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Abzalon

Ester se meurt, inéluctablement condamnée par le déclin de son soleil. Et si la planète agonise, ça n'empêche pas ses habitants humains de s'abandonner aux travers de l'espèce : guerres de pouvoir, génocides, totalitarisme et autres joyeusetés. Bref, rien de bien nouveau sous le soleil d'Ester. Il y a d'abord les Kroptes (les colons d'origine), à la société fermée, passéiste, aride, excessivement stricte (genre Amish en moins marrant !), et qui occupent le continent sud. Leur sort sera réglé en quelques jours par les habitants du continent nord, région surpeuplée, extrêmement industrialisée et polluée. Au nord, justement, vous avez les Moncles, officiants d'une religion abjecte basée sur le renoncement (genre catholique intégriste en plus con, c'est dire !). Il y a également les Mentalistes, qui eux aussi évoluent dans les sphères du pouvoir, des créatures froides qui réduisent tout au calcul, des êtres dopés aux nanotechnologies. Et enfin, en filigrane, il y a les Qvals, peuple de légende dont la rumeur affirme qu'ils furent les premiers habitants d'Ester... Evidemment, dans le genre archétypal Bordage se pose là... Et puis il y a ce projet Mentaliste complètement fou d'arche spatiale géante peuplée de 10000 âmes : 5000 prisonniers de droit commun de la pire espèce, 5000 Kroptes réduits en esclavage. Tout ce petit monde va bien vite se retrouver propulsé dans l'espace profond, en route pour un voyage d'un siècle en quête d'une nouvelle planète habitable... Bon voyage !

Ici, deux maîtres mots : syncrétisme et archétype. Syncrétisme parce que Bordage a réuni une bonne part du fatras usuel développé dans de nombreux space opera et, par extension, dans la science-fiction en général : l'arche spatiale bien sûr, la planète mourante, l'hégire, la découverte du nouveau monde, les nanotechnologies, le clonage (c'est la mode !), la religion hégémonique et mystérieuse, les groupes d'influences occultes, la race oubliée, etc. Y a pas a dire, tout y est ou presque. Archétype car tous ces motifs sont en définitive très basiques et connus de tous. Rien de vraiment neuf dans tout cela. jusqu'aux personnages qui, au départ, semblent bien caricaturaux. Abzalon le laid, grand, fort et monstrueux, manière de Quasimodo lent d'esprit, qui forme un parfait duo avec Loello le gouailleur, vif, opportuniste, débrouillard (un guerrier et un voleur, diraient les amateurs du Cycle des Epées de Leiber). Et puis il y a Ellula, la belle et pure Ellula, offerte comme en sacrifice à un vieillard borné. Mais qu'on se rassure, la Belle rencontrera la Bête... Il ne fait pas de doute que Bordage connaît ses classiques.

Parvenu à cette évidente constatation de lieux communs, on en vient à se demander où est l'intérêt du présent roman ? C'est pourtant très simple : si vous ouvrez ce livre, vous ne le refermerez que 500 pages plus loin. Car en dépit de l'aspect extrêmement classique de la mise en place d'éléments narratifs eux-mêmes passablement convenus, outre les flagrantes incohérences scientifiques du propos de l'auteur et le taux d'improbabilité marqué de certaines scènes et événements (le canevas général du roman est globalement peu réaliste), eh bien on plonge ! Car le souffle épique de Bordage donne une fois encore dans ce roman toute sa mesure. L'auteur nous prend sous son aile, nous embarque littéralement dans son univers de violence, de haine, d'amour, de vie. Bordage a une envie d'écriture débordante, c'est flagrant : un tel plaisir ne peut être que contagieux. Et on frémit pour ces personnages si outrageusement déchirés, blessés, en proie aux doutes. Car c'est bien là tout le talent de l'auteur que de parvenir à donner une dimension extraordinairement humaine à ses personnages. On rit, on pleure avec eux, et peu importe le reste...

Abzalon est le premier volet d'une trilogie. Reste a espérer que Bordage parviendra à maintenir l'intensité du récit tout au long des deux tomes à venir (c'est un des travers notables de cet auteur qui a parfois tendance à se « regarder » écrire), et à souhaiter que l'éditeur proposera d'aussi belles couvertures pour les volumes suivants tout en évitant les nombreuses coquilles qui émaillent celui-ci.

