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Escales sur l'horizon

Ah, quelle belle grosse anthologie de Science-Fiction française inédite ! Klein en a rêvé, Lehman l'a fait ! Il ne s'agit pas de retirer à Ayerdhal le mérite d'avoir été le premier à publier une anthologie de ce type chez un grand éditeur (Genèses chez J'ai Lu), mais ce n'était pas un grand format et elle ne se voulait pas aussi éclectique ! Pour célébrer ce renouveau, Lehman rappelle, dans une longue introduction un rien didactique, l'historique de la S-F et ce qui fait sa spécificité tout en analysant les réticences que nourrissent envers le genre les non-lecteurs. La partie concernant les causes objectives du ghetto dans lequel se retrouva la Science-Fiction française est un peu plus faible, comme d'ailleurs certaines remarques qui nourriront maints débats, mais l'essentiel est dit : la Science-Fiction française existe, elle sait être aussi passionnante que l'anglo-saxonne, la preuve en étant immédiatement donnée avec seize textes dont certains sont de courts romans.

Les thèmes des nouvelles abordent fréquemment les questions du savoir et de la mémoire, de la revendication, de la répliquation (technologique) et de la disparition.

Le savoir est au centre de la nouvelle de Sylvie Denis, « Avant Champollion », où la redécouverte de la version originale de Paul et Virginie permet de prévoir le retour de l'hiver sur une planète à la révolution extrêmement lente. Si le savoir permet de prévoir, il est aussi une arme comme le rappelle Laurent Genefort dans « Proche Horizon », où le secret de la spatiocénose avec les osmos est très convoité. La connaissance interdit en revanche : tout retour en arrière, de sorte qu'on a toujours recours, en dernier ressort, à l'homme pour résoudre les problèmes qu'amène le progrès, C'est ce qu'illustre « Hippo ! » de Thierry Di Rollo, alors que Francis Valéry, qui associe encore une fois voyage et mémoire dans « Des Signes dans le ciel », montre que la technologie ne peut tout mémoriser et que la transmission orale du savoir a encore, parfois, sa raison d'être. « Les souvenirs sont vivants » affirme la chercheuse de « Voyageurs », qui sait enfin que sa théorie concernant les extraterrestres (laquelle l'a mise au ban de sa communauté) était juste. Autour de la satisfaction et la frustration, de la rupture et de solitude aussi Jean-Jacques Girardot brode un texte tendre où le souvenir de l'être cher disparu suffit à le faire vivre encore.

Roland Wagner, de son côté, poursuit l'exploration de son univers avec « Musique de l'énergie, un aperçu de la Terreur », cette période sans cesse évoquée dans son cycle. Ici, la mémoire s'inscrit dans l'inconscient collectif, lequel engendre la psychosphère. Encore faut-il éradiquer de cet mémoire les aspects négatifs des années cinquante pour ne garder que le meilleur, l'Esprit du rock, dont l'histoire est ici retracé au cours d'un mémorable combat onirique. La mémoire collective prend vie dans la psychosphère, mais les mémoires informatiques devenues intelligentes peuvent aussi devenir vivantes : les I.A. revendiquent le statut des sapiens dans « L'Affaire des crimes météorologiques » d'André-François Ruaud qui signe là une belle uchronie. Comme pour Les animaux dénaturés de Vercors ou Tinounours sapiens de Beam Piper, le seul recours passe par un procès. Revendication encore et technologies du virtuel et de la génétique chez Jean-Jacques N'Guyen où est menacé « L'amour au temps du silicium », quand une mère crée plusieurs versions de son fils dont elle refuse l'homosexualité. Des manipulations génétiques aboutissant à un hybride d'humain et de tyrannosaure permettent à une femme de revendiquer sa liberté dans « La Fiancée du roi » de Joëlle Wintrebert. Et c'est de la plus affable des manières que « Le Hib » des Béotins imaginé par Guillaume Thiberge réclame le droit à la tranquillité et écarte les diplomates de la Terre.

