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Mémoire de métal

Le space opera, c’est très souvent le conflit : passé, en cours ou à venir ; entre individus, entre factions ou entre civilisations ; pour des ressources, pour des idées ou pour la sur­vie. Or, les conflits génèrent leur propre mé­moire à plusieurs facettes : littéraire, bien sûr, le lieu com­mun consistant à comparer toute épopée à L’Iliade ou au Mahabharata… mais aussi, et surtout, traumatique, puis­que les soldats portent souvent dans leur chair et leurs souve­nirs les cicatrices de ce qu’ils ont vécu.

Mémoire de métal est une histoire de conflits multiples dont l’articulation se dévoile peu à peu. En arrière-plan, le conflit entre deux civilisations humaines : d’un côté, les Mon­des Centraux, ­et de l’autre les Périphériques. Leur héritage en partie commun souligne à quel point cette confrontation est aussi absurde que cruelle. Cet arrière-plan détermine la rencontre séminale entre la narratrice nommée Scur et son ennemi Orvin, criminel de guerre dési­reux de saisir jusqu’au bout les opportunités de raffiner son sadisme. Cette rencontre, à l’origine de la mémoire traumatique de Scur, la met dans la position unique de compren­dre et de résoudre le problème qui lui est posé quand – un laps de temps indéterminé après qu’elle a pratiqué sur elle-même une opération sommaire pour se défaire du dispositif mortel implanté par Orvin – elle se réveille à bord d’un vaisseau de croisière endommagé où se trouvent des soldats des deux camps mais aussi des civils. Que s’est-il joué pendant son inconscience ?

La mémoire des événements conditionne la continuité de la civilisation : que faire quand les instruments ordinaires de cette continuité deviennent peu fiables ? En effet, les mémoires du vaisseau sont corrompues et il devient urgent d’en sauvegarder le contenu avant qu’elles ne défaillent tout à fait. La durée de vie de l’information ayant une relation de proportionnalité inverse à la surface où elle est stockée, une solution consistera donc bel et bien à passer de l’informatique… à l’écriture, donnant une belle justification au titre français du texte. La survenue pendant l’hibernation de Scur d’un nouveau conflit – d’une tout autre nature que celui où elle s’était trouvée engagée – explique en effet l’isolement du vaisseau, et montre que ses occupants sont, malgré leur position précaire, bien placés pour assurer un nouveau départ aux rameaux dispersés d’une civilisation humaine à présent effondrée.

Ce texte réalise donc une synthèse qu’il est difficile de ne pas trouver parfaite entre ses différentes dimensions. Il s’agit d’un space opera récréatif, aux énigmes non triviales mais dont la résolution réjouit, et qui ne man­que pas de gimmicks du genre – il serait trop long de dresser la liste des péripéties pouvant affecter les passagers d’un vaisseau perdu dans l’espace ! Il s’agit aussi, et sur­tout, d’une belle illustration des principes et des limites de la mémoire, qu’elle soit humaine ou artificielle : l’outil parfois s’émousse… et il arrive même qu’il se détériore au point qu’il soit nécessaire de le remplacer. L’ingéniosité humaine permet à la fois de résoudre les énigmes et les incidents techniques : c’est aussi ce que nous rappelle Mémoire de métal, et au fond… jusque depuis son titre.

House of Suns

Si le cycle des « Inhibiteurs » est la partie la plus renommée, et assurément la plus volumineuse, de la bibliographie d’Alastair Reynolds, du moins en termes de romans, il n’en constitue pour autant pas forcément le pinacle, bien qu’il s’inscrive indubitablement parmi les grandes sagas de SF du dernier quart de siècle. Cet honneur suprême pour­rait en effet bien revenir au cycle « House of Suns », qui se compose pour le moment d’une novella, d’un roman et d’une nouvelle, bien que l’auteur ait déjà évoqué la possi­bilité de donner au second une suite, House of Machines. On espère que l’intérêt récent pour sa saga dans l’Hexagone l’incitera à donner corps à ce projet !

