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L'Évangile selon Myriam

Myriam va être exécutée. Ayant achevé de recueillir et de mettre en ordre les rares textes « sacrés » conservés par la communauté dans laquelle elle vit, elle a formé des pensées jugées hérétiques par ses pairs. Et loin de les regretter, elle les a affirmées, s’appuyant sur les récits retrouvés. C’est ce travail que nous pouvons lire, recueil de courtes histoires, regroupées en six grandes parties : « Commen­ce­ments », « Solidarités », « Élus », « Mensonge », « Vérités », « A­mour ». Et, trouvaille d’une grande richesse de Ketty Steward, les sources de ces fragments, ces textes sacrés, sont extrêmement variées, d’époque comme de genre – de la Bible, évidemment, en passant par les contes de Perrault ou Ray Bradbury. Chaque chapitre s’ouvre sur une citation mise en exergue, comme un jugement définitif à méditer. Mais ces sentences ne proviennent pas d’un saint ouvrage, loin de là, puisqu’elles sont toutes issues des œuvres de Milan Kundera ou de Stefan Zweig, transformés pour l’occasion en prophètes d’une foi qui leur est inconnue. Et l’on pense à Walter Miller Jr., qui, dans son Cantique pour Leibowitz, s’interroge aussi sur la transmission du savoir et aux croyances qui l’accompagnent.

Dans ces deux récits, l’histoire se situe résolument dans l’avenir. Un futur post-apocalyptique apparemment, dans L’Évangile selon Myriam, même si l’autrice ne donne presque aucun détail. Elle nous laisse dans le flou et c’est tant mieux, car cela permet de se concentrer sur l’essentiel : comment se construisent les mythes. Quels procédés permettent à un texte, aussi anecdotique soit-il, de passer du statut de simple parole à celui de modèle à méditer et à suivre. Et elle le fait non sans humour, puisqu’un autre auteur revient sans cesse au long de ce roman, Michael Jackson : pas sûr que les croyants soient ravis de ce mélange. Ketty Steward s’attaque ainsi aux textes fondateurs pour en questionner l’essence. La vérité qu’ils assènent, du haut de leur ancienneté et du poids du dogme, les commu­nau­tés, les croyants (religieux ou laïcs), est-elle si absolue ? Ne peut-on s’in­terroger sur leur con­­tenu et, surtout, sur les leçons qu’ils en tirent ? Car, en reprenant les mêmes histoires, mais avec un point de vue différent, on obtient une morale et un éclairage différents – et, de fait, une autre ligne de vie imposée. Ainsi, men­songe et vérité sont-ils intimement liés. Le narrateur, la nar­ratrice, par les choix qu’ils font dans la transmission d’une histoire, jouent un rôle fondamental en guidant les générations futures.

Très différent dans son approche du Lazare attend de James Morrow, autre roman mettant en scène des personnages bibliques, récemment publié Au Diable Vauvert (Ketty Steward ne propose pas réellement une histoire suivie, mais une série de courtes relectures la plupart du temps indépendantes les unes des autres), L’Évangile selon Myriam n’en est pas moins convaincant par son habileté et par le jeu qu’il déploie à travers des récits que nous connaissons tous, qui ont bercé notre enfance pour nombre d’entre eux. Relire ces contes sous un autre prisme s’avère une expérience aussi amusante que perturbante, et de fait enrichissante, tant elle questionne quelques-unes de nos certitudes. Un exercice vital, en somme, ce que sait mieux que quiconque tout lecteur de SF.