Chez Wintrebert, la nouvelle s'ordonnait autour de la disparition, collective, des dinosaures, et de celle, individuelle, d'un homme atteint d'un cancer. Mais il est des disparitions plus douloureuses comme le sacrifice des Batiks refusant de poursuivre la guerre contre l'homme (« Scintillements » d'Ayerdhal). L'émotion est la même quand s'éteint une identité virtuelle qui avait été ressuscitée à bord d'un vaisseau spatial pour le tirer d'un mauvais pas. « Scorpion dans le cercle du temps » est en même temps un flamboyant space opera sur fond de guerre spatiale, où Jean-Louis Trudel jongle avec les espaces démesurés du cosmos et de la virtualité. La race peut ne pas s'éteindre mais muter pour s'adapter aux conditions de vie des planètes qu'elle colonise ; c'est ce que nous apprend « Le vol du bourdon » d'Yves Meinard. C'est pour lutter contre l'entropie que l'homme se livre à l'art, mais les sculptures génétiques, à base d'animats, sont elles aussi éphémères, à moins peut-être d'atteindre l'éternité en choisissant le « Dernier Embarquement pour Cythère » comme nous y convie Richard Canal. Car l'amour est éternel. Et il vaut mieux peut-être engendrer la vie que des œuvres d'art, tels les extraterrestres exilés de Dunyach. Encore faut-il avoir des raisons de croire en l'avenir, sinon leur accouplement ne sera qu'une parodie pour laisser, comme les hommes, le souvenir de leur passage. « Nos traces dans la neige » est probablement la plus belle nouvelle du recueil, qui confirme les qualités de styliste de Dunyach. Pour clore en beauté sur le thème de la disparition, Thomas Day imagine dans un texte violent une lente fin du monde : « L'Erreur » est en effet de croire qu'elle sera apocalyptique alors qu'elle a déjà commencé : ce sont les continuelles informations morbides qui tuent à petit feu l'humanité.

Au total, le lecteur aura voyagé loin et vite dans le temps et l'espace, grâce aux auteurs de cette anthologie. Ils prouvent qu'en matière d'exotisme, la Science-Fiction française n'a rien à envier aux autres. Ce recueil sera probablement l'anthologie phare qui éclairera la décennie à venir.

Timequake

Timequake pourrait être bien l’ultime ouvrage de Kurt Vonnegut, le testament littéraire d’un homme qui jette un dernier regard sur sa vie et son œuvre. Vonnegut conduit un fin récit, celui de « Timequake 1 », une œuvre avortée où il est question d’un tremblement de temps en 2001 qui provoque un bond de dix années dans le passé et une relecture à l’identique de l’Histoire.

« Quel but peut avoir une telle répétition ? » Comme l’éternel retour de Nietzsche, elle se résout par une délivrance, ici celle de l’humanité par Kilgore Trout, l’alter-ego littéraire de Vonnegut.

Timequake raconte la genèse de ce premier roman, mais il parle avant tout de son auteur, de sa propre expérience du tremblement de temps. Vonnegut retrouve sa famille, ses amis ; il parle de ses opinions, de la seconde guerre mondiale, « la deuxième tentative de suicide ratée de l’humanité ». Il revit ses joies et ses peines qu’il traverse comme un fantôme. Son récit le conduit dans un état d’épuisement « au dernier pique-nique » où sont conviés ses chers amis disparus.

À tout prendre, la vie vaut-elle d’être vécue ? L’issue se joue dans un dialogue entre Vonnegut et son double littéraire. Les mots sont drôles, souvent las mais aussi violents. Vonnegut jure tellement la censure américaine recommande la censure parentale.

Certes la vie n’est pas rose mais l’ironie n’est-elle pas à même de la sauver ?

« — C’est quoi le blanc dans la chiure d’oiseaux ?

— C’est aussi de la chiure d’oiseaux. »

Le Chat venu du futur

Les chats tiennent une place considérable dans la Science-Fiction. Probablement parce que tous les écrivains cohabitent avec un (ou plusieurs) chat(s). Et parce qu'il arrive, à l'occasion, que la Science-Fiction soit écrite par des écrivains. Qu'il nous soit permis — juste pour titiller la fibre nostalgique de nos lecteurs les plus âgés — d'évoquer les numéros spéciaux consacrés aux greffiers du légendaire fanzine Lunatique, de Jacqueline Osterrath. Introuvables, bien sûr ! Au rayon des moins grandes raretés (trouvables donc chez les bouquinistes), on conseillera sans réserve Une porte sur l'été de Robert Heinlein, variation majeure sur le motif du voyage dans le temps et ses effets pervers, et Parabellum Tango, l'un des meilleurs romans de Pierre Pelot. Dans l'un comme dans autre, le centre de la problématique science-fictive est occupé par un matou.

