. N’en déplaise aux ricaneurs qui se souviennent que le même éditeur avait naguère imaginé une collection de « Science-Fantasy » pour ce cycle réputé facile, « La Quête du Weyr » et « Le Vol du dragon » avaient respectivement valu à l’auteur les prix Hugo en 1968 et Nebula l’année suivante — la reconnaissance du public et celle des professionnels, jusqu’à l’inclusion de « La Quête… » dans l’anthologie manifeste de David Hartwell et Kathryn Cramer, The Ascent of Wonder : The Evolution of Hard SF (1997).

Cette inscription dans le champ S-F n’a cessé de s’affirmer au fil des quatre décennies de construction de cet univers (qui continue sous la plume de Todd McCaffrey, le fils d’Anne). Sur une planète isolée, Pern, la vie est rythmée par la chute d’un organisme maléfique, les « fils » qui dévorent toute vie organique. Le cycle initial relatait la lutte épique d’une caste de « chevaliers-dragons » et de leurs montures télépathes pour les carboniser en vol. L’organisation du monde, largement féodale, et ses technologies rudimentaires, auraient aussi bien pu suggérer un univers de fantasy. Sont venus s’y ajouter, d’abord, un « cycle des origines » de pure S-F, relatant la colonisation de Pern par des émigrants soucieux d’y créer une société parfaite, et la création des dragons par génie génétique en réponse à la première chute de fils ; puis une suite décrivant, vingt-cinq siècles plus tard, la réappropriation express d’une technologie spatiale avancée grâce à la redécouverte d’une intelligence artificielle abandonnée par les premiers colons, le « SIAV ».

Pour l’amateur de science-fiction « dure », le cycle initial souffre d’incohérences sévères : une fois brillamment établis les fantastiques talents des dragons perniens — supérieurement intelligents, incroyablement puissants, capables de se téléporter et même de voyager dans le temps — on constate rapidement à quel point ils sont sous-utilisés. On se prend à imaginer des solutions sobres et efficaces aux interminables dilemmes affligeant leurs maîtres. Et pourtant… et pourtant, c’est un univers littéraire extrêmement confortable, de ceux où l’on replonge avec un plaisir toujours renouvelé, y compris dans ses déclinaisons pour la jeunesse. Une réussite majeure, à sa façon.

Les dragons de McCaffrey sont la plus noble conquête de l’homme, la quintessence de ses partenaires animaux : la fougue d’un cheval de race ; la superbe d’un chat, féroce et caressant ; l’indéfectible loyauté d’un chien, qui ne saurait remettre en cause l’autorité de son maître… Quel enfant ne rêverait d’un tel compagnon ? L’existence du dragon et les quelques contraintes de son entretien suffisent à justifier le statut éminent du chevalier — et à garantir sa valeur morale : pareil animal ne saurait choisir qu’un bon maître. McCaffrey répète ad libitum la scène essentielle de « l’empreinte », où un jeune humain incertain est ainsi révélé à lui-même. L’identification à ses personnages est encore facilitée par la concentration de la plupart des histoires sur une unique génération, aux acteurs rapidement familiers. Prévisibles, les scènes de bravoure sont revécues, d’un roman à l’autre, sous différents points de vue, puis chantées par les générations suivantes. Un peu facile, peut-être, mais efficace. Addictif, même, à la longue.

Se pourrait-il que le désordre apparent de la nouvelle édition soit calculé pour contrarier chez les nouveaux lecteurs cette tendance trop naturelle à se couler dans l’univers de Pern, sa guimauve et son idéologie un brin réactionnaire ?

Les textes ne se succèdent en effet ni dans l’ordre d’écriture, sapant ainsi les procédés autoréférentiels de McCaffrey, ni dans la chronologie de la diégèse : « Première reconnaissance : P.E.R.N. » est absente des deux premiers tomes, qui intègrent chacun en revanche un volume de la dernière période, celle du SIAV.

Le tome I commence ainsi par L’Aube des dragons, qui décrit l’arrivée des colons et la création des dragons — ou plutôt de proto-dragons, bien moins impressionnants que leurs lointains descendants. Il nous expédie ensuite sans transition à la fin du cycle, avec un roman jeunesse, Les Dauphins de Pern, dans lequel les dragons ne jouent qu’un rôle mineur ; puis revient à une génération intermédiaire, où les structures politiques typiquement perniennes commencent à poindre mais qui dispose encore de nombreux héritages technologiques des premiers colons.