Time Salvager

Au XXVIe siècle, l’humanité a beau avoir colonisé la majeure partie du Système solaire, il lui faut faire face à un inexorable déclin la conduisant à moyen terme vers l’extinction pure et simple. La Terre, en particulier, est dans un état désastreux, une « abomination toxique » où survit tant bien que mal la majorité de la population dans les ruines laissées par les guerres des siècles précédents, tandis qu’une minorité de privilégiés bénéficie du confort de zones urbaines sécurisées. Malgré son état lamentable, la Terre joue néanmoins un rôle essentiel puis­que c’est de là que s’élancent vers le passé les Chronmen, les voyageurs temporels chargés de prélever dans les époques anté­rieures tout ce dont manque la société actuelle, à commencer par ses sources d’énergie. Un métier dangereux où l’on ne fait généralement pas de vieux os, tant en raison du profil psychologique de ces agents que des missions qu’on leur confie, lesquelles devront être menées à bien sans enfreindre les Lois Temporelles. C’est pourtant ce que fait le meilleur d’entre eux, James Griffin-Mars, lorsqu’il ramène avec lui, sur un coup de tête, une femme du XXIe siècle condamnée à une mort certaine. Ensemble, ils vont devoir échapper aux au­torités lancées à leurs trousses tout en mettant à jour un complot concernant l’avenir de l’es­pèce humaine.

Premier tome d’une trilogie dont on attend la conclusion de­puis 2016, Time Salvager est le genre de roman qu’on lit jus­qu’au bout tout en grinçant des dents. Qu’il s’agisse du style, des personnages ou des dialogues, Wesley Chu accumule les clichés à longueur de pages. L’idée de cette humanité future n’ayant d’autre solution que de piller son propre passé pour assurer sa survie est certes intéressante, mais tout cela reste trop superficiel et n’offre qu’un décor vaguement original aux multiples scènes d’action et autres courses-poursuites qui parsèment le récit. Le romancier, en faiseur opportuniste, semble moins s’adresser à son lectorat qu’aux producteurs de blockbusters hollywoodiens tant Time Salvager se plie avec complaisance à tous les critères du genre. Un projet d’adaptation a d’ailleurs été un temps d’actualité, avec Michael Bay aux commandes, lequel, reconnais­sons-le sans mal, aurait été parfaitement à sa place pour trans­poser à l’écran ce show pyrotechnique aussi spectaculaire que vain.

Comme son héros, Wesley Chu se contente de piocher dans l’histoire de la science-fiction (cinématographique plus que littéraire) de quoi bricoler son roman, sans jamais parvenir à offrir quoi que ce soit de neuf ou d’enthousiasmant, sur la forme comme sur le fond. S’il s’agit là de l’avenir de la SF, mieux vaut la déclarer morte tout de suite.

La Pêche au petit brochet

Une récente étude du World Happiness Report (oui, pareille institution existe…) révélait que la Finlande serait le pays le plus heureux du monde. Voilà qui suscitera, peut-être, des vocations d’émigration chez celles et ceux qui sont en quête d’un havre de bonheur en ce monde devenu généralement anxiogène, voire proprement désespérant. Mais avant que d’aller se réfugier en Finlande, on leur conseillera la lecture de cette formidable Pêche au petit brochet. Hormis un considérable plaisir de lecture, ce premier roman du finnois Juhani Karila leur permettra de sélectionner au mieux leur future région d’adoption…

Si l’on en croit en effet l’auteur, il est certains coins, ou plutôt recoins, de la Finlande, où le bonheur semble en rester à jamais au stade de la promesse. Il en va ainsi de « l’inepte Laponie orientale. […] Un ramassis herbeux de mottes indéterminées, comme si Dieu, après avoir réparti ailleurs ses pelouses, ses landes et ses forêts tropicales, avait plaqué le restant sur la calotte polaire. » Dans les rares bourgs comme égarés au sein de cette « alliance de […] vastitude et de […] vacuité », il n’y a décidément pas grand-chose à faire. Comme à Vuopio, principal lieu du livre, où les « distractions » les plus courantes sont l’espionnage du voisinage avec médisance en sus ou bien encore le harcèlement scolaire et les violences domestiques. Pour les plus pacifiques des habitants et habitantes de Vuopio, reste la pêche dans l’un des étangs sourdant de l’humide contrée. Parmi ces aficionados locaux des loisirs halieutiques, l’on compte Elina, l’héroïne du roman. À l’orée de celui-ci, cette native de Vuopio regagne son village, après en être partie pour étudier dans le Sud de la Finlande. Puis la voici bientôt partie pêcher (sans doute l’aura-t-on deviné) le petit brochet…

