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Les critiques de Bifrost

Destination vide

Destination vide

Frank HERBERT
POCKET
322pp - 7,70 €

Bifrost n° 63

Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63

[Critique commune à Destination : Vide, L'Incident Jésus, L'Effet Lazare et Le Facteur Ascension.]

Le cycle du Programme Conscience, qui comprend le prologue Destination : Vide de Herbert seul et la Trilogie de Pandore co-écrite avec le poète Bill Ransom, est le deuxième par ordre d’importance dans l’œuvre de Frank Herbert, après celui de Dune. La première version de Destination : Vide date de 1966 et est donc contemporaine de Dune, premier volet du cycle éponyme ; La Trilogie de Pandore date, elle, des années 80. Le troisième tome, Le Facteur Ascension, a été terminé par Bill Ransom seul, après la mort de Herbert.

Destination : Vide est un thriller métaphysique à huis-clos entre Bickel, Prudence Weygand, Raja Lon Flatterie et Timberlake dans l’enceinte du vaisseau spatial Terra. On peut y voir une version (ultra) intellectuelle d’Alien, le film de Ridley Scott, mais aussi le comparer à La Stratégie Ender de Orson Scott Card et à la nouvelle de Christopher Priest, « Le Monde du temps réel ». Le Terra doit atteindre Tau Ceti avec son équipage de clones sacrifiables. Plus qu’une mission suicide, c’est un leurre : six astronefs identiques ont déjà été perdus. Il leur faut réussir ou/et mourir. Comme dans La Stratégie Ender, les personnages sont conditionnés dans un dessein précis, et, à l’instar de la station de la nouvelle « Le Monde du temps réel », le vaisseau n’est pas ce qu’il paraît être mais, comme le seront à plus grande échelle la planète Dosadi dans le roman éponyme et, ultérieurement, la planète Pandore, un laboratoire, une expérience.

Peu après le départ, les cerveaux biologiques infaillibles censés mener le navire à bon port claquent les uns après les autres et les quatre clones doivent désormais se relayer aux commandes de la machine folle pour un voyage de quatre siècles. Ils sont placés dans une situation où la création d’une intelligence artificielle devient la seule échappatoire leur restant. C’est le but de l’expérience. Plus exactement, il s’agit de créer un système conscient artificiel… Le premier problème qui se pose aux quatre personnages chargés, à leur corps défendant, de créer cette conscience artificielle est, bien entendu, de définir la conscience. C’est-à-dire, définir l’humain. Un problème auquel la littérature générale s’est toujours heurtée avec violence. La conscience semble à priori évidente mais, dès lors qu’il est question de la reproduire, ce n’est plus le cas. « Ne dites jamais évidemment » rétorque Bickel (en parlant de conscience) au psychiatre aumônier Flatterie (p. 148). Et, que font psychiatres et aumôniers si ce n’est s’occuper de conscience mentale ou morale ? Une conscience artificielle doit être capable de produire du langage, des symboles, pas seulement de les régurgiter sur un mode algorithmique.

Entre la version de 66 et celle de 78, réécrite dans la perspective du cycle, Frank Herbert a lu Frankenstein, le chef-d’œuvre de Mary Shelley, souvent considéré comme le premier roman de science-fiction. Le vrai problème de Frankenstein est sa responsabilité d’avoir créé un être conscient. C’est une problématique fondamentale de la science-fiction que l’on retrouve aussi bien dans Colossus de D. F. Jones que dans Le Problème de Turing co-écrit par Harry Harrison et Marvin Minsky, le pape de la recherche en intelligence artificielle, La Semence du démon de Dean R. Koontz et, bien sûr, le célébrissime 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke, bien qu’il privilégie un point de vue mystique là où Herbert reste matérialiste.

La caractéristique première d’une conscience est peut-être la capacité de défendre ses intérêts propres, aussi, même artificielle, cette conscience ne saurait être bridée par… les trois lois de la robotique d’Asimov ! Bickel considère que la machine appelée à devenir consciente (le « bœuf ») doit disposer des moyens du pouvoir comme pré-alable à la possibilité de n’y point recourir. C’est-à-dire à l’émergence d’une morale concomitante à la conscience. Le Moi et le Surmoi freudien formant une boucle rétroactive à défaut de laquelle on se situerait dans l’univalence animale de HAL. Par conséquent, la question qui taraude l’équipage du Terra est celle de la création d’un monstre à l’instar de Frankenstein, ainsi que celle de sa destruction pour laquelle Flatterie est programmé.