Tout commence lorsque Reynolds est invité à participer à l’anthologie One Million A.D., dont la thématique est, comme son nom l’indique, le très lointain futur. Lui qui a toujours adoré ce gen­re d’histoires mais n’a, jusque-là, jamais dépassé l’an 74 000, est enthousiaste, et écrit la no­vella La Millième nuit, qui se déroule, elle, deux millions d’années dans l’avenir ! Ce nouvel univers reprend un des principes cardinaux du Gallois, l’impossibilité de dé­passer la vitesse de la lumière, mais comme dans le cycle des « Inhibiteurs », cette limitation n’empêche pas l’Humanité (ou plutôt la trans/post-Humanité) de coloniser un certain nombre de systèmes stellaires dans un volume d’espace conséquent. Outre la différence d’époque (les romans centrés sur les Inhibiteurs se déroulent entre le XXVe et le XXIXe siècle, et ils sont plus préoccupés par le passé de la Galaxie que par son futur) et le fait qu’il n’y ait pas d’espèces extrater­restres vivantes concurrençant notre expansion, l’autre contraste frappant entre les deux con­textes réside dans l’échelle : cette fois, les humains ont colonisé tout ce qui pouvait l’être dans la Voie lactée ! La novella est centrée sur une des factions majeures de cette épo­que, une lignée clonale de mille individus nommée Gentiane, en référence à sa fonda­trice, Abigail Gentian. Chaque fois que les Gentians font un tour complet de l’espace colonisé (à l’époque du récit, cela leur prend 200 000 ans !), ils se réunissent ensuite pour mille nuits (une par clone), échangeant via la technologie, sous forme de « rêves », un résumé (imaginez un monta­ge façon vidéo Youtube !) de leurs découvertes, exploits ou péripéties du tour galactique précédent. La Millième nuit nous fait assister à l’une de ces réunions, au cours de laquelle les deux protagonistes récur­rents du cycle, Campion et Purslane, vont découvrir que le songe d’un autre clone pré­sente des omissions et des incohérences, mettant à jour deux énormes secrets (dont un n’est pas sans rapport avec un élément important du cycle des « Inhibiteurs »). L’intérêt du texte réside plus dans son univers fascinant que dans son intrigue, un meurtre en chambre close assez classique.

En 2007, cherchant une idée pour son prochain roman, Reynolds est interrogé par un fan qui lui demande s’il compte explorer à nouveau l’univers de La Millième nuit. Il n’en avait pas l’intention, mais cette demande le fait changer d’avis, et il écrit alors ce qu’il décrit comme un de ses romans favoris, House of Suns, notamment parce que, con­trairement aux autres, il sort de son clavier sans effort ou impasses créati­ves. Il reprend le contexte – qu’il étend énormément, ayant infiniment plus de pages pour ce faire – et les personnages de La Millième nuit, y com­pris certains qui y sont morts, et décale le tout à six millions d’années au lieu de deux. On y retrouve Campion et Purslane, lancés dans une poursuite échevelée d’une galaxie à l’autre et dévoilant des mys­tères encore plus grands et époustouflants que dans la nouvelle.

Le Gallois revient une der­nière fois (pour l’instant ?) à cet univers en 2017 avec la nou­velle « Belladonna Nights », texte poignant et très réussi où Campion assiste aux mille nuits d’une autre Lignée clonale que la sienne, et révèle là en­core un énorme secret.

L’univers de House of Suns et des textes courts associés est un chef-d’œuvre de hard SF et de sense of wonder d’un calibre et d’une échelle spatio-temporelle absolument rarissimes, même parmi les plus grands maîtres de la SF. Il est à découvrir impérativement par tout amateur du genre qui se respecte !

Eversion

En Bifrosty, on aime confier à votre serviteur des missions difficiles. « Apo, merci de synthé­tiser 8 tomes sur 9 de “The Expanse” en moins de 4 500 signes et sans spoiler, bisou. » Malaisé, mais faisable. En revanche, chroni­quer Éversion sans divulgâcher tient de la quasi-impossibilité. Même en résumer les quelques premières dizaines de pages sans trop en dire est une gageure, car même en dire très peu, c’est déjà en dire trop. Essayons tout de même !

Au temps de la marine à voile, Silas Coade est le chirurgien du Déméter, un navire affrété par un commanditaire privé pour rechercher une faille dans les falaises de la côte norvé­gienne, faille qui mènerait à un lagon où se trouverait un mystérieux Édifice (avec une majuscule, comme dans Big Dumb Object), à l’indicible géométrie. Via un roman de ce que l’on pourrait appeler du Merveilleux Scientifique, qu’il rédige, Coade manifeste, à l’instar d’un autre membre de l’équipage, une surprenante connaissance de techniques en avance sur son temps. Rapi­dement, un incident se produit, qui devrait conduire l’intrigue dans une tout autre direction. Sauf que, si c’est bel et bien le cas, cela ne se produit pas du tout de la manière à laquelle peut s’attendre le lecteur. En définitive, l’histoire n’en devient que plus excitante par le fait qu’elle s’avère à la fois remar­quablement semblable à celle qui se déroulait avant cet acci­dent fatidique… et en même temps complètement différen­te ! Un procédé qui, d’ailleurs, va se répéter plusieurs fois au cours du roman, jusqu’à un deuxième point précis de l’intrigue.

