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BIOS

Voici un roman concis, compact et coupant, une œuvre étrangement courte en ces temps de gros pavés bien trapus, mais qui laisse dans la mémoire une trace bien plus importante que sa longueur le laisse supposer.

Il est vrai que l'auteur, Robert Charles Wilson, n'est pas de ceux qui font ce à quoi on s'attend.

Darwinia, que l'on a pu lire dans la collection « Lunes d'encre » il y a un an, commençait comme un roman d'exploration. Il aurait pu n'être que cela, avec toute la panoplie désormais trop connue des longues expéditions en terre étrangère et des descriptions de paysages exotiques... Passionnant quand on a douze ans, barbant quand on a lu ses classiques, du Monde Vert à L'Anneau-monde, en passant par Rama et autres lieux plus ou moins exotiques...

Robert Charles Wilson avait choisi d'éviter cela et de construire son roman sur une série de ruptures, ce qui n'est pas du goût de tous les lecteurs.

Ceux-ci auraient cependant tort de se priver des plaisirs qu'offre cet auteur qui manie aussi bien l'émotion forte que la science dure, et dont le goût du détail et la finesse d'écriture ne sont pas donnés à tous.

Si BIOS laisse comme un goût d'amertume dans la bouche, c'est que nulle part on n'y cède à un quelconque romantisme, que ce soit celui du Futur, de la Science ou de l'Espace.

L'action se déroule au XXIIe siècle. Après une période de troubles et d'instabilité, la Terre a retrouvé calme et prospérité sous la férule des Familles et des Trusts des Travaux. Un système dominé par une élite bureaucratique tatillonne et une hiérarchie sociale pesante et rigide.

Dans ce contexte, le voyage spatial existe, mais il coûte extrêmement cher et n'est pas vu d'un œil favorable par toutes les factions politiques qui se combattent au sein des Trusts.

Le XXIIe siècle de Robert Charles Wilson n'est pas une utopie et les personnages de BIOS, autrement dit, le personnel de la station orbitale Isis, ne sont pas des héros.

En effet, de nos jours, l'explorateur spatial est souvent présenté soit comme un héritier sophistiqué des pionniers de l'ouest Américain — à la Kim Stanley Robinson dans sa trilogie martienne — soit comme un descendant des aventuriers de la littérature populaire — comme le mercenaire de Chasm City d'Alastair Reynolds. Les personnages de BIOS ne sont ni l'un ni l'autre : leur identité dépend entièrement de leur origine socio-économique et géographique, leur liberté de mouvement est toujours limitée, soit par leur conditionnement, soit par le contexte.
La protagoniste principale, Zoé Fisher, a été clonée et génétiquement modifiée pour survivre à la surface de la planète Isis, environnement dont les formes de vies sont si peu compatibles avec celles de la Terre que personne ne peut s'y promener à l'air libre. Même les scaphandres les plus sophistiqués, même les mesures de protections les plus extrêmes échouent à protéger les colons de micro-organismes d'une agressivité inconnue sur Terre. Le directeur de la station, Kenyon Degrandpré, est un haut fonctionnaire entièrement soumis aux Familles : volontairement castré en gage de loyauté et uniquement préoccupé par sa carrière. Les scientifiques qui travaillent à bord de la station orbitale et dans celles qui se trouvent sur la planète sont différents car ils viennent soit de Mars, soit des lointaines colonies Kuiper, indépendantes des Trusts et de leur système social rigide. Mais pour eux, la vie sur Isis se réduit à la vie à l'intérieur de stations que les micro-organismes locaux semblent avoir décidé de détruire.

Quant à Zoé Fisher, elle a été créée pour explorer Isis et son merveilleux — et mortel — biotope. Mais elle va surtout se révéler à elle-même : une jeune fille dont le thymostat, un régulateur sensé lui épargner les troubles d'une psyché soumises à des hormones non régulées, a été saboté. La liberté qu'elle trouve est bien réelle — mais elle est le fruit d'une intervention extérieure. Zoé, qu'elle soit un clone fabriqué par Devices and Personnels ou une jeune femme qui se découvre une nouvelle personnalité, de nouvelles émotions — dont l'amour — n'est pas plus libre, pas plus maître de son destin qu'aucun des autres personnages du livre, qu'ils soient prisonniers du système social terrien, des Trusts, ou tués par la planète qu'ils tentent d'explorer.

Tout cela peut paraître peu engageant, et le serait effectivement si l'auteur n'avait l'immense talent de faire vivre une civilisation à la fois crédible et réaliste — le futur des Familles sonne juste, il pourrait bien être un de ceux qui nous pendent au nez — et des personnages vivants. L'exploration d'Isis et le mystère que cache l'agressivité de la planète à l'égard de l'humanité sont passionnants. Une vieille et excellente idée de S-F est ici revisitée avec maestria. Mais il est évident que pour l'auteur, du moins dans ce livre, le futur de l'intelligence ne réside pas dans les individus — ce qui, pour une conscience occidentale du XXIe siècle, n'est jamais agréable à considérer.