Destination : Vide est un court roman des plus ardus qui constitue la porte d’entrée de la Trilogie de Pandore. On peut se contenter de ce livre qui pose déjà l’essentiel des questions qui hanteront la trilogie mais il constitue un prérequis indispensable à la lecture de celle-ci.

L’Incident Jésus ouvre la trilogie proprement dite.

Au terme de Destination : Vide, Nef, la conscience artificielle créée par les clones embarqués à bord de l’astronef Terra, a échappé à la destruction et aux humains. Elle a conduit son équipage sur Pandore, une planète qui n’a rien à envier au Monde de la mort de Harry Harrison. Nonobstant Nef, la situation sur Pandore n’est pas sans rappeler celle que l’on rencontre sur Dosadi. Les Humains, arc-boutés dans la Colonie, s’accrochent avec l’énergie du désespoir sur un monde invivable où grouillent les bestioles les plus effroyables qui soient. Ils ne survivent que parce que Nef y consent. Nef y consent, certes, mais entend être véNefré en retour. La question étant : comment véNefrer ?

Neuf personnages principaux animent L’Incident Jésus. D’un côté, Morgan Oakes, Jesus Louis et Sy Murdoch font figure de grands méchants. En face, se dressent le poète Kerro Panille, Waela TaoLini qui portera l’enfant à la fois de Panille et d’Avata, Hali Ekel à qui Nef a fait vivre l’expérience de la crucifixion. Ferry Winslow et Hamill Legata qui changeront de camp et enfin Raja Lon Flatterie/Thomas tiré d’hibernation par Nef pour enseigner aux humains de Pandore comment véNefrer correctement.

Oakes a un plan. Bien que psyo, psychiatre-aumônier, il refuse le diktat de Nef et lui dénie tout statut divin. Car si Nef se considère comme une divinité, Oakes ne voit en elle qu’un tas de ferraille certes perfectionné, mais rien de plus.

Reprenant les mêmes méthodes que Morgan Hampstead, le directeur de Lunabase, dont il s’avérera le clone, Oakes entend conquérir Pandore à tout prix, y construire une base inexpugnable, le Blockhaus, et, de là, défier Nef qui, de son côté tient à être véNefré comme il se doit et, à cette fin, dépêche Raja Flatterie, devenu Thomas, à la surface de Pandore. S’il échoue, Nef mettra fin à l’expérience Humanité.

Pour conquérir Pandore, Oakes multiplie les clones adaptés et les sacrifie sans pitié, ne voyant en eux que du matériel remplaçable comme naguère les cadres de Luna-base (p. 88), tout en ignorant qu’il en est un lui-même. Le moins que l’on puisse dire est qu’il voit d’un fort mauvais œil Nef lui expédier un psyo concurrent ainsi que le poète Kerro Panille qui entend communiquer avec Avata, le varech sentient qui domine les océans de Pandore.

Détruire les capucins vifs, névragyls, platelles et autres bestioles qui font de Pandore le monde de tous les maux n’est déjà pas une mince affaire, mais le vrai problème est que la planète abrite en Avata un être conscient unique, global. Oakes se défie plus encore de Nef qui contrôle la natalité et l’alimentation indispensables à la survie de la colonie et se voit donc contraint de lutter sur deux fronts. Il est en Zugzwang comme on dit aux échecs ; chacune de ses actions contribue à affaiblir sa position, mais, en fait, il n’est prisonnier que de ses propres conceptions. Sa paranoïa le pousse, dans une attitude très stalinienne, à se défier de Legata Hamill et à chercher à la soumettre, métamorphosant une de ses meilleures alliées en celle qui précipitera sa chute.

L’Incident Jésus apparaît comme une image en miroir de Destination : Vide où, voulant créer une conscience artificielle, les humains ont finalement créé une divinité. Or, qu’a fait Dieu ? La réponse se cache derrière la question posée par Nef : « Comment allez-vous me VéNefrer ? » Dieu a créé l’Humanité, Nef veut à son tour créer une humanité, mais les attitudes impitoyables de Morgan Oakes ne sont pas celles qui conviennent. Qu’est-ce qu’un dieu attend de sa création ? « C’est la seule chose que Nef nous ait jamais demandé : C’est la seule signification que la VéNefration ait jamais eue : Découvrir notre propre humanité et nous en montrer digne. » (Incident Jésus p. 383 & Le Facteur Ascension p. 272). C’est dans ce même dessein que Nef envoie Raja Flatterie/Thomas sur Pandore et fait éprouver à Hali Ekel l’expérience des événements survenus sur le Golgotha. « La religion commence là où des hommes cherchent à influ-encer un dieu », lit-on (Incident Jésus p.115), et « Qu’est-ce que la prière, sinon une tentative geignarde, vile, d’imposer sa volonté à la divinité ? par la menace, la supplication, le chantage. » (Incident Jésus p.198) ou encore « Quelle sorte de dieu faut-il être pour maintenir ses protégés dans le dénuement à la seule fin de les entendre implorer ? » (Inci-dent Jésus p. 118) Nef n’attend pas cela ni n’agit ainsi. Oakes, par contre, fait produire par ses âmes damnées, Jésus Louis et Sy Murdoch, davantage de clones que les ressources disponibles ne peuvent en faire subsister, ils détruiront aussi le varech sentient, causant la disparition des continents de Pandore, manquant de peu causer celle de l’Humanité.

