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Crash

Rien à voir avec le titre de Ballard, qui comprend un point d’exclamation dans la version française, excepté peut-être sa dimension catastrophiste développée selon un angle original. Malika est une femme épuisée par les ménages en entreprise, mère isolée d’un Sami confié à la nounou du dernier étage, Mme Habiba. Un burn-out, un accident de la route, un traumatisme crânien, un coma ; voilà Malika transformée en légume, confiée à des centres de soins, des maisons spécialisées puis de retraite, dont le contact avec le monde extérieur passe par l’écran télé qu’elle regarde sans sourciller du soir au matin. S’interposer provoque une crise. Ses documentaires de prédilection concernent les épisodes terroristes, pas le 11 Septembre mais ceux qui lui sont postérieurs. Plongée dans un univers mental clos, le récit, entre flashes éphémères et délires alimentés par le petit écran, déroule une existence précaire dépourvue de sens qui fait écho à la déliquescence d’une société tout aussi creuse, au bord de l’implosion. Les seules échappées de Malika se font à travers la télévision : apparait sur les images d’attentats une femme, toujours la même, tirant une valise à roulettes, séquences qu’extrait pour le spectateur Maître Geek, le hacker qui explore les entrailles du Web afin d’exhiber ces documents oubliés, censurés ou modifiés. L’histoire qui a débuté de nos jours se termine dans un proche avenir, si avenir il y a encore, compte tenu de ce qui passe à l’écran.

L’écriture est sobre, les phases courtes, hachées, comme si la pensée ne pouvait se poursuivre au-delà de quelques mots. Les scènes d’un laconisme glaçant se succèdent, les commentaires se révèlent de toute façon superflus. Seul Maître Geek, en ouverture de récit, injecte son enthousiasme de traqueur de sensationnel, flattant le voyeurisme morbide des connectés. Il est le chef d’orchestre de cette série de cinq titres, à paraître dans l’année, moderne gardien d’une crypte numérique, à l’instar du présentateur des Contes de la crypte, qui exhibera les goules, fantômes et hommes invisibles du monde moderne, à Londres, Bruxelles ou ailleurs.

Exploration catastrophiste d’une Europe en coma dépassé, la comparaison avec la trilogie de béton de Ballard n’est, finalement, pas usurpée. Voici une exploration hallucinée des vacuités contemporaines. C’est bref, brutal, brillant.

Combien de doigts a un extraterrestre

Sous-titré Le Bestiaire de la SF à l’épreuve des sciences, cet ouvrage traite de l’apparence des extraterrestres en fonction des lois de la nature. Au regard de leurs particularités et de différences étonnantes ou inquiétantes, il est permis de s’interroger sur leur crédibilité et sur les conditions, environnementales ou biologiques, qu’elles induisent. Ça tombe bien, Roland Lehoucq, l’astrophysicien bien connu des lecteurs de Bifrost, et le paléontologue Sébastien Steyer (connu des mêmes lecteurs), s’appuient sur leurs disciplines respectives pour évaluer la plausibilité des espèces exotiques croisées en SF. Ils ont pour support visuel les saisissantes illustrations du paléoartiste et sculpteur numérique Marc Boulay, rompu, de par sa discipline, à représenter de façon cohérente des espèces disparues ou, comme ici, imaginaires.

L’exercice, assez proche de la rubrique « Scientifiction » des pages de Bifrost, en diffère par l’approche : alors que Roland Lehoucq engage une discussion scientifique autour d’un thème précis, le plus souvent à partir de l’actualité littéraire ou cinématographique de la SF, il part, avec Sébastien Steyer, d’un trope, d’un pouvoir ou d’une situation (le crâne surdimensionné des extraterrestres ou leur vitesse) pour en examiner les conditions requises et les conséquences prévisibles dans toutes les disciplines concernées. Il est donc question de plusieurs sciences à la fois, et de solutions différentes selon le contexte, ce qui explique le nombre de références autour d’une même question. On croise ainsi les grands noms de la SF française et anglophone, récente et classique, mais aussi les moins connus du grand public, de Varley jusqu’à Jean de la Hire. Les films n’appartiennent pas forcément aux blockbusters du moment, comme le Blob de Yeaworth (1958), Europa Report de Cordero (2013), leur loufoquerie parfois bien éloignée du moindre argument scientifique – on pense à Black Sheep de Jonathan King.