Dans le cycle initial, une économie de la connaissance de type médiéval, où les « secrets de l’atelier » étaient transmis de bouche de maître à oreille d’élève en échange de longues années d’apprentissage et de service, semblait imposée par les circonstances. A posteriori, L’Œil du dragon pouvait apparaître comme une tentative un peu laborieuse de justifier la genèse de structures somme toutes sympathiques, comme celle des « harpistes ». Soulagé de cette charge contextuelle, ce troisième roman du tome I prend ici toute sa dimension. Il se révèle au contraire une ode au renoncement, une entreprise de distanciation systématique de pans entiers du savoir humain, à commencer par l’Histoire, et surtout une charge profondément réactionnaire contre la méthode scientifique. On se souvient alors que l’arme idéale contre les fils, un ver adapté par un biologiste dans L’Aube des dragons, avait été méprisée et négligée au profit d’un génie génétique péniblement copié, lui, d’une race extraterrestre supérieure. La Ballade de Pern ne relèverait-elle pas en fait de ce que d’aucuns qualifient « d’anti science-fiction », selon laquelle « la science » est quelque chose de dangereux pour l’humanité, et en tout cas de suspect ? Voire, si j’ose la référence épistémologique, d’une sorte de « scolastique-fiction » où un savoir ne saurait être légitime que s’il est répété d’un Maître ?

Le tome II est plus politique. Il regroupe deux volumes du cycle initial, La Dame aux dragons et L’Histoire de Nerilka, et, de nouveau, un volume de la fin du cycle. Le premier relate l’un des épisodes les plus connus de La Ballade de Pern, l’épopée tragique de Moreta, qui s’épuise (absurdement !) à voyager dans le temps pour sauver la planète d’une épidémie. Le deuxième décrit la même aventure, du point de vue d’un personnage plus terne, Nerilka, fille de Seigneur et par suite toute désignée pour en épouser un autre. Toutes deux se heurtent à l’intransigeance de quelques éminences jalouses de leur autonomie. Car les « concessions » sont inaliénables, les privilèges héréditaires, même si l’on sait depuis L’Aube des dragons qu’ils ne sont que la perpétuation — vingt-cinq siècles durant ! — de ceux, purement capitalistes, des « commanditaires » initiaux. Le troisième volume du tome II, Les Renégats de Pern, nous décrit à l’inverse, dans une série de nouvelles lâchement corrélées, le sort du tout-venant des Perniens, réduits à choisir entre la soumission à des Seigneurs parfois barbares et le statut moins enviable encore de « sans fort ». On suffoque alors à l’octroi d’immenses terres à seule fin « d’assurer le bonheur » d’un personnage secondaire.

Là encore, la juxtaposition jette une lumière crue sur l’idéologie sous-jacente, l’organisation sociopolitique de Pern apparaissant désormais moins forcée par des contraintes physiques extraordinaires que largement délibérée.

Si l’on peut regretter son caractère minimaliste — ni cartes, ni chronologie, ni même de sommaire dans le tome I — cette réédition intégrale bienvenue constitue une excellente occasion de relire d’un œil neuf un incontestable classique qui garde sa place dans toute bonne bibliothèque, et d’y trouver ample matière à réflexion sur les rapports de la science-fiction à la fantasy et à la science.

Pour découvrir cet univers, et a fortiori pour y amener de jeunes lecteurs, on gagnera peut-être toutefois à attendre la publication des tomes suivants pour aborder Pern par des textes moins dérangeants, comme Le Vol du dragon ou Le Maître Harpiste de Pern ; ou encore, pour les plus jeunes, Le Chant du dragon.

Voraces

Irlande, XIXe siècle. S’opposant aux choix qu’avait faits pour lui son père, Nate Wildenstern avait quitté le domicile familial pour aller jouer à l’aventurier en Afrique pendant quelque temps. Son retour tombe bien mal : il se produit juste au moment où son frère ainé meurt. Et, dans la famille Wildenstern, ceci risque fort de faire jaser : en effet, la tradition familiale veut que ce soit l’ainé qui hérite du pouvoir conféré par l’immense fortune des Wildenstern, et que tous ses cadets puissent lui disputer ce titre en tentant de l’assassiner, purement et simplement. La simultanéité du décès de Marcus et du retour de Nate amène certaines personnes à penser que ce dernier s’est adonné au sport familial ; il n’en est rien, et Nate va tenter de trouver le coupable. Tâche dont il se charge à regret, car il aurait largement préféré passer son temps à parcourir la campagne irlandaise avec son mécanimal — ainsi sont dénommés des véhicules à moteur (motos, camions…) mi-mécaniques mi-organiques dignes du meilleur steampunk — qu’il vient tout juste de dompter.