Reste qu'avec BIOS, la collection « Folio SF » nous livre son premier inédit dans le domaine de la fiction. Et pour une première, voici un bien joli morceau de lecture.

La Vérité sur la rue Morgue

Edgar Allan Poe a écrit trois récits situés à Paris au début du XIXe siècle, « Double assassinat dans la rue morgue », « La Lettre volée » et « Le Mystère de Marie Roget », trois enquêtes ou énigmes qui mettent en scène Dupin, une sorte de Sherlock Holmes français. René Reouven a pris le parti de lier ces trois histoires, de les situer précisément d'un point de vue historique et d'en faire une affaire racontée par Aurore Dupin, baronne Dudevant, dite Georges Sand.

Cette Vérité sur la rue Morgue est un délice pour peu que l'on se souvienne parfaitement des trois nouvelles de Poe que l'éditeur Flammarion a eu la très bonne idée de placer en queue d'ouvrage — dans le cas contraire, relisez-les avant de plonger dans l'hommage. Avec une plume parfaite et des dialogues d'une maîtrise insolente, Reouven nous entraîne dans une mécanique d'une rare précision où l'on retrouve l'orang-outan de la rue Morgue, un rasoir qui sera bientôt couvert de sang, une lettre d'une grande importance, une femme morte ligotée et jetée dans un canal. Mais l'auteur des Grandes profondeurs va plus loin, il nous promène dans le Paris interlope du choléra, des voyous et de la vente de l'eau gérée par les « auvergnats ». Il nous entraîne à la rencontre d'un Vidocq qui n'est plus à la Sûreté, nous fait fréquenter Gérard de Nerval et Théophile Gautier, évoque Lamarck, Erasmus Darwin et Buffon. Au total, voici une Vérité sur la rue Morgue qui s'impose rien moins que comme le plus beau livre de Reouven depuis Voyage au centre du mystère (Denoël), où il mettait en scène Jules Verne.

Johan Heliot — qui lui aussi s'est bien amusé avec les personnages de Jules Verne et de Vidocq — a un père spirituel ; il serait amusant que les deux écrivains se rencontrent autour d'un verre d'absinthe pour parler de ces temps merveilleux où l'on « chassait le dragon » dans les fumeries des grandes capitales européennes.

François-Eugène Vicious

Thraxas au royaume de Thurai

Ancien fonctionnaire de la sécurité au palais royal, Thraxas est devenu détective privé depuis qu'il en a été jeté à la porte, et traîne désormais ses dettes et son embonpoint dans les quartiers les plus pouilleux de la ville.

Le boulot ne manque pas : il est le moins cher du genre ! Et dans une ville infestée d'assassins, de voleurs et de dealers de cocaïne (pardon : de dwa), un privé (même sans talent pour la magie) déniche toujours des contrats...
Une noble héritière vient trouver Thraxas, lui demandant de récupérer au domicile d'un ambassadeur étranger les lettres d'amour qu'elle lui a imprudemment écrite. Vu les relations entre le royaume dont dépend la cité de Turai, et l'empire Niojan, puritain et agressif, mieux vaut que ces lettres ne traînent pas. Thraxas accepte l'affaire — d'autant plus volontiers qu'il a de grosses dettes de jeu.

Mais lorsqu'il s'empare du coffre censé contenir les lettres... il n'y découvre qu'un seul parchemin, portant une incantation pour endormir les dragons. Quel rapport avec la princesse ? Pas trop de temps pour les questions : Thraxas butte dans le corps inerte du propriétaire des lieux et se retrouve illico arrêté par la police locale pour meurtre.

Vite relâché, il est ensuite en proie à une tueuse d'une guilde d'assassins, qui lui réclame une étoffe magique très puissante. Rapidement, les clients se bousculent chez Thraxas : les tisseurs elfiques sont également désireux de remettre la main sur leur étoffe...

Inutile de chercher loin les modèles de Martin Scott : il veut faire du Chandler ou Hammett de fantasy, point barre. Tous les clichés du polar « hard boiled » sont donc réunis, y compris les plaisanteries cyniques de rigueur. J'ai bien écrit « clichés », car hélas l'auteur ne semble guère capable d'aller au-delà. Son décor de fantasy s'avère purement cosmétique — on demeure au niveau du bon gros cliché, là encore. Disons que Scott essaye de se situer quelque part entre Howard et Leiber, mais qu'il n'a retenu de ces auteurs qu'une sorte de toile de fond convenue, délavée, terriblement plate. Pas la moindre originalité, rien de neuf — l'auteur ne fait que le minimum d'efforts pour mettre en scène un certain degré de sophistication technique et sociale, juste le nécessaire pour permettre une enquête classique. En fait de Chandler & Hammett, on croirait plutôt se trouver plongé dans un quelconque Mike Hammer... Martin Scott peut toujours rebaptiser la coke en « dwa », les flics en « gardes » et la Mafia en « Guilde » on ne sait trop quoi, seuls seront dupes les plus incultes de ses lecteurs.