Quant au signataire de cette critique, les lecteurs de Bifrost savent déjà que les pages de sa fiction sont animées des déambulations d'un matou archétypal : Georges (dans l'Agence Arkham), Albert (dans le jardin d'Howard et Henry), Alexandre (le chasseur d'archéoptéryx dans « Un rêve d'hippocampe » in Étoiles Vives 3), et j'en passe. C'est que ce matou archétypal, véritable Chat Eternel faisant pendant au Héros Eternel de Michael Moorcock, occupe bel et bien le centre de l'univers, donc de la Littérature. Et par conséquent de la Science-Fiction (voir plus haut).

Et l'on en restera là.

Sauf à signaler le petit ouvrage hérétique cosigné par Jeury « père et fille » (comme le précise le bandeau publicitaire), et dans lequel les chats n'ont pas, à proprement parler, beau rôle. Les auteurs ont visiblement fait cause commune avec les chiens : ces êtres stupides, vicieux et bruyants, dotés d'une âme d'esclave, dont les étrons tapissent nos rues et les pissous font crever nos arbres. Se la jouant « culture de la culture » — on le dira ainsi pour moquer gentiment d'Edgar Morin — les auteurs nous relatent l'arrivée d'un chat du futur venu enquêter sur « quand, comment et pourquoi l'intelligence est arrivée aux chiens » (et non aux femmes — comme au cinéma) ; le but étant de justifier le départ de la Terre des chiens et des robots, en l'an presque 3000. Ça vous rappelle quelque chose ? C'est exprès…. (cf. Edgar Morin).

Retour inattendu (dans tous les sens du terme) de Michel Jeury dans la S-F — et premiers pas (publiés) de Dany Jeury dans l'écriture. Je ne suis pas certain que le double ghetto S-F/Littérature Jeunesse soit ce que l'on peut offrir de mieux à une jeune auteure souhaitant se faire la main, a fortiori avec un parrainage aussi lourd à porter — les plus jeunes de nos lecteurs l'ignorent probablement, mais Jeury le père, fut en son temps une jolie pointure dans la catégorie S-F française.

Bref, cette collaboration nous vaut un livre très mince, à peine une novella, avec un synopsis linéaire, des dialogues saupoudrés d'expressions « à la mode » chez les jeunes (enfin, les auteurs le croient…), et où la psychologie des personnages prend vite des allures de girouette dans la tempête. La cible est ici les « à partir de 10 ans ». Ce qui nous confirme dans l'idée que plus la tranche d'âge visée est basse, plus il est difficile d'écrire quelque chose à la fois original, léger, bien mené, agréable à lire… en un mot : convaincant. Ce Chat venu du futur évolue hélas à des années-lumière du Jeury du Monde du Lignus

Odyssées aveugles

Après le remarquable Axiomatique signé Greg Egan, dont nous vous faisions béatement l'éloge dans ces colonnes il y a quelques mois, voici que nous arrive un autre petit bouquin à la couverture bizarroïde de l'éditeur montpelliérain DLM, un volume qui nous propose de faire plus ample connaissance avec Eric Brown, l'un de ces jeunes écrivains prometteurs issus des bancs du magazine britannique Interzone.

L'ouvrage s'ouvre par une courte préface non signée — qu'on attribuera sans peine à la nouvelle responsable de collection, Sylvie Denis — présentant les thématiques récurrentes de l'auteur. Une initiative dont on ne peut que se féliciter puisque, hormis trois nouvelles publiées dans CyberDreams (DLM), une autre dans Univers 1989 (J'ai Lu) et enfin un dernier texte paru dans l'anthologie Century XXI (Encrage), force est de constater qu'en France, on ne sait que bien peu de choses d'Eric Brown.

