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L'Incident Jésus

[Critique commune à Destination : Vide, L'Incident Jésus, L'Effet Lazare et Le Facteur Ascension.]

Le cycle du Programme Conscience, qui comprend le prologue Destination : Vide de Herbert seul et la Trilogie de Pandore co-écrite avec le poète Bill Ransom, est le deuxième par ordre d’importance dans l’œuvre de Frank Herbert, après celui de Dune. La première version de Destination : Vide date de 1966 et est donc contemporaine de Dune, premier volet du cycle éponyme ; La Trilogie de Pandore date, elle, des années 80. Le troisième tome, Le Facteur Ascension, a été terminé par Bill Ransom seul, après la mort de Herbert.

Destination : Vide est un thriller métaphysique à huis-clos entre Bickel, Prudence Weygand, Raja Lon Flatterie et Timberlake dans l’enceinte du vaisseau spatial Terra. On peut y voir une version (ultra) intellectuelle d’Alien, le film de Ridley Scott, mais aussi le comparer à La Stratégie Ender de Orson Scott Card et à la nouvelle de Christopher Priest, « Le Monde du temps réel ». Le Terra doit atteindre Tau Ceti avec son équipage de clones sacrifiables. Plus qu’une mission suicide, c’est un leurre : six astronefs identiques ont déjà été perdus. Il leur faut réussir ou/et mourir. Comme dans La Stratégie Ender, les personnages sont conditionnés dans un dessein précis, et, à l’instar de la station de la nouvelle « Le Monde du temps réel », le vaisseau n’est pas ce qu’il paraît être mais, comme le seront à plus grande échelle la planète Dosadi dans le roman éponyme et, ultérieurement, la planète Pandore, un laboratoire, une expérience.

Peu après le départ, les cerveaux biologiques infaillibles censés mener le navire à bon port claquent les uns après les autres et les quatre clones doivent désormais se relayer aux commandes de la machine folle pour un voyage de quatre siècles. Ils sont placés dans une situation où la création d’une intelligence artificielle devient la seule échappatoire leur restant. C’est le but de l’expérience. Plus exactement, il s’agit de créer un système conscient artificiel… Le premier problème qui se pose aux quatre personnages chargés, à leur corps défendant, de créer cette conscience artificielle est, bien entendu, de définir la conscience. C’est-à-dire, définir l’humain. Un problème auquel la littérature générale s’est toujours heurtée avec violence. La conscience semble à priori évidente mais, dès lors qu’il est question de la reproduire, ce n’est plus le cas. « Ne dites jamais évidemment » rétorque Bickel (en parlant de conscience) au psychiatre aumônier Flatterie (p. 148). Et, que font psychiatres et aumôniers si ce n’est s’occuper de conscience mentale ou morale ? Une conscience artificielle doit être capable de produire du langage, des symboles, pas seulement de les régurgiter sur un mode algorithmique.

Entre la version de 66 et celle de 78, réécrite dans la perspective du cycle, Frank Herbert a lu Frankenstein, le chef-d’œuvre de Mary Shelley, souvent considéré comme le premier roman de science-fiction. Le vrai problème de Frankenstein est sa responsabilité d’avoir créé un être conscient. C’est une problématique fondamentale de la science-fiction que l’on retrouve aussi bien dans Colossus de D. F. Jones que dans Le Problème de Turing co-écrit par Harry Harrison et Marvin Minsky, le pape de la recherche en intelligence artificielle, La Semence du démon de Dean R. Koontz et, bien sûr, le célébrissime 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke, bien qu’il privilégie un point de vue mystique là où Herbert reste matérialiste.

La caractéristique première d’une conscience est peut-être la capacité de défendre ses intérêts propres, aussi, même artificielle, cette conscience ne saurait être bridée par… les trois lois de la robotique d’Asimov ! Bickel considère que la machine appelée à devenir consciente (le « bœuf ») doit disposer des moyens du pouvoir comme pré-alable à la possibilité de n’y point recourir. C’est-à-dire à l’émergence d’une morale concomitante à la conscience. Le Moi et le Surmoi freudien formant une boucle rétroactive à défaut de laquelle on se situerait dans l’univalence animale de HAL. Par conséquent, la question qui taraude l’équipage du Terra est celle de la création d’un monstre à l’instar de Frankenstein, ainsi que celle de sa destruction pour laquelle Flatterie est programmé.

Destination : Vide est un court roman des plus ardus qui constitue la porte d’entrée de la Trilogie de Pandore. On peut se contenter de ce livre qui pose déjà l’essentiel des questions qui hanteront la trilogie mais il constitue un prérequis indispensable à la lecture de celle-ci.

L’Incident Jésus ouvre la trilogie proprement dite.

Au terme de Destination : Vide, Nef, la conscience artificielle créée par les clones embarqués à bord de l’astronef Terra, a échappé à la destruction et aux humains. Elle a conduit son équipage sur Pandore, une planète qui n’a rien à envier au Monde de la mort de Harry Harrison. Nonobstant Nef, la situation sur Pandore n’est pas sans rappeler celle que l’on rencontre sur Dosadi. Les Humains, arc-boutés dans la Colonie, s’accrochent avec l’énergie du désespoir sur un monde invivable où grouillent les bestioles les plus effroyables qui soient. Ils ne survivent que parce que Nef y consent. Nef y consent, certes, mais entend être véNefré en retour. La question étant : comment véNefrer ?

Neuf personnages principaux animent L’Incident Jésus. D’un côté, Morgan Oakes, Jesus Louis et Sy Murdoch font figure de grands méchants. En face, se dressent le poète Kerro Panille, Waela TaoLini qui portera l’enfant à la fois de Panille et d’Avata, Hali Ekel à qui Nef a fait vivre l’expérience de la crucifixion. Ferry Winslow et Hamill Legata qui changeront de camp et enfin Raja Lon Flatterie/Thomas tiré d’hibernation par Nef pour enseigner aux humains de Pandore comment véNefrer correctement.

Oakes a un plan. Bien que psyo, psychiatre-aumônier, il refuse le diktat de Nef et lui dénie tout statut divin. Car si Nef se considère comme une divinité, Oakes ne voit en elle qu’un tas de ferraille certes perfectionné, mais rien de plus.

Reprenant les mêmes méthodes que Morgan Hampstead, le directeur de Lunabase, dont il s’avérera le clone, Oakes entend conquérir Pandore à tout prix, y construire une base inexpugnable, le Blockhaus, et, de là, défier Nef qui, de son côté tient à être véNefré comme il se doit et, à cette fin, dépêche Raja Flatterie, devenu Thomas, à la surface de Pandore. S’il échoue, Nef mettra fin à l’expérience Humanité.

Pour conquérir Pandore, Oakes multiplie les clones adaptés et les sacrifie sans pitié, ne voyant en eux que du matériel remplaçable comme naguère les cadres de Luna-base (p. 88), tout en ignorant qu’il en est un lui-même. Le moins que l’on puisse dire est qu’il voit d’un fort mauvais œil Nef lui expédier un psyo concurrent ainsi que le poète Kerro Panille qui entend communiquer avec Avata, le varech sentient qui domine les océans de Pandore.

Détruire les capucins vifs, névragyls, platelles et autres bestioles qui font de Pandore le monde de tous les maux n’est déjà pas une mince affaire, mais le vrai problème est que la planète abrite en Avata un être conscient unique, global. Oakes se défie plus encore de Nef qui contrôle la natalité et l’alimentation indispensables à la survie de la colonie et se voit donc contraint de lutter sur deux fronts. Il est en Zugzwang comme on dit aux échecs ; chacune de ses actions contribue à affaiblir sa position, mais, en fait, il n’est prisonnier que de ses propres conceptions. Sa paranoïa le pousse, dans une attitude très stalinienne, à se défier de Legata Hamill et à chercher à la soumettre, métamorphosant une de ses meilleures alliées en celle qui précipitera sa chute.

L’Incident Jésus apparaît comme une image en miroir de Destination : Vide où, voulant créer une conscience artificielle, les humains ont finalement créé une divinité. Or, qu’a fait Dieu ? La réponse se cache derrière la question posée par Nef : « Comment allez-vous me VéNefrer ? » Dieu a créé l’Humanité, Nef veut à son tour créer une humanité, mais les attitudes impitoyables de Morgan Oakes ne sont pas celles qui conviennent. Qu’est-ce qu’un dieu attend de sa création ? « C’est la seule chose que Nef nous ait jamais demandé : C’est la seule signification que la VéNefration ait jamais eue : Découvrir notre propre humanité et nous en montrer digne. » (Incident Jésus p. 383 & Le Facteur Ascension p. 272). C’est dans ce même dessein que Nef envoie Raja Flatterie/Thomas sur Pandore et fait éprouver à Hali Ekel l’expérience des événements survenus sur le Golgotha. « La religion commence là où des hommes cherchent à influ-encer un dieu », lit-on (Incident Jésus p.115), et « Qu’est-ce que la prière, sinon une tentative geignarde, vile, d’imposer sa volonté à la divinité ? par la menace, la supplication, le chantage. » (Incident Jésus p.198) ou encore « Quelle sorte de dieu faut-il être pour maintenir ses protégés dans le dénuement à la seule fin de les entendre implorer ? » (Inci-dent Jésus p. 118) Nef n’attend pas cela ni n’agit ainsi. Oakes, par contre, fait produire par ses âmes damnées, Jésus Louis et Sy Murdoch, davantage de clones que les ressources disponibles ne peuvent en faire subsister, ils détruiront aussi le varech sentient, causant la disparition des continents de Pandore, manquant de peu causer celle de l’Humanité.