D'accord, le roman est correctement structuré, mais son intrigue est tellement banale que le tout n'est franchement pas fascinant. Quant à l'écriture, elle est carrément minable : à force de manque de moyens intellectuels, l'auteur confond économie stylistique avec médiocrité passe-partout. Pas la moindre surprise à attendre dans un tel roman ; qui a toute les chances de vous tomber des mains peu avant la fin tant on se contrefout de savoir comment tout ce triste imbroglio va se résoudre. Si vraiment il fallait publier ce style de mélange polar classique/fantasy, d'autres auteurs américains s'imposaient nettement ! Scott peut remercier son agent français qui a su convaincre un éditeur visiblement en manque d'imagination et sans doute titillé par les « sirènes » d'un prix World Fantasy étrangement obtenu par Thraxas il y a quelques années. Pour notre part nous demeurons, comme David Pringle (le rédac'chef de la revue anglaise Interzone), franchement interloqués quant à ce prix... Quoiqu'il en soit, épargnez donc vos sous et votre temps : il n'y a rien à retenir de ce mince volume, à moins que vous ne soyez un complétiste forcené en matière de littérature de gare...

La Ligue des héros

[Critique commune à Les Mémoires de l'homme-éléphant, Gotham et La Ligue des héros.]

« Xavier Mauméjean, né en 1963, est diplômé en philosophie et en science des religions, il fait partie de l'étrange Club des Mendiants Amateurs de Madrid et a reçu le prix Gérardmer 2000 pour Les Mémoires de l'Homme-éléphant. » La parution de La Ligue des Héros chez Mnémos est l'occasion pour votre revue préférée de revenir sur cet auteur trop discret qui habite Valenciennes avec sa femme et leur fille.

En 1980, David Lynch s'était emparé du personnage historique réel de John Merrick pour son magnifique Elephant Man. Vingt ans plus tard, Xavier Mauméjean transforme cet homme accablé par la maladie et les difformités en enquêteur surdoué. Il nous plonge dans le Londres de 1890 où, du fond de sa chambre d'hôpital, entre deux examens et un gala de bienfaisance victorienne, Joseph Carey Merrick mène des enquêtes policières avec l'aide de quelques amis ou membres du personnel soignant. Le résultat est époustouflant (à l'exception de la deuxième enquête centrée sur la haute-finance, la plus faible des quatre). C'est avec émerveillement et effroi que l'on pénètre l'esprit de Merrick à la poursuite des assassins londoniens, c'est avec ce même émerveillement mêlé d'effroi que l'on contemple sa chair torturée et exposée, la foire des petites gens est devenue celle des riches. Tout au long de ce roman, l'écriture de Mauméjean s'impose, inventive, somptueuse de bout en bout, sans être le moins du monde ampoulée. L'érudition est au rendez-vous, tapie sous chaque mot, omniprésente mais en rien pesante.

Après les démences de Londres, l'auteur nous emmène à New York, surnommée Gotham, pour une visite de la Grande Babylone avant la chute de ses tours. On y suit tout d'abord la mort du publicitaire Rudy Bernstein — il s'est fait exploser la tête entre les mâchoires d'un étau ; la métaphore évoque Leviathan de Hobbes, l'état qui broie/dévore les individus... Mais ce n'est pas Bernstein qui intéresse Mauméjean ; ce dernier concentrant son récit sur un autre publicitaire, Jonathan Pike, un tueur, comme l'on dit dans la profession, un requin de la publicité qui n'a peur ni des eaux limpides ni des eaux troubles. Quoique... Profitant de l'absence de sa petite famille pour le week-end, Jonathan s'est mis en tête (alors que d'autres se la font exploser) de refaire sa salle de bain. Sur fond de réélections à haut risque et de campagne publicitaire pour un sent-bon de luxe, Samarkand, un combat à mort se prépare. Il va opposer Una Sander, l'ethno-psychiatre de l'agence publicitaire, à Jonathan Pike, le papa bricole plein aux as qui plonge peu à peu dans la psychopathie et a transformé son loft de cinq cents mètres carrés en jungle birmane. Inconsciemment, vingt-cinq ans après la chute de Saigon, l'Amérique replonge dans sa plaie préférée, la guerre du Viêt-Nam.

Gotham est un projet littéraire d'une limpidité désarmante ; avec ce roman, Xavier Mauméjean a voulu écrire l'American Psycho des années 2000. Belle ambition, mais là où Bret Easton Ellis était gonflant en permanence (vingt pages sur les gommages pour peaux sensibles ou les cartes de visite ivoire, c'est dix-neuf de trop à chaque fois), Mauméjean se contente de construire son bouquin n'importe comment et ne réussit véritablement que les cent dernières pages, celles où, dans l'épure, s'affrontent physiquement et psychologiquement Una et Jonathan. Face à ce roman raté mais passionnant par intermittence (ah, la réparation de la salle de bain aux conséquences cataclysmiques !) le chroniqueur ne peut que vous inviter à lire les deux Leviathan, celui de Hobbes et celui, remarquable, de Paul Auster.