Avec « L'homme décalé », premier des quatre textes présentés, nous entrons de plein pied dans l'univers créatif de l'auteur, une matière que Brown puisera invariablement tout au long du recueil dans le vaste champ des motivations, affres et autres aspirations de « cette chère humanité », comme l'aurait dit en son temps un certain Curval. Ainsi, le héros de « L'homme décalé » a un problème : il est victime de ce que l'on pourrait qualifier de vieillissement sensoriel. C'est à dire que ce qu'il voit en ce moment s'est déroulé il y a plusieurs heures, le goût qu'il a dans la bouche n'est que le fantôme gustatif de son petit déjeuner du matin, ce qu'il entend présentement a été dit hier, etc… Bref sa perception sensorielle est complètement décalée, éclatée. On avouera avoir connu des nouvelles basées sur des idées plus communes… Au final un texte étonnant, une entrée en matière remarquable.

Avec « Du rififi au grenier », on passe d'une ambiance très intériorisée à une nouvelle qui, si elle conserve par instant un côté indéniablement introspectif, puise davantage ses ressorts dans l'action. Isabella est une méga-télépathe Tutsi aux pulsions sexuelles un tantinet pédophiles. Elle peut lire les pensées, bien sûr, mais aussi les influencer. Son job ? Intervenir sous couvert gouvernemental en cas de pépin. Et un tueur fou qui découpe deux cent cinquante touristes au laser dans un Disney Land satellisé, ça, c'est un vrai pépin. Nul besoin d'en dire plus. Outre le fait que « Du rififi au grenier » soit une nouvelle au titre français ridicule, c'est aussi et sans conteste la perle de ce recueil, une nouvelle courte mais d'une puissance certaine et dont les trois dernières pages, gageons-le, n'ont pas finies de surprendre…

Arrive « Mourir pour l'art — et vivre », peut-être la nouvelle la plus ambitieuse d'Odyssées aveugles. L'histoire s'inscrit dans un monde futuriste passablement décadent ou la dernière mode pour faire sensation en société réside dans l'exhibition de bubons et autres chapelets de cellules cancéreuses hypertrophiées. Un régal, quoi. Comme dans « L'homme décalé », le héros de « Mourir pour l'art — et vivre » a subi un accident lors d'un vol spatial, son vaisseau ayant été détruit par une nova. Rescapé miraculeux mais défiguré (son ordinateur occipital a fondu lors de la catastrophe !), il ne cesse de revivre le souvenir de ce drame au cours duquel sa femme a perdu la vie. De retour sur Terre, il se lance dans une carrière de sculpteur, utilisant comme matériau une substance extraterrestre capable de communiquer, par simple contact, les sentiments qu'on y imprime. C'est lors de son premier vernissage qu'il rencontrera Lin Chakra, une artiste fascinée par la mort et les émotions qui y sont liées… « Mourir pour l'art — et vivre » est une nouvelle intéressante quoique parfois à la limite du « téléphoné », un texte qui, en définitive, promet beaucoup et donne un peu moins qu'il était possible d'espérer.

Odyssées aveugles s'achève enfin sur « Les disciples d'Apollon », une magnifique histoire d'amour entre deux personnes condamnées. D'aucuns trouveront sans doute que l'argument science-fictif est ici bien mince. Ils auront probablement raison. Ce qui n'ôte rien aux qualités réelles de ce texte ou la sensibilité de l'auteur sourd de chaque mot.

En refermant ce petit recueil, on ne peut que se dire qu'Eric Brown est un bien bel auteur, un de ces écrivains qui, dans une remarquable économie d'effet, use avec bonheur des ressorts de la Science-Fiction pour nous faire nous mieux connaître, loin, très loin des images classiques d'un genre trop souvent banalisé. En somme une superbe démonstration à dévorer sans tarder.

Le Livre des merveilles

« Il est le sésame et la clef qui ouvrent les riches cavernes du rêve et du souvenir dont on ne saisit que les fragments. Non seulement c'est un poète, mais celui qui transforme à son tour chaque lecteur en poète. » Voici comment Lovecraft présentait Edward John Morton Drax Plunkett, dix-huitième baron Dunsany (1878-1957), auteur qu'il considérait, sinon comme le maître, en tout cas comme l'un des siens, un écrivain qu'aujourd'hui nombre de critiques n'hésitent pas à propulser au rang de fondateur de la Fantasy moderne.