Plus qu’aux vampires, auxquels le clan Wildenstern emprunte nombre de codes, le Voraces du titre renvoie à l’appétit de pouvoir des membres de la famille. Chez eux, tout le monde est coupable, ou peut le devenir à n’importe quel moment. Un climat oppressant né du danger qui peut se terrer dans tous les coins et recoins de l’immense demeure des Wildenstern bien décrit par McGann, même si ce dernier s’exécute avec une telle distanciation qu’on ne frémit pas vraiment ; on assiste plutôt à ces alliances et à cette enquête avec un sourire complice et un grand plaisir de lecture. L’intérêt du roman tient aussi dans la trame imbriquée qui donne tantôt la parole aux aristocrates, tantôt à leurs employés, guère plus recommandables, puisqu’ils tentent de voler la fortune de leurs patrons ; le télescopage des deux univers est subtilement rendu et s’intègre sans écueil dans un roman par ailleurs mené tambour battant. Il s’avère finalement assez difficile de donner une vision globale de ce livre, tant il brasse de nombreux genres (steampunk, fantastique, roman historique et social, grotesque). McGann réussit toutefois son pari en nous livrant un roman bien ficelé, sans temps mort, et qui plus est servi dans la présente édition par une très belle couverture d’Aurélien Police.

Corpus Delicti : un procès

En ouvrant ce livre, vous allez entrer dans le monde de Kramer, dans le monde de la santé. Ni hôpital ni médecin ici ; tout cela a été laissé dans feu le monde de la maladie…

En 2057, la Méthode a éradiqué la maladie. Elle garantit à tous une durée de vie maximale, mais, bien entendu, cela suppose « quelques » contraintes. C’est le monde dans lequel vit Mia Holl : un monde parfait. Or, voici que, soudain, Mia refuse les contraintes qui lui sont imposées comme à tout un chacun, pour son bien et celui de tous. Et la voilà sommée de se justifier devant un tribunal. La voilà qui présente un risque de devenir un foyer infectieux et de compromettre le bien-être commun garanti par la Méthode. Pourquoi ? Parce qu’elle ne parvient pas à faire le deuil de son frère, Moritz, condamné pour un crime sexuel dont il n’a cessé de se proclamer innocent en dépit des preuves ADN réunies contre lui.

Heinrich Kramer, le Poivre d’Arvor de ce futur, a orchestré la campagne contre Moritz, qui, non content d’être à ses yeux un abominable criminel, refuse en sus d’assumer les conséquences de son forfait. Envers et contre tout, Mia croit à l’innocence de son frère. Moritz n’était pas un être creux, pas une simple enveloppe charnelle dont il convenait de prendre soin. Son corps abritait un esprit. Caustique qui plus est. Et cet esprit manque cruellement à Mia.

Pour la Méthode, l’esprit, l’âme, tout cela n’est que superstition réactionnaire digne du XXe siècle. La machine judiciaire impulsée par Kramer et relayée par l’avocat de la défense, Rosentreter, qui joue sa propre partie, se met en branle et ne va pas tarder à s’emballer. Mia Holl, dépassée par les événements, ne pourra que se radicaliser en position de principe à défaut d’actes.

Que lui reproche-t-on ? De ne pas avoir transmis ses analyses d’urine quotidiennes obligatoires. De ne pas avoir effectué le nombre prescrit de kilomètres sur son vélo d’appartement. D’avoir fumé quelques clopes. Autant de choses intolérables dans cet univers aseptisé où l’on boit de l’eau chaude avec quelques gouttes de jus de citron ; où l’on ne doit avoir de relations sexuelles qu’avec des partenaires immunologiquement compatibles fournis par le CRP… Un monde qui n’est pas sans évoquer le « San Angeles » du film Demolition Man. Charnière du roman : après que Rosentreter a innocenté Moritz, il établit par voie de conséquence la faillibilité de la Méthode, le point de non-retour. Le Rubicon sera franchi quand Mia déclarera publiquement sa perte de confiance en la Méthode, ce qui la fera considérer comme terroriste…

Un spectre hante notre monde : celui de la maladie (et son cousin, celui de l’accident). De plus en plus, cette forme particulière de sécurité qu’est la santé étend son empire sur notre monde à la frilosité croissante. La mort y est devenue une anomalie. Pourtant, maladie et morbidité n’en constituent pas moins qu’avant les marches d’un escalier pour le paradis (ou l’enfer), les stations du chemin de croix.

Aujourd’hui, les gosses mettent des casques de cyclistes pour faire du vélo. Nous descendions à fond, à travers bois, sur des vélos sans frein, frôlant un à-pic de 10 mètres ! Pas une pub qui ne mette en garde contre tel ou tel risque. Mangez moins gras, moins sucré, moins salé… Bougez ! (Vive la danse de saint Guy !). Le jeu (vidéo) peut provoquer l’épilepsie. Le jeu (poker) peut provoquer une addiction. Dès la rentrée 2011, les sanctions pleuvront sur les cantines scolaires ne respectant pas les normes édictées, tout le reste demeurant flou… Pas une formation qui n’insiste sur la responsabilité des cadres et le risque pénal en cas d’accident. La « Méthode » se met en place au vu et au su de tous mais dans l’indifférence générale, une approbation au minimum tacite, voire explicite.