Pour son troisième roman, La Ligue des héros, Xavier Mauméjean nous renvoie à Londres faire une ballade psychédélique en compagnie de Lord Kraven et des autres membres de sa ligue héroïque, tantôt en guerre contre Peter Pan et les Fées, tantôt en guerre contre les troupes du Kaiser. Voilà un hommage jubilatoire à Alan Moore et Jerry Cornélius qui rappelle le cycle de Kim Newman entamé avec Anno Dracula ; à ceci près que là où Newman se contentait d'utiliser d'innombrables personnages historiques pour tenter de masquer la vacuité de son propos, Mauméjean nous invite, lui, à un feu d'artifices d'idées, de réflexions et d'images. La Ligue des héros est une uchronie riche, exigeante, magnifiquement écrite, du niveau de La Cité entre les mondes de Francis Valéry (Denoël) ; elle aurait probablement gagné à être moins bordélique, mais la fin explique ce fouillis permanent qui, à défaut d'être légitime, n'est pas franchement gênant.

Avec ces trois romans, Xavier Mauméjean nous emmène, de Londres à New York, à la rencontre des mythes victoriens et des ogres des temps modernes : les publicitaires. L'écriture est parfaite, les constructions romanesques ne le sont pas encore, néanmoins une telle ambition doit être récompensée. Vous savez donc, chers lecteurs, ce qu'il vous reste à faire...

Gotham

[Critique commune à Les Mémoires de l'homme-éléphant, Gotham et La Ligue des héros.]

« Xavier Mauméjean, né en 1963, est diplômé en philosophie et en science des religions, il fait partie de l'étrange Club des Mendiants Amateurs de Madrid et a reçu le prix Gérardmer 2000 pour Les Mémoires de l'Homme-éléphant. » La parution de La Ligue des Héros chez Mnémos est l'occasion pour votre revue préférée de revenir sur cet auteur trop discret qui habite Valenciennes avec sa femme et leur fille.

En 1980, David Lynch s'était emparé du personnage historique réel de John Merrick pour son magnifique Elephant Man. Vingt ans plus tard, Xavier Mauméjean transforme cet homme accablé par la maladie et les difformités en enquêteur surdoué. Il nous plonge dans le Londres de 1890 où, du fond de sa chambre d'hôpital, entre deux examens et un gala de bienfaisance victorienne, Joseph Carey Merrick mène des enquêtes policières avec l'aide de quelques amis ou membres du personnel soignant. Le résultat est époustouflant (à l'exception de la deuxième enquête centrée sur la haute-finance, la plus faible des quatre). C'est avec émerveillement et effroi que l'on pénètre l'esprit de Merrick à la poursuite des assassins londoniens, c'est avec ce même émerveillement mêlé d'effroi que l'on contemple sa chair torturée et exposée, la foire des petites gens est devenue celle des riches. Tout au long de ce roman, l'écriture de Mauméjean s'impose, inventive, somptueuse de bout en bout, sans être le moins du monde ampoulée. L'érudition est au rendez-vous, tapie sous chaque mot, omniprésente mais en rien pesante.

Après les démences de Londres, l'auteur nous emmène à New York, surnommée Gotham, pour une visite de la Grande Babylone avant la chute de ses tours. On y suit tout d'abord la mort du publicitaire Rudy Bernstein — il s'est fait exploser la tête entre les mâchoires d'un étau ; la métaphore évoque Leviathan de Hobbes, l'état qui broie/dévore les individus... Mais ce n'est pas Bernstein qui intéresse Mauméjean ; ce dernier concentrant son récit sur un autre publicitaire, Jonathan Pike, un tueur, comme l'on dit dans la profession, un requin de la publicité qui n'a peur ni des eaux limpides ni des eaux troubles. Quoique... Profitant de l'absence de sa petite famille pour le week-end, Jonathan s'est mis en tête (alors que d'autres se la font exploser) de refaire sa salle de bain. Sur fond de réélections à haut risque et de campagne publicitaire pour un sent-bon de luxe, Samarkand, un combat à mort se prépare. Il va opposer Una Sander, l'ethno-psychiatre de l'agence publicitaire, à Jonathan Pike, le papa bricole plein aux as qui plonge peu à peu dans la psychopathie et a transformé son loft de cinq cents mètres carrés en jungle birmane. Inconsciemment, vingt-cinq ans après la chute de Saigon, l'Amérique replonge dans sa plaie préférée, la guerre du Viêt-Nam.

Gotham est un projet littéraire d'une limpidité désarmante ; avec ce roman, Xavier Mauméjean a voulu écrire l'American Psycho des années 2000. Belle ambition, mais là où Bret Easton Ellis était gonflant en permanence (vingt pages sur les gommages pour peaux sensibles ou les cartes de visite ivoire, c'est dix-neuf de trop à chaque fois), Mauméjean se contente de construire son bouquin n'importe comment et ne réussit véritablement que les cent dernières pages, celles où, dans l'épure, s'affrontent physiquement et psychologiquement Una et Jonathan. Face à ce roman raté mais passionnant par intermittence (ah, la réparation de la salle de bain aux conséquences cataclysmiques !) le chroniqueur ne peut que vous inviter à lire les deux Leviathan, celui de Hobbes et celui, remarquable, de Paul Auster.