Affirmons-le d'emblée, ce Livre des Merveilles est une bonne surprise, et ceci à double titre. Avant tout, il est la réédition d'un ouvrage publié en 1924 que beaucoup désespéraient de trouver. Et puis il est aussi le premier volet d'une nouvelle collection (eh oui, encore une !) exclusivement consacrée au Fantastique et dirigée par Xavier Legrand-Feronnière, le rédacteur en chef de l'excellent Visage Vert (éditions Joëlle Losfeld), une revue semestrielle spécialisée dans le Fantastique ancien que nous vous avons abondamment présentée dans Bifrost 07.

De l'œuvre copieuse de ce Lord irlandais (environ soixante volumes, dont sept recueils de nouvelles, des pièces de théâtre, des romans, plusieurs volumes d'autobiographie, etc.), on ne connaît en langue française que bien peu de choses. Ainsi, outre La fille du roi des elfes (roman de Fantasy publié chez Denoël en « Présence du Futur » ! ), on citera pour mémoire Vent du Nord, un superbe roman de littérature générale réédité il y a quelques mois chez Terre de Brume, Encore un Whiskey Monsieur Jorkens ? aux défuntes éditions Néo (1985) et, surtout, le tout bonnement incontournable Merveilles et Démons, un recueil de nouvelles traduites par Julien Green aux éditions du Seuil (1991) puisant sa matière dans deux ouvrages originaux de Dunsany, A Dreamer's Tales et The Book of Wonder, c'est-à-dire Le Livre des Merveilles en question (dont Merveilles et Démons emprunte trois nouvelles sur les vingt-quatre qu'il propose au total). À cet ensemble, nous ajouterons une poignée de nouvelles publiées indépendamment, dont l'une d'elles, « Diable d'histoire » (« Told under Oath »), le fut dans le numéro 14 de Fiction (1955), et nous aurons à peu près fait le tour de la question. On comprendra qu'en conséquence, la réédition du Livre des Merveilles revêt une importance toute particulière.

Les nouvelles de Dunsany sont généralement très courtes (Le Livre des Merveilles qui, dans la présente réédition, fait une centaine de pages en compte néanmoins quatorze). Plus que de nouvelles, il est d'ailleurs préférable de parler de rêves intérieurs ; une manière et une thématique de l'onirisme qui, comme chez Lovecraft sont omniprésentes dans la plupart de ses œuvres et, plus particulièrement, dans ses textes courts. Ici, tout comme dans Merveilles et Démons, l'auteur nous invite a découvrir son pays imaginaire, son « Bord du Monde' au travers des aventures de personnages qui, bien souvent, hésitent à mi-chemin entre le monde réel et les merveilles de ces paysages orientalisant entraperçus. Toujours comme chez Lovecraft, la grise banalité du quotidien le dispute aux dangereuses splendeurs des mondes imaginaires, dont on sent bien qu'il suffirait de peu de choses pour qu'elles vous happent, vous fassent irrémédiablement basculer dans la folie. Chez Dunsany, le cauchemar n'est jamais très loin du rêve.

On l'a dit, cette réédition du Livre des Merveilles est une excellente surprise. On se permettra toutefois d'émettre un bémol. Car comparant les traductions des trois textes conjointement publiés dans Merveilles et Démons (traduction de Julien Green) et du Livre des Merveilles (traductions de Marie Amouroux), on comprend combien les versions du premier sont supérieures à celles du second. N'est pas Julien Green qui veut, c'est évident, néanmoins peut-être aurait-il judicieux d'un tantinet revisiter les traductions de Marie Amouroux qui, sauf erreur, sont celles de l'édition originale de 1924. Quoiqu'il en soit ne boudons pas notre plaisir et remercions les éditions Terre de Brume. François Truchaud affirmait en 1985, parlant du Livre des Merveilles : « …ce livre mythique existe, je l'ai lu, il faudra bien le rééditer un jour ! ». Voilà qui est fait. Et quand on sait que le prochain titre à paraître dans la collection « Terres Fantastiques » n'est autre que les Chroniques du Petit Peuple d'Arthur Machen (un autre des maîtres du reclus de Providence), on ne peut que souhaiter avec enthousiasme une longue vie à semblable entreprise.