Voici une vingtaine d’années, à l’époque des lois Evin, l’humoriste Wolinski avait publié un dessin dont la légende disait : « Hier, j’ai arrêté l’alcool (prévention routière). Aujourd’hui, j’arrête le tabac (loi Evin) et demain j’arrête le sexe (campagne contre le Sida et allusion aux propos du pape sur l’abstinence). » « Et qu’est-ce qu’il te reste ? » répliquait le second personnage dessiné. Réponse : « La santé. » Chute : « Pour quoi faire ? » C’est toute la réflexion de Moritz Holl qui s’interroge sur les raisons de considérer la santé comme une fin en soi. La volonté de l’individu étant supposée être de vivre le plus longtemps possible, en parfaite concordance avec celle de l’espèce, donc de la société, d’accroître la biomasse humaine. La biomasse bovine a considérablement augmenté grâce à l’élevage. Corollaire : les vaches aiment aller à l’abattoir. La vacuité des vies de bon nombre de nos concitoyens qui ne vivent que par procuration devant leur écran de télé est telle qu’ils peuvent bien aspirer à vivre tant qu’il y aura des émissions. Ils se satisferont volontiers de l’obligation de faire du vélo d’appartement contre la promesse de regarder quelques émissions de plus. Rien ne les inquiète davantage que la liberté qui les oblige à prendre décisions et responsabilités. « Démocratie libérale » est un bel oxymore dans la mesure où une certaine majorité souffre de l’exercice d’une liberté vécue comme une source de stress.

Corpus Delicti est une sorte de pièce romancée ou de roman théâtralisé. Le style en est glacial, à l’instar de la société dépeinte ; épuré jusqu’à l’irréel comme Ran, le magnifique film de Kurosawa inspiré du Roi Lear. Le roman écarte le monde (travail, mort, économie) pour ne se focaliser que sur ses protagonistes afin de bien mettre en relief leurs sentiments et motivations au regard du contexte. En fin de compte, dans ce procès, Mia Holl évoque bien moins Joseph K qu’Antigone.

Au départ moins vindicative dans sa révolte que la fille d’Œdipe et Jocaste, l’attitude de Mia Holl finira par avoir quelque chose de punk : « Don’t know what I want - But I know how to get it - I wanna destroy passerby (pas l’idée de Mia mais l’intention que lui prête la Méthode) - Cos’ I wanna be anarchy » (idem. L’idée des Pistols est aussi un refus de continuer à croire dans un système qui ne les en avalera pas moins tout cru.) Mais la Méthode et Kramer sont bien plus intransigeants et pointilleux que Créon. Antigone tenait à ce que son frère, Polynice, qu’un mariage malheureux avait conduit à se ranger parmi les ennemis de Thèbes, ait droit à des funérailles à l’instar d’Etéocle ; ce que Créon refuse. Mia Holl ne demande pas autre chose à la Méthode. C’est inacceptable. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le pouvoir de la Méthode/Thèbes, de Créon/Kramer, qui est menacé et remis en cause. Pierre Vidal-Naquet écrivait dans « Œdipe à Athènes », sa préface aux tragédies de Sophocle (Gallimard, 1973) : « On a fort bien parlé ici dans les deux sens, la logique tragique, cette logique de l’ambigu, tranche en conduisant jusqu’à leur terme ces deux droits qui sont aussi deux démesures. » Tant Mia qu’Antigone se revendiquent d’une humanité supérieure à la politique. Dans le roman de Zeh, le chœur est double, composé de Sophie, la juge, qui parle et entend pour la cité, et la Fiancée Idéale qui le fait pour le compte de Mia. Que la Fiancée soit un personnage fictif et fantasmé rapproche encore davantage le roman du théâtre où ce type de personnage sert à expliciter à la scène digressions et intériorité que ne sauraient traduire des dialogues réalistes.

Dans leur livre, Les Indomptables : figures de l’anorexie, G. Raimbault et Caroline Elia-cheff (Odile Jacob) présentent Antigone comme archétype de l’anorexique et, bien qu’à nul moment on ne voie Mia refuser de s’alimenter, son attitude est comparable dans son refus des règles de la santé. Même si Mia peine à définir ce qu’elle rejette, elle ne le fait pas moins avec une force indomptable, un certain jusqu’auboutisme. Antigone finira emmurée vivante et Mia sera condamnée à la cryogénisation. Encore un sort comparable à moins que la Méthode ne se garde de ce que l’on se souvienne de Mia Holl comme on se souvient d’Antigone.

Corpus Delicti : un procès est un pur roman de S-F mais pas un livre de littérature populaire. C’est une fiction spéculative dans le meilleur sens du terme, fortement ancrée dans le Zeitgeist, porteuse d’une réflexion sur notre devenir et celui de notre humanité tant intérieure que collective. Pas de la littérature pour s’amuser. Mortellement sérieuse. Peut-être, mais néanmoins incontournable. Corpus Delicti est un excellent moyen de montrer à quoi sert la science-fiction.