Les textes sont regroupés par thèmes : Humanoïdes augmentés traite des capacités des E.T. et mutants, Un bestiaire extraterrestre aborde les morphologies exotiques, Classiques revisités comprend les créatures ayant marqué l’imaginaire – Godzilla ou le monstre d’Alien –, Si loin, si proches s’appuie davantage sur les stratégies de survie, et donc d’évolution liées aux pressions environnementales : cette section regroupe aussi bien les armures de certaines espèces que l’écologie de la planète Dune ou les possibilités de vie sur des mondes glacés. Gigantisme et pouvoirs excessifs font l’objet de la section intitulée Est-ce bien raisonnable ? Enfin, un coda sur L’art de fabriquer les monstres se penche sur les notions de biologie et de paléontologue pour imaginer des créatures qui résistent à l’examen scientifique auquel les auteurs viennent de se livrer, ce qui est l’occasion de donner davantage la parole à Marc Boulay sur sa façon de donner vie à des Animaux du futur, titre d’un ouvrage avec Sébastien Steyer (même éditeur) dont on découvre quelques extraits dans un supplément.

Tirés de la revue Pour la Science, avec le partenariat de laquelle cet ouvrage est publié, les articles sont tous de longueur égale, ce qui fait parfois regretter, en fonction du sujet, l’absence de développements. Il s’agit davantage du survol d’une question que d’un traitement approfondi, de sorte que l’ouvrage est accessible à tous les publics, ce que confirme par ailleurs l’impression sur papier glacé à fort grammage, qui met en valeur les très riches illustrations et l’apparente à un livre-cadeau. Comme l’indiquent les auteurs, les œuvres d’imagination deviennent, par la lecture scientifique qu’on peut en faire, un passionnant terrain de jeu qui transforme le lecteur-spectateur en chercheur. À déguster à des moments perdus, comme autant de friandises pour l’esprit.

Citoyennetés spéculatives

Les actes des Journées interdisciplinaires Sciences & Fictions de Peyresq réunissent chaque année littéraires, scientifiques et universitaires autour de la science-fiction, conscients que sa façon d’aborder des questions actuelles apporte des éclairages neufs et dévoile des angles inédits.

Et quoi de plus pertinent que la science-fiction pour penser la citoyenneté ? Qu’il s’agisse de sociétés futures, de rencontres extraterrestres, de colonisation de planètes, de régimes totalitaires, d’innovations technologiques ou d’humanité augmentée induisant un changement de paradigme, la SF n’est pas neutre concernant les représentations de la citoyenneté.

C’est ce que se propose d’examiner ce colloque, souvent à partir des cas limites qui imposent de faire évoluer les cadres traditionnels et les schémas obsolètes. En cela, la SF est un outil pour éprouver la robustesse de modèles dans des situations extrêmes. Ainsi, autour de la citoyenneté novatrice du cycle de la « Culture » de Banks, médiévale des « Dragons de Pern » (E. Picholle), suspensive dans les space opera guerriers (votre serviteur), à redéfinir en fonction des espèces extraterrestres (S. Bréan), et même face à des citoyens non-standards (S. Laîné), des plus qu’humains virtuellement transcitoyens (J. A. Debats), ou incluant des IA menant à une confiscation de citoyenneté (U. Bellagamba et G. C. Giorgini), les situations de crise et remises en cause arbitraires imposent de repenser la notion d’égalité et de territorialité, notamment sur le plan juridique.

Qui nous gardera de nos gardiens ? La citoyenneté est d’abord affaire d’éducation (E. Blanquet). Mais la palette est large entre coercition et apprentissage proche de la manipulation. Heinlein est convoqué lors de ces débats ; on trouvera d’ailleurs sa réponse aux critiques de Starship Troopers et une nouvelle inédite sur le thème du cyborg.

Au-delà des utopies peu crédibles et des dystopies agitant les spectres totalitaires, la citoyenneté est affaire de contexte politique (Y. Frémion). Toute administration de la cité supposant une vision d’avenir, un politique qui ne comprend pas la SF (les idées comptent moins que son rapport au présent) se contente d’une gestion du quotidien à terme dommageable. Sans offrir de solutions toutes faites, la SF, fondée sur une critique permanente de la société, a pensé l’ensemble des problèmes, ouvrant des pistes de réflexion.