Après le départ de Nef, Pandore fait penser au Modèle Jonas, roman dont le titre n’aurait nullement déparé la trilogie, où Ian Watson envisageait que l’univers tel que nous le percevions n’était que l’écho des pas du créateur s’éloignant. La véNefration est enfin correcte dès lors que l’humanité peut se passer de divinité en transcendant l’illusion de l’immanence et qu’elle a cessé d’être divisée. « Nous sommes, nous [par opposition à Flatterie], originaires d’un monde où l’on nous a appris : “La survie avant tout. Préserver la vie humaine à tout prix.” Pandore nous a été suffisamment hostile. Nous n’avons pas eu le temps de nous offrir le luxe de nous entre-tuer. » (Le Facteur Ascension p. 56) Tant sur Pandore que sur Dosadi, des conditions très défavorables semblent nécessaires pour accéder à davantage d’humanité sur un mode de solidarité.

Plusieurs siècles après le départ de Nef marqué par le largage des caissons d’hybernation et la disparition des continents, conséquence de l’assassinat du varech par Jesus Louis, l’humanité pandorienne s’est scindée en deux branches : les Îlliens, perclus d’innombrables mutations, qui vivent pauvrement sur d’immenses îles organiques dérivant au gré des courants, et les Siréniens, plus conformes aux canons de l’humanité originelle, qui vivent dans l’opulence au fond des mers. La crise survient lorsque les Siréniens décident de modifier le fragile équilibre qui s’est instauré au fil des siècles. Leurs projets consistent d’une part à ressusciter Avata, à partir des gènes du varech jadis greffés sur l’ADN humain par Jésus Louis, dans le dessein de faire resurgir les terres en-glouties ; d’autre part, à récupérer les caissons d’hybernation que Nef a largués en orbite et qui tournent depuis autour de Pandore. Enfin, une faction extrémiste et raciste menée par Gellaar Gallow se propose d’exterminer les Îlliens au nom de la pureté de la race.

Toujours centré sur une dizaine de personnages, L’Effet Lazare est à la fois le plus long roman de la série, celui où la problématique est la plus faible et la part de l’intrigue majeure. Sans être totalement dénué de fond, ce tome intermédiaire s’ap-parente bien plus que les autres à un aventureux planet opera. Si les intrigues et les luttes pour le pouvoir restent omniprésentes et constituent le moteur de l’action, pour une fois, la religion, son rôle et ses mécanismes, apparaissent en retrait.

Le Facteur Ascension, situé vingt-cinq ans après les événements contés dans L’Effet Lazare, conclut à la fois la Trilogie de Pandore et le cycle du Programme Conscience. Un nouveau clone de Raja Flatterie occupe le devant de la scène ; il est l’un des rares rescapés des caissons hyber à avoir survécu. Sa personnalité diffère assez radicalement de ses précédentes incarnations car il n’a pas vécu les mêmes événements ni participé à l’avènement de Nef. Sous l’appellation de Directeur, il s’est imposé à l’humanité de Pandore comme un dictateur stalinien bon teint, recourant à l’assassinat et aux massacres de masse sans état d’âme pour parvenir à ses fins, qui, selon lui, justifient tous les moyens. Son but est de fuir Pandore, monde qui reste difficile à vivre et qui est menacé de destruction par les effets de marée dus aux deux soleils qui éclairent la planète. Dans ce dessein, il détourne une large part des ressources alimentaires pour approvisionner le vaisseau spatial qu’il fait construire, n’hésitant pas à affamer la majorité du peuple. « Nous sommes dirigés par un homme qui ôte le pain de la bouche des enfants pour voyager jusqu’aux étoiles. » (Le Facteur Ascension p. 93) Il organise la famine en contrôlant toutes les ressources de la planète pour mieux asseoir son pouvoir tyrannique, relayé par le sanguinaire Spider Nervi, le bien nommé. Mais, plus il y a des contraintes, plus il faut contraindre : c’est la route du chaos, et celui-ci ne tarde pas à se répandre sur Pandore.

Dans cet ultime tome, bâti, comme les précédents, au-tour d’une dizaine de personnages, Frank Herbert et Bill Ransom laissent de nouveau la religion à l’arrière-plan et se focalisent cette fois sur le rôle des médias dans les luttes de pouvoir. Ben Ozette, Rico La Pucsh et Beatriz Tatoosh sont des reporters de l’holovision.

Avata est bien sûr un « autre » de choix dans le regard duquel on peut se voir humain. « Si tu sais tout cela de l’intelligence extraterrestre et si elle demeure tout de même étrangère à ton entendement, alors tu ne sais pas ce que c’est que d’être humain. » (L’Incident Jésus p. 80)

Ce Flatterie, comme Morgan Oakes ou Gellaar Gallow avant lui, sera mis hors d’état de nuire par le varech, qui, s’il n’est pas un personnage au sens habituel du terme, n’en est pas omniprésent durant toute la trilogie où l’on aura rencontré des hybrides d’humains et du varech. Vata, la fille de Kerro Panille, Waela TaoLini et Avata, à travers qui il survivra après son éradication par Jésus Louis, puis Crista Galli, son ambassadrice auprès de l’humanité dans Le Facteur Ascension. Avata, dans Le Programme Conscience, occupe une place et répond d’une nature assez voisine de celle de l’Epice dans Dune et de son influence sur les Révérendes Mères et sur Sainte Alia. Il est le lieu d’une mémoire atavique et collective. Ce sont-là des thèmes science-fictifs chers à Herbert par opposition à l’analyse du pouvoir politico-religieux qui est sa problématique favorite. C’est la patte du psychanalyste. Il est intéressant de noter que Herbert positionne les entités collectives dans le camp des « bons » : ici le varech, mais aussi les Révérendes Mères, le projet 40 de La Ruche d’Hellstrom, Le Cerveau vert. Chez Herbert, l’individu isolé semble voué à s’effacer devant le collectif et la religion, au sens de « ce qui relie », apparaît comme une force sociale positive à la différence des églises ou équivalents. Dans La Mort blanche, ce sont les églises qui sont ciblées et désignées comme cause du malheur collectif, et non la religion en elle-même. Herbert reproche aux premières de dévoyer la seconde en élevant des barrières d’intolérance entre les gens. Dans les trois volumes de la Trilogie de Pandore on assiste à l’isolement progressif des détenteurs du pouvoir que sont Morgan Oakes, Gellaar Gallow et Raja Flatterie ; leurs divers alliés finissent par se détacher d’eux de leur plein gré ou de façon plus ou moins forcée et par se fondre dans le groupe. Ce n’est pas l’individualisme qui est condamné par Frank Herbert, mais l’égoïsme qui, dans ses mises en scènes où il est associé au pouvoir, conduit à une paranoïa qui est justement un facteur puissant de décomposition de ces pouvoirs. « L’opulence isole l’individu dans une société qui dépend pour sa survie de l’effort commun. » (L’Effet Lazare p. 35) Herbert ne voue pas l’individu à une disparition fusionnelle dans le collectif, mais à une conception nodale où son importance, son bonheur naissent de sa relation aux autres. Ainsi la fusion gestaltique dans la lumière d’Avata, à la fin du Facteur Ascension, n’a pas vocation à perdurer. La démonstration faite, on redescend à un niveau moins intense mais où les gens n’en sont pas moins plus proches qu’auparavant. Nef a choisi/ construit Pandore pour conduire les humains à davantage d’humanité. Le bonheur d’un individu venant de la richesse de ses relations. On a là les constantes de l’œuvre de Frank Herbert.

Le Programme Conscience est l’une des œuvres majeures de Frank Herbert où l’on distingue mal l’apport du co-auteur, Bill Ransom, tant on y retrouve les principaux thèmes qui courent à travers l’ensemble de ses livres. Il fait partie de ces auteurs, comme Dick ou Zelazny, dont l’œuvre entière ne cesse de graviter autour de thématiques récurrentes, qu’ils continuent d’approfondir livre après livre. La richesse et la complexité du Programme Conscience en font l’un des cycles les plus importants de la science-fiction.

Destination : Vide

[Critique commune à Destination : Vide, L'Incident Jésus, L'Effet Lazare et Le Facteur Ascension.]

Le cycle du Programme Conscience, qui comprend le prologue Destination : Vide de Herbert seul et la Trilogie de Pandore co-écrite avec le poète Bill Ransom, est le deuxième par ordre d’importance dans l’œuvre de Frank Herbert, après celui de Dune. La première version de Destination : Vide date de 1966 et est donc contemporaine de Dune, premier volet du cycle éponyme ; La Trilogie de Pandore date, elle, des années 80. Le troisième tome, Le Facteur Ascension, a été terminé par Bill Ransom seul, après la mort de Herbert.