La Vie secrète et remarquable de Tink Puddah

Année 1845, nord-est des Etats-Unis : un couple d’extraterrestres venant de l’espace meurt lors de sa transformation en être humain. Leur progéniture, Tink Puddah, incomplètement métamorphosée, est adoptée par un chasseur et sa femme. Débutent alors les aventures de ce petit être à la peau bleue dans l’Amérique rustique et précaire du milieu du XIXe siècle, jusqu’au jour où il est retrouvé mort, abattu d’un coup de fusil en pleine tête.

La construction du roman alterne des scènes du passé donnant un éclairage sur l’apprentissage du jeune Tink Puddah — ses difficultés d’insertion, l’évolution de sa compréhension du monde humain — avec des scènes postérieures à sa mort mettant en lumière les personnages qu’il aura croisés dans son parcours chaotique : un pasteur torturé, un shérif magnanime, un armurier roublard, un médecin bourru… les deux temporalités permettant évidemment de résoudre l’énigme de cette vie secrète et remarquable.

Voici un premier roman encensé par la critique, et quelle critique ! Nancy Kress, Orson Scott Card, Mike Resnick, James Patrick Kelly… n’en jetez plus ! Là, on se dit qu’on tient quelque chose de sérieux ! La quatrième de couverture en rajoute une louche : « Un croisement inédit entre E.T. et Croc-Blanc, un hybride littéraire unique en son genre. A coup sûr, un roman aussi bouleversant qu’inclassable. » Euh… ici, on commence à se demander si quelqu’un n’en fait pas un peu trop. Bon, soyons clair : il ne s’agit pas vraiment d’un hybride littéraire unique, et il n’est ni bouleversant, ni inclassable. Enfin, moi je m’en suis remis très vite !

Mais alors de quoi s’agit-il, monsieur Ramirez ? Je m’en vais vous le dire de suite, ma bonne dame : j’ai tout noté sur un post-it.

Nous avons donc en points forts : un roman court (265 pp.), une rareté appréciable. Une écriture très sensorielle nous rappelant au bon souvenir de maître Clifford D. Simak (quand même). Une intrigue plutôt bien ficelée même si un peu légère, mais bon, difficile de réinventer l’eau tiède. Un texte empreint d’humanisme sans mièvrerie. Une sensation de fluidité d’écriture agréable.

Mais alors, qu’est-ce qui cloche, monsieur Ramirez ? On y vient !

Certains thèmes importants du roman, la construction identitaire, la quête de sens, le mysticisme, ne sont qu’effleurés et les personnages manquent parfois de profondeur. On suit l’auteur et ses personnages mais on ne prend pas part à la réflexion.

Voilà, c’est ça ! C’est la différence qu’il y a entre Terry Gilliam et Steven Spielberg : l’un vous fait réfléchir, l’autre réfléchit à votre place (et encore). DiChario se contente de faire du Spielberg alors qu’il pourrait faire du Gilliam. Spielberg c’est bien, Gilliam c’est mieux.

Au final, on ne sait pas trop si on tient un scénario pour blockbuster ou un ouvrage plus ambitieux où l’auteur aurait manqué d’exigence dans l’exploration de ses personnages : on est à la fois tenté et un peu déçu.

On restera donc sur un plaisir de lecture facile en attendant mieux de cet auteur prometteur. Peut-être l’éventuelle traduction de son second roman, Valley of Day-Glo. A suivre.

Boneshaker

Tout d’abord, notons que les éditions Eclipse nous offrent ici un bel objet-livre — couverture à rabats intérieurs avec marque-page prédécoupé, typographie et iconographie adaptées à l’esprit steampunk, sans oublier la superbe illustration de Jon Foster (en fait, la reprise de l’illustration VO). Sur la forme, le rapport qualité-prix est plutôt exceptionnel. Seul bémol : les deux pages (!) intitulées « Concert de louanges pour Boneshaker » recensant des critiques élogieuses de personnalités (?) pour beaucoup méconnues par chez nous. Cette partie totalement dispensable et racoleuse n’apporte rien et pollue une lecture objective du texte. Que l’on fasse du marketing en quatrième de couverture, pourquoi pas, mais la limite est ici pour le moins dépassée… Bref.

Premier roman de l’américaine Cherie Priest traduit en français, Boneshaker est le volet initial de la trilogie Le Siècle mécanique, un livre non seulement finaliste des prix Hugo et Nebula 2010, mais qui plus est lauréat du prix Locus — tout de même !