Mais loin d’être banale, et encore moins synonyme de détente, la partie de pêche s’avère bien vite aussi singulière que périlleuse. Et ce, pas uniquement parce que les moustiques pullulent à la faveur d’un été extraordinairement caniculaire, rappelant que la Laponie n’est pas épargnée par la catastrophe climatique en cours. En sus des myriades de ces envahissants et piquants insectes, Elina doit composer lors de sa pêche avec la faune pandémoniaque de Vuopio. Car sous le cercle polaire, « le vide horrifiant […] sécrète des monstres parcourant les tourbières ». Parmi ceux-ci, l’on compte « des kukkuluuraaja, farfadets narquois, des sinipiika, servantes des sous-bois » et autres teignons, grabuges et ondins. Tous témoignent à leur maligne manière de la survivance dans cette marge ultime de l’écoumène d’un surnaturel, dont participent aussi quelques-uns de ses hôtes humains. Elina possède ainsi certains talents sorciers, hérités de sa magicienne de mère. Et ces pouvoirs nécromants s’avèreront aussi utiles qu’une canne à pêche dans cette Pêche au petit brochet où la proie n’est pas celle que l’on pense, et de laquelle dépend pour Lena bien plus que le menu du jour…

Mais on arrêtera là de divulgâcher la trame de ce splendide roman, dont l’une des nombreuses et grandes qualités est un art narratif certain de la surprise. S’inscrivant dans la droite ligne de la Finnish Weird, ce surgeon subpolaire de l’Imaginaire, La Pêche au petit brochet cultive avec bonheur le réalisme fantastique teinté d’ironie. À l’instar notamment des œuvres les plus réussies de Johanna Sinisalo, Juhani Karila marie ainsi le prosaïque et l’extraordinaire de la plus convaincante des manières. Donnant souvent lieu à d’inédites et fascinantes visions, cette relecture du réel à l’aune de l’ange du bizarre n’empêche pas le surgissement de l’émotion. Car La pêche au petit brochet est aussi un roman d’amour aussi beau que touchant.

P.S. : On signalera, toujours chez La Peuplade, la parution de trois titres de la finlandaise Tove Jansson, la créatrice des Moumines. Si ces livres ne relèvent pas de l’Imaginaire, ils prolongent bellement l’univers de la mère des fameux trolls…

Les Filles de Monroe

Ainsi qu’Antoine Volodine l’ex­­pliquait dans Libération (18/08/21) à propos des Filles de Mon­roe, ce roman, s’inscrivant com­me Terminus radieux (Bifrost n° 77) et Kree (Bifrost n° 99), dans l’univers du « post-exotisme », en constitue l’une des ultimes manifestations. Les Filles de Monroe forme en effet le quarante-cinquième titre d’un extra­ordinaire cycle romanesque, liant (entre autres genres) SF et fantastique, et devant in fine en compter quarante-neuf, toujours selon l’auteur. Pour qui n’aurait pas encore parcouru les hallucinantes contrées post-exotiques, rappelons à très gros traits qu’elles se situent dans un futur à la proximité incertaine, quelque part entre notre très (très) basse Terre et le Bardo, un au-delà tout sauf paradisiaque. L’une et l’autre portent en effet les stigmates apocalyptiques de siècles de guerres (y compris nucléaires) et de violences idéologiques, allant jusqu’au génocide. La faute en incombe à des forces politiques sans cesse mutantes, à la manière de cellules cancéreuses, sur lesquelles plane l’ombre historique du communisme soviétique. Dans ce monde non pas de de­main mais plutôt sans lendemain, on tente de survivre, à moins qu’on n’en finisse pas de mourir. En ces enfers terrestres comme dans les limbes du post-exotisme, il advient parfois que l’amour vienne fugitivement éclairer les ténébreux destins des derniers des femmes et des hommes…