Destination : Vide est un thriller métaphysique à huis-clos entre Bickel, Prudence Weygand, Raja Lon Flatterie et Timberlake dans l’enceinte du vaisseau spatial Terra. On peut y voir une version (ultra) intellectuelle d’Alien, le film de Ridley Scott, mais aussi le comparer à La Stratégie Ender de Orson Scott Card et à la nouvelle de Christopher Priest, « Le Monde du temps réel ». Le Terra doit atteindre Tau Ceti avec son équipage de clones sacrifiables. Plus qu’une mission suicide, c’est un leurre : six astronefs identiques ont déjà été perdus. Il leur faut réussir ou/et mourir. Comme dans La Stratégie Ender, les personnages sont conditionnés dans un dessein précis, et, à l’instar de la station de la nouvelle « Le Monde du temps réel », le vaisseau n’est pas ce qu’il paraît être mais, comme le seront à plus grande échelle la planète Dosadi dans le roman éponyme et, ultérieurement, la planète Pandore, un laboratoire, une expérience.

Peu après le départ, les cerveaux biologiques infaillibles censés mener le navire à bon port claquent les uns après les autres et les quatre clones doivent désormais se relayer aux commandes de la machine folle pour un voyage de quatre siècles. Ils sont placés dans une situation où la création d’une intelligence artificielle devient la seule échappatoire leur restant. C’est le but de l’expérience. Plus exactement, il s’agit de créer un système conscient artificiel… Le premier problème qui se pose aux quatre personnages chargés, à leur corps défendant, de créer cette conscience artificielle est, bien entendu, de définir la conscience. C’est-à-dire, définir l’humain. Un problème auquel la littérature générale s’est toujours heurtée avec violence. La conscience semble à priori évidente mais, dès lors qu’il est question de la reproduire, ce n’est plus le cas. « Ne dites jamais évidemment » rétorque Bickel (en parlant de conscience) au psychiatre aumônier Flatterie (p. 148). Et, que font psychiatres et aumôniers si ce n’est s’occuper de conscience mentale ou morale ? Une conscience artificielle doit être capable de produire du langage, des symboles, pas seulement de les régurgiter sur un mode algorithmique.

Entre la version de 66 et celle de 78, réécrite dans la perspective du cycle, Frank Herbert a lu Frankenstein, le chef-d’œuvre de Mary Shelley, souvent considéré comme le premier roman de science-fiction. Le vrai problème de Frankenstein est sa responsabilité d’avoir créé un être conscient. C’est une problématique fondamentale de la science-fiction que l’on retrouve aussi bien dans Colossus de D. F. Jones que dans Le Problème de Turing co-écrit par Harry Harrison et Marvin Minsky, le pape de la recherche en intelligence artificielle, La Semence du démon de Dean R. Koontz et, bien sûr, le célébrissime 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke, bien qu’il privilégie un point de vue mystique là où Herbert reste matérialiste.

La caractéristique première d’une conscience est peut-être la capacité de défendre ses intérêts propres, aussi, même artificielle, cette conscience ne saurait être bridée par… les trois lois de la robotique d’Asimov ! Bickel considère que la machine appelée à devenir consciente (le « bœuf ») doit disposer des moyens du pouvoir comme pré-alable à la possibilité de n’y point recourir. C’est-à-dire à l’émergence d’une morale concomitante à la conscience. Le Moi et le Surmoi freudien formant une boucle rétroactive à défaut de laquelle on se situerait dans l’univalence animale de HAL. Par conséquent, la question qui taraude l’équipage du Terra est celle de la création d’un monstre à l’instar de Frankenstein, ainsi que celle de sa destruction pour laquelle Flatterie est programmé.

Destination : Vide est un court roman des plus ardus qui constitue la porte d’entrée de la Trilogie de Pandore. On peut se contenter de ce livre qui pose déjà l’essentiel des questions qui hanteront la trilogie mais il constitue un prérequis indispensable à la lecture de celle-ci.

L’Incident Jésus ouvre la trilogie proprement dite.

Au terme de Destination : Vide, Nef, la conscience artificielle créée par les clones embarqués à bord de l’astronef Terra, a échappé à la destruction et aux humains. Elle a conduit son équipage sur Pandore, une planète qui n’a rien à envier au Monde de la mort de Harry Harrison. Nonobstant Nef, la situation sur Pandore n’est pas sans rappeler celle que l’on rencontre sur Dosadi. Les Humains, arc-boutés dans la Colonie, s’accrochent avec l’énergie du désespoir sur un monde invivable où grouillent les bestioles les plus effroyables qui soient. Ils ne survivent que parce que Nef y consent. Nef y consent, certes, mais entend être véNefré en retour. La question étant : comment véNefrer ?

Neuf personnages principaux animent L’Incident Jésus. D’un côté, Morgan Oakes, Jesus Louis et Sy Murdoch font figure de grands méchants. En face, se dressent le poète Kerro Panille, Waela TaoLini qui portera l’enfant à la fois de Panille et d’Avata, Hali Ekel à qui Nef a fait vivre l’expérience de la crucifixion. Ferry Winslow et Hamill Legata qui changeront de camp et enfin Raja Lon Flatterie/Thomas tiré d’hibernation par Nef pour enseigner aux humains de Pandore comment véNefrer correctement.

Oakes a un plan. Bien que psyo, psychiatre-aumônier, il refuse le diktat de Nef et lui dénie tout statut divin. Car si Nef se considère comme une divinité, Oakes ne voit en elle qu’un tas de ferraille certes perfectionné, mais rien de plus.

Reprenant les mêmes méthodes que Morgan Hampstead, le directeur de Lunabase, dont il s’avérera le clone, Oakes entend conquérir Pandore à tout prix, y construire une base inexpugnable, le Blockhaus, et, de là, défier Nef qui, de son côté tient à être véNefré comme il se doit et, à cette fin, dépêche Raja Flatterie, devenu Thomas, à la surface de Pandore. S’il échoue, Nef mettra fin à l’expérience Humanité.

Pour conquérir Pandore, Oakes multiplie les clones adaptés et les sacrifie sans pitié, ne voyant en eux que du matériel remplaçable comme naguère les cadres de Luna-base (p. 88), tout en ignorant qu’il en est un lui-même. Le moins que l’on puisse dire est qu’il voit d’un fort mauvais œil Nef lui expédier un psyo concurrent ainsi que le poète Kerro Panille qui entend communiquer avec Avata, le varech sentient qui domine les océans de Pandore.

Détruire les capucins vifs, névragyls, platelles et autres bestioles qui font de Pandore le monde de tous les maux n’est déjà pas une mince affaire, mais le vrai problème est que la planète abrite en Avata un être conscient unique, global. Oakes se défie plus encore de Nef qui contrôle la natalité et l’alimentation indispensables à la survie de la colonie et se voit donc contraint de lutter sur deux fronts. Il est en Zugzwang comme on dit aux échecs ; chacune de ses actions contribue à affaiblir sa position, mais, en fait, il n’est prisonnier que de ses propres conceptions. Sa paranoïa le pousse, dans une attitude très stalinienne, à se défier de Legata Hamill et à chercher à la soumettre, métamorphosant une de ses meilleures alliées en celle qui précipitera sa chute.

L’Incident Jésus apparaît comme une image en miroir de Destination : Vide où, voulant créer une conscience artificielle, les humains ont finalement créé une divinité. Or, qu’a fait Dieu ? La réponse se cache derrière la question posée par Nef : « Comment allez-vous me VéNefrer ? » Dieu a créé l’Humanité, Nef veut à son tour créer une humanité, mais les attitudes impitoyables de Morgan Oakes ne sont pas celles qui conviennent. Qu’est-ce qu’un dieu attend de sa création ? « C’est la seule chose que Nef nous ait jamais demandé : C’est la seule signification que la VéNefration ait jamais eue : Découvrir notre propre humanité et nous en montrer digne. » (Incident Jésus p. 383 & Le Facteur Ascension p. 272). C’est dans ce même dessein que Nef envoie Raja Flatterie/Thomas sur Pandore et fait éprouver à Hali Ekel l’expérience des événements survenus sur le Golgotha. « La religion commence là où des hommes cherchent à influ-encer un dieu », lit-on (Incident Jésus p.115), et « Qu’est-ce que la prière, sinon une tentative geignarde, vile, d’imposer sa volonté à la divinité ? par la menace, la supplication, le chantage. » (Incident Jésus p.198) ou encore « Quelle sorte de dieu faut-il être pour maintenir ses protégés dans le dénuement à la seule fin de les entendre implorer ? » (Inci-dent Jésus p. 118) Nef n’attend pas cela ni n’agit ainsi. Oakes, par contre, fait produire par ses âmes damnées, Jésus Louis et Sy Murdoch, davantage de clones que les ressources disponibles ne peuvent en faire subsister, ils détruiront aussi le varech sentient, causant la disparition des continents de Pandore, manquant de peu causer celle de l’Humanité.