Peut-être les choix actuels sont-ils moins axés sur la recherche du bonheur des gens que sur la prévention de malheurs à venir : autour de cette question, Jean-Luc Gautero oppose les thèses antagonistes des philosophes Ernst Bloch (Le Principe d’espérance) et Hans Jonas (Le Principe de responsabilité). La question du scrutin fait aussi débat, des modalités d’un vote ou d’un découpage électoral qui indique une tentation de la SF à la méritocratie (P. Thomas).

Si la SF est plus contestataire que progressiste, c’est parce que la complexité des questions se traite mal dans le cadre d’une fiction avant tout centrée sur la lisibilité. Le cinéma, plus que la littérature, présente des versions basées sur un sauveur providentiel peu démocratique, mais reste témoin des valeurs de son temps et propose parfois des réflexions sur des enjeux de société et citoyenneté (D. Tron).

Le compte-rendu de ces débats, très riches, du fait d’une quinzaine d’intervenants et de leurs spécialités respectives, est complété par des articles des modérateurs (cités entre parenthèses). Il faut saluer le travail des responsables pour ordonner, condenser, mettre en forme et en texte, ces échanges qui fusent en totale liberté. Au total, un copieux volume, très illustré, dédié à la mémoire de Mady Smets, mécène de Peyresq, et à Roland C. Wagner, qui était un habitué de ces rencontres.

Propre à aiguiser son sens critique, cette session consacrée à la citoyenneté est, en cette période électorale, tout à fait pertinente. À élire sur sa pile de lecture.

Le Temps imaginaire

Telle la plus baroque et la plus addictive des séries télévisées – l’un des très nombreux « mauvais genres » auquel il empruntait –, Le Mur de Planck se clôturait par un cliffhanger aussi fascinant qu’excitant. Sublimées en une myriade d’atomes par leurs véritables maîtresses – les Particules Baryoniques, infinitésimales poussières de matière mais à la puissance paradivine –, la Terre et l’humanité étaient projetées au-delà du mur théorisé par le physicien Max Planck. C’est-à-dire en un temps et un espace – si tant est que pareils concepts aient encore cours, une fois passée la limite planckienne – qui vit la naissance de l’univers et desquels la science ne sait pour l’heure rien. Parmi les milliards d’individus ainsi emportés aux sources de la création se trouvait Travis Bogen, agent du FBI de son état.

Celui qui était le héros du Mur de Planck est aussi celui de sa suite, Le Temps imaginaire. Entraîné par son odyssée génétique dans « une métaenquête qui dépasse en complexité toutes celles [qu’il a] eu à résoudre », l’agent spécial va peu à peu découvrir dans les contrées outre-planckiennes la présence d’une « puissance hors du commun » de laquelle découle toute chose. Une force primordiale que Le Temps imaginaire se garde pourtant d’expliciter. Car au terme des presque 700 pages que compte le roman, l’énigme demeure entière. Sans doute lacunaires, les investigations du G-Man Bogen dessinent cependant un faisceau d’indices amenant irrésistiblement à tenter de cerner la nature du pouvoir fondateur.

Et si ce dernier était l’imaginaire ? C’est ce que pourrait suggérer – hormis le titre programmatique du livre – la substance même de l’univers fractal se dissimulant derrière le limes planckien. Agi par la puissance première telle une figure vidéoludique, Bogen se perd en effet dans un abyssal emboîtement d’univers ostensiblement fictifs : les uns inspirés par la pop-culture contemporaine – cette dernière nourrit autant Le Temps imaginaire que Le Mur de Planck –, les autres par les légendes les plus anciennes. S’ouvrant sur une Terre future où triomphe un totalitarisme transhumaniste, Le Temps imaginaire se clôt dans un mégapanthéon réunissant tout ce que l’humanité a compté de déesses, dieux et prophètes. Entre cet alpha science-fictionnel et cet oméga mythologique, Bogen aura connu les horreurs extrêmes d’une dystopie gore et sadienne, puis chevauché un dragon lors d’un épisode de fantasy héroïque et ironique avant de jouer au shérif médium dans une déclinaison distanciée d’épisode des X-Files se muant bientôt en relecture iconoclaste de l’Odyssée ! Une marqueterie générique à laquelle Christophe Carpentier combine encore ses propres créations romanesques, puisque Le Temps imaginaire inclut des références à deux de ses livres précédents : Chaosmos et La Permanence des rêves (P.O.L.).