Ainsi en va-t-il du protagoniste et narrateur (apparemment) anonyme des Filles de Monroe. Autrefois cosmonaute et à ce titre héros du « Parti », sans doute victime d’une énième purge ourdie par cette totalitaire entité, le narrateur des Filles de Monroe est désormais incarcéré dans un « camp psychiatrique […] vastissime ». Il entretient une curieuse relation avec Breton, qu’il décrit comme un autre prisonnier de ce complexe hospitalo-concentrationnaire destiné à en­gendrer la folie plutôt qu’à la soigner. Quant à la nature réelle du lien unissant les deux hommes, on laissera le soin aux lecteurs et lectrices de la découvrir et d’ainsi goûter le tour de force littéraire grâce auquel Antoine Volodine la restitue. Tout au plus indiquera-t-on que les deux hommes ont été recrutés (bien malgré eux) par les autorités du camp pour surveiller les intrusions qu’y font celles qu’on ap­pelle les filles de Monroe. Bien qu’exécuté à l’occasion d’une autre épuration du Parti, ledit Monroe s’efforce d’en prendre le contrôle depuis le Bardo. Là, il y entraîne d’autres victimes du béhémoth despotique, les transformant ainsi en « dernières guerrières égalitaristes » qui une fois échappées des « ténèbres d’après la mort » mènent la plus étrange des guérillas à travers le camp. Parmi ces mortes-vivantes rompues à l’art du combat clandestin et d’une pureté doctrinale à toute épreuve, se trouve Rebecca Rausch. Celle-là même que le narrateur aima autrefois avec passion. Mais le retour de Rebecca Rausch va s’avérer pour son ex-amant aussi prodigieusement calamiteux que l’entreprise de révolution d’outre-tombe de Monroe. Car c’est une manière d’apocalypse que dépeint Les Filles de Monroe

Celles et ceux qui sont coutumiers du post-exotisme objecteront qu’il n’y a là rien d’inédit en cette eschatologique matière. Aux unes et aux autres l’on répondra qu’ici, Volo­dine fait montre d’une capacité d’évocation, ou plutôt d’invocation, encore plus impressionnante que dans ses œuvres précédentes. Collant au plus près de la déliquescence des personnages et du monde les écrasant, l’écri­ture n’offre guère d’échappa­toire, si ce n’est sous la forme de sombres éclairs d’humour d’un absurde grotesque. Inspiré par la phrase fameuse de Mao, l’on serain fine tenté d’écrire qu’avec Les Filles de Monroe Volo­dine fait la saisissante démonstration que la fin du monde n’est pas un dîner de gala…

Ring Shout - Cantique Rituel

Quand de fins connaisseurs de l’Imaginaire tels que ceux que l’on croise au fil des pages de Bifrost parlent de P. Djèlí Clark, sa novella Ring Shout est la première mentionnée comme étant d’une lecture essentielle. Multi­primée (Locus 2021, Nebula 2020 et finaliste du Hugo 2021), elle n’est pourtant que le troisième texte de l’auteur traduit en français par L’Atalante, après Les Tambours du dieu noir etLe Mystère du tramway hanté (chro­niqués dans les Bifrost 103 et 104). Peut-être du fait qu’il s’agit du plus « politique » de ses textes, ou bien parce qu’il touche à un élément propre de l’histoire étatsunienne, fallait-il préparer les lecteurs francophones avec d’autres exemples de sa plume ?

Ring Shout - Cantique rituel se situe dans les années 20 au sud des États-Unis, un Sud différent de celui mis en scène dans Les Tambours du dieu noir, mais également du nôtre. On y suit Maryse, chasseuse de monstres, et ses compagnes, dans leur lutte contre le Ku Klux Klan. Sauf que… sous les cagoules blanches du KKK ne se cachent pas que des êtres humains haineux et racistes, mais également des sorciers et des entités avides de s’emparer de notre univers.

En utilisant une trame d’urban fantasy un peu rétro qui lui réussit bien (lisez donc ses textes sur le Caire des djinns et des anges), P. Djèlí Clark nous raconte une fable sur le ra­cisme, le pouvoir de la haine et la différence entre la vengeance et la quête de justice. Il s’appuie sur de nombreuses traditions orales (chants, contes populaires, etc.) nés en Afrique et recréés, réexploités par les esclaves et leurs descendants aux États-Unis.