Après le départ de Nef, Pandore fait penser au Modèle Jonas, roman dont le titre n’aurait nullement déparé la trilogie, où Ian Watson envisageait que l’univers tel que nous le percevions n’était que l’écho des pas du créateur s’éloignant. La véNefration est enfin correcte dès lors que l’humanité peut se passer de divinité en transcendant l’illusion de l’immanence et qu’elle a cessé d’être divisée. « Nous sommes, nous [par opposition à Flatterie], originaires d’un monde où l’on nous a appris : “La survie avant tout. Préserver la vie humaine à tout prix.” Pandore nous a été suffisamment hostile. Nous n’avons pas eu le temps de nous offrir le luxe de nous entre-tuer. » (Le Facteur Ascension p. 56) Tant sur Pandore que sur Dosadi, des conditions très défavorables semblent nécessaires pour accéder à davantage d’humanité sur un mode de solidarité.

Plusieurs siècles après le départ de Nef marqué par le largage des caissons d’hybernation et la disparition des continents, conséquence de l’assassinat du varech par Jesus Louis, l’humanité pandorienne s’est scindée en deux branches : les Îlliens, perclus d’innombrables mutations, qui vivent pauvrement sur d’immenses îles organiques dérivant au gré des courants, et les Siréniens, plus conformes aux canons de l’humanité originelle, qui vivent dans l’opulence au fond des mers. La crise survient lorsque les Siréniens décident de modifier le fragile équilibre qui s’est instauré au fil des siècles. Leurs projets consistent d’une part à ressusciter Avata, à partir des gènes du varech jadis greffés sur l’ADN humain par Jésus Louis, dans le dessein de faire resurgir les terres en-glouties ; d’autre part, à récupérer les caissons d’hybernation que Nef a largués en orbite et qui tournent depuis autour de Pandore. Enfin, une faction extrémiste et raciste menée par Gellaar Gallow se propose d’exterminer les Îlliens au nom de la pureté de la race.

Toujours centré sur une dizaine de personnages, L’Effet Lazare est à la fois le plus long roman de la série, celui où la problématique est la plus faible et la part de l’intrigue majeure. Sans être totalement dénué de fond, ce tome intermédiaire s’ap-parente bien plus que les autres à un aventureux planet opera. Si les intrigues et les luttes pour le pouvoir restent omniprésentes et constituent le moteur de l’action, pour une fois, la religion, son rôle et ses mécanismes, apparaissent en retrait.

Le Facteur Ascension, situé vingt-cinq ans après les événements contés dans L’Effet Lazare, conclut à la fois la Trilogie de Pandore et le cycle du Programme Conscience. Un nouveau clone de Raja Flatterie occupe le devant de la scène ; il est l’un des rares rescapés des caissons hyber à avoir survécu. Sa personnalité diffère assez radicalement de ses précédentes incarnations car il n’a pas vécu les mêmes événements ni participé à l’avènement de Nef. Sous l’appellation de Directeur, il s’est imposé à l’humanité de Pandore comme un dictateur stalinien bon teint, recourant à l’assassinat et aux massacres de masse sans état d’âme pour parvenir à ses fins, qui, selon lui, justifient tous les moyens. Son but est de fuir Pandore, monde qui reste difficile à vivre et qui est menacé de destruction par les effets de marée dus aux deux soleils qui éclairent la planète. Dans ce dessein, il détourne une large part des ressources alimentaires pour approvisionner le vaisseau spatial qu’il fait construire, n’hésitant pas à affamer la majorité du peuple. « Nous sommes dirigés par un homme qui ôte le pain de la bouche des enfants pour voyager jusqu’aux étoiles. » (Le Facteur Ascension p. 93) Il organise la famine en contrôlant toutes les ressources de la planète pour mieux asseoir son pouvoir tyrannique, relayé par le sanguinaire Spider Nervi, le bien nommé. Mais, plus il y a des contraintes, plus il faut contraindre : c’est la route du chaos, et celui-ci ne tarde pas à se répandre sur Pandore.

Dans cet ultime tome, bâti, comme les précédents, au-tour d’une dizaine de personnages, Frank Herbert et Bill Ransom laissent de nouveau la religion à l’arrière-plan et se focalisent cette fois sur le rôle des médias dans les luttes de pouvoir. Ben Ozette, Rico La Pucsh et Beatriz Tatoosh sont des reporters de l’holovision.

Avata est bien sûr un « autre » de choix dans le regard duquel on peut se voir humain. « Si tu sais tout cela de l’intelligence extraterrestre et si elle demeure tout de même étrangère à ton entendement, alors tu ne sais pas ce que c’est que d’être humain. » (L’Incident Jésus p. 80)

Ce Flatterie, comme Morgan Oakes ou Gellaar Gallow avant lui, sera mis hors d’état de nuire par le varech, qui, s’il n’est pas un personnage au sens habituel du terme, n’en est pas omniprésent durant toute la trilogie où l’on aura rencontré des hybrides d’humains et du varech. Vata, la fille de Kerro Panille, Waela TaoLini et Avata, à travers qui il survivra après son éradication par Jésus Louis, puis Crista Galli, son ambassadrice auprès de l’humanité dans Le Facteur Ascension. Avata, dans Le Programme Conscience, occupe une place et répond d’une nature assez voisine de celle de l’Epice dans Dune et de son influence sur les Révérendes Mères et sur Sainte Alia. Il est le lieu d’une mémoire atavique et collective. Ce sont-là des thèmes science-fictifs chers à Herbert par opposition à l’analyse du pouvoir politico-religieux qui est sa problématique favorite. C’est la patte du psychanalyste. Il est intéressant de noter que Herbert positionne les entités collectives dans le camp des « bons » : ici le varech, mais aussi les Révérendes Mères, le projet 40 de La Ruche d’Hellstrom, Le Cerveau vert. Chez Herbert, l’individu isolé semble voué à s’effacer devant le collectif et la religion, au sens de « ce qui relie », apparaît comme une force sociale positive à la différence des églises ou équivalents. Dans La Mort blanche, ce sont les églises qui sont ciblées et désignées comme cause du malheur collectif, et non la religion en elle-même. Herbert reproche aux premières de dévoyer la seconde en élevant des barrières d’intolérance entre les gens. Dans les trois volumes de la Trilogie de Pandore on assiste à l’isolement progressif des détenteurs du pouvoir que sont Morgan Oakes, Gellaar Gallow et Raja Flatterie ; leurs divers alliés finissent par se détacher d’eux de leur plein gré ou de façon plus ou moins forcée et par se fondre dans le groupe. Ce n’est pas l’individualisme qui est condamné par Frank Herbert, mais l’égoïsme qui, dans ses mises en scènes où il est associé au pouvoir, conduit à une paranoïa qui est justement un facteur puissant de décomposition de ces pouvoirs. « L’opulence isole l’individu dans une société qui dépend pour sa survie de l’effort commun. » (L’Effet Lazare p. 35) Herbert ne voue pas l’individu à une disparition fusionnelle dans le collectif, mais à une conception nodale où son importance, son bonheur naissent de sa relation aux autres. Ainsi la fusion gestaltique dans la lumière d’Avata, à la fin du Facteur Ascension, n’a pas vocation à perdurer. La démonstration faite, on redescend à un niveau moins intense mais où les gens n’en sont pas moins plus proches qu’auparavant. Nef a choisi/ construit Pandore pour conduire les humains à davantage d’humanité. Le bonheur d’un individu venant de la richesse de ses relations. On a là les constantes de l’œuvre de Frank Herbert.

Le Programme Conscience est l’une des œuvres majeures de Frank Herbert où l’on distingue mal l’apport du co-auteur, Bill Ransom, tant on y retrouve les principaux thèmes qui courent à travers l’ensemble de ses livres. Il fait partie de ces auteurs, comme Dick ou Zelazny, dont l’œuvre entière ne cesse de graviter autour de thématiques récurrentes, qu’ils continuent d’approfondir livre après livre. La richesse et la complexité du Programme Conscience en font l’un des cycles les plus importants de la science-fiction.

La Ruche d'Hellstrom

[Cette critique de Michel Jeury, disponible sur le site noosfere.org, a été publiée à l’origine dans le numéro 288 de la revue Fiction ; le film cité, Des Insectes et des hommes (The Hellstrom Chronicle) est un documentaire de 1971 réalisé par Walon Green et Ed Spiegel ; David L. Wolper n’en est que le producteur exécutif. Ecrit par David Seltzer, présenté comme un thriller de science-fiction, ce documentaire-catastrophe n’a qu’un lointain rapport avec le roman de Frank Herbert. Comme ce dernier s’en expliquait dans un entretien paru dans le magazine américain Prevue en 1984, la maison de production lui a commandé une préquelle mettant en scène le « docteur Nils Hellstrom », narrateur fictif de ce « docudrama ». Herbert, qui avait déjà terminé un roman intitulé Project 40, titre sous lequel il est d’ailleurs paru en feuilleton dans le Galaxy US puis le Galaxie français, l’a alors modifié dans ce sens…]

J’ai aimé Dune, comme tout le monde ; moins que certains, peut-être. En tout cas, je l’ai lu d’une traite : rares sont ceux qui peuvent en dire autant. J’avoue que je n’étais pas frais. L’Etoile et le fouet m’a enthousiasmé. Ce roman reste un des meilleurs titres de la collection « Ailleurs & demain ». Je l’évoque toujours quand je vois les inventions débiles des gens qui prétendent avoir rencontré des extraterrestres soucoupiens. La Calibane de L’Etoile et le fouet, c’est l’être totalement et radicalement étranger. On n’a jamais fait mieux sur ce plan.