En composant cette balade de Bogen à travers un monde aux fondements duquel se trouvent – entre autres démiurges – George A. Romero, J.R.R. Tolkien, Chris Carter ou Homère, Christophe Carpentier semble dévoiler l’impérieuse force d’engendrement de l’imaginaire, dans un geste romanesque saisissant. Car la fiction hautement spéculative qu’est Le Temps imaginaire emporte autant par son vertige réflexif que par sa furia narrative.

Ravive

« La guerre avait modifié les comportements au point que la sincérité constituait une idée neuve en Europe. Une idée d’avenir pour les temps de paix. »

Ravive réunit neuf nouvelles de Romain Verger. Il s’agit du premier recueil de récits courts de cet enseignant de Lettres à qui l’on doit, par ailleurs, des romans ou bien encore un livre de poésie, tous parus depuis le début des années 2000. La neuvaine d’épouvante – pour paraphraser un titre de Jean Ray – qu’est Ravive explore des registres divers. On y retrouve des contes horrifiques (« Le Château »), voire gore (« Les Hommes-Soleil »), des histoires science-fictionnelles – le frankensteinien « Reborn », les dystopiques « Le Dernier homme » et « Anton » – ainsi que des nouvelles au fantastique tantôt onirique (« Donvor », « Ploumanac’h »), tantôt cauchemardesque (« L’Année sabbatique » et « Orcadi »). Au-delà de leur immédiate bigarrure, les neuf textes de Ravive sont étroitement liés les uns aux autres par des motifs spatiaux et thématiques récurrents. Le rivage semble former le lieu central de la géographie imaginaire de Romain Verger. S’il affiche une prédilection pour le littoral breton – théâtre de cinq de ses nouvelles –, l’écrivain emmène aussi ses lecteurs et lectrices sur les côtes de l’Atlantique nord et de l’Adriatique, ou bien encore au bord d’une rivière italienne ou d’un canal parisien. En ces rivages – des interfaces plutôt que des lignes de démarcation – où l’élément terrestre se redessine sous l’action des forces aquatiques, Ravive inscrit des protagonistes faisant l’expérience de la métamorphose. Éprouvant avec effroi ou fascination des sensations et des sentiments inédits – ou peut-être profondément refoulés, ainsi que le suggèrerait le titre du recueil –, les personnages de Romain Verger se découvrent autres qu’ils ne le croyaient. Pour évoquer ces processus de transformation au cœur des neuf nouvelles de Ravive, l’écrivain use d’une écriture extrêmement travaillée. Souvent longue, sa phrase explore des champs lexicaux rares et complexes. Sans doute Romain Verger cherche-t-il de la sorte à restituer au plus près les étranges mutations affectant ses héros, tout en conférant à ses évocations une dimension poétique. Littérairement (très) ambitieuse, l’entreprise plus stylistique que narrative qu’est Ravive ne convainc cependant que partiellement. Au plus fort de sa maîtrise, l’écriture de Romain Verger combine adjectifs et substantifs inusités en d’hypnotiques périodes, desquelles sourd une trouble fascination. Il en va notamment ainsi de « Reborn », des « Hommes-Soleil » et de « Anton ». Mais lorsque la plume de l’auteur peine à atteindre son objectif, la richesse du vocabulaire tourne à la préciosité, à la pure virtuosité. Et les phrases s’étalant sur plus de dix lignes semblent dès lors interminables. Comme dans les cas du « Dernier homme » ou de « L’Année sabbatique » dont les lectures distillent plus souvent l’ennui que le malaise. On oubliera cependant pas que Ravive est une première incursion dans le domaine de la nouvelle. Et l’on ne doute pas qu’avec une rigueur accrue, l’écrivain tirera le meilleur de ses dons indéniables pour ses prochaines métamorphoses.