Jihad

Djamal est un guerrier, un rebelle kabyle rompu à toutes les techniques de guérilla. Et Djamal n'a qu'un but, un unique objectif : venger Fatima, sa sœur, violée et assassinée par Max Tannart, un mercenaire français, dans son petit village d'Aït-Idja. Il est prêt à toutes les extrémités pour parvenir à ses fins, jusqu'à pénétrer clandestinement dans cette France d'un proche futur ou le Parti National tient les rênes du pouvoir, un état ultra policé ou les milices CAID n'attendent qu'une chose : tabasser à mort le premier étranger venu, basané de préférence. Mais Djamal ne reculera pas, ne faiblira pas, car tel est son Jihad…

On l'attendait depuis près d'un an, ce nouveau roman de Jean-Marc Ligny, roman publié en grand format dans la belle collection « Présences » de l'éditeur Denoël. On l'attendait et… oui, sans doute, cela valait le coût d'attendre ! Jihad s'inscrit dans le courant des romans de politique-fiction, un genre qui nous a dernièrement donné certaines des plus belles réussites S-F de langue française, qu'il s'agisse du FAUST de Serge Lehman ou bien encore de Wang (malgré tous ses défauts) par Pierre Bordage. Il y a incontestablement de ces deux œuvres dans le Jihad de Ligny, mais il y a également bien d'autres choses.

Jihad est avant tout un roman convenablement construit servi par une écriture nerveuse, vive, exempte de fioritures superflues. À tel point qu'on a parfois le sentiment de lire un scénario de film tant la manière concise de Ligny sait se faire riche en images (on peut d'ailleurs espérer que quelque producteur bien inspiré saura saisir le potentiel cinématographique de ce bouquin, au regard du budget raisonnable que sa production nécessiterait). Ainsi suit-on les pérégrinations de Djamal entrecoupées de flash-backs, autant de plongées dans un passé d'où émergent des relations frère/sœur proches de l'inceste. À ceci se greffe le quotidien d'un couple de journalistes français en but à la censure et quelques autres personnages dont les destinées se rejoindront dans une inévitable explosion de sang.

Toute l'intelligence de Ligny réside dans sa volonté de ne pas forcer le trait. Certes sa projection nous propulse dans une France future, mais un futur de cinq, dix ou quinze ans maximum. D'où l'absence de rupture et une totale identification (ce que d'aucuns regretteront peut-être, arguant du manque d'épaisseur du « matériel » science-fictif), d'où l'aspect proprement effrayant du roman, un côté réaliste terrifiant auquel notre actualité, la vraie, celle de tous les jours, confère une tonalité aux échos de justesse tout simplement alarmante.

Ligny signe avec Jihad une œuvre forte et juste, un bouquin qui, comme le pinard, « devrait-être obligatoire » !

Le Faucheur

II y a encore quelques jours — deux, précisément — , je m'apprêtai à sacrifier au rituel classique et trimestriel dit de la « lecture plus critique dans Bifrost des dernières Annales du Disque-monde », à savoir le onzième tome, avec ce qu'il faut bien se résoudre à appeler une certaine lassitude, pour ne pas dire une lassitude certaine. Ainsi, l'œil soupçonneux, lorgnais-je en direction de ce gros bouquin (près de 400 pages, tout de même !), ne cessant de me répéter (je cite de mémoire) : bof, encore un Pratchett, encore ces sempiternelles dérives humouristico-fantasystes, sans compter que les deux derniers Disque-monde étaient plus que moyens… Bref, côté motivation c'était plutôt zéro, d'autant que, pour une fois, la couverture de Kirby me semblait nettement moins attractive que les précédentes.

C'est ici qu'il me faut remercier ma maman qui, en sainte femme qu'elle est, m'a appris faire mes devoirs de façon un tant soit peu régulière et à ne pas trop écouter cette petite voix qui ne sait dire qu'une chose : « laisse tomber, prends une bière, fous toi dans le canapé et mate Brazil ». Parce que si ce Pratchett-là, ce Faucheur, n'est pas à ce jour le meilleur Pratchett qu'il nous fut donné de lire, il y ressemble et de beaucoup.