Dans La Ruche d’Hellstrom, la réussite est sensiblement égale. Ce qui manque peut-être au second roman, par rapport au premier, c’est un traducteur nommé Guy Abadia. Jacques Polanis, pour Galaxie, et Robert Latour, pour Albin Mi-chel [c’est la traduction disponible au Livre de poche], ont fait de leur mieux, dans des registres différents. Je ne leur adresserai aucun reproche. Mais la tâche était rude, surtout à cause de l’importance des nuances. La traduction de Galaxie est, semble-t-il, plus proche du texte original. Jacques Polanis a conservé par exemple le mot Outsiders pour désigner (dans le langage de la ruche) les gens de l’extérieur que Robert La-tour appelle… les gens de l’extérieur. Les habitants de la ruche appellent Hellstrom « premier mâle », selon Polanis-Galaxie. Pour Latour, c’est seulement, en général, « le chef ».

La comparaison entre ces deux textes est fort intéressante. Je ne connais pas Robert Latour et je me trompe peut-être tout à fait sur son compte. J’ai l’impression qu’il vient de la littérature générale (bien qu’il ait déjà traduit plusieurs ouvrages de la collection « Super-Fiction »). Le langage de la science-fiction paraît quelquefois lui faire un peu peur et il n’est pas toujours très à l’aise avec les termes techniques. Voici un exemple :

La Ruche d’Hellstrom (Latour) : « Peruge peut posséder un appareil qui révélerait que nous explorons son matériel » (p. 137, édition Albin Michel).

Projet 40 (Polanis) : « Peruge risque d’avoir un dispositif qui lui révélera que nous sommes en train de sonder son équipement » (Galaxie n° 126, p. 32).

Souvent, ainsi, Polanis se montre plus élégant et plus exact. D’une façon générale, la version actuelle paraît très légèrement édulcorée par rapport à celle de Galaxie. La « francisation » est peut-être un peu plus forte. C’est une réflexion, non une critique. Le résultat est (semble-t-il) que les habitants de la ruche humaine sont plus proches des « gens de l’Extérieur » dans la version Latour que dans la version Galaxie. L’inquiétante étrangeté, le fantastique psychologique sont un peu gommés. La crédibilité en est-elle pour autant renforcée ? Je ne sais pas. Il serait passionnant de le découvrir. Voilà un beau sujet de thèse pour un universitaire aventureux. Et Frank Herbert est un auteur assez important et assez célèbre pour justifier ce travail.

Le film réalisé par David L. Wolper à partir du roman a été couronné par un Oscar, nous dit-on. L’écriture de Herbert est très cinématographique. Les dialogues sont d’une intelligence et d’une solidité à toute épreuve. Les descriptions ont une précision visuelle étonnante. L’action avance comme un fauve en train de traquer une proie dans les hautes herbes.

Mais l’éco-humaniste de Dune est toujours présent par ses réflexions : Propos de Nils Hellstrom, Paroles de la mère fondatrice. Paroles de Trova Hellstrom, Rapport de Mimeca Tichenum sur l’emploi à l’Extérieur des produits de la Ruche… Et ces brèves coupures enrichissent toujours le récit sans couper l’action.

Je m’aperçois que je n’ai encore donné aucune esquisse de l’intrigue pour ceux qui ne la connaîtraient pas. Mais il est difficile de rendre justice à ce livre en le racontant. Tout commence aux Etats-Unis, à l’époque contemporaine, par l’intervention d’une agence tellement secrète que… il y a beaucoup d’agences « tellement secrètes que », dans l’espionnage et dans la science-fiction. Mais Herbert est un maître : il fait passer n’importe quoi. Et les rapports entre les membres de l’agence sont eux-mêmes passionnants. Des gens aux noms à consonance française, Depeaux, Janvert, Beauval (devenu Merrivale dans l’édition actuelle), mènent une enquête sur le très mystérieux « Projet 40 » du Dr Hellstrom. Cette enquête les conduit en Oregon, au Val gardé, où la ferme du Dr Hellstrom n’est que « la partie émergée de l’iceberg », comme dit le Premier mâle à l’ouvrier Saldo qui n’a jamais entendu parler d’un iceberg. La partie immergée, c’est la formidable Ruche souterraine où vivent cinquante mille hommes-insectes, effrayante menace pour la civilisation, selon les uns, et l’avenir de l’humanité pour Nils Hellstrom.

Sur la jaquette du livre (quatrième de couverture), le monde de la Ruche nous est présenté comme sinistre et horrible. Ce n’est pourtant pas l’impression que donne le récit. Frank Herbert éprouve sans aucun doute une certaine sympathie pour ses hommes-insectes.

L’affrontement entre l’Agence d’une part, Hellstrom et les siens d’autre part, est décrite avec une précision et un réalisme admirables. La fin reste ouverte. Un grand bouquin.

Le Preneur d'âmes

« Je veux que ton monde comprenne quelque chose : qu’un innocent de ton peuple peut mourir exactement comme d’autres innocents sont morts. »

Charles Hobuhet, brillant étudiant indien, travaille au camp de vacances où vient d’arriver David Marshall, rendu aussitôt célèbre par la nomination de son père au gouvernement. La nuit suivante, Hobuhet, qui a abandonné son nom pour prendre celui de Katsuk, persuade le garçon de le suivre pour une cérémonie d’initiation. Ce n’est que le début d’un long et dangereux voyage. Inspiré par les esprits qui lui parlent sans cesse, Katsuk compte sacrifier David. Derrière eux, la traque s’organise…

Initialement publié dans une collection de fantastique (« Les fenêtres de la nuit », chez Seghers), puis réédité en poche sous l’étiquette SF, ce livre n’est bien entendu ni l’un ni l’autre. On a même du mal à le rattacher au thriller, tant il adhère peu aux conventions de ce mode narratif — à peine si quelques inserts, extraits de témoignages de personnages secondaires, donnent à entendre d’autres voix que celles du kidnappeur et du kidnappé. Non, il s’agit ici de littérature générale, certes centrée sur deux axes spécifiques : le territoire du nord-ouest des Etats-Unis, précisément l’Etat de Washington, et la culture ancestrale des tribus indiennes de la région.

Par contre, ce roman s’inscrit en plein dans les préoccupations habituelles de Frank Herbert. Katsuk se veut un redresseur de torts (les torts infligés par les Blancs à son peuple, aussi bien politiques qu’écologiques, qu’on peut sans guère d’hésitation qualifier avec lui de crimes), ainsi qu’un médiateur entre les mondes spirituel et matériel (pour caricaturer, disons qu’il entend des voix). Sa fonction quasi-messianique l’apparente donc à un Muad’Dib, et c’est aussi une croisade, quoique plus personnelle, qu’il mène.

Le récit s’enrichit de descriptions naturalistes et de digressions philosophiques, moins prégnantes, plus resserrées, plus fluides qu’ailleurs chez cet auteur. Et son style, probablement aidé par le texte français de l’excellent Patrick Berthon, renonce à certains tics. Là où il pêche, c’est sans doute par sa conception même, qui est celle d’une tragédie. Les deux personnages n’évoluent en rien ; ils ne le peuvent pas, d’ailleurs, sous peine de quitter les rails sur lesquels les place Herbert. Katsuk doit rester le vengeur persuadé de son bon droit ; David doit rester l’innocent sacrificiel. Dès le début, l’issue paraît évidente, prédestinée, pour reprendre un terme familier aux fans de Dune et ses suites.

Le problème principal du Preneur d’âmes, outre qu’il ne s’y passe pas grand-chose en termes d’intrigue (souci toutefois moins grave en littérature générale qu’en genre), est là : dans le monolithisme des deux protagonistes qui trustent le devant de la scène. Malgré ce défaut, cette froideur, on peut se laisser gagner par le mysticisme de ce roman et troubler par sa rage. Il est pires ratages.

Et l'homme créa un dieu

Dans un futur lointain, l’univers se remet tout juste de la guerre des Marches, qui a laissé exsangues un certain nombre de planètes. Un nouveau conflit serait catastrophique. Lewis Orne est employé à la Redécouverte et Rééducation ; il est envoyé sur certains mondes isolés pour vérifier si les germes de la guerre ne s’y sont pas implantés. Un jour, il est contacté puis recruté par un autre service, Investigation-Normalisation, qui fait la guéguerre au R.R. Ses facultés assez impressionnantes de déduction et d’organisation vont lui valoir une promotion… jusqu’au moment où il passe tout près de la mort lors d’une mission. Cette expérience traumatisante va le transfigurer : désormais, il sent que son destin est particulier. Serait-il un foyer psi, autrement dit… un dieu ? C’est ce qu’il va tenter de découvrir sur la planète Amel, où les Prêtres ont lancé une expérience inédite : fabriquer un dieu.