Gotland

C’est par deux ouvrages lovecraftiens en diable – ou plutôt en Cthulhu ! – que s’ouvre la collection « Wotan », lancée dernièrement par le Bélial’. D’allures certes fort différentes, Gotland et Le Petit-Neveu de Pickman affichent cependant l’un et l’autre une attirante singularité formelle, annonçant d’emblée la volonté de ce nouveau surgeon du Bélial’ d’entraîner ses lecteurs et lectrices dans des « aventures éditoriales non-euclidiennes »… Hors-normes par sa taille – le volume dépasse les trente centimètres de longueur pour presque autant de largeur –, Gotland l’est tout autant par son contenu à l’hybridité assumée. Aux trois nouvelles fantastiques le composant – « Gotland » et « Mémoires des mondes troubles » écrites par Nicolas Fructus, « Forbach » issue de la plume de Thomas Day et initialement publiée dans le no 73 de Bifrost – s’entrelace un tentaculaire ensemble d’illustrations. D’une foisonnante diversité, celles-ci peuvent aussi bien revêtir l’apparence faussement modeste de dessins au crayon – tels les mystérieux culs-de-lampe concluant certaines pages – que de quasi-fresques nécessitant un déploiement sur plusieurs pages afin d’en donner la pleine et terrifiante mesure. À ces troublantes images s’ajoutent encore des photographies savamment retravaillées, faisant cohabiter de réels humains et d’imaginaires monstruosités. Ces étranges icônes sont le fait de Nicolas Fructus, un bédéaste et illustrateur connu des amateurs et amatrices d’Imaginaire – couvertures de livres, ouvrages illustrés tels que Kadath, le guide de la cité inconnue, Un an dans les airs ou encore Jadis, chez Mnémos – qui est aussi l’auteur du Petit-Neveu de Pickman. D’apparence plus modeste, ce deuxième opus de « Wotan » n’en est pas moins inhabituel. Dénué de textes, l’ouvrage au format quasi-poche narre sous la forme de quarante illustrations pleine page un récit dont le titre annonce d’emblée le sulfureux patronage littéraire… Variation graphique sur l’un des récits lovecraftiens les plus fameux, Le Petit-Neveu de Pickman dessine un rapport à la fois fidèle et distancié au pandémonium du reclus de Providence. Les illustrations (les « visions » serait-il peut-être plus juste d’écrire…) de Nicolas Fructus retranscrivent le grouillement monstrueux emblématique de la prose de H.P. Lovecraft, mais en révèlent aussi, par leur dimension pornographique, le trouble refoulé sexuel. Ces deux entreprises ne sont pas sans faire écho à celle d’Alan Moore et de Jacen Burrows dans leur remarquable Providence (Panini Comics). « Forbach » de Thomas Day explore ainsi avec maîtrise un espace littéraire éminemment lovecraftien – on pense à « Dans l’abîme du temps » – tout en en dévoilant les versants les plus obscurs, là encore libidinaux mais aussi racistes. Par moments critique, la relecture de H.P. Lovecraft par Gotland consiste, elle, à offrir à l’univers des Grands Anciens de nouveaux et inattendus territoires. « Forbach » agrège la Lorraine à la cartographie lovecraftienne, tandis que « Mémoires des mondes troubles » y inclut la Bourgogne et que « Gotland » y adjoint la Scandinavie baltique. Une extension du domaine de H.P. Lovecraft dont participent aussi les images de Nicolas Fructus. En faisant planer l’ombre cinématographique d’Alien sur les illustrations de « Gotland » ou en nimbant d’une atmosphère steampunk les clichés apocryphes de « Mémoires des mondes troubles », l’artiste suggère de fascinantes connexions entre la geste cthulhienne et des mythologies contemporaines.

Pourtant placés sous le signe éditorial d’une divinité borgne, Gotland et Le Petit-Neveu de Pickman portent donc un regard aiguisé et novateur sur l’un des piliers de l’Imaginaire. On n’en attend pas moins des volumes à venir de la collection « Wotan »…

Nouvelle Lune

Pour le lecteur peu familier de l’œuvre de Ian McDonald, ses romans peuvent paraître intimidants au premier abord. Celui-ci, encadré par une liste d’une soixantaine de personnages d’un côté et un lexique de termes exotiques de l’autre, ne fait pas exception à la règle. Impression renforcée à la lecture des premières pages de Nouvelle Lune, qui vous plonge d’emblée dans un monde fort différent du nôtre, sans offrir beaucoup de repères auxquels s’accrocher. Pourtant, il suffit de se laisser porter par la prose bouillonnante de McDonald pour très vite s’imprégner de cet univers et en assimiler les codes.