Le récit qu’il tricote avec tous ces apports est court, percutant et finement mené, à défaut d’être réellement universel, car trop inscrit dans une époque, un lieu et une culture spécifiques. À quelques passages près, il évite toutefois l’obstacle du prêchi-prêcha trop indigeste et n’oublie jamais la raison principale pour laquelle les lecteurs ont choisi ce titre. Loin d’être un sermon, Ring Shout - Cantique rituel s’avère un court roman traversé d’un bout à l’autre par une action aux aspects très variés. Il demandera souvent aux personnages comme à son lectorat d’avoir le cœur bien accroché, mais de la première à la dernière ligne il ne se lâche pas. Et offre, outre une réflexion intéressante, un véritable plaisir de lecture pour l’amateur de récits horrifiques bien troussés !

Les Oubliés de l'amas

Pour son premier roman dans sa nouvelle collection « adulte » estampillée SF, l’éditeur Scrineo frappe fort. Choisissant de faire paraître le troisième roman d’une jeune autrice qui avait jusqu’ici plus habitué ses lecteurs à la fantasy et au fantastique, il signe avec Les Oubliés de l’Amas une bien belle déclaration d’in­tention. De quoi s’agit-il ? D’un space opera qui saura séduire les amateurs de hard SF (l’autrice travaille par ailleurs dans l’aéronautique, et c’est un plaisir d’en lire des applications dans ses descriptions d’appareils et de vols atmo­sphériques) ou de body horror. Certes, Floriane Soulas ne vous enverra pas courir d’un bout de la Galaxie à l’autre. Tout se passe dans le Système solaire, et le plus souvent dans le sous-système composé de Jupiter et des objets orbitant autour de la planète gazeuse. Pire, une grande partie de l’histoire se déroule dans des coursives sombres de vaisseaux déglingués ou en com­pagnie de ferrailleurs et de pilotes casse-cou qui ne sont pas sans évoquer les courses clandestines de voiture triturées et bricolées à mort par leurs propriétaires, mais en version spatiale.

Et pourtant ? Le charme opère. Et les plus de six cents pages du pavé se dévorent tant l’histoire qu’il raconte est prenante, même si celle-ci brode sur une trame classique. Jugez-en : Kat a abandonné sa situation confortable de scientifique de renom pour traîner ses guêtres dans l’Amas, malgré sa peur du vide spatial, à la recherche de son jumeau disparu. Elle est persuadée qu’il a participé à la Grande course clandestine qui s’y déroule tous les deux ans, mais n’a que son intuition pour la guider dans un milieu qu’elle ne connaît pas. Voulant à tout prix sauver son frère, elle réalisera l’impossible, mettra en danger le Système solaire et l’espèce humaine, sans oublier de jeter sa propre vie dans la balance. Les personnages des Oubliés de l’Amas ne sont pas exempts de défauts. La protago­niste, en particulier, fait preuve d’un manque flagrant de jugeote pour deviner les réactions de ceux qu’elle rencontre ou aller jusqu’au bout des indices qui s’offrent à elle. Or, curieusement, on y trouve un certain attrait, on se demande à quel moment l’héroïne va comprendre ce qu’on aura deviné depuis une bonne cinquantaine de pages… L’univers lui-même, bien que ra­conté à hauteur du clampin tentant de vivre survivre dans ces vaisseaux, est riche de ce fameux sense of wonder que les amateurs de SF cherchent tant. Une fois le livre fermé, perdurent longtemps chez le lecteur ces images de Grande Tache rouge et de vol dans l’atmosphère jovienne…