1880 : l’Amérique est en pleine guerre de Sécession et la fièvre de l’or ouvre la voie à une course technologique effrénée. Le savant fou Leviticus Blue invente une machine extraordinaire capable d’extraire le précieux métal enfoui sous les glaces d’Alaska, le Boneshaker. Lors de son premier essai, la machine détruit une partie de Seattle et libère accidentellement un gaz (le fléau) qui transforme les habitants en « pourris ». Afin de maitriser la horde de zombies ainsi créée et canaliser cette horreur, un mur est construit autour de la zone dévastée. Seize ans plus tard, Briar Wilkes, la veuve du Dr Blue disparu dans la catastrophe, et son fils Zeke tentent de survivre dans les faubourgs de la zone confinée. L’adolescent, en quête de réponses quant à son passé familial, fugue et s’infiltre dans la zone sinistrée. Sa mère part à sa recherche…

Rien à dire, les canons du genre sont respectés, les personnages plutôt attachants, et l’intrigue, eh bien… disons qu’elle en vaut bien une autre. Seulement voilà, le texte souffre, et il souffre beaucoup.

D’abord, les dialogues. Priest (ou en tous cas son traducteur) use et abuse des verbes déclaratifs — et allons-y pour les : « tint-il à clarifier », « grommela-t-il », « murmura violemment » (?!), « asséna-t-elle », « pleurnicha-t-il » et autres « rétorqua-t-il ». Comment vous dire… C’est un peu comme les tics de langage : à la fin, on ne suit plus la conversation, on les compte. Eh bien voyez-vous, là c’est pareil. Comme l’affirmait Stephen King dans Ecriture, mémoires d’un métier à propos des verbes déclaratifs : « N’écrivez pas comme ça… S’il vous plait ! »

Ensuite, le développement du texte. Je reprends mon petit Stephen King illustré au chapitre « Enlevez tout mot inutile » et je vous laisse jouer en famille avec ces quelques exemples :

« Le passage suivait une pente ascendante et Zeke montait donc, très légèrement » ; « D’un rapide coup d’œil, il compta une dizaine de semelles différentes (…) Or, les empreintes… eh bien… Elles impliquaient qu’il pouvait rencontrer des gens à tout moment » ; « Je me souviens, acquiesça-t-il avec un signe de tête, même si Rudy lui tournait le dos et ne pouvait donc pas le voir » ; « Je vois, dit-elle, car l’explication lui parut en effet limpide. » Aussi improbable que cela puisse paraître, je n’ai rien inventé…

Heureusement, Boneshaker regorge de suspense. En voici un bon exemple, développé sur trois pages : « Et là, quelque chose de froid et de dur vint se poser contre sa nuque (…) il était seul, à l’exception de la personne qui se tenait derrière lui et le menaçait avec un pistolet au canon glacé (…) le contact glacial de quelque chose de circulaire, dur et dangereux n’avait pas quitté la parcelle de peau exposée à la base de son crâne (…) Zeke sentit le cercle froid contre son cou qui s’éloignait (…) l’arme était en fait une bouteille en verre. » Sans déc’ !?

A ce stade, on en vient à se demander si Cherie Priest n’aurait pas trouvé son prix Locus dans une pochette surprise. Mais on s’accroche, plus que 250 pages ! Et c’est alors qu’on tombe sur le magnifique, l’exceptionnel « couina-t-il ». Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais depuis c’est précisément ici que se trouve mon joli marque-page offert par Eclipse, et ce afin que, tous les soirs, avant de m’endormir en priant Saint Jack D., je puisse relire avec émotion ce bijou de précision, de justesse, de finesse et finalement, oui, de simplicité, qu’est le fameux « couina-t-il ».

Enfin passera-t-on sur l’intrigue parsemée d’invraisemblances qui resteront sans réponse : d’où vient ce gaz mystérieux ? Pourquoi les pourris restent-ils dans la zone contaminée ? Comment fait-on pour canaliser un gaz avec des murs à ciel ouvert…?

Boneshaker disposait des ingrédients pour faire, sinon un bon steampunk, en tout cas un steampunk honorable. L’ensemble est gâché par une écriture (une traduction ?) maladroite, lourde et trop longue, beaucoup trop longue. Dommage ! Passez votre chemin et courrez relire Jeter et Powers.

Sens interdit

En ce début de XXIe siècle, Mathis apparaît comme une anomalie. Doté d’un odorat absolu, le jeune homme perçoit la moindre fragrance ou puanteur, qu’elle émane d’un animal, d’un végétal ou d’un minéral. Une faculté révolutionnaire qu’il se garde bien de révéler, de peur de provoquer la curiosité, voire la répulsion. En effet, depuis plus d’une centaine d’années, l’humanité a accepté le fléau qui a effacé en partie l’odorat de son paysage sensoriel. Une calamité découlant de la pandémie de grippe espagnole. Par la force des choses, les hommes se sont habitués à l’épaississement de leurs muqueuses nasales, établissant une nouvelle hiérarchie fondée sur la ségrégation par les odeurs. La routine, en somme, pour une humanité jamais en manque d’idées lorsqu’il s’agit d’exclure, de proscrire ou d’interdire. Ainsi, pendant que certains accomplissent les basses besognes, méprisés de tous, nouveaux intouchables d’un monde divisé en castes, d’autres sont destinés à de hautes fonctions. On comprend pourquoi Mathis préfère se taire. Un silence dicté par les circonstances et imposé également par l’existence d’un ordre religieux extrémiste : les Flagellants. Orphelin de père et de mère, isolé en Tanzanie où il ne fait pas bon vivre lorsqu’on est blanc, Mathis devient l’enjeu d’une lutte de pouvoir entre la science et les croyances religieuses, entre la lumière et l’obscurantisme. Un motif classique et un tantinet caricatural en littérature, dont on se demande comment les auteurs vont se détacher…