La société sélénite que décrit le romancier est tout aussi dépaysante, sinon plus, que l’Inde du Fleuve des dieux ou la Turquie de La Maison des derviches. Brassage de nombreuses cultures – à l’exception de la civilisation occidentale, qui brille par son absence –, elle a inventé de nouveaux modes de vie adaptés à son environnement, développé de nouvelles mœurs, et McDonald nous la fait ressentir, à travers ses principaux personnages, dans toute son étrangeté et toute sa complexité.

Mais si la Lune, en ce début de XXIIe siècle, est un lieu débordant de vie, c’est également un endroit où la mort est omniprésente. Outre les conditions de vie extrêmes d’un tel milieu, où le moindre incident peut rapidement prendre des proportions dramatiques, les relations sociales y sont en général conflictuelles, et les rivalités se règlent le plus souvent dans le sang. Vivre sur la Lune est une lutte de chaque instant, et rien n’est jamais gratuit pour ses habitants, surtout pas l’air et l’eau. Or, tandis que la majorité de sa population s’accroche pour ne pas sombrer, pouvoir et richesse sont aux mains d’une poignée d’individus, ceux qui ont compris que « le seul moyen de transformer l’enfer, ou même d’y survivre, est d’en être le maître. » (p.148) À l’ultralibéralisme du XXIe siècle a succédé une nouvelle forme de féodalisme, où l’ensemble des leviers de cette société est détenu par cinq familles.

En consacrant une grande partie de son récit au destin de la famille Corta, le plus jeune des cinq « Dragons », Ian McDonald fait de Nouvelle Lune l’un de ses romans sinon le plus facile d’accès, en tous cas le plus « grand public ». Car si le cadre de son histoire est original et novateur, les relations au sein de la famille et ses rapports conflictuels avec ses concurrents reprennent les mêmes schémas que nombre d’œuvres antérieures, de Shakespeare aux grandes sagas de SF et de fantasy, en passant par Le Parrain de Coppola. Prenant pour point de départ la succession annoncée d’Adrianna Corta à la tête de Corta-Hélio, l’écrivain met en lumière toutes les tensions, tous les secrets, les non-dits et les trahisons sur lesquels s’est construite cette réussite.

Sur ce plan comme dans la description détaillée de cette société future, Nouvelle Lune est un succès total. Le roman se lit d’une traite et se termine trop vite, laissant le lecteur à la fois comblé et frustré de devoir patienter de longs mois avant d’en lire la suite.

La chute de la maison aux flèches d’argent

Paris, soixante ans après le début de la Grande Guerre de 1914. Un Paris en ruines, qui n’a jamais su se relever de ses décombres, où quelques gangs survivent des rares miettes de richesse qu’ils parviennent encore à gratter, et où les derniers vestiges d’autorité résident dans les Maisons qui se disputent le pouvoir. Ces mêmes Maisons à l’origine de ce désastre.

Autrefois, la Maison aux Flèches d’Argent était la plus puissante d’entre elles. Fondée par Étoile-du-Matin, le Premier Déchu, l’aîné de ces créatures magiques tombées sur Terre que la religion catholique appelle des anges, sa puissance rayonnait bien au-delà de la capitale. Mais vingt ans après la disparition d’Étoile-du-Matin, la Maison n’est plus que l’ombre d’elle-même. Et l’irruption de deux nouveaux personnages va davantage encore saper ses fondations. L’un se nomme Isabelle et est une jeune Déchue, tout juste expulsée du Paradis originel. L’autre s’appelle Philippe, originaire d’une civilisation lointaine, et son arrivée coïncide avec l’apparition d’une menace issue du passé qui va s’attaquer aux membres de la Maison dans le but ultime de faire chuter cette dernière.