Ici, et à l'instar de la plupart des bouquins de notre auteur, le canevas scénaristique de base est on ne peut plus simple. Les émissaires d'Azraël (l'entité suprême de l'Univers, « l'Un en Tout, le Tout en Un », etc, etc, pour citer le maître de Providence) reprochent à la Mort d'avoir développé une personnalité, chose qui, en tant que Puissance au service de l'Équilibre, lui est formellement interdit. Du coup la Mort fait tout simplement virer, propulsé au rang de simple mortel (« car il est d'étranges éons cours desquels la mort même peut mourir », etc., etc., pour citer le même). Résultat, le temps que tout se remette en place et qu'on trouve un remplaçant à la Mort, c'est le bordel (un scénario qui n'est pas sans rappeler celui du film Death takes a holiday, un classique de 1934 en cours d'adaptation chez Universal). C'est sur cette histoire de base, vue et revue, que Pratchett va développer ce type de récit en lignes brisées, ces doubles, triples voire quadruples narrations croisées dont il a le secret. Avec toujours autant d'humour, de visions complètement délirantes qui, mine de rien, sont incroyablement riches en réflexions beaucoup plus profondes qu'il n'y paraît — cette dernière particularité étant ici encore plus flagrante qu'ailleurs.

Avec Le Faucheur, Pratchett abord le plus grave sujet qui soit, celui qui, en définitive, les englobes tous : la mort. Et le bougre le fait avec un réel bonheur ! Humour et dérision sont inévitablement au rendez-vous, mais aussi, ce qui est moins habituel, une profonde sensibilité. Car quand Pratchett parle de la mort c'est avant tout pour nous révéler la vie, une vie de rire, de découverte, d'amour (si si !). On savait de cet auteur qu'il était doué, amusant, cynique et aussi parfois inégal (mais quel auteur ne l'est pas ?). Avec ce nouveau roman on peut désormais affirmer autre chose : Pratchett a ici atteint sa pleine maturité d'écrivain.

Casino perdu

Chelterre, Barbarie, Céleste et Plommée, tels sont les noms des quatre planètes habitées d'un petit système solaire perdu au fin fond de l'espace. De ces quatre planètes, trois sont peuplées d'êtres humains arrivés à quelques dizaines d'années d'intervalle sur des arches d'ensemencement énormes après un voyage long de plus de mille ans. Quant à Barbarie, elle accueille les E.N.H.P — aussi appelés « pious-pious » — des extraterrestres à , la repoussante apparence — de véritables BEM, les fameux bug-eyed monsters de l'Âge d'Or — dont on ne sait pas grand-chose. Au cours des ans, chacune des communautés humaines en présence a développé à l'extrême le particularisme majeur des premiers colons qui constituaient l'équipage originel des vaisseaux. Ainsi Céleste est-elle une théocratie « fanatisante » et monothéiste ne jurant que par Mammet, Plommée un monde ou l'armée est la quintessence de la société, le grade l'unique et seule distinction sociale, et Chelterre une parodie de démocratie libérale, avec son inévitable quota d'exclus, de zonards.

La principale singularité de ce petit système solaire complètement paumé et oublié du reste de l'humanité, c'est un phénomène pour le moins étrange et absolument unique dans l'univers, connu sous le nom d'Achronie. Aucun scientifique n'est capable d'expliquer les causes de l'Achronie, ni même de clairement énoncer l'intégralité de ses effets. Ce que l'on sait, c'est qu'avant l'arrivée de créatures pensantes sur ces quatre mondes, les planètes en question semblaient évoluer dans une sorte de stase ou le temps n'avait plus cours. Les colonisations successives ont débloqué le processus, mais avec un décalage de temps entre chaque planète puisque les colonisations des quatre mondes n'ont pas eu lieu au même moment. Résultat : les colons ne peuvent quitter leurs mondes d'adoption sans s'exposer à un réajustement temporel inévitablement mortel équivalent à la période durant laquelle les planètes furent temporellement figées, à savoir un lapse de temps de plusieurs milliers d'années ! Jusqu'au jour où apparaissent sur Chelterre, Barbarie, Céleste et Plommée, des portes permettant de relier aléatoirement chacune de ces planètes et n'exposant donc le voyageur qu'au décalage temporel de quelques dizaines d'années existant entre celles-ci. Vous suivez ? Cela conduit inévitablement ces mondes, aux fondements éthiques radicalement différents, à se livrer une guerre larvée par espions interposés. Au bout de quelques siècles, la situation entre les quatre peuple s'étant inévitablement enlisée, l'Accord est conclu. Chaque monde désignera aléatoirement un champion dont le but sera de liquider les trois autres. Le vainqueur offrira ainsi à sa planète tutélaire la suprématie sur tout le système solaire. Ici débute l'intrigue de Casino perdu.