Éversion ayant été écrit par Alastair Rey­nolds et pas par quelqu’un comme Walter Jon Williams, qui publie aussi bien de la littérature d’aventure navale que de la SF, on se doute qu’en réalité, ce roman relève du second genre… et pas qu’un peu. Il ne cher­che pas forcément l’originalité, reprenant plus des tropes bien connus qu’autre chose, mais ce qu’il fait, il le fait très bien, rendant hommage non seulement à quelques maîtres du registre science-fictif (sans doute, principalement, Arthur C. Clarke), mais aussi aux ro­mans centrés sur l’audacieuse exploration de terres et de mers inconnues, que ce soit à l’aide de bateaux, de dirigea­bles… ou d’autres véhicules. On louera tout particulièrement l’habileté de la construction du récit, le minutage d’une préci­sion suisse des révélations (dont certaines hautement inat­tendues), et la façon dont Rey­nolds se joue de nous en nous donnant presque d’emblée toutes les clés, sans que nous nous en rendions forcément compte. Une prouesse ! On saluera aussi une fin d’une facture étonnante, puisque ressemblant à l’ahurissant mélange des conclusions d’ouvrages phares de Dan Simmons et… Tolkien !

Sous ses faux airs de littérature navale, Éversion est un très grand livre de SF qui, après une série de romans et de novellas plus ou moins convaincants, prouve à nouveau, s’il en était besoin, que Reynolds est un des maîtres modernes du genre.

“La Géante et le Naufrageur” en précommande !

Embarquez avec Patito et Syzygie dans l'Archimonde ! La Géante et le Naufrageur, premier volet du cycle « Mille Saisons » de Léo Henry est maintenant disponible à la précommande. Sortie dans toutes les bonnes librairies de notre monde le 8 juin.

Le Tournoi des preux (Le Chevalier aux épines T.1)

Si, à force de digressions éditoriales, Jean-Philippe Jaworski en deviendrait presque difficile à suivre, il faut admettre qu’une nouveauté signée de sa plume demeure un rendez-vous. Après avoir quitté un temps le Vieux Royaume (Janua Vera, Gagner la guerre, Le Senti­ment du fer) pour conter les péripéties des frères bituriges (la saga des « Rois du mon­de »), le voici de retour au bercail dans un récit débordant d’a­mour courtois. Loin de la gouaille d’un Benvenuto ou de l’irrévérence d’un Bel­lovèse, le lecteur est invité à plonger dans un décor moyenâgeux et chevaleresque (qui résonne d’ailleurs fortement avec la nouvelle « Au service des dames ») où les familiers du Vieux Royaume devraient sans mal retrouver leurs repères. Notons d’emblée qu’il s’agit du premier tome d’un récit devant paraître en trois parties, le deuxième volume étant annoncé pour juin 2023.

L’intrigue gravite autour d’un tournoi destiné à rétablir l’honneur d’une femme répudiée suite à une accusation d’adultère. Les tractations autour de sa libération entrainent tout un parterre de chevaliers à prendre parti, dont Ædan de Vaumacel, tenu pour responsable de sa déchéance et à qui l’on reproche de ne l’avoir pas défendue lors de son procès. Celles et ceux qui auront déjà eu le plaisir de lire Jean-Philippe Jaworski reconnaîtront sans peine ses points forts. La plume toujours extraordinairement précise et d’une grande richesse, l’auteur fournit des descriptions superbes de ses environnements – bien qu’un peu longuettes – et articule de succulents dialogues. Un soin tout aussi rigoureux est apporté aux éléments devant forger la crédibilité du récit, depuis la description des pièces d’armure jusqu’aux mœurs d’époque, dans un souci minutieux du détail qu’on lui connaissait déjà dans « Rois du monde » — immersion garantie. Jaworski rappelle aussi quel formidable conteur il est, son appétence pour les histoires dans les histoires, et sa capacité à varier les points de vue pour moduler sa matière narrative avec une grande justesse. Enfin, les nostalgiques du Vieux Royaume seront heureux de retrouver ici le goût de l’auteur pour les querelles personnelles tissées d’enjeux politiques.