Revoilà donc Aliette de Bodard, écrivaine de nationalité française publiant en anglais qui cumule les prix outre-Atlantique et outre-Manche, mais qui n’a que trop rarement été traduite ici, son précédent éditeur (Éclipse) n’ayant eu le temps de nous proposer que le premier tome de ses « Chroniques aztèques » avant de mettre la clé sous la porte. On se réjouit donc de la retrouver, même si La Chute de la Maison aux Flèches d’Argent n’est pas la réussite que l’on espérait. D’abord et avant tout parce que l’univers qu’elle met en scène ici constitue un cadre original, certes, mais particulièrement mal et sous-exploité. L’action se déroule dans un monde où le temps semble arrêté, figé dans une éternelle désolation, sans que l’on comprenne vraiment pourquoi la vie n’a jamais repris après la guerre. Le champ du roman se limite non pas à Paris mais, pour l’essentiel, aux vestiges de Notre-Dame et à ses environs. Du reste de ce monde, on n’entrevoit que des bribes, trop peu pour faire sens. À réduire de manière aussi drastique son terrain de jeu, Aliette de Bodard finit par minimiser les enjeux de son intrigue, et dans ce contexte les luttes de ses personnages apparaissent au final comme de pitoyables efforts pour s’accrocher à un dérisoire lopin de terre et à une gloire passée.

C’est d’autant plus dommage que le roman ne manque pas par ailleurs de qualités, à commencer par une galerie de personnages bien campés, de Séléné, maîtresse de la Maison aux Flèches d’Argent, qui tente tant bien que mal de cacher ses carences, à Marguerite d’Aubin, alchimiste accro à l’essence d’ange, cette drogue divine qui vous donne la puissance en même temps qu’elle vous tue. Rythmé et énergique, La Chute de la Maison aux Flèches d’Argent se lit agréablement. Mais ce huis-clos théâtral ne sait à aucun moment tirer parti de la richesse de son univers, et se révèle au final bien plus frustrant que convaincant.

Les Hommes-salmonelle sur la planète Porno

Pour le lecteur francophone, la science-fiction littéraire japonaise est largement terra incognita ; Yasutaka Tsutsui n’est pas le plus mal loti, avec maintenant cinq titres traduits à son nom, et le second chez Wombat, après Hell en 2013. Mais tout autre chose cette fois, titre et couverture sont éloquents… Or cette novella de 1977 est plus subtile qu’on ne le croirait tout d’abord. Et c’est un récit de SF, jusque dans sa dimension de parodie érotico-comique ; aussi encouragera-t-on le lecteur à dépasser ses préventions en l’espèce… et la lourdeur un brin machiste qui s’exprime çà et là, peut-être inhérente au genre, avec des mots-valises guère engageants.

Nous sommes sur la planète Nakamura – ou plutôt la planète Porno, car c’est une orgie permanente : toutes les espèces vivantes y passent leur temps à copuler, et pas seulement entre elles, mais entre espèces différentes ! Les scientifiques japonais qui y vivent lui vouent une haine profonde : la planète est « vicieuse » ! Le mot revient sans cesse ; un jugement « moral » a priori pas très scientifique – mais ils sont tous un peu coincés du cul, Yohachi excepté, qui n’est pas un scientifique, et leur est de fait inférieur pour l’essentiel…

Or l’écosystème vicieux s’en prend à la seule femme scientifique de l’expédition, enceinte d’une plante locale dite engrosse-veuves… Pour ses collègues hommes, aucun doute : il ne faut pas qu’elle accouche ! Mais ils ne savent trop que faire… Il faut demander aux Nunudiens – les autochtones de Nakamura, à l’allure étonnamment humaine, qui leur interdisent l’accès à leur État !

Trois aventuriers se lancent dans une odyssée miniature et burlesque pour trouver des réponses auprès des Nunudiens ; ils multiplient en chemin les rencontres saugrenues avec cette faune et flore obsédée… Mais il y a plus, car la novella adopte une voie médiane entre parodie de SF et SF parodique : l’auteur a élaboré un écosystème extraterrestre complexe, qui n’a rien à envier aux plus grandes réussites du genre ; or c’est vrai aussi bien sous l’angle des images que sous celui des idées.

Les scientifiques ne cessent d’en débattre – et violemment. La science y a sa part, mais peut-être tout autant son instrumentalisation, philosophique, voire politique ou religieuse… La théorie de l’évolution contre celle de la dégénérescence, Darwin et Lorenz, Freud et Jung – autant d’icônes auxquelles les savants font appel pour tenter de comprendre ce qui se passe autour d’eux, et qui les brusque tant.