Michel Pagel, dont on salue le grand retour (après son roman fantastique, Nuées Ardentes aux éditions Orion), signe avec Casino perdu un planet opera plein de rebondissements, de complots secrets et d'entités mystérieuses, dans la digne lignée d'un Jack Vance. L'intrigue, menée avec une grande maîtrise, accomplit parfaitement son office : nous faire tourner les pages sans lassitude aucune et irrésistiblement nous mener au mot « fin », après tout de même plus de 400 pages, ce qui n'est pas rien. On regrettera en revanche le peu d'épaisseur des mondes décrits qui, au-delà de quelques différences radicales et très caricaturales, tant du point de vue psychologique des habitants (les libéraux, les militaires, les prêtres et enfin les E.T., bien plus humains que les humains, naturellement…) que de l'aspect physique et géographique (ici il fait très chaud, là très froid, etc), manquent cruellement de relief. Quoiqu'il en soit, si Pagel avait pour motivation de faire œuvre de divertissement avec son Casino perdu, il y est incontestablement parvenu.

Les Peaux épaisses

Dans la Panstructure, donc, les Peaux-Epaisses occupent une place particulière. Ils sont le résultat de manipulations génétiques destinées à créer de la main d'œuvre capable de survivre dans le vide de l'espace. Véritables nomades spatiaux, ils transitent d'un chantier à l'autre et sont considérés comme des sous-hommes justes bons à accomplir les basses besognes (« Seules deux régions protégeaient les Peaux-épaisses : le Consortium des Mines, pour raisons économiques, et le Libral, pour raisons idéologiques »). Ils sont même chassés pour leur peau, qui constitue une véritable combinaison spatiale vivante très recherchée.

Le mercenaire Roko se voit chargé d'une nouvelle mission : exterminer un clan de Peaux-épaisses, le Nomaral. Il s'entoure pour cela d'une équipe triée sur le volet, rien moins qu'un ramassis de racailles. Quant à Lark, Peau-épaisse à l'apparence chirurgicalement rendue humaine, et appartenant au clan en question, il cherche à revoir ses pairs. Il sera aidé dans sa quête par un spécialiste de cette race humaine alternative, Anson Damaril. Ainsi, les pièces sont placées, la partie peut débuter. Et voilà tout ce beau monde jeté sur les routes du cosmos. Ce qui ne manquera pas de faire des étincelles lors de leurs allées et venues sur les différents mondes de la Panstructure.

On retrouve là du bon Genefort, et même de l'excellent, tant l'aspect fouillé et novateur des détails et de l'arrière-plan technologique est fidèle au rendez-vous. On sent un véritable travail de recherche (ou du moins de compilation, au fil du temps, de l'état de l'art dans le domaine scientifique) et on parcourt avec jubilation les descriptions biotechnologiques (les Peaux-épaisses et leur organisme modifié), informatiques (la téléthèque galactique) ou roboiques (nano-robots tueurs). Les mondes visités, eux aussi, ne se contentent pas d'être de simples planètes rondes sans relief, mais sont des spatiocénoses aux formes les plus variées, d'où de belles trouvailles sur les modes de vies de leurs habitants. On ne peut évidemment s'empêcher d'établir un parallèle entre ces castes de Peaux-épaisses pourchassées et, à une autre époque de notre histoire, ces tribus d'indiens d'Amérique du Nord qui ont eu la malchance de se trouver sur le chemin des colons. On retrouve ici le même traitement quasi mystique du thème de la survie d'une race face à une fin inexorable. La variation réside dans le fait que la seconde race fut créée par la première, ce qui pose également d'autres questions d'éthique (d'actualité au regard du domaine sensible de la génétique).

Si l'un des leviers psychologiques est une fois de plus le rapport entre deux êtres que tout sépare (Lark et Anson), tout comme dans Le continent déchiqueté (roman paru au Fleuve Noir), le texte est ici plus fouillé et l'action incontestablement plus prenante, notamment du fait des nombreux mondes visités. Un roman distrayant et intéressant.

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