Ce roman a été abusivement vendu en France avec le sous-titre « Prélude à Dune », histoire de surfer sur l’œuvre la plus connue de Frank Herbert. Il n’a en effet rien à voir dans l’intrigue avec la saga de la famille Muad’Dib, et fut en outre publié après les premiers tomes de celle-ci (en 1972). Il s’intéresse néanmoins à un certain nombre de thèmes que l’on retrouve dans Dune, à commencer bien sûr par la no-tion de divinité et de religion. Avec comme idée directrice qu’un homme au départ sans caractéristique particulière, tel Orne, peut in fine prétendre au statut de dieu, pour peu qu’il passe par des étapes (physiques et psychiques) qui le transfigurent et lui permettent de s’affranchir peu à peu des lois physiques qui régissent l’univers. Ce motif central s’enrichit d’autres composantes herbertiennes typiques (le matriarcat qui rappelle bien évidemment le Bene Gesserit ; les interrogations sur la guerre et la limite jusqu’à laquelle on peut aller pour s’en préserver ; la politique…) qui, en interagissant, confèrent une thématique très riche à ce roman. En outre, la propension d’Orne à analyser à tout moment les épreuves qu’il traverse agit en contrepoint intéressant : à la mystique s’oppose la rationalisation.

Cette densité ne suffit néanmoins pas à faire de Et l’homme créa un dieu un livre satisfaisant. La faute tout d’abord à sa construction : il s’agit d’un fix-up de quatre textes publiés précédemment dans Astounding (entre 1958 et 1960), et cela se sent. Les raccords entre les nouvelles sont trop visibles, nuisent au rythme du roman, et la dernière partie, la plus longue (correspondant à la nouvelle « Les Prêtres du Psi »), tranche trop par rapport à celles qui précèdent. De plus, certains passages sont assez obscurs et elliptiques, voire arides ; on se prend parfois à bailler alors que ce livre fait à peine deux cents pages ! C’est donc une semi-déception, car avec un travail de lissage convenable, ce curieux roman aurait pu prendre naturellement sa place entre Dune, Le Programme Conscience et le Bureau des sabotages. En l’état, Et l’homme créa un dieu contient de nombreuses pistes de réflexion assez passionnantes et stimulantes, mais reste une sorte de Sélection du Reader’s Digest de l’œuvre de son auteur.

Dosadi

[Critique commune à L'Étoile et le Fouet et Dosadi.]

On regroupe sous le titre générique de Bureau des sabotages deux romans de Frank Herbert situés dans le même univers et ayant le même héros, le décidément très finaud Jorj X. McKie : L’Etoile et le fouet et Dosadi. A les regarder de (très) loin — à s’en tenir par exemple aux résumés des intrigues —, on pourrait n’y voir que de palpitants avatars science-fictifs de romans d’espionnage à la Mission impossible. Mais bien évidemment, Frank Herbert a d’autres choses à nous dire, et sous le divertissement — car divertissement il y a — on dégage sans peine des thématiques bien plus profondes qui font tout le sel de ces deux récits et ont préservé leur intérêt jusqu’à aujourd’hui. Dont une préoccupation  de choix, qui traverse les romans sans en exclure d’autres à l’occasion : la communication.

Prenons les choses dans l’ordre, et commençons donc par L’Etoile et le fouet. Nous sommes dans un lointain futur. L’humanité a essaimé dans les étoiles, et rencontré bien des races extraterrestres : elles forment ensemble la Co-sentience. Les distances intersidérales ont été abolies par les mystérieux « couloirs S’œil » des Calibans, eux-mêmes des entités extraterrestres défiant largement la compréhension. Or les Calibans — et donc leurs couloirs — se mettent à disparaître progressivement, plongeant la Co-sentience dans le chaos. Bientôt, il n’en reste plus qu’une, qui se fait appeler Fanny Mae, liée par contrat à une certaine Mliss Abnethe… qui la fait régulièrement fouetter. Problème : pour des raisons qu’il serait bien trop complexe de résumer ici, si Fanny Mae, en tant que dernière Calibane, « meurt » (le terme est inadéquat, mais on y vient), la Co-sentience entière — ou plus précisément tous ceux qui, au moins une fois, ont eu recours aux Calibans — disparaît avec elle. Les petits plaisirs sadiques de Mliss Abnethe risquent donc de provoquer des génocides en cascade… C’est pourquoi le BuSab fait appel au saboteur extraordinaire Jorj X. McKie. Pour résoudre cette épineuse question, il lui faudra tout d’abord prendre contact avec Fanny Mae. Et c’est alors que les difficultés commenceront : Fanny Mae n’est pas hostile, elle est même plus que bienveillante à l’égard de McKie, mais les modes de communication humain et caliban sont à peu de choses près incompatibles ; même avec la meilleure volonté du monde, ces deux êtres si différents doivent multiplier les tours et détours pour parvenir à se mettre d’accord sur la moindre notion qui nous semblerait relever de l’évidence.

Et c’est le tour de force de Frank Herbert que d’avoir su rendre ces difficultés dans ce roman (et de Guy Abadia de les avoir transposées en français). Un de nos informateurs dont nous tairons le nom nous a assuré que L’Etoile et le fouet avait jadis été adapté en pièce radiophonique ; rien d’étonnant à cela, à vrai dire, tant le texte s’y prête. Le roman est en effet presque intégralement dialogué. Non pas parce que l’auteur ne sait pas écrire autre chose que des dialogues — il suffit d’ouvrir un autre livre de Frank Herbert pour s’en assurer ; nous ne sommes donc pas, contrairement  aux apparences, dans le cas d’une certaine SF old school à la Heinlein ou Asimov qui abusait du procédé —, mais parce que les dialogues et leurs implications forment le cœur même du roman. Le moindre mot est pesé, balancé, toutes ses nuances sont savamment décortiquées… mais, malgré tout, le courant ne passe pas forcément. Ce qui n’empêche pas le compte à rebours de tourner (tic, tac, tic, tac…).

Le résultat, très déstabilisant au premier abord — cette forme particulière rebute presque nécessairement dans un premier temps, que ce soit pour des questions stylistiques ou en raison de l’hermétisme général des conversations entre McKie et Fanny Mae —, devient bientôt fascinant, et c’est avec avidité, les yeux grand ouverts devant la maestria de l’auteur, que l’on dévore ce livre finalement assez court mais incroyablement dense. Rarement le fond aura autant été en adéquation avec la forme dans un roman de science-fiction. A la fois divertissant et intelligent, L’Etoile et le fouet fait partie de ces courts bouquins de SF qui apportent bien plus qu’ils ne promettent, qui débordent littéralement d’idées, et dans lesquels le style — puisqu’il s’agit bien de ça, en définitive —, loin d’être aux abonnés absents, est d’autant plus travaillé qu’il se retrouve mis en abyme. On peut avancer l’expression « chef-d’œuvre », elle ne sera pas usurpée.

Dosadi se situe probablement un cran en-dessous : moins original dans la forme comme dans le fond, moins renversant, il n’en reste pas moins du plus grand intérêt. Résumer l’intrigue de ce roman très riche, très dense, très complexe, tient de la gageure… Contentons-nous de poser que l’on y retrouve Jorj X. McKie, toujours agent d’élite du BuSab, mais aussi légiste extraordinaire gowachin, et qu’il va de nouveau se trouver confronté à une affaire aux proportions apocalyptiques (encore qu’à une échelle moindre que dans L’Étoile et le fouet) : il devra se rendre sur la planète Dosadi, laquelle ne compte qu’un seule ville, Chu, où s’entassent quatre-vingt-dix millions de Gowachins et d’Humains, maintenus dans l’ignorance de l’existence du reste de la Co-sentience en raison d’une expérience menée par une cabale de Gowachins. Les conditions de vie y sont terribles, et la révolte gronde, notamment menée par la fascinante Keila Jedrik.

Dans ce roman très cryptique et éprouvant — on conseillera de prendre son temps pour le lire, et de bien s’accrocher, ça ne coule pas tout seul —, Frank Herbert nous plonge dans une intrigue politico-judiciaire d’une complexité et d’un machiavélisme diaboliques. Ce qui, en soi, vaut déjà le coup, et soulève bon nombre de problématiques passionnantes, sur la liberté, la justice, la violence, etc.