Lorsque le dernier arbre

Encore un récit de science-fiction qui se serait glissé en littérature générale ? Ouvrant Lors­­que le dernier arbre, le doute se pose quand on découvre un monde de 2038 – demain, quoi – assez apocalyptique où les enfants meurent étouffés par la poussière et les différentes pan­­démies ayant suivi le Grand Dépérissement climatique. Et pourtant, depuis ce postulat d’un futur assez noir, Lorsque le dernier arbre remonte peu à peu dans le passé, au tout début du XXe siècle. Il suit sur quatre générations la destinée des Greenwood, une famille canadienne atypique liée depuis toujours aux immenses forêts du pays : exploitant en sylviculture, vagabond survivant de la revente de sève d’érable, hippie écoterroriste s’y ressourçant et améliorant son ordinaire de la revente de girolles, menuisier accro aux opiacés et finalement ex-étudiante en sylviculture devenue guide touristique fauchée dans l’une des dernières forêts primaires du globe. Comme un tronc d’arbre en coupe, ou tout simplement à la manière de Carto­graphie des nuages de David Mitchell, Lorsque le dernier arbre va d’abord nous emmener dans le passé, de 2038 à 2008, 1974, 1934 puis 1908, avant de revenir en sens inverse. À chaque an­née correspond un membre de la famille ou deux (on re­trouve ainsi le père de Jacinda adulte en 2008 et enfant en 1974), et la première partie du roman consiste à comprendre les racines de cette famille et de ses liens profonds avec les forêts. La seconde moitié, qui re­part vers le futur, à la manière de branches s’éloignant du tronc, ré­pond aux questions en suspens et montre comment les actions d’une génération sont payées par les suivantes, et avec quelles conséquences. Fresque familiale et historique, ce roman n’est pourtant pas un manuel d’histoire. Il s’agit bien au con­traire d’un page-turner, selon l’ex­pression consacrée, qui nous attache à ses personnages et qui ne se lâche plus une fois entamé. Unique bémol dans cette longue saga, la fin amère et la personnalité de Jacinda, bien trop passive face aux aléas de la vie au regard de ses ancêtres. La faute, peut-être, à sa naissance dans une époque au goût de fin du monde ? Et pourtant, malgré tout, Lorsque le dernier arbre est un livre à s’offrir et à offrir autour de soi, même — surtout ! – aux lecteurs réfractaires à l’Imaginaire.

Sur la route d'Aldébaran

Le cylindre de Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke était un Big Dumb Object, comme le Caillou d’Éon de Greg Bear ou la Grande Porte du livre éponyme de Frederik Pohl : chez Adrian Tchaikovsky, la question est d’emblée posée de savoir si l’artefact extraterrestre où erre Gary Rendell, l’astronaute britannique et narrateur de Sur la route d’Aldébaran, est tout à fait de la même nature. S’y ouvrent en effet des chemins – les Cryptes – qui évoquent un peu la Voie enracinée dans le Caillou ; il est possible d’y trouver des formes de vie venues d’autres emplacements de l’Univers, un peu comme c’était le cas dans les suites au Rama de Clarke ; et pourtant, on perçoit aussitôt une dimension différente dans l’objet au cœur du court roman de l’auteur de Dans la toile du temps, le danger inhérent à l’irruption d’un artefact extraterrestre étant com­pliqué ici par des éléments horrifiants.

Dans les Cryptes, le narrateur se confronte à des monstres et s’associe avec des êtres non-humains : malgré la persistance d’une forme de socialité, a-t-il conservé sa raison ? Par ailleurs devenu capable de s’alimenter de matière organique extraterrestre et de survivre dans une plus large gamme d’environnements que ceux accessibles aux êtres humains ordinaires, la véritable nature de Rendell interroge bientôt le lecteur : ce n’est qu’à la toute fin du récit que sa som­bre logique semble offrir une inquié­tante solution à ces ques­tions.

Une paréidolie fait surnommer l’artefact extraterrestre « Dieu-Grenouille » : on rappellera que la déesse Heket à tête de grenouille des anciens égyptiens était associée au principe vital et à la naissance. Voici peut-être une clé de lecture pour ce texte aussi court que réussi, l’existence même des Cryptes (sentiers de grande randonnée à l’échelle galactique et peut-être universelle) étant la promesse de l’établissement d’une écologie d’ordre supérieur… mais aussi la menace d’une transformation irrémédiable de l’humanité. C’est ainsi que selon Tchaikov­sky, l’horreur se niche non dans le simple danger, mais dans le caractère indicible des possibles… Une belle réussite SF, on l’a dit.