Pour son troisième roman, La Ligue des héros, Xavier Mauméjean nous renvoie à Londres faire une ballade psychédélique en compagnie de Lord Kraven et des autres membres de sa ligue héroïque, tantôt en guerre contre Peter Pan et les Fées, tantôt en guerre contre les troupes du Kaiser. Voilà un hommage jubilatoire à Alan Moore et Jerry Cornélius qui rappelle le cycle de Kim Newman entamé avec Anno Dracula ; à ceci près que là où Newman se contentait d'utiliser d'innombrables personnages historiques pour tenter de masquer la vacuité de son propos, Mauméjean nous invite, lui, à un feu d'artifices d'idées, de réflexions et d'images. La Ligue des héros est une uchronie riche, exigeante, magnifiquement écrite, du niveau de La Cité entre les mondes de Francis Valéry (Denoël) ; elle aurait probablement gagné à être moins bordélique, mais la fin explique ce fouillis permanent qui, à défaut d'être légitime, n'est pas franchement gênant.

Avec ces trois romans, Xavier Mauméjean nous emmène, de Londres à New York, à la rencontre des mythes victoriens et des ogres des temps modernes : les publicitaires. L'écriture est parfaite, les constructions romanesques ne le sont pas encore, néanmoins une telle ambition doit être récompensée. Vous savez donc, chers lecteurs, ce qu'il vous reste à faire...

Les Mémoires de l'homme-éléphant

[Critique commune à Les Mémoires de l'homme-éléphant, Gotham et La Ligue des héros.]

« Xavier Mauméjean, né en 1963, est diplômé en philosophie et en science des religions, il fait partie de l'étrange Club des Mendiants Amateurs de Madrid et a reçu le prix Gérardmer 2000 pour Les Mémoires de l'Homme-éléphant. » La parution de La Ligue des Héros chez Mnémos est l'occasion pour votre revue préférée de revenir sur cet auteur trop discret qui habite Valenciennes avec sa femme et leur fille.

En 1980, David Lynch s'était emparé du personnage historique réel de John Merrick pour son magnifique Elephant Man. Vingt ans plus tard, Xavier Mauméjean transforme cet homme accablé par la maladie et les difformités en enquêteur surdoué. Il nous plonge dans le Londres de 1890 où, du fond de sa chambre d'hôpital, entre deux examens et un gala de bienfaisance victorienne, Joseph Carey Merrick mène des enquêtes policières avec l'aide de quelques amis ou membres du personnel soignant. Le résultat est époustouflant (à l'exception de la deuxième enquête centrée sur la haute-finance, la plus faible des quatre). C'est avec émerveillement et effroi que l'on pénètre l'esprit de Merrick à la poursuite des assassins londoniens, c'est avec ce même émerveillement mêlé d'effroi que l'on contemple sa chair torturée et exposée, la foire des petites gens est devenue celle des riches. Tout au long de ce roman, l'écriture de Mauméjean s'impose, inventive, somptueuse de bout en bout, sans être le moins du monde ampoulée. L'érudition est au rendez-vous, tapie sous chaque mot, omniprésente mais en rien pesante.

Après les démences de Londres, l'auteur nous emmène à New York, surnommée Gotham, pour une visite de la Grande Babylone avant la chute de ses tours. On y suit tout d'abord la mort du publicitaire Rudy Bernstein — il s'est fait exploser la tête entre les mâchoires d'un étau ; la métaphore évoque Leviathan de Hobbes, l'état qui broie/dévore les individus... Mais ce n'est pas Bernstein qui intéresse Mauméjean ; ce dernier concentrant son récit sur un autre publicitaire, Jonathan Pike, un tueur, comme l'on dit dans la profession, un requin de la publicité qui n'a peur ni des eaux limpides ni des eaux troubles. Quoique... Profitant de l'absence de sa petite famille pour le week-end, Jonathan s'est mis en tête (alors que d'autres se la font exploser) de refaire sa salle de bain. Sur fond de réélections à haut risque et de campagne publicitaire pour un sent-bon de luxe, Samarkand, un combat à mort se prépare. Il va opposer Una Sander, l'ethno-psychiatre de l'agence publicitaire, à Jonathan Pike, le papa bricole plein aux as qui plonge peu à peu dans la psychopathie et a transformé son loft de cinq cents mètres carrés en jungle birmane. Inconsciemment, vingt-cinq ans après la chute de Saigon, l'Amérique replonge dans sa plaie préférée, la guerre du Viêt-Nam.

Gotham est un projet littéraire d'une limpidité désarmante ; avec ce roman, Xavier Mauméjean a voulu écrire l'American Psycho des années 2000. Belle ambition, mais là où Bret Easton Ellis était gonflant en permanence (vingt pages sur les gommages pour peaux sensibles ou les cartes de visite ivoire, c'est dix-neuf de trop à chaque fois), Mauméjean se contente de construire son bouquin n'importe comment et ne réussit véritablement que les cent dernières pages, celles où, dans l'épure, s'affrontent physiquement et psychologiquement Una et Jonathan. Face à ce roman raté mais passionnant par intermittence (ah, la réparation de la salle de bain aux conséquences cataclysmiques !) le chroniqueur ne peut que vous inviter à lire les deux Leviathan, celui de Hobbes et celui, remarquable, de Paul Auster.