L'Âge de Diamant

Imaginez un instant un monde où la nanotechnologie (vous savez, cette « science du minuscule » qui est capable de produire des robots d'une taille atomique) est omniprésente et offre des possibilités quasi illimitées. Ne serait-ce pas formidable ? Ce n'est visiblement pas l'avis de Neal Stephenson. Car à la lecture de L'Age de diamant, il devient très vite évident que la société qu'il y décrit, fort plausible au demeurant, est loin d'être une douce utopie.

Dans une Chine devenue mondialement dominante et un Shanghai plus cosmopolite que jamais, les ethnies se côtoient avec plus ou moins de bonheur. On rencontre ainsi la tribu des Ashantis, très soudée et susceptible, ou bien encore les néo-Victoriens mordus du mode de vie anglais fin XIXe, mais bardés de technologie. John Hackworth, ingénieur néo-Victorien justement, doit livrer à son employeur, Finkle-McGraw, Lord actionnaire de la puissante Machine-Phase System Limited, le fruit de son labeur : un livre à la pointe de la technologie, véritable usine à enseigner miniature que McGraw destine à sa fille. Lors d'une tentative de vol d'une copie du livre afin de l'offrir à son propre enfant, aidé en cela par l'énigmatique Dr X, Hackworth est victime d'une agression. Et voilà que le « Manuel illustré d'éducation pour jeunes filles » atterrit dans les bas-fonds, et plus précisément entre les mains de Nell, fillette en butte aux agressions sexuelles de son « beau-père ». Et les pages magiques commencent bientôt à raconter des contes de fée...

Sur fond de mouvements minuscules des millions de machines nanotech en guerre, et de ceux des gigantesques aéronefs des multinationales, la jeune fille s'éveille à la vie au travers d'univers virtuels de plus en plus élaborés générés par le livre. Mais le Dr X a gardé le code source de l'ouvrage, et il compte bien s'en servir. Et comme « à bonnes connaissances, rien d'impossible », tout finira par changer, jusqu'à embraser la société entière.

C'est sûr, l'auteur s'en donne à cœur joie et ses trouvailles technologiques ne sont rien moins que vertigineuses (vraiment, la nanotech, ça sert à tout !). À mentionner, pour mémoire : les « mites » (entendez les nanotechs) se déployant en un nuage sous copyright appelé le « toner » et dont il faut se méfier comme de la peste ; des implants frontaux lançant des micro-projectiles ou bien rendant les coups de boules mortels ; le papier rnédiatron animé, dont on peut même faire des paquets cadeaux... Mais Stephenson ne tombe pas dans le piège grossier d'une énumération de trouvailles science-fictives sans fondement, bien au contraire. Si son univers est riche, ses personnages le sont tout autant et rivalisent de réalisme. On s'attache, on aime ou déteste. Enfin, l'aspect du « livre dans le livre » ajoute un autre niveau de lecture et confère une dimension nouvelle au récit.

Seule ombre au tableau : si le développement narratif du récit est fort justement mené, la fin du texte est quelque peu décevante et certaines trames développées auparavant ont du mal à trouver leur conclusion. Mais qu'on se rassure : le contenu global de L'Âge de diamant fait vite oublier ce bémol et sa lecture reste incontestablement jubilatoire. Somme toute un bien beau prix Hugo 1996, doublé pour la présente édition de poche française d'une superbe couverture signée Manchu. À lire.

Les Pirates du Graal

Balancer le Christ à la flotte. Dans les bayous, en Louisiane, Voir sa tête couronnée d'épines gobée comme un gros bonbon par les alligators du cru, ça vous inspire ? Si oui, il va vous falloir lire ce petit roman de Pierre Pelot qui fait suite au Chant de l'homme mort, naguère paru dans la collection « Aventures et mystères » (même éditeur).

D'enlèvements en détentions, de détentions en évasions, de séparations en retrouvailles, il vous faudra suivre Matt Garden et sa nièce, Nadia, sur la piste du Graal qui, du fief cathare de Montségur aux bayous du pays Cajun, est semée de nombre d'embûches. Piste qui mène au père de l'un, oncle de l'autre, chasseur de trésor qui a exhumé celui des Templiers sous la forme d'une momie christique — fausse au demeurant — et n'a rien d'une sinécure. L'Organisation Mondiale de Protection du Mensonge étant prête à tout afin que ne soit pas révélé, et encore moins prouvé, que ce brave Jésus ne mourût pas le moins du monde sur la croix mais en France après avoir assuré sa descendance. Un petit coup de pouce des Enfants du Graal, ces authentiques descendants du fils de Dieu, ne sera pas de trop pour arracher les héros à un sort funeste...