Derrière tout ça ? La raillerie… et une éthique sexuelle dérivant de délires hippies gentiment moqués, mais en fait transcendés dans une optique libertaire. L’amour y est admirable, dans la chair comme dans l’esprit, construisant un modèle utopique où l’agressivité n’a plus lieu d’être : c’est l’orgie, si « vicieuse », qui devient morale. « Make love, not war » – et comme vous le voulez ; qu’ils sont bêtes, ces Terriens qui se cachent pour aimer comme si c’était honteux, et qui s’imposent tant de règles au nom d’une décence qui n’a pas lieu d’être…

Une novella à la croisée des chemins, parfois un peu lourdingue dans sa dimension érotico-comique, mais avec de belles images et de belles idées de SF. Le résultat n’est pas inoubliable, mais il est aussi bien plus qu’une mauvaise blague lubrique, et tout à fait digne qu’on s’y arrête.

Fidèle à ton pas balancé

Dix ans après Le Miroir aux éperluettes, premier de quatre petits recueils de Sylvie Lainé chez ActuSF (dont certains sont épuisés), l’autrement volumineux Fidèle à ton pas balancé – un bel objet, au passage – constitue peu ou prou une « intégrale raisonnée » des nouvelles de cette auteure rare, sans doute la plus douée dans ce registre de la SF francophone, et qui s’y tient. Ces vingt-six textes, pour la plupart de grande qualité, confirment cette conviction, et il n’y a plus qu’à espérer que ce format saura trouver son public – il le mérite assurément.

En trente ans de carrière (avec une longue pause dans les années 1990), Sylvie Lainé a construit une œuvre multiple mais cohérente, où quelques thèmes de prédilection ressortent particulièrement : l’altérité, la rencontre ou la séparation, la difficulté de la communication, le choix… Des thèmes illustrés avec subtilité par une auteure d’une grande délicatesse, pouvant tout aussi bien s’exprimer dans un registre doucement mélancolique – sans doute celui où elle brille le plus –, ou dans des récits plus « positifs », d’une luminosité déconcertante parfois, mais pertinente en définitive (on peut se montrer plus réservé pour les quelques tentatives « humoristiques »). La nouvelliste excelle en tout cas tout autant à dépeindre des écologies extraterrestres fantasques ou à ramener le propos à la dimension essentielle de l’humain, pour un résultat toujours intelligent.

Pareille somme est forcément un peu inégale – que des textes mineurs (mais jamais mauvais) aient intégré ce volume va de soi. Mais ils sont de peu de poids au final, tant Fidèle à ton pas balancé regorge de merveilles. Parmi les textes figurant déjà dans les quatre recueils originaux, nombreux sont ceux qui gagnent à être relus, et ont conservé toute leur pertinence – notamment des récits amoureux très poignants : par exemple, « Un signe de Setty », où l’autre est une IA extraterrestre venant colorer une réalité virtuelle désespérée ; « L’Opéra de Shaya », le plus long texte de l’auteur (de très loin), somme à la façon d’un planet opera sur la confrontation à l’autre, le choix et le changement ; « Définissez : priorités », où l’altérité, même cachée, est plus que jamais rétive à la communication véritable ; « Les Yeux d’Elsa », plus long, peut-être le plus grand chef-d’œuvre de ce recueil pas avare de très bons textes, où la relation amoureuse entre un homme et un dauphin, traitée avec empathie et subtilité, s’avère authentiquement déchirante, et toujours plus à mesure qu’elle implique passionnément le lecteur ; « La Bulle d’Euze », magnifique et sensible vignette où, littéralement, une simple goutte de SF démontre que les amours frustrées sont parfois les plus belles des amours… On peut d’ailleurs y ajouter, non compilé jusqu’alors, « Toi que j’ai bue en qu’a ter fois », très sensible et juste récit érotique.

Ceci à s’en tenir aux tout meilleurs textes – justifiant à eux seuls la lecture de ce recueil. Mais d’autres récits, très bons à défaut d’être excellents, pourraient être relevés : « Carte blanche », « Le Chemin de la Ren contre », « Grenade au bord du ciel », « Petits arrangements intragalactiques » et son « verso » inédit, etc., dont quelques curiosités, ainsi du « Printemps des papillons »

Un recueil plus que recommandable, donc – la somme à l’instant T de la plus brillante nouvelliste de la SF francophone.

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