Mais on retrouve également le thème de la communication, abordé de deux manières différentes. Il y a tout d’abord la perception dosadie : sur la planète expérimentale règnent d’une part les modes de communication non verbale, et d’autre part l’économie de moyens en matière de communication verbale ; d’où des descriptions précises des attitudes et comportements et de leurs implications, mais aussi des dialogues extrêmement laconiques, qui se révèlent tout aussi déroutants que les circonvolutions de L’Etoile et le fouet ; McKie, qui a besoin d’un temps d’adaptation pour acquérir cette perception bien particulière, est ainsi tout d’abord accusé d’être trop « lisible » (il reportera bientôt cette critique sur les non-Dosadis) et, parallèlement, « d’enfoncer les portes ouvertes »…

Mais, à l’opposé, en fin de course, Dosadi nous présente aussi une réjouissante et surréaliste satire de la justice avec la judicarène gowachin, véritable petit théâtre de l’absurde judiciaire mêlé de koan zen, où toutes les valeurs sont retournées. Par exemple, « les coupables sont innocents. Par conséquents, les innocents sont coupables. » Ce qui n’empêche pas l’arsenal judiciaire de se déployer dans les plaidoiries et interrogatoires des légistes, dont McKie : effets de manche, pure rhétorique, artifices procéduraux… Et quand la perception dosadie et la politique s’en mêlent, vous imaginez à quel point cela peut devenir complexe… et passionnant.

Dosadi, roman cryptique et dense, s’il n’est pas aussi bluffant que son prédécesseur, ne manque donc pas d’intérêt pour autant. Grand livre de science-fiction politico-judiciaire (un genre à lui tout seul ?), il vaut amplement le détour.

Le Bureau des sabotages n’a certes pas l’ampleur du cycle de Dune, mais, en seulement deux romans, il se montre d’une densité et d’une richesse peu communes qui en font une des plus grandes réussites de Frank Herbert.

L'Étoile et le Fouet

[Critique commune à L'Étoile et le Fouet et Dosadi.]

On regroupe sous le titre générique de Bureau des sabotages deux romans de Frank Herbert situés dans le même univers et ayant le même héros, le décidément très finaud Jorj X. McKie : L’Etoile et le fouet et Dosadi. A les regarder de (très) loin — à s’en tenir par exemple aux résumés des intrigues —, on pourrait n’y voir que de palpitants avatars science-fictifs de romans d’espionnage à la Mission impossible. Mais bien évidemment, Frank Herbert a d’autres choses à nous dire, et sous le divertissement — car divertissement il y a — on dégage sans peine des thématiques bien plus profondes qui font tout le sel de ces deux récits et ont préservé leur intérêt jusqu’à aujourd’hui. Dont une préoccupation  de choix, qui traverse les romans sans en exclure d’autres à l’occasion : la communication.

Prenons les choses dans l’ordre, et commençons donc par L’Etoile et le fouet. Nous sommes dans un lointain futur. L’humanité a essaimé dans les étoiles, et rencontré bien des races extraterrestres : elles forment ensemble la Co-sentience. Les distances intersidérales ont été abolies par les mystérieux « couloirs S’œil » des Calibans, eux-mêmes des entités extraterrestres défiant largement la compréhension. Or les Calibans — et donc leurs couloirs — se mettent à disparaître progressivement, plongeant la Co-sentience dans le chaos. Bientôt, il n’en reste plus qu’une, qui se fait appeler Fanny Mae, liée par contrat à une certaine Mliss Abnethe… qui la fait régulièrement fouetter. Problème : pour des raisons qu’il serait bien trop complexe de résumer ici, si Fanny Mae, en tant que dernière Calibane, « meurt » (le terme est inadéquat, mais on y vient), la Co-sentience entière — ou plus précisément tous ceux qui, au moins une fois, ont eu recours aux Calibans — disparaît avec elle. Les petits plaisirs sadiques de Mliss Abnethe risquent donc de provoquer des génocides en cascade… C’est pourquoi le BuSab fait appel au saboteur extraordinaire Jorj X. McKie. Pour résoudre cette épineuse question, il lui faudra tout d’abord prendre contact avec Fanny Mae. Et c’est alors que les difficultés commenceront : Fanny Mae n’est pas hostile, elle est même plus que bienveillante à l’égard de McKie, mais les modes de communication humain et caliban sont à peu de choses près incompatibles ; même avec la meilleure volonté du monde, ces deux êtres si différents doivent multiplier les tours et détours pour parvenir à se mettre d’accord sur la moindre notion qui nous semblerait relever de l’évidence.

Et c’est le tour de force de Frank Herbert que d’avoir su rendre ces difficultés dans ce roman (et de Guy Abadia de les avoir transposées en français). Un de nos informateurs dont nous tairons le nom nous a assuré que L’Etoile et le fouet avait jadis été adapté en pièce radiophonique ; rien d’étonnant à cela, à vrai dire, tant le texte s’y prête. Le roman est en effet presque intégralement dialogué. Non pas parce que l’auteur ne sait pas écrire autre chose que des dialogues — il suffit d’ouvrir un autre livre de Frank Herbert pour s’en assurer ; nous ne sommes donc pas, contrairement  aux apparences, dans le cas d’une certaine SF old school à la Heinlein ou Asimov qui abusait du procédé —, mais parce que les dialogues et leurs implications forment le cœur même du roman. Le moindre mot est pesé, balancé, toutes ses nuances sont savamment décortiquées… mais, malgré tout, le courant ne passe pas forcément. Ce qui n’empêche pas le compte à rebours de tourner (tic, tac, tic, tac…).

Le résultat, très déstabilisant au premier abord — cette forme particulière rebute presque nécessairement dans un premier temps, que ce soit pour des questions stylistiques ou en raison de l’hermétisme général des conversations entre McKie et Fanny Mae —, devient bientôt fascinant, et c’est avec avidité, les yeux grand ouverts devant la maestria de l’auteur, que l’on dévore ce livre finalement assez court mais incroyablement dense. Rarement le fond aura autant été en adéquation avec la forme dans un roman de science-fiction. A la fois divertissant et intelligent, L’Etoile et le fouet fait partie de ces courts bouquins de SF qui apportent bien plus qu’ils ne promettent, qui débordent littéralement d’idées, et dans lesquels le style — puisqu’il s’agit bien de ça, en définitive —, loin d’être aux abonnés absents, est d’autant plus travaillé qu’il se retrouve mis en abyme. On peut avancer l’expression « chef-d’œuvre », elle ne sera pas usurpée.

Dosadi se situe probablement un cran en-dessous : moins original dans la forme comme dans le fond, moins renversant, il n’en reste pas moins du plus grand intérêt. Résumer l’intrigue de ce roman très riche, très dense, très complexe, tient de la gageure… Contentons-nous de poser que l’on y retrouve Jorj X. McKie, toujours agent d’élite du BuSab, mais aussi légiste extraordinaire gowachin, et qu’il va de nouveau se trouver confronté à une affaire aux proportions apocalyptiques (encore qu’à une échelle moindre que dans L’Étoile et le fouet) : il devra se rendre sur la planète Dosadi, laquelle ne compte qu’un seule ville, Chu, où s’entassent quatre-vingt-dix millions de Gowachins et d’Humains, maintenus dans l’ignorance de l’existence du reste de la Co-sentience en raison d’une expérience menée par une cabale de Gowachins. Les conditions de vie y sont terribles, et la révolte gronde, notamment menée par la fascinante Keila Jedrik.

Dans ce roman très cryptique et éprouvant — on conseillera de prendre son temps pour le lire, et de bien s’accrocher, ça ne coule pas tout seul —, Frank Herbert nous plonge dans une intrigue politico-judiciaire d’une complexité et d’un machiavélisme diaboliques. Ce qui, en soi, vaut déjà le coup, et soulève bon nombre de problématiques passionnantes, sur la liberté, la justice, la violence, etc.

Mais on retrouve également le thème de la communication, abordé de deux manières différentes. Il y a tout d’abord la perception dosadie : sur la planète expérimentale règnent d’une part les modes de communication non verbale, et d’autre part l’économie de moyens en matière de communication verbale ; d’où des descriptions précises des attitudes et comportements et de leurs implications, mais aussi des dialogues extrêmement laconiques, qui se révèlent tout aussi déroutants que les circonvolutions de L’Etoile et le fouet ; McKie, qui a besoin d’un temps d’adaptation pour acquérir cette perception bien particulière, est ainsi tout d’abord accusé d’être trop « lisible » (il reportera bientôt cette critique sur les non-Dosadis) et, parallèlement, « d’enfoncer les portes ouvertes »…

Mais, à l’opposé, en fin de course, Dosadi nous présente aussi une réjouissante et surréaliste satire de la justice avec la judicarène gowachin, véritable petit théâtre de l’absurde judiciaire mêlé de koan zen, où toutes les valeurs sont retournées. Par exemple, « les coupables sont innocents. Par conséquents, les innocents sont coupables. » Ce qui n’empêche pas l’arsenal judiciaire de se déployer dans les plaidoiries et interrogatoires des légistes, dont McKie : effets de manche, pure rhétorique, artifices procéduraux… Et quand la perception dosadie et la politique s’en mêlent, vous imaginez à quel point cela peut devenir complexe… et passionnant.

Dosadi, roman cryptique et dense, s’il n’est pas aussi bluffant que son prédécesseur, ne manque donc pas d’intérêt pour autant. Grand livre de science-fiction politico-judiciaire (un genre à lui tout seul ?), il vaut amplement le détour.