Bien que le sujet le justifie, on regrettera malgré tout le peu de verve de certains protagonistes, voire un manque de panache dans un récit s’attachant à des personnages pour la plupart trop lisses pour s’avérer réellement intéressants. Il convient ici, à l’instar de l’auteur, d’avoir en af­fection cet univers et ses codes – ou au moins le désir de les dé­couvrir – pour pouvoir pleine­ment s’y plonger, auquel cas le pari est réussi haut la main et sans surprise. Pour les autres, dont l’intérêt reste tout entier à conquérir, la partie sera peut-être plus difficile, malgré les qualités indiscutables de son maître d’œuvre et l’exécution impeccable de l’exercice.

L'Âme du chien

Aux éditions Mnémos, le label Mu achève son année 2022 avec un texte qui témoigne une fois de plus du goût prononcé de la collection pour les récits oniri­ques et les ambiances éthérées, dans lesquels il est d’abord né­cessaire de renoncer aux repè­res habituels pour apprécier le voyage. Cette absence délibérée d’ancrage, qui brouille jus­qu’aux codes du genre — est-ce encore de la fantasy ? – n’est d’ailleurs pas sans rappeler la démarche de Michael Roch dans Le Livre jaune, roman inaugural du label.

Antoine Ducharme signe ici une novella en guise de premier roman, un récit dont le style coupé retranscrit efficacement l’entêtement avec lequel Klane, choisi pour être le bras armé de la prophétie en marche, em­brasse le destin prédit par un oracle. L’auteur situe le cœur de sa réflexion dans le parcours de ce guerrier à l’âme de chien, qui n’a d’abord d’autre horizon que celui de faire advenir un destin qu’il croit déjà écrit, avant d’y briser à la fois son corps et son âme. Ainsi le rythme s’ajuste parfaitement à son état d’esprit : dans un premier temps effréné, Klane enchaînant des victoires qu’il ne semble per­cevoir qu’avec un détachement d’automate, le récit en vient à basculer, et son héros avec, dans une sorte de flottement. Le tour que prennent les évènements finit bien évidemment par déstabiliser les protagonistes, privés des mots de leur oracle et désormais condamnés à prendre leur destin en main, à questionner le sens de leurs actes.

Il y a au premier plan, comme chez Michael Roch, là encore, le récit d’un avant et d’un après. Un apprentissage chèrement acquis, le conte d’un voyage aux tréfonds de soi du­quel l’être revient définitivement transformé. Klane semble s’éveiller à la vie comme d’un long sommeil et, déjà, il est ailleurs, il est autre. Ni ses hommes ni son maître ne le comprendront plus, et toute la beauté de son chemin réside dans ce lâcher prise : en se découvrant lui-même il découvre la paix, là où tous font encore la guerre.

Mais il y a également, au second plan, un auteur qui se joue de la prophétie située au fondement des premiers évènements de sa geste. En s’intéressant tour à tour à ce que chacun de ses personnages a fait de la prophétie et fera de la tournure des évènements, Antoine Du­charme interroge les oracles eux-mêmes : depuis le crédit qui leur est accordé jusqu’à la façon dont sont comprises les prophéties énoncées… ou pas. En fin de compte, oracles et prophéties n’en disent-ils pas plus sur ceux qui s’y fient que sur l’avenir qu’elles promettent ? Cette proposition, un rien introspective, s’offre au lecteur dans un récit aussi agréable que poéti­que. Un auteur à suivre, assurément.

Tiny Tango

La collection « Dyschroniques » continue de nous proposer de courts textes de science-fiction d’un autre siècle, mais toujours d’actualité (ainsi que, désormais, quelques inédits), et cette pa­rution n’y manque pas. Parution qu’il nous aura fallu attendre plus de trente ans pour la découvrir en français, alors que cette novella a été, à sa sortie en 1989, finaliste de plusieurs prix, dont le Hugo et le Nebula.

Ce récit d’anticipation démar­re alors que la protagoniste, Nancy, étudiante en biologie, découvre sa séropositivité, contaminée par son profes­seur et mentor. Elle décide alors de s’amé­nager une vie la plus éloignée possible du stress, et la plus saine, afin de retarder le déclen­chement de sa maladie. Ce faisant, elle renonce à une brillante carrière autant qu’à toute vie sociale, et une partie du récit se concentre sur les mesures prophylactiques que Nancy s’impose, tout en gardant le silence sur sa séropositivité en public : mise en place d’un mode de vie sain qui l’amènera à produire ses propres légumes et s’installer, isolée, dans une maison avec la possibilité d’un pota­ger en permaculture et maintien d’un lien so­cial via un groupe de parole pour séropositifs.