L’argument de départ de Sens interdit a de quoi intriguer. On s’écarte des sempiternelles divergences fondées sur l’Histoire traité-bataille et les grands personnages historiques. Ici, c’est une épidémie qui contraint l’Histoire à bifurquer sur une voie divergente. Certes, les amateurs d’uchronie rétorqueront à bon droit que Robert Silverberg et Kim Stanley Robinson n’ont pas fait autre chose avec la peste noire. Cependant, le virus n’introduit pas une extinction massive, modifiant l’équilibre des civilisations. Il ne modifie qu’un des cinq sens, introduisant une nouvelle organisation sociale à l’intérieur des puissances mondiales.

Sens interdit se cantonne grosso modo à la France et à son empire colonial. L’Hexagone vit sous la férule d’un régime pour le moins autoritaire, lui-même sous l’influence d’un ordre religieux réactionnaire né du traumatisme provoqué par la perte de l’odorat. Même si l’hypothèse scientifique et la proposition d’Histoire alternative paraissent vraisemblables, pour l’originalité on repassera. Clichés sur clichés sont alignés comme des perles sur le chapelet d’un moine intégriste. Pour aggraver cette impression, les auteurs s’enferrent dans un conflit de nature manichéenne, animé par des personnages à la psychologie transparente. Le pompon dans ce domaine revenant incontestablement au duo Lucius Millepierres et sœur Bérengère. Dans le genre zizi panpan et miss patouche, les auteurs ne craignent pas le ridicule. Amateurs de série Z et d’humour déviant, vous voilà avertis.

Nullement troublés par l’aspect involontairement drolatique de la chose, Alain Grousset et Danielle Martinigol déroulent de surcroît un récit linéaire et sans véritable surprise, convoquant le ban et l’arrière-ban des stéréotypes et les recettes éventées du roman d’aventures.

Bref, on se dit que l’on est passé à côté d’une uchronie vraiment originale. Dommage.

Pêcheur de la mer intérieure

Ursula K. Le Guin fait partie des auteurs n’ayant plus rien à prouver et dont on attend pourtant avec angoisse chaque publication. Les microéditions Souffle du Rêve, sises dans l’Orléanais, nous gratifient de huit nouveaux textes de l’auteure américaine. Nouveau au sens d’inédit dans l’Hexagone, car, à l’exception de « La Première pierre », déjà publié chez le même éditeur, les autres titres sont des inédits parus entre 1983 et 1994.

Après « Ailleurs & demain » puis l’Atalante, nous n’en finissons pas de découvrir et d’explorer l’œuvre d’un auteur s’aventurant avec un égal bonheur dans les domaines de la fantasy — le cycle de Terremer —, de la S-F — L’Ekumen —, et de la littérature générale. Un auteur à l’aise dans la forme courte comme longue.

Pêcheur de la mer Intérieure regroupe des textes illustrant le versant science-fictif de Le Guin. Le recueil révèle également un aspect de sa personnalité que d’aucuns ont trop souvent tendance à ignorer : l’humour. « Première Rencontre avec les Gorgonides » et « L’Ascension de la face nord » témoignent de cette veine et, dans le genre surprenant, la dame ne fait pas les choses à moitié. On se trouve en effet devant deux blagues dont on peut juger l’effet raté, surtout pour la seconde, mais donnant une image plus légère de leur auteur.

Les choses redeviennent plus habituelles et intéressantes avec « Le Sommeil de Newton ». Le titre de cette histoire fait référence à une phrase du poète William Blake mettant en garde les hommes contre le danger de la vision unique. On est immergé au sein d’une microsociété, quelque peu sectaire dans ses prémisses, dont les membres/adeptes se sont réfugiés dans l’espace pour échapper aux turpitudes terrestres d’une humanité qu’ils observent avec condescendance. Hygiénistes, technophiles et scientistes, les membres de cette communauté rejettent le sentimentalisme qui les rattache à la Terre. Mais, si le sommeil de la raison engendre des monstres, celui de Newton est hanté d’apparitions bien peu cartésiennes qui mettent à dure épreuve les certitudes de l’un d’entre eux. Au-delà du drame personnel, Ursula Le Guin écorche aussi quelque peu une certaine vision élitiste de la S-F. Si l’avenir de l’homme se trouve dans l’espace, il demeure toutefois une créature enracinée dans la boue de sa Terre natale.