Après le départ de Nef, Pandore fait penser au Modèle Jonas, roman dont le titre n’aurait nullement déparé la trilogie, où Ian Watson envisageait que l’univers tel que nous le percevions n’était que l’écho des pas du créateur s’éloignant. La véNefration est enfin correcte dès lors que l’humanité peut se passer de divinité en transcendant l’illusion de l’immanence et qu’elle a cessé d’être divisée. « Nous sommes, nous [par opposition à Flatterie], originaires d’un monde où l’on nous a appris : “La survie avant tout. Préserver la vie humaine à tout prix.” Pandore nous a été suffisamment hostile. Nous n’avons pas eu le temps de nous offrir le luxe de nous entre-tuer. » (Le Facteur Ascension p. 56) Tant sur Pandore que sur Dosadi, des conditions très défavorables semblent nécessaires pour accéder à davantage d’humanité sur un mode de solidarité.

Plusieurs siècles après le départ de Nef marqué par le largage des caissons d’hybernation et la disparition des continents, conséquence de l’assassinat du varech par Jesus Louis, l’humanité pandorienne s’est scindée en deux branches : les Îlliens, perclus d’innombrables mutations, qui vivent pauvrement sur d’immenses îles organiques dérivant au gré des courants, et les Siréniens, plus conformes aux canons de l’humanité originelle, qui vivent dans l’opulence au fond des mers. La crise survient lorsque les Siréniens décident de modifier le fragile équilibre qui s’est instauré au fil des siècles. Leurs projets consistent d’une part à ressusciter Avata, à partir des gènes du varech jadis greffés sur l’ADN humain par Jésus Louis, dans le dessein de faire resurgir les terres en-glouties ; d’autre part, à récupérer les caissons d’hybernation que Nef a largués en orbite et qui tournent depuis autour de Pandore. Enfin, une faction extrémiste et raciste menée par Gellaar Gallow se propose d’exterminer les Îlliens au nom de la pureté de la race.

Toujours centré sur une dizaine de personnages, L’Effet Lazare est à la fois le plus long roman de la série, celui où la problématique est la plus faible et la part de l’intrigue majeure. Sans être totalement dénué de fond, ce tome intermédiaire s’ap-parente bien plus que les autres à un aventureux planet opera. Si les intrigues et les luttes pour le pouvoir restent omniprésentes et constituent le moteur de l’action, pour une fois, la religion, son rôle et ses mécanismes, apparaissent en retrait.

Le Facteur Ascension, situé vingt-cinq ans après les événements contés dans L’Effet Lazare, conclut à la fois la Trilogie de Pandore et le cycle du Programme Conscience. Un nouveau clone de Raja Flatterie occupe le devant de la scène ; il est l’un des rares rescapés des caissons hyber à avoir survécu. Sa personnalité diffère assez radicalement de ses précédentes incarnations car il n’a pas vécu les mêmes événements ni participé à l’avènement de Nef. Sous l’appellation de Directeur, il s’est imposé à l’humanité de Pandore comme un dictateur stalinien bon teint, recourant à l’assassinat et aux massacres de masse sans état d’âme pour parvenir à ses fins, qui, selon lui, justifient tous les moyens. Son but est de fuir Pandore, monde qui reste difficile à vivre et qui est menacé de destruction par les effets de marée dus aux deux soleils qui éclairent la planète. Dans ce dessein, il détourne une large part des ressources alimentaires pour approvisionner le vaisseau spatial qu’il fait construire, n’hésitant pas à affamer la majorité du peuple. « Nous sommes dirigés par un homme qui ôte le pain de la bouche des enfants pour voyager jusqu’aux étoiles. » (Le Facteur Ascension p. 93) Il organise la famine en contrôlant toutes les ressources de la planète pour mieux asseoir son pouvoir tyrannique, relayé par le sanguinaire Spider Nervi, le bien nommé. Mais, plus il y a des contraintes, plus il faut contraindre : c’est la route du chaos, et celui-ci ne tarde pas à se répandre sur Pandore.