Nous suivons sa résignation alors que le monde, autour, semble oublier peu à peu l’épidémie autant que ses vic­ti­mes, et c’est l’arrivée d’un vaccin global contre le VIH en 2020 (sic) qui va déclencher une nouvelle phase du récit où se rejoindront préoccupations sociales (isolement, sexualité, amitié) et environnementales (sélection naturelle en perma­culture et accident nucléaire), et où l’on croisera aussi bien le moine Gregor Mendel que des aliens.

La qualité de cette novella réside dans son humanité, dans la capacité qu’a eu Judith Moffett à écouter les personnes qui, en 1989, vivaient déjà avec ce virus, et la retranscription de tout ce matériau dans un personnage d’une grande force : résigné puis déterminé, isolé sans être ermite, en questionnement face au monde qui l’entoure et qui semble évoluer sans lui… et si la partie « aliens » est presque surprenante (et pourrait paraître accessoire), elle permet un regard supplémentaire sur les événements du roman et une résolution étonnante.

À noter que Tiny Tango a depuis été intégré par l’autrice dans son roman The Ragged World (1991), qui développe l’histoire de ces aliens bien particuliers. Agrémenté d’une postface relative à cette première édition en français, Tiny Tango est un texte qui se lit toujours très bien, plus de trente ans après sa parution initiale, et qui éveille la curiosité envers son autrice. En somme, une bonne pioche pour cette collection qui continue de réserver de belles surprises !

La Science-fiction - Une introduction historique et philosophique

Qu’est-ce que la science-fiction ? On a beaucoup épilogué sur ce fichu tiret, sur les rapports nécessaires, incestueux ou oxymoriques entre science et fiction, pour finir le plus souvent par conclure, avec Spinrad, que « la SF, c’est tout ce qui se publie sous l’étiquette SF ».

Une voix manque pourtant au débat : celle de l’épistémologue. S’interroger sur le rapport de la SF à la science, c’est bien ; mais au fait, d’abord, qu’est-ce donc que la science ?

Il se trouve qu’un philosophe des sciences bien connu, en particulier pour avoir conçu et théorisé le concept de technoscience, Gilbert Hottois (1946-2019), était aussi un amateur et un fin connaisseur de SF, auteur d’un roman, Species Technica (Vrin, 2002). Mieux : la science-fiction était indissociable de son concept-phare, comme il l’expli­quait dans Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience (Vrin, 2013).

Hottois travaillait de nouveau, lors de sa récente disparition, à un ouvrage développant sa vision de la SF, ou possiblement de la technoscience-fiction. La seconde partie, « Ambitions et définitions de la science-fiction », en demeurera à l’état d’ébauche ; c’est la première, « Une introduction historique et philosophique », que nous proposent aujour­d’hui les éditions Vrin, avec une préface d’un autre philosophe, Jean-Noël Missa.

Étonnamment – ou pas –, Hottois consa­cre une grande partie de ce qui restera donc, hélas, un demi-essai réduit à sa composante historique, à Hugo Gernsback, l’éditeur bien connu d’Amazing Stories, inventeur du terme science-fiction et principal promoteur du genre dans les années 1920 et 1930. La SF selon Gernsback, résolument technophile, se veut actrice du progrès humain, capable d’imaginer et de proposer des futurs possibles à une humanité pleinement humaine, homo sapiens et homo faber, grâce au progrès technique et scientifique. Ça tombe bien : la science de Gernsback, c’est donc la technoscience, à peu de choses près, et la SF gernsbackienne, fondamentalement, une technoscience-fiction en devenir.

L’histoire du genre est plus complexe, bien sûr, et Hottois ne fait pas l’impasse sur ses origines européennes, avec des auteurs comme Jules Verne en France et H.G. Wells en Angleterre, ou des théoriciens comme Maurice Renard ; pas plus sur le débat avec ceux qui préfèrent faire remonter la naissance de la SF au Franken­stein de Mary Shelley — œuvre pourtant largement technophobe : pour Hottois, si elle est effectivement fondatrice, ce ne saurait être de la science-fiction. Mais l’érudition de notre philosophe ne se limite pas aux ré­férences purement littéraires. Son point de vue assez inhabituel nous rappelle aussi le rôle du fandom, et celui, souvent négligé, de figures comme, à l’aube de l’ère moderne, Gior­dano Bruno, martyr selon lui moins de la science que de la liberté de spéculer ; ou encore Johannes Kepler, pionnier, avec son Somnium, moins de la hard science fiction que d’une vulgarisation scientifique aussi au­dacieuse qu’informée…

En l’état, donc, un petit livre bienvenu pour les érudits. Mais les définitions provocatrices de Hottois nous manquent déjà !