Le Livre des préfaces

Voilà un livre qui brasse bien des sujets : la science-fiction (Gérard Klein l’écrit avec des majuscules), la littérature en général, l’édition, les sciences sociales et les sciences dites « dures », la futurologie et la prospective, avec pour fil rouge l’intelligence, l’érudition et aussi l’humour d’un des membres les plus éminents de Notre Club.

Brève présentation : sont rassemblées ici les préfaces dont Gérard Klein a agrémenté les vo­lumes de la collection « Science-Fiction » du Livre de poche entre 1994 et 2013, plus des préfa­ces d’éditions antérieures de certains volumes, le tout orches­tré par Ellen Herzfeld et Domi­nique Martel, qui les proposent depuis quelques années sur le site de Quarante-Deux. Elles sont présentées par ordre chro­nologique de publication, un choix qui, s’il présente quel­ques défauts – peut-être eût-il été souhaitable de regrouper dans une même partie les préfaces de « La Grande Anthologie de la Science-Fiction » et des « Maîtres de la Science-Fiction » – est néanmoins celui qui s’imposait, notamment parce que Gérard Klein revient régulièrement sur certains thèmes, ce qui permet à qui lira ces essais dans l’ordre d’appréhender l’évolution de sa pensée, encore que l’auteur n’interdise pas « d’y aller picorer à son gré ».

Parmi ces leitmotive, on trouve bien entendu la science-fiction elle-même, son histoire, sa problématique définition, ses relations avec la culture dominante, son acceptation ou son refus, ainsi que certains aperçus sociologi­ques voire psychanalytiques sur sa nature et le plaisir de lecture qu’elle offre. Mais on y trouve aussi des spéculations prospectivistes et des développements sur des sujets scien­tifiques tels que l’évolution, l’immortalité et le multivers.

Si, le plus souvent, le sujet abordé est en lien avec le livre ou la série considérés – l’utopie avec le cycle de la « Culture » de Banks, l’uchronie avec La Machine à différences de Gibson & Sterling, sans parler des anthologies thématiques –, ceux-ci permettent parfois à l’auteur de procéder « par sauts et gambades », pour citer un autre es­sayiste, et d’explorer de nouvelles directions. Certaines préfaces sont de nature biographique, notamment lorsqu’elles portent sur un auteur dont Gérard Klein est ou a été proche (Ruellan, Silverberg, Klein lui-même). Enfin, mention spéciale à celles où il fait preuve d’un humour réjouissant, et qu’on vous laisse le plaisir de découvrir pour ne pas gâcher la surprise. L’humour est d’ailleurs assez présent dans ces pages, l’auteur n’ayant pas son pareil pour conclure une réflexion rigoureuse par une saillie aussi percutante que pertinente.

Selon ses goûts ou sa sensibilité, le lecteur s’attachera davantage à certains passa­ges, que je ne détaillerai pas ici, me contentant de souligner ceux où l’auteur se montre particulièrement en verve et donne libre cours à sa passion, allant parfois jusqu’à adopter un ton de pamphlétaire, par exemple lorsqu’il aborde les dérives de l’internet (pp. 648), faisant montre d’une étonnante prescience, et les atrocités du siècle passé (pp. 607-608).

On ne s’étonnera pas de certaines redites, inévitables dans le cas d’une édition intégrale, d’autant que lorsqu’une préface (Les Yeux électriques) ayant été omise du livre publié, Gérard Klein l’a reprise en grande partie lorsqu’il s’est agi de rédiger celle de La Vie en temps de guerre, du même Lucius She­pard.

Comme on le devine, l’auteur ne cherche pas à faire l’unanimité, et certaines de ses affirmations et hypothèses ne man­queront pas de faire bondir. Mais les unes comme les au­tres sont parfaitement étayées et, si ce livre doit faire débat, cela ne peut être qu’un débat de haute tenue qui contribuera à l’enrichissement du genre et prolongera les réflexions ici rassemblées.

Indispensable.

Par-delà l'horizon

Vingt-trois ans après Escales sur l’horizon, douze ans après Retour sur l’horizon, Par-delà l’horizon se propose à son tour de faire le point sur l’évolution de la science-fiction de langue française en dix-neuf nouvelles. Serge Lehman a cédé les manettes à Sébas­tien Guillot, mais le projet affiché reste le même.