Dans cet ultime tome, bâti, comme les précédents, au-tour d’une dizaine de personnages, Frank Herbert et Bill Ransom laissent de nouveau la religion à l’arrière-plan et se focalisent cette fois sur le rôle des médias dans les luttes de pouvoir. Ben Ozette, Rico La Pucsh et Beatriz Tatoosh sont des reporters de l’holovision.

Avata est bien sûr un « autre » de choix dans le regard duquel on peut se voir humain. « Si tu sais tout cela de l’intelligence extraterrestre et si elle demeure tout de même étrangère à ton entendement, alors tu ne sais pas ce que c’est que d’être humain. » (L’Incident Jésus p. 80)

Ce Flatterie, comme Morgan Oakes ou Gellaar Gallow avant lui, sera mis hors d’état de nuire par le varech, qui, s’il n’est pas un personnage au sens habituel du terme, n’en est pas omniprésent durant toute la trilogie où l’on aura rencontré des hybrides d’humains et du varech. Vata, la fille de Kerro Panille, Waela TaoLini et Avata, à travers qui il survivra après son éradication par Jésus Louis, puis Crista Galli, son ambassadrice auprès de l’humanité dans Le Facteur Ascension. Avata, dans Le Programme Conscience, occupe une place et répond d’une nature assez voisine de celle de l’Epice dans Dune et de son influence sur les Révérendes Mères et sur Sainte Alia. Il est le lieu d’une mémoire atavique et collective. Ce sont-là des thèmes science-fictifs chers à Herbert par opposition à l’analyse du pouvoir politico-religieux qui est sa problématique favorite. C’est la patte du psychanalyste. Il est intéressant de noter que Herbert positionne les entités collectives dans le camp des « bons » : ici le varech, mais aussi les Révérendes Mères, le projet 40 de La Ruche d’Hellstrom, Le Cerveau vert. Chez Herbert, l’individu isolé semble voué à s’effacer devant le collectif et la religion, au sens de « ce qui relie », apparaît comme une force sociale positive à la différence des églises ou équivalents. Dans La Mort blanche, ce sont les églises qui sont ciblées et désignées comme cause du malheur collectif, et non la religion en elle-même. Herbert reproche aux premières de dévoyer la seconde en élevant des barrières d’intolérance entre les gens. Dans les trois volumes de la Trilogie de Pandore on assiste à l’isolement progressif des détenteurs du pouvoir que sont Morgan Oakes, Gellaar Gallow et Raja Flatterie ; leurs divers alliés finissent par se détacher d’eux de leur plein gré ou de façon plus ou moins forcée et par se fondre dans le groupe. Ce n’est pas l’individualisme qui est condamné par Frank Herbert, mais l’égoïsme qui, dans ses mises en scènes où il est associé au pouvoir, conduit à une paranoïa qui est justement un facteur puissant de décomposition de ces pouvoirs. « L’opulence isole l’individu dans une société qui dépend pour sa survie de l’effort commun. » (L’Effet Lazare p. 35) Herbert ne voue pas l’individu à une disparition fusionnelle dans le collectif, mais à une conception nodale où son importance, son bonheur naissent de sa relation aux autres. Ainsi la fusion gestaltique dans la lumière d’Avata, à la fin du Facteur Ascension, n’a pas vocation à perdurer. La démonstration faite, on redescend à un niveau moins intense mais où les gens n’en sont pas moins plus proches qu’auparavant. Nef a choisi/ construit Pandore pour conduire les humains à davantage d’humanité. Le bonheur d’un individu venant de la richesse de ses relations. On a là les constantes de l’œuvre de Frank Herbert.

Le Programme Conscience est l’une des œuvres majeures de Frank Herbert où l’on distingue mal l’apport du co-auteur, Bill Ransom, tant on y retrouve les principaux thèmes qui courent à travers l’ensemble de ses livres. Il fait partie de ces auteurs, comme Dick ou Zelazny, dont l’œuvre entière ne cesse de graviter autour de thématiques récurrentes, qu’ils continuent d’approfondir livre après livre. La richesse et la complexité du Programme Conscience en font l’un des cycles les plus importants de la science-fiction.

Jean-Pierre LION

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