Pour son troisième roman, La Ligue des héros, Xavier Mauméjean nous renvoie à Londres faire une ballade psychédélique en compagnie de Lord Kraven et des autres membres de sa ligue héroïque, tantôt en guerre contre Peter Pan et les Fées, tantôt en guerre contre les troupes du Kaiser. Voilà un hommage jubilatoire à Alan Moore et Jerry Cornélius qui rappelle le cycle de Kim Newman entamé avec Anno Dracula ; à ceci près que là où Newman se contentait d'utiliser d'innombrables personnages historiques pour tenter de masquer la vacuité de son propos, Mauméjean nous invite, lui, à un feu d'artifices d'idées, de réflexions et d'images. La Ligue des héros est une uchronie riche, exigeante, magnifiquement écrite, du niveau de La Cité entre les mondes de Francis Valéry (Denoël) ; elle aurait probablement gagné à être moins bordélique, mais la fin explique ce fouillis permanent qui, à défaut d'être légitime, n'est pas franchement gênant.

Avec ces trois romans, Xavier Mauméjean nous emmène, de Londres à New York, à la rencontre des mythes victoriens et des ogres des temps modernes : les publicitaires. L'écriture est parfaite, les constructions romanesques ne le sont pas encore, néanmoins une telle ambition doit être récompensée. Vous savez donc, chers lecteurs, ce qu'il vous reste à faire...

L'Invitée de Dracula

Vous connaissiez l'anthologie Vampires — Dracula et les siens, chez Omnibus ? Oui ? Elle était complète, selon vous, n'est-ce pas ? Hé bien elle ne l'est plus. Il va désormais falloir la livrer avec un addendum de quelques centaines de pages : le roman de Françoise Sylvie Pauly. L'Invitée de Dracula est en effet à ranger dans la catégorie des nombreuses suites du roman de Bram Stoker. On dira même que c'en est une excellente continuation, qui en restitue à la fois le style et l'esprit. Les allusions y sont plus que nombreuses, jusque dans l'ordre de succession des correspondances échangées par les protagonistes et l'organisation de celles-ci dans les chapitres. Ainsi, le chapitre 7 des deux romans respectifs, par exemple, qui s'ouvrent l'un et l'autre sur une « coupure du Dailygraph collée dans le journal de Mina Harker ». De même, de toute évidence, les deux épilogues sont faits pour être lus en parallèle. On n’échappe pas à quelques clins d'œil, comme celui du passage rapide, au premier chapitre, d' « Abraham Stoker, chroniqueur théâtral à la plume fort bien aiguisée ». L'autrice s'est également inspirée, dans les dernières scènes, de la nouvelle de Stoker « L'Invité de Dracula », et a emprunté son personnage de Karmilla au célèbre texte de Sheridan Le Fanu. Autant de sources qu'on ne pourra pas reprocher à Pauly de ne pas reconnaître : à la fin du roman, elle nous donne elle-même la bibliographie dans laquelle elle a puisé.

L'histoire est simple : le petit Quincey a grandi, Lord Godalming s'est marié et tout va pour le mieux... Jusqu'à ce que se produisent deux étranges événements. Le professeur Van Helsing informe en effet Jonathan Harker qu'un tableau représentant Vlad Tapes, alias Dracula, a été retrouvé dans un cimetière près de Munich. Le vieux savant veut évidemment en savoir plus... Dans le même temps, à l'occasion de la nouvelle escapade de son mari dans les Carpates, Mina rend visite à Lady Godalming. Elle y rencontre une jeune femme, mystérieuse et fascinante, nommée Karmilla. Et c'est alors que tout recommence, remettant en question le quadruple meurtre libérateur de la fin de Dracula.

L'intérêt, pour qui n'est pas un spécialiste des vampires, c'est la richesse des passages historiques, qui remettent de l'ordre dans la succession des événements de la vie de Dracula et jettent la lumière sur des choses que Stoker avait laissées dans l'ombre. On remarquera en particulier le très attachant récit de la vie de l'épouse du Comte Dracul, marquée au sceau du malheur. De même, le personnage du frère de Dracula, Mircéa, prend corps de manière sensible et contribue à éclairer la personnalité de l'Empaleur. En fait, on peut dire que les personnages du roman acquièrent une consistance romanesque qui était, chez Stoker, réservée aux « vivants ». Les non-morts ont ici droit à un passé, un vécu réel... Ensuite, libre à vous d'apprécier ou non ce qui peut passer pour une forme de « désacralisation » du mythe et du mystère...