L'Antre

[Critique commune à Immobilité et L'Antre.]

Publiés par deux éditeurs différents, Im­mobilité et L’Antre forment pourtant un diptyque. Il est l’œuvre de Brian Evenson, adepte d’une weird fiction génériquement bigarrée, mais à la forte homogénéité stylistique et spéculative. L’auteur a créé une écriture à la froideur clinique parsemée d’é­clats d’une violence parfois extrême. Sobre et irradiant pourtant d’une cruelle tension, cette prose se fait l’implacable médium d’une ré­flexion sur une (in)humaine condition oscillant entre absurde beckettien et noirceur sadienne.

Ainsi en va-t-il d’Immobi­lité et de L’Antre, inscrits dans un même univers, futur et post-apocalyptique. Des événements constitutifs du « Kollaps », c’est-à-dire le dé­sastre au fondement des deux livres, on ne connaît d’emblée que des bribes selon la description lapidaire qu’en fait Immobilité. Le point de vue du premier volet de ce diptyque post-apo épouse celui, lacunaire, de son protagoniste Josef Horkaï. Arraché en ouverture du roman à un coma cryogénique l’ayant privé du souvenir du Kollaps, Horkaï s’en avère aussi ignorant que lecteurs et lectrices. Et pour découvrir ce monde frappé d’anéantissement généralisé, il leur faudra donc suivre les pas d’Horkaï…

… ou plutôt ceux des « mules » chargées de transporter à travers la désolation un héros privé non seulement de la mémoire, mais encore de l’usage de ses jambes. Les mules sont des humanoïdes, artificiellement engendrés par ce qui demeure d’authenti­ques humains. On use de ces esclaves géné­tiquement modifiés lorsqu’une mission doit être accomplie à l’extérieur de « la ruche », soit le complexe souterrain protégeant de l’atmosphère fatalement viciée par le Kollaps. C’est là qu’Horkaï émerge de sa narcose. Il s’entend alors ordonner par Rasmus, le leader de la ruche, de partir en quête d’un mystérieux cylindre conservé par une autre communauté de survivants. Rasmus explique encore à Horkaï que bien que paralytique, il présente entre autres extraordinaires capacités aux échos transhumanistes celle d’être immunisé face à l’indéterminé poison am­biant. Confié à deux mules nommées Qanik et Qatik, porté tantôt par l’une, tantôt par l’autre, Horkaï s’engage dès lors dans l’amas de ruines qu’est devenu le monde…

Le périple ainsi entrepris donnera tout son sens au titre du roman. N’évoquant pas uniquement l’hémiplégie d’Horkaï, le terme d’Im­mobilité renvoie encore à la sclérose d’un univers tétanisé par le Kollaps, et surtout à celle de la psyché humaine à l’origine de la catastrophe. Explicitement inspiré par la pessimiste pensée de Thomas Ligotti exprimée dans The Conspiracy Against the Human Race (inédit en français), Immo­bilité met en scène une humanité à jamais enferrée dans ses erreurs ontologiques. Et de même que Thomas Ligotti voit dans l’extinction par la nulliparité de notre espèce la seule réponse quant à son aberrante existence, Immobilité dépeint une humanité au bord du précipice comme l’heureuse conséquence de l’Armageddon qu’elle a elle-même déchaîné.

Cette peinture de notre annihilation comme un sort aussi inévitable que souhaitable est encore au cœur de L’Antre, l’opus du diptyque le plus complexe car le moins narratif. Prenant la suite chronologique et théori­que d’Immobilité, L’Antre condamne tout espoir de conjurer son extinction pour l’humanité. De celle-ci, il ne demeure bientôt plus personne pour assister à la progressive agonie d’un nommé X. C’est-à-dire un huma­noïde transhumaniste conçu pour abriter dans son seul corps les esprits de dizaines de personnes. In fine inéluctable, l’effondrement de cet Antre psychique dessine l’horizon d’un anéantissement en réalité sal­va­teur…

Et c’est ainsi une relecture aussi inattendue que troublante du genre post-apocalyptique que propose le toujours iconoclaste Brian Evenson, en faisant de l’impuissance de l’espèce humaine à échapper à la disparition un paradoxal motif d’espoir !

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