Sur ce thème pour le moins iconoclaste, Pierre Pelot brosse un sympathique roman d'aventures et d'actions. Les Pirates du Graal n'a bien évidemment rien d'un livre : ambitieux ; c'est juste un bon petit moment de détente. Si ce n'est pas un impérissable Fleuve Noir, il faut néanmoins reconnaître à Pierre Pelot le talent de produire ici un œuvre alimentaire sans se foutre du monde ni sombrer dans la médiocrité, assumant son statut d'écrivain populaire et professionnel.

C'est supérieur à une bonne part de la collection. De la littérature de quai de gare, certes, mais en première classe.

Frères de chair

Après Avance rapide, voici un second roman de Michael Marshall Smith traduit en français, dans une collection de polars dont les auteurs fétiches ne sont autres que Patricia Highsmith et Ruth Rendell. Si Frères de chair y est tout à fait à sa place, il ne s'agit pas moins de science-fiction à la mode cyberpunk. Enfin presque...

Le principal personnage, Jack Randall, est un flic déchu. Déchu, pas ripoux. Un marginal. Adultère et junkie, pour faire bonne mesure. Après que sa femme et sa fille aient été abattues, il a quitté New Richmond, la ville volante en panne depuis des lustres, et est parti travailler dans une ferme de clones. Un élevage de chair humaine. De la viande sur pieds de laquelle on prélève des pièces détachées selon les besoins des originaux. Là, il faut admettre que Smith fait fort comme bâtisseur d'enfer : les clones vivent nus dans des caves sombres et humides en attendant d'être dépecés à vif entre les viols et les orgies sadiques. Personne ne leur apprend seulement à parler. Sauf Randall. Et un jour, il est obligé de s'enfuir avec une demi-douzaine d'entre eux à l'aide du drone Ferraille.

De retour en ville, son pote Hal est flingué et les clones disparaissent à l'exception de Suej, Avec l'aide de Howie, un truand, il veut se venger de Vinaldi devenu le caïd de New Richmond par la grâce de Maxen, l'homme le plus puissant de la ville. Interviennent alors deux spectres du passé : Yhandim et Ghuaji. Des Yeux-de-feu, comme lui-même. Des hommes ressortis de la Brèche, un univers mi virtuel mi parallèle des plus bizarres où la prise de dope — du Raviss — est une condition de survie. Ils sont à la solde de Maxen, qui les a tirés de là...

La pègre et les truands à la Al Capone n'ont jamais fait partie des clichés de la S-F. Ils n'en constituent pas moins le motif central de ce roman, où s'agitent drones et clones entre réalité virtuelle et cités volantes. Entre Egan et Ellroy.

À la poursuite de Ghuaji, Randall et Vinaldi retournent dans la Brèche, où tous, y compris Maxen, ont fait la guerre dans leur jeunesse. À ce moment, le roman dérape et prend un tour plutôt dickien.

Parce qu'on ne construit pas un univers S-F comme un roman noir, Frères de chair souffre d'un gros problème de cohérence interne. Dans un « noir », on peut délaisser le racket pour la came. Mais si, en S-F on largue soudain les clones pour plonger dans la réalité virtuelle, ça dysfonctionne. Nombre de questions restent ainsi sans réponse. L'absence de lien manifeste entre les clones et la Brèche ne cesse de perturber le lecteur. Après s'être attendu à ce que le roman focalise sa thématique sur la condition des clones, ces derniers disparaissent, tout simplement. Quant à la Brèche, dite d'origine informatique, elle se présente davantage comme un univers parallèle auquel on accède en suivant des chats dans la cambrousse. Quant à savoir pourquoi on y fait la guerre...

Reste que le personnage de Jack Randall, enfant malheureux, flic intègre mais junkie paumé, mari infidèle mais amoureux, traumatisé par sa guerre dans un Viêt-Nam allégorique, gorgé de culpabilité et de fantômes, à la recherche de lui-même, voit son portrait brossé en flash-back. Ce personnage complexe n'est pas le moindre intérêt d'un livre où des qualités certaines voisinent avec des défauts rédhibitoires. Les qualités relèvent du roman noir, les défauts de la S-F. De sorte que Frères de chair laisse une impression mi-figue mi-raisin. Peut-être n'est-on pas passé bien loin de l'excellence. Ce ne sera pourtant pas pour cette fois...