Reconnaissons enfin à l'écriture de Pauly une vraie limpidité ainsi qu'un style « à la Stoker » fort bien manié, d'où une lecture agréable. Une médaille qui a néanmoins son revers : le style stokérien tellement respecté confère au texte un certain manque d'originalité. Car s'il est vrai que, lorsqu'on entre dans le filon vampirique, il y a beaucoup de passages obligés et, sans aller jusqu'à imaginer, comme Spinrad dans Vamps, que Dracula puisse un jour devenir accro à l'héroïne, le lecteur est en droit d'espérer un juste milieu. Voilà de toute évidence un roman qui séduira les amateurs de fantastique ultra classique et ceux que les avatars de Dracula passionnent. Reste que, pour qui s'attend à quelque chose de novateur, spécialement s'il a des vues S-F, inutile d'y songer.

La Forêt des Mythagos

Il existe peu de livres-univers, que ce soit dans la S-F ou dans la fantasy ; je parle de véritables livres-univers, où vous n'êtes pas seulement dans un environnement pseudo-parallèle, mais dans un monde absolument autre. Le Dune de Frank Herbert, les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, ou encore, bien sûr, Le Seigneur des Anneaux de Tolkien... L'œuvre de Holdstock, La Forêt des Mythagos, fait partie de ceux-là. Comment rendre compte de la fascination qu'exerce sur le lecteur la forêt de Ryhope, génitrice de « mythagos », c'est-à-dire d'images mythiques, qui prennent forme et vie à partir des rêves des êtres humains et viennent bouleverser l'existence de certains d'entre eux ? L'ensemble ne se résume tout simplement pas.

Si l'on veut donner une idée de la matrice du récit — presque comme on donnerait la « trame du mythe » dans une étude anthropologique — , disons que, au départ, un savant du nom de Georges Huxley vit à Oak Lodge, un vieille demeure située sur le domaine des Ryhope, en bordure de la petite forêt qui couvre une partie du Herefordshire. Des phénomènes très étranges semblent s'y produire : un petit bateau, lancé par ses enfants sur le ruisseau qui la traverse, met plus de six mois à réapparaître, et ressort pourtant de là aussi neuf que lors de son lancement. Des créatures diverses rôdent en lisière, alors que d'autres vivent aux limites de votre champ de vision lorsque vous y entrez. Par ailleurs, on ne peut pas toujours pénétrer à l'intérieur de cette forêt : il existe des portes, qui ne sont pas toujours ouvertes. Il faut suivre la trace d'un mythago pour les franchir et, une fois franchies, le temps rejoint celui du « passé mythique », totalement en dehors de celui qui régit le monde des humains. Fasciné par une femme, Guiwenneth, Huxley fait de nouveau appel à son collègue Wynne-Jones pour repartir à l'étude de ce mystère. Il s'enfonce de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps au sein de la forêt, entraînant dans son destin toute sa famille : son épouse, qui vit mal cette « infidélité », mais aussi ses enfants, trop souvent oubliés, qui subiront d'ailleurs tous les deux la même attraction pour les mythagos. Au fil des cinq romans qui constituent le cycle, on saute de génération en génération, parfois vers d'autres familles, mais sans jamais perdre le lien avec l'histoire-source : l'histoire de ce qui a précédé est devenu un mythe en elle-même, qui donne naissance à ses propre mythagos. Ainsi, Tallis, l'héroïne de Lavondyss, que la forêt appelle dès son plus jeune âge, maîtresse des « masques » qui permettent de l'apprivoiser, retrouve-t-elle Wynne-Jones dans son voyage. La Femme des neiges, roman très bref au cœur du cycle, revient à Huxley et ses fils, mais en amont du premier roman, et remet ainsi en question tout ce qui s'est passé dans La Forêt des mythagos. Le même effet est obtenu dans le dernier volet, La Porte d'ivoire, qui reprend une part des événements du premier récit, mais saisi par un autre point de vue. Par deux fois, l'auteur nous invite ainsi à recommencer notre lecture au début, pour comprendre vraiment ce qui s'est passé, si tant est qu'on puisse imaginer, d'ailleurs, qu'il existe un seule version « véritable et pure » de l'histoire de la forêt. Seul Le Passe-broussaille, roman articulé autour du mythe de Gauvain, qui réintroduit le père de Tallis dans l'histoire de Richard et de son fils Alex, semble s'écarter un peu trop de la ligne maîtresse du cycle. Il est « à part », une sorte de quête du Graal pour un petit groupe de personnages, passionnante en soi, mais qu'on sent assez artificiellement rattaché à l'ensemble — une manière de réinterprétation du mythe originel par une peuplade colonisée, si vous voulez, pour ne pas sortir du domaine anthropologique.

Les éléments du mythe de la forêt se croisent donc au fil des pages, soutenus par des références précises aux mythes celtiques. Évidemment, pour un lecteur français, certaines allusions sont légèrement obscures, voire abstraites, ce qui rend la lecture quelque peu difficile. Cependant, malgré certaines longueurs — du genre de celles qu'on peut reprocher à Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux — on se laisse entraîner avec les personnages au cœur de la forêt grâce à la puissance évocatrice des descriptions de Holdstock. Et la fin ? Eh bien, tout recommence, ou plutôt tout est là pour être recommencé, comme n'importe quel matériau mythique, disponible pour l'imagination. La Forêt des mythagos est un livre comme un « compagnon », une excursion permanente dans une forêt qui se lit à plusieurs niveaux. Un livre qu'on verrait parfaitement dit à la veillée, raconté à haute voix par un chaman autour du feu rituel.