Le Bureau des sabotages n’a certes pas l’ampleur du cycle de Dune, mais, en seulement deux romans, il se montre d’une densité et d’une richesse peu communes qui en font une des plus grandes réussites de Frank Herbert.

Les Fabricants d'Eden

Les Chems sont immortels, invulnérables et présents partout dans la galaxie, même sur Terre. Fraffin et Kelexel sont des Chems. Le premier est directeur d’une historia-nef et le second investigateur pour la Primatie. Avec le concours de tout son équipage, Fraffin utilise les Terriens et modifie au besoin leur comportement afin de mettre en scène des spectacles de divertissement pour son peuple. Invisibles grâce à leur technologie avancée, les Chems ont pour principal ennemi l’ennui.

Kelexel a été envoyé sur Terre par le Bureau de répression des crimes afin de découvrir le secret de la réussite trop spectaculaire de Fraffin. Persuadée que le direc-teur et son équipage enfreignent les lois, la Primatie exige des preuves de leur déloyauté avant de les punir sévèrement.

Pendant ce temps, sur Terre, le docteur Andrew Thurlow, psychologue, est appelé en pleine nuit pour une urgence par le shérif du comté. Joe Murphey, le père de son ex-fiancée Ruth, a tué son épouse Adèle avant de se retrancher dans les bureaux de sa société. L’intervention de Thurlow lui évitera de tomber sous les balles des adjoints du shérif. Pendant cet incident, Thurlow remarque la présence des Chems qui influencent le comportement de Joe Murphey. Bien malgré lui, il est sur le point de découvrir le plus grand des secrets…

Les Fabriquants d’Eden débute comme un roman policier. Ce petit artifice nous permet de nous familiariser rapidement avec l’univers des Chems, de comprendre leurs buts et le motif de leur présence sur Terre. Par ce biais, nous découvrons aussi leur amoralité et leur décadence, illustrée par leur comportement envers le docteur Thurlow et son ex-petite-amie Ruth.

Petit intermède entre Dune et le Messie de Dune, le présent roman aborde plusieurs des sujets de prédilection d’Herbert : la folie, l’immortalité, le pouvoir — ici technologique —, la limite entre simples mortels et Dieux. Le thème le plus présent est celui de l’immortalité. Grâce à un procédé de rajeunissement, les Chems peuvent se régénérer et figer complètement l’état de leur corps. « Le temps est notre jouet » ou « Qu’est-ce que le temps pour un Chem ? » sont en quelque sorte leurs devises. Ce qui n’est pas sans conséquence : ils souffrent de l’ennui, évidemment, et leur sentiment de supériorité se transforme souvent en une extrême arrogance envers les autres races : « Ils sont la finitude et nous l’infini. »

C’est suite aux contacts avec des humains, et plus particulièrement avec Ruth, que Kelexel va commencer à remettre en question le droit des Chems à disposer du destin des autres. Lui apparaît alors la limite entre le bien (utiliser leurs pouvoirs pour guider les autres races) et le mal (manipuler les humains pour le plaisir). Parallèlement, le docteur Thurlow, dans sa quête désespérée pour sauver son patient Joe Murphey, changera d’avis sur la folie (son fonds de commerce) et la responsabilité pénale des malades mentaux. L’occasion pour l’auteur d’aborder le thème de la peine de mort : une question qui divise encore aujourd’hui les pays « civilisés »…

Les Fabriquants d’Eden n’a certes pas la puissance de Dune, mais il a toutes les qualités d’un bon roman classique de la SF.

La Barrière Santaroga

Jeune et brillant psychologue, Gilbert Dasein est mandaté par son chef de département pour effectuer un rapport sur la vallée de Santaroga, qui manifeste une apparente résistance au monde moderne : au-delà de ce qu’on appelle La Barrière, les produits habituels n’ont pas cours et personne n’est parvenu à y implanter de commerce. Pis : les deux précédents enquêteurs y sont morts accidentellement. Si Gilbert a été désigné, c’est pour avoir eu une aventure avec une de ses habitantes, Jenny Sorge, qui fut son étudiante à Berkeley. Ils mirent fin à leur liaison précisément parce que Jenny, n’envisageant pas de vivre ailleurs, n’avait pas réussi à le convain-cre de la suivre. C’est donc avec une certaine circonspection que Dasein se rend sur place. A l’hôtel, l’hostilité envers les étrangers est palpable, mais un accueil favorable lui est réservé quand on apprend qui il est. La rapidité avec laquelle l’information se répand est même suspecte, comme l’est cette sympathie acquise d’office.

Effectivement, la petite ville à l’aspect vieillot ne semble avoir besoin de rien, une coopérative produisant sur place l’essentiel de l’alimentation à base de jaspé, du nom d’un ingrédient local qui accompagne tous les plats et qu’on trouve aussi bien dans la bière que le lait. Très vite l’oncle de Jenny, le Dr Piaget, l’accueille avec entrain, prêt à lui offrir la place de psychologue qui manque à la ville, pensant qu’il vient renouer l’idylle avec sa nièce, restée célibataire depuis leur rupture, malgré sa grande beauté. Santaroga semble fonctionner comme une secte religieuse vivant en autarcie, loin des tentations du monde moderne. La sollicitude et l’omniprésence des habitants deviennent vite étouffante. D’autant plus que la curiosité de Dasein est régulièrement découragée et que ses tentatives de communication avec l’extérieur non seulement échouent, mais sont systématiquement suivies d’accidents qui auraient pu lui être fatal. Parfois sujet à des malaises suite à une trop grande absorption de jaspé, il commence à comprendre le rôle que joue ce produit, en provenance d’une champignonnière à l’accès interdit.

Cette passionnante intrigue basée sur une drogue psychédélique utilisée pour créer une société idéale est probablement inspirée des communautés hippies en rupture avec le monde moderne, mais s’enrichit de remarques sur la psychanalyse (le nom de Piaget, aujourd’hui transparent, ne devait pas parler aux lecteurs américains de l’époque), les modèles sociaux (à la différence de ruche aux individus prédéterminés, le modèle retenu est une collectivité de taille suffisante pour répondre aux besoins) et les dangers de la mise en œuvre d’utopies (Dasein, être-là, renvoyant au concept d’Heidegger de bonheur inscrit dans l’ici et maintenant). Sans être un grand roman, ce thriller psychanalytique vaut pour les réflexions que Frank Herbert en tire sur l’individu et la société.

Le Cerveau vert

La forêt amazonienne, comme d’autres régions dans le monde, est désormais partagée entre la zone verte, surfaces cultivables génétiquement modifiées, et la zone rouge où pullulent la faune et la flore indésirables. C’est là que les bandeirantes, les nettoyeurs des espèces invasives, signalent des insectes géants semant la terreur. Travis Huntington Chen Lhu, membre de l’Organisation écologique internationale, se rend sur place, avec Tanja Kelly, séduisante irlandaise, espionne chargée de séduire ceux qu’on lui désigne. Leur guide dans la forêt est Joao Martinho, jeune héros local de la lutte contre la vermine mutante, au contraire de son père, qui laisse des espèces vaquer pour mieux les étudier.

Une conscience est apparue dans la jungle, un cerveau qui manipule la faune environnante et envoie dans le Vert des assemblages d’abeilles mutantes imitant la forme humaine. Un temps déconcerté par la notion d’individualité qui lui est étrangère, les sentiments comme la haine ou la notion de l’argent comme transfert d’énergie virtuel, cette intelligence apprend vite et comprend qu’elle doit se défier de ceux qui arpentent le territoire à la recherche des manifestations.

Le suspense croît à la suite de quelques scènes spectaculaires telle l’irruption d’un insecte géant sur une place de village ou l’attaque d’insectes sous forme humaine comme dans une bonne série B d’horreur. L’action s’enlise cependant en se focalisant sur les conflits qui menacent la cohésion du groupe humain ; Joao se défie des observateurs et Tanja manifeste une hostilité grandissante envers le méprisant Chen Lhu qui cache des informations dont les enjeux les dépassent.

Ce troisième roman de l’auteur contient en germe les thèmes que Herbert développera par la suite : l’écologie, qui pointe ici les mutations volontaires échappant à tout contrôle et les torts causés à la nature pour pouvoir ne conserver que les espèces jugées utiles. L’apparition du cerveau est à rapprocher du programme conscience de Destination : vide écrit durant la même période, la société des insectes annonce La Ruche d’Hellstrom, les manipulations de Chen Lhu rappellent celles du Bene Gesserit, de même que les références à la religion (« sans l’homme, Dieu ne pourrait pas exister ! »), la drogue ou les phéromones altérant la conscience, la recherche d’un équilibre assurant la survie de l’espèce renvoient à Dune et à des œuvres ultérieures déclinant ces thèmes récurrents. Les progrès de la conscience nouvellement née, naïvement traités, enlisent le récit et amoindrissent la portée des préoccupations connexes, de sorte que l’intrigue semble s’étirer, malgré la brièveté du roman. Qui reste remarquable par le potentiel créatif qu’il concentre.

[Lire aussi l'avis de Jean-Pierre Lion dans le Bifrost n°59.]

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