Escales dans les étoiles

Avec 46 livres recensés, Jack Vance fait partie des romanciers étrangers systématiquement traduits en France, à l'instar des Dick, Zelazny, Moorcock ou Herbert. Être publié chez Pocket (33 bouquins sur les 46) est le signe d'un succès qui ne se dément pas auprès du public, et ce même si la critique reste fort discrète à rencontre de notre auteur. Naguère, Vance s'était prononcé en faveur de l'engagement des troupes US au Viêt-Nam, ce qui lui a naturellement valu l'étiquette de « réactionnaire ». En France, la critique s'est arrêtée à cette considération, un fait dont le lecteur qui trouve ses livres sur les rayonnages de son hypermarché n'a cure.

Quant à moi, j'entretiens avec Jack Vance un rapport tout particulier. Il est le premier auteur anglo-saxon qu'il m'ait été donné de découvrir avec son célèbre cycle de Tschaï (J'ai Lu) et je ne l'ai plus lu depuis... 1984 ! Devenu critique entre temps, il était fatal qu'un jour ou l'autre je fourre mon grand nez entre ses pages à la recherche d'anciennes sensations...

En vain. La verve picaresque, véritable marque de la « fabrique » Vance, est toujours bien là, la magie du verbe étincelle comme aux plus beaux jours. Mais ce n'est plus qu'une mue chatoyante. La vigueur de l'intrigue n'est plus ; enfuie au loin. Ne reste plus qu'une peau de mots sans corps à envelopper, un spectre de roman. La linéarité, si typique de l'écriture du maître, avait alors un but — quitter Tschaï, se venger des Princes-Démons, etc. — et franchissait l'infranchissable pour l'atteindre. C'en est ici bien fini de l'héroïque volontarisme d'un Adam Reith.

Myron Tany lui, vagabonde de monde en monde poussé par une légère brise de vie. Ses aventures relèvent tout au plus de l'anecdote charmante ; sa vie s'écoule paisiblement à travers la morne plaine que semble devenue l'Aire Gaïane. Après s'être embarqué à bord du somptueux yacht spatial de sa vieille garce de tante, Dame Hester Lajoie, qui s'est lancée dans la quête d'une cure de jouvence comme toute vieille peau qui imagine se respecter, ce fils à papa est bientôt débarqué au profit de plus malin que lui. Qu'à cela ne tienne, le voilà engagé sur le Glicca, un caboteur peuplé d'intellos aventuriers. Il vient compléter un équipage formé de Wingo, cuisinier-photographe animé d'un brin de mysticisme à la petite semaine, de Schwartzendale, ingénieur machiniste au talent de joueur professionnel plus qu'affirmé, et du commandant Maloof qui n'a rien à leur envier. Un groupe de « pigeons » pèlerins destinés a se faire plumer par Schwartzendale servira de passagers, tandis que sur Frametta un dénommé Moncrief, qui doit une revanche au même Schwartzendale, les rejoindra avec sa troupe de femmes de cirque. Le fin mot de l'histoire étant de se faire régler leurs dettes de jeu. La belle affaire !

Ils font des rencontres plus ou moins sympathiques ou charmantes et, parfois, leurs vies sont en danger. D'une ambiance générale drôle et chaleureuse, on passe alors soudain à de cyniques séquences où peu de cas est fait de la vie humaine, à tel point qu'on a le sentiment que ces passages n'appartiennent pas au même livre !

Au fil des pages, on ne peut que constater combien la prose, au demeurant savoureuse de Jack Vance, est impuissante à empêcher de sourdre l'ennui tant l'intrigue resplendit d'absence. Il faudrait bien autre chose que ces rencontres dont la fortuite n'égale que le banal, que ces anecdotes enfilées comme des perles fades sur un crin, mieux qu'une tante aussi sotte que pimbêche, des pèlerins aussi irascibles que mauvais joueurs assortis de la troupe d'un arnaqueur sur le retour. Récit de voyage sans réel intérêt, ce n'est même pas un roman. Et surtout pas un roman d'apprentissage.

Même les pires inconditionnels du vieux maître reconnaîtront qu'il est bien loin du mieux de sa forme ; qu'il n'a jamais été aussi mauvais. Quant aux jeunes lecteurs qui ne connaissent pas encore Jack Vance, on ne saura trop les inciter à le découvrir à travers Tschaï, Un Monde d'azur ou Emphyrio, plutôt que par cet opus à l'intérêt plus qu'incertain. Bien que cela reste malgré tout bien meilleur qu'une part non négligeable de la production, la déception est franche. Une histoire n'aurait pas été superflue.

Le Sang des Hommes

[Chronique de l'édition originale anglaise parue chez Orion en 1998]

Le monde de Second Angel, à deux pas du nôtre — à peine une centaine d'années, prend la figure d'un avertissement. Notre individualisme, nos négligences, nos libertés prises avec la science sont portés à leurs conséquences les plus morbides. L'homme est atteint dans ce qu'il a de plus vital : son sang, devenu l'ultime valeur économique et mystique. L'humanité est partagée en deux : ceux en bonne santé veillant sur leur corps comme sur un trésor, et les autres condamnées à survivre dans des ghettos fétides. Leur monde est en sursis, étreint à la limite de l'asphyxie par la maladie et la technologie. Les digues craquent.

Dans cet étouffement éclate une rage, celle de Dallas, employé modèle à la banque du sang dont la femme et le fils ont été assassinés par le patron. Dallas lui fera payer le prix du sang en s'emparant de la plus importante réserve du précieux fluide située sur la lune et gardée dans une forteresse surprotégée dont il est le concepteur, sanctuaire sur lequel veille un ordinateur aux pouvoirs inconnus.

L'univers de Second Angel, miroir grossissant du nôtre, est très crédible. On saluera un usage intelligent de la note en bas de page qui donne au livre un aspect d'étude historique inversé. Cela et la chute en forme d'ouverture métaphysique — l'ordinateur, à tout prendre, choisirait-il d'être Dieu ou Homme ? — fait espérer que le détour de l'œuvre de Philip Kerr par la science-fiction ne restera pas qu'une péripétie.

Deux réserves toutefois : les dialogues qui sont parfois trop explicatifs ; les personnages qui donnent a plusieurs reprises l'impression d'évoluer dans un monde qui n'est pas le leur. Et le livre souffre d'une manie malheureusement trop en vogue parmi certains auteurs, pour qui construire un roman en forme de script dans une suite de tableaux visuels et pétaradants multiplie les chances d'allécher Hollywood.

Les Vaisseaux du temps

Ce récit reprend la narration du héros de La Machine à explorer le temps exactement là où H. G. Wells l'avait achevée, il y a cent ans. S'apprêtant à retourner dans le futur pour sauver Weena, la séduisante Eloï, des griffes des Morlocks, le Voyageur découvre un futur différent, où ses ennemis de jadis sont à présent une race évoluée et pacifique, qui a émigré sur le plus vaste territoire jamais conçu : les deux faces d'une gigantesque sphère englobant le soleil. Il ne lui est même plus possible de retrouver son époque, chaque déplacement dans le temps induisant la création d'un univers parallèle. Ses tentatives, en compagnie d'un Morlock, l'amènent successivement dans un 1938 où la première guerre mondiale n'a pas encore pris fin, au paléocène où elle se poursuit, et jusqu'aux débuts de l'univers, au-delà du Big Bang !

Il est impossible de rendre compte en quelques lignes de la richesse et de l'inventivité de ce livre, aux détails prolixes. Le narrateur a plus d'une fois l'occasion de se fréquenter, ce qui, en observateur intègre, ne le rend que moins indulgent envers lui-même. Ce n'est pas le moindre mérite de Stephen Baxter que d'avoir poussé à l'extrême les paradoxes temporels pour mieux les éliminer : ces derniers ne sont qu'apparents, ce qu'il démontre en formulant, avec la rigueur et la logique du mathématicien qu'il est, un principe de Conservation fonctionnant dans une dimension supérieure intégrant la Multiplicité des Histoires. En effet, cette aventure de l'extrême est également un conte philosophique dénonçant l'absurdité des guerres, apprenant la tolérance et esquissant, à la façon d'un Zadig de retour de ses pérégrinations, une quête du bonheur (le roman finit d'ailleurs sur ce mot). Les amateurs de sense of wonder ne seront pas déçus en lisant la relation de ce voyage aux confins de l'extrême : il y a longtemps qu'on n'a plus éprouvé pareil vertige.