Premier changement notable : le nombre d’autrices au sommaire. Elles n’étaient que deux dans chacun des volumes précédents, elles sont désormais dix, dont la majorité a publié ses premiers textes il y a moins de dix ans.

Autre élément intéressant : le nombre de textes se déroulant dans un futur proche, quand ce n’est pas carrément au siècle passé, comme « Golden Age Blues » de Frédéric Jaccaud, triste constat que le futur n’est plus ce qu’il était, et que l’émerveillement d’autrefois (celui de la SF de l’âge d’or comme celui de l’adolescence) a cédé la place à un présent d’une médiocre banalité.

Ces futurs proches se contentent le plus souvent d’éclairer les dérives de notre monde actuel : la place de plus en plus invasive qu’occupent les applications de rencontre dans notre vie sentimentale (« La Parfaite équation du bonheur » d’Émilie Querbalec), la fuite vers les réalités virtuelles pour échap­per au quotidien (« La Solitude des fantômes » d’Audrey Pleynet), un monde du travail toujours plus violent et précaire (« Quantique pour la liberté » de Ketty Steward). Face à ces lendemains peu enviables mais guère originaux, Pierre Bordage préfère opter pour l’approche humoristique en imaginant devoir un jour payer pour utiliser les mots du dictionnaire (« Et le Verbe se fit cher »).

Stéphane Beauverger est sans doute celui qui a le mieux saisi l’air nauséabond du temps dans « Deimocratos », donnant corps à nos peurs collectives de tout ce qui se trouve à l’extérieur de nos frontières. À l’inverse, Jean-Laurent Del Soccoro est le seul à faire le choix de l’optimiste en tendant la main vers l’Autre (« Ne vous inquiétez pas, on va s’y mettre »).

Le post-apocalyptique est peu représenté dans cette anthologie, on ne s’en plaindra pas. Deux nouvelles, signées Léo Henry (« J’ai senti venir l’avalanche dès les premiers flocons ») et Michael Roch (« L’Heure où s’écrasent les Zabèy »), qui fonctionnent avant tout grâce à leur écriture intensément immersive. D’un autre côté, l’espace semble être un avenir sans issue où seuls L.L. Kloetzer et Silène Edgar se risquent. Les premiers nous invitent dans une station spatiale où le danger peut surgir à tout moment (« Le Pack »), la seconde donne à sa tentative de ressusciter l’humanité sur un monde lointain des allures de tragédie grecque (« Espoir »).

À plus longue échéance, quel avenir peut espérer l’humanité ? « Le Juge, le bot et l’écureuil », de Christian Léourier, semble acter la passation de pouvoir entre l’homme et l’IA. Floriane Soulas enfonce le clou en inversant les rôles (« Projet Cérébrus »). Chris Vuklisevic constate amèrement que toute tentative de réinventer l’humain pour ne pas répéter les erreurs du passé est vouée à l’échec (« Ce qui se tapit dans la Tour »). Peut-être l’humanité évoluera-t-elle jusqu’à devenir une forme de vie ra­dicalement différente (l’incroyable « Carne » de Lauriane Dufant, sans doute le texte le plus dense, novateur et jusqu’auboutiste de l’anthologie) ou s’effacera-t-elle aux profits d’êtres artificiels rejouant en boucle les mê­mes conflits qu’autrefois (« Variation sur un poème de Borges » de Romain Lucazeau).

Ajoutons à ces textes ceux on ne peut plus impressionnistes et cryptiques de luvan (« paôn » et « In der Höhle ») et celui, à mi-chemin entre SF et horreur, de Jeanne-A. Debats (« Chéloïdes » ), et l’on obtient une anthologie inégale mais d’une qualité globale tout à fait réjouissante, avec quelques hauts (Lauriane Dufant, Michael Roch et Stéphane Beauverger) sans vraiment de bas, donnant à voir une science-fiction française parfois inventive, régulièrement pertinente, plus souvent foca­lisée sur le « ici et maintenant » que sur le « ailleurs et demain ». Qu’on s’en félicite ou qu’on le regrette, difficile de passer à côté.

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