La présentation qu'a choisie Denoël est parfaitement adaptée à cette image : deux épais volumes, en grand format, où l'on a l'impression d'entrer comme dans un grimoire, et qui semblent aussi long que l'histoire des mythes eux-mêmes. Le premier volume reprend La Forêt des mythagos et Lavondyss et traduit La Femme des neiges. Le second recueille Le Passe-broussaille et ajoute La Porte d'ivoire. En outre, les couvertures de Julien Delval fonctionnent parfaitement et participent à cette invite à l'étrange, au merveilleux, que sont ces deux forts volumes.

Un petit reproche pourtant : dans une intégrale, qui se donne même le souci d'une bibliographie exhaustive en fin d'ouvrage, on aurait pu attendre une préface, même rapide, en tête des romans, voire une postface, enfin quelque chose pour nous parler de l'inspiration d'Holdstock, de ses sources. Parce que, tout de même, un esprit aussi créatif, c'est quelque chose qui fascine...

Quoiqu'il en soit, voici une intégrale à ne pas rater, deux volumes qui rendent hommage à une œuvre majeure qui trouve ici l'espace qui lui faisait défaut. Une initiative éditoriale à saluer et des bouquins à dévorer : que du bonheur, quoi !

La Face perdue de la lune

Un peu plus de 300 pages menées à 300 km/h, voilà comment résumer ce roman. Aucun doute possible : le savoir-faire de scénariste, tant pour la bande dessinée que pour la télévision, de Benjamin Legrand, se fait nettement sentir à travers cette troisième incursion de l'auteur dans le domaine romanesque.

La Lune est devenue, depuis qu'une forme de « Renaissance » sociale et politique sous l'égide de la religion est née sur Terre, un satellite-poubelle où se trouvent rassemblées sous haute surveillance toutes les armes jamais inventées par l'homme. Armes chimiques, nucléaires, bactériologiques... rien n'y manque. Ces armes sont récupérées sur Terre par les « Diggers », puis convoyées, stockées et surveillées par le corps d'élite de ces éboueurs de l'espace, les « Dumpmen ». Teren vient d'obtenir son entrée dans ce corps prestigieux. Juste au moment où quelque chose se détraque dans une des cavernes de la zone Trixie 3 et, coïncidence, alors que deux prêtres-enquêteurs de la N.E.E, sorte de puissance politico-religieuse qui règne sur l'ensemble de la Terre, arrivent sur la Lune accompagnés d'une jeune médium afin d'éclaircir une affaire de trahison potentielle en haut lieu lunaire. Et c'est alors qu'une chose noire sort de ladite caverne de Trixie 3 et sème la pagaille la plus totale parmi les intelligences artificielles et biologiques dans un seul but : détruire, selon la philosophie qui avait présidé à la construction de toutes les armes ici stockées.

Dans une course folle, digne des meilleurs films-catastrophe, les humains, coupés de tout contact avec la planète Terre, luttent contre une « chose », une « présence », simple ombre noire qui plane, image vivante de la Grande Faucheuse, la Mort, le Léviathan, l'Apocalypse, l'Holocauste final de l'Humanité. Au fil du récit se dévoilent les ambitions dictatoriales d'un des membres du triumvirat terrien, au nom transparent de Floda Reltih, clone d'un allemand mort il y a bien longtemps, et qui envisage un règne de mille ans... Naît aussi un très belle relation amoureuse entre la jeune médium et l'entité maléfique, qui, ayant d'abord le pouvoir de prendre possession des humains, se laisse tenter par les avantages de leur conditions, en particulier lorsque le problème de l'amour est en jeu. Et le tour de force, c'est que tout cela se fait sans que de longues tartines sentimentales viennent entraver la marche forcée vers le dénouement. Jusqu'à une fin du texte qui, loin de verser dans le « happy end », laisse au lecteur de quoi réfléchir...

On sent dans ce texte le souffle du space op' un peu à l'ancienne, sans que cela soit le moins du monde péjoratif. Legrand ne se perd pas dans les considérations métaphysiques qui émaillent un roman comme Mars blanche de Brian Aldiss, alors que, si l'on y regarde de près, la situation initiale est la même : une planète (ou un satellite) qui devient dépotoir et se trouve subitement coupé de la Terre. Là où Aldiss en fait une défense de l'Utopie, de la préservation d'un monde, Legrand choisit la voie de l'action pure et dure. Évidemment, la portée philosophique est bien différente, mais c'est, il faut le reconnaître, nettement plus lisible. Par ailleurs, l'insistance répétée sur la « défonce » perpétuelle des Dumpmen et leur langage particulier, extrêmement grossier, apporte, discrètement mais sensiblement, au lecteur un moyen de