Bref on ne saurait rêver de plus bel hommage au père de la science-fiction moderne. Baxter a non seulement poussé la réflexion aussi loin qu'a pu le faire son illustre prédécesseur à son époque, il a également imité son style à la perfection, de telle sorte que les deux journaux de voyage semblent bien avoir été écrits par la même plume. Ce livre a déjà ramassé trois prix littéraires, ce qui n'est pas étonnant ; Les Vaisseaux du temps est plus qu'une performance : c'est un chef-d'œuvre !

L'Homme qui a perdu la mer

Le recueil d'Alain Garsault était paru au Livre de Poche voici vingt ans et n'avait pas été réédité depuis. C'est donc avec émotion qu'on retrouvera (ou découvrira pour les nouveaux lecteurs) quelques-uns des plus beaux textes de Sturgeon comme « L'Homme qui a perdu la mer », entièrement rédigé à la seconde personne du singulier, qui est le long délire d'un astronaute malchanceux, ou comme « L'Éveil de Drusilla Strange », qui présente les premiers pas d'une exilée sur Terre, déposée là en guise de châtiment pour le crime qu'elle a commis. Elle apprendra à regarder ce monde et ses gens autrement que comme une prison, elle apprendra à l'aimer.

Plusieurs autres textes du recueil sont des œuvres de jeunesse sans être pour autant mineures : « Ça » est un récit d'horreur haletant où Sturgeon dévoile pour la première fois l'étendue de ses talents, en particulier dans la construction des personnages. Les pensées de la chose née de la boue, qui observe les faits de façon brute, sans intelligence mais avec une curiosité manifeste, sont bien rendues. Nul ne peut en revanche prétendre ignorer « La Merveilleuse aventure du bébé Hurkle », récit humoristique cité dans tous les ouvrages consacrés à la S-F et qui a la particularité de ne dévoiler que vers la fin, à travers cinq mots anodins glissés dans une phrase, la nature du narrateur.

On voit aussi progressivement Sturgeon développer ses thèmes, son message d'amour et de tolérance, son empathie pour les autres, malgré leur différence. Encore balbutiants dans « Dieu microcosmique », qui oppose un surhomme inoffensif (un génie nullement dominateur car trop absorbé par ses recheches) à un financier avide de pouvoir, ces thèmes prennent de l'ampleur dans « Le Tyran sacré de l'amour, Epitaphe » (une fameuse gifle quant à notre prétendue supériorité) ou encore « Et la foudre et les roses », un texte poignant et un vibrant plaidoyer pour le pardon jusqu'au bout. Même si l'humanité s'éteint, le texte reste porteur d'un message d'espoir ; pour laisser une chance à la vie, une chanteuse passe de garnison en garnison pour convaincre les Etats-Unis de ne pas riposter, malgré leur supériorité en armement, à l'attaque nucléaire dont ils viennent de faire l'objet.

De Sturgeon, on connaît surtout les deux principaux romans, Cristal qui songe et Les Plus qu'humains, en oubliant un peu rapidement qu'il fut avant tout un nouvelliste. Les recueils qui lui sont consacrés se font rares sur les étagères et c'est pourquoi il faut saluer cette réédition pour ce qu'elle est : indispensable.

Étoiles Vives 5

Ce numéro spécial Michael Swanwick propose, comme les précédents numéros de la nouvelle formule, deux inédits, une étude et une bibliographie. Le choix de Swanwick, mal aimé en France car probablement mal connu, est pertinent dans la mesure où il donne envie de lire davantage de textes de cet auteur. « L'Homme qui rencontra Picasso » est un pur chef-d'œuvre du fantastique et une merveilleuse leçon sur l'émotion artistique ; « Le Bord du monde » est une autre réussite dans le domaine du fantastique, sur le thème troublant de la quête mystique menée par trois jeunes gens.

Alors que seuls deux textes complétaient la partie consacrée à l'invité du précédent numéro (Nordley, qui y présentait une novella), celui-ci en contient six autres, dont cinq d'auteurs français, débutants prometteurs ou en passe d'être confirmés. Pas de mauvaise surprise avec Andrew Weiner, dont le même éditeur nous avait déjà régalé avec un recueil (Envahisseurs !) ; « La Carte » contredit l'assertion que Van Vogt avait empruntée à Korzybski : la carte n'est pas le territoire. Quand un enquêteur découvre un noyé dans son salon et, à proximité, la carte d'un pays qui n'existe pas, il peut être amené à conclure qu'à défaut d'être le territoire, elle peut y mener, même s'il s'agit d'univers parallèles. Michael Rheyss, avec « Écrire l'humain », fait parler les livres et les met en scène ; Jean-Jacques Girardot, en évoquant « Simon & Lucie, une romance », démontre que même si l'on connaît la chimie de l'amour, celui-ci n'est pas encore réductible à une formule ; pas plus qu'il n'excuse, selon Marie-Pierre Najman, les plus altruistes comportements : par amour pour sa mère, le narrateur d' « Amour flou » aliène sa liberté tout en retirant son libre arbitre à sa mère ; plus noir et violent, Patrick Eris montre combien l'homme, victime d'une trop longue « Isolation » peut devenir barbare et cruel : il n'est pas certain, en cas de fin du monde, qu'il se jette dans les bras de son semblable, sinon pour le détruire. Avec « Quand les dieux mènent boire leurs chevaux » Emmanuel Levilain-Clément clôt l'anthologie comme elle avait commencé, sur une interrogation touchant à l'art. Le fait qu'une dessinatrice de BD en panne d'inspiration soit aidée à son insu par une machine interroge, l'air de rien, ce qui est en œuvre dans l'acte créateur et demande qu'on fasse la part du talent, de la conscience et de l'humanité dans l'élaboration d'une œuvre.

On le voit, le sommaire est copieux et de qualité. Le prochain risque de l'être tout autant avec un dossier consacré à Andrew Weiner, ce qui est une raison supplémentaire pour ne pas manquer celui-ci, où il est déjà présent.

Collection d'automne

Le titre, poétique, rend fidèlement compte de l'ambiance de ces dix-sept nouvelles où Jonathan Carroll, s'il abandonne la forme du roman, n'en ressasse pas moins les mêmes thèmes avec le talent qu'on lui connaît. Il est en effet beaucoup question de la mort dans ces récits, dans une perspective métaphysique englobant le destin de l'individu comme le sens de la vie. C'est davantage l'approche de la mort qui pousse à la réflexion introspective et à la recherche de souvenirs, parfois d'une façon si obsessionnelle que tout devient affaire de détails. Des détails volontiers ironiques : c'est quand cet homme, qui se sait condamné, s'habille du dernier chic, qu'une femme s'éprend réellement de lui, au point qu' « Il n'en croit pas sa chance » ! Et c'est la fillette mourante qui donne à l'adulte handicapé une leçon de vie, en même temps que des conseils dignes d'une voyante prodige (« Copains comme chiens »).

Comme souvent chez Carroll, il est question de Dieu dans ces récits, bien que celui-ci soit très éloigné de la conception classique qu'on peut s'en faire : quand Il perd la mémoire, une dessinatrice qui a le sens du détail est, par ses croquis, la seule personne à empêcher l'univers de s'effacer (« La tristesse du détail »). Une femme de ménage trop zélée ressuscite les fantômes du passé d'un universitaire, qui se considère pourtant honnête homme ; il est d'autant plus forcé de raviver des souvenirs lointains que l'enjeu concerne ici aussi la menace de la disparition de Dieu : trente-six humains, des élus d'une parfaite banalité, Le composent, mais leurs suicides de plus en plus fréquents, empêchant leur remplacement, Le menacent de disparition (« Ménage en grand »). Il est aussi question un peu de l'enfer... puisque celui-ci a un rapport évident avec le temps. Inutile d'imaginer d'atroces souffrances pour persécuter les damnés, étiré sur l'éternité, le plus doux des plaisirs devient un supplice {« Salle Jane Fonda »).

Il y a, à travers les textes fantastiques de Carroll, la quête d'une authenticité poursuivie avec patience et sans concession, la recherche d'une rédemption également, pour laver ses fautes passées. La simple lecture des titres est éloquente : « Apprendre à s'en aller » ; « Signe de vie » ; « La vie de mon crime » ; « L'amour des morts »... La lecture des textes, elle, se savoure lentement, tant la richesse du style permet de l'assimiler à une liqueur forte ou un parfum capiteux.

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