Continuant dans l’excellence avec « La Première pierre », on touche cette fois-ci à la question de la rébellion, sujet récurrent dans l’œuvre de la dame. A l’université d’Obling, les nurolb sont les serviteurs. Ils préparent les repas, nettoient les bâtiments, les réparent à la fin des crues et rangent les objets que laissent traîner les obls, leurs maîtres. Ils subissent également leurs sévices, viol et violence, en silence, car il serait tout à fait inconvenant de se révolter. Bu vit pour servir les obls, accomplissant sa besogne avec zèle. Un jour, elle découvre que les galets, utilisés pour composer les mosaïques ornant les terrasses de l’université, dessinent un message coloré. Un message forcément écrit par les nurolbs l’ayant précédée puisque les olbs ne distinguent pas les couleurs. Mais avoir connaissance d’un tel secret, n’est-ce pas déjà chercher à s’émanciper ? Usant du procédé de la parabole, Ursula Le Guin évoque ici un sujet universel : celui de l’oppression et du processus qui mène à la révolution. Le tout avec une économie de moyens admirable. On en redemande.

Passons rapidement sur « Le Kerastion », court texte dramatique sur les méfaits du conformisme social, pour chroniquer plus longuement « L’Histoire des Shobies », « La Danse de Ganam » et « Pêcheur de la mer Intérieure », un trio se rattachant à « L’Ekumen ». En concevant ce cycle, Ursula Le Guin n’a suivi aucun plan ou schéma directeur préétabli. Planifier une histoire du futur de l’humanité n’a que peu d’intérêt à ses yeux. Elle préfère mettre en scène des destins individuels et des sociétés, optant pour un point de vue anthropologique. Visiteurs étrangers au monde qu’ils observent ou plus simplement autochtones en rupture de ban, les personnages de Le Guin sont les médiateurs d’une réflexion éthique, voire politique. Ils mettent en scène l’altérité et se frottent aux limites de la liberté. Une succession de romans et de nouvelles est ainsi née des efforts de l’auteur, comme une série de motifs brodés sur une trame générale. Un pseudo univers qui a des trous aux coudes, selon ses propres dires, mais jouissant au final d’une grande cohérence interne.

Ayant résolu la question de la communication, via l’ansible, un raccourci narratif pratique, Ursula Le Guin imagine avec « L’Histoire des Shobies » un moyen de voyage instantané. Une sorte de téléportation trichant avec la théorie d’Einstein et dénommée effet churten. Un équipage est réuni pour effectuer le premier transit. Les plans sont dressés, il ne reste plus qu’à expérimenter. Mais la transilience a une conséquence imprévue. L’équipage ne parvient pas à réintégrer la réalité consensuelle, une fois arrivé à destination. Confusion des sens, sentiment d’irréalité, l’expérience manque de lui être fatale. S’amusant beaucoup de la situation, Le Guin dénoue le drame d’une manière originale. En convoquant l’art du conteur plutôt que celui du scientifique. Une manière de dire que pour exister, il faut raconter son histoire à autrui. Une conclusion qui n’est pas sans rappeler le propos du Dit d’Aka.

« La Danse de Ganam » fait un peu penser à L’Homme qui voulut être roi de Kipling. Un groupe de Mobiles se rend sur un monde nouvellement contacté, via la transilience. Une planète morcelée entre plusieurs cités préindustrielles respectant le principe du matriarcat. Le groupe s’intègre sans faire de vagues, conformément à l’éthique de l’Ekumen, mais son meneur devient l’époux de la reine, position lui promettant un destin funeste. Sous couvert d’étude ethnologique, Le Guin traite surtout ici de la divergence des points de vue par rapport à un événement, ajoutant comme paramètre supplémentaire la disharmonie résultant du churten.

Point d’orgue du recueil, « Pêcheur de la mer Intérieure » s’impose comme un des textes majeurs de la dame. Finesse de la psychologie des personnages, usage subtil de métaphores encapsulées dans le récit, tension dramatique admirable et construction narrative impeccable, le texte conjugue de nombreux points forts. L’histoire prend place sur la planète O, un monde ayant déjà servi de décor à deux nouvelles figurant au sommaire du recueil L’Anniversaire du Monde (disponible au Livre de Poche). C’est l’occasion de goûter à nouveau au mariage sedoretu, union complexe à quatre personnes, et de voir Ursula Le Guin réaliser un vieux rêve : permettre à un de ses personnages de mener une double vie simultanément. Au final, on ressort impressionné par ce récit recyclant avec brio un des plus vieux thèmes de la S-F : le voyage temporel.

Par sa vitalité, son ampleur, la précision de son imagination, son aspect ludique, la richesse et la puissance de ses métaphores, le recueil Pêcheur de la mer Intérieure illustre idéalement le propos tenu par Ursula Le Guin dans la préface. Voici une lecture indispensable pour ceux appréciant la beauté des idées, des mots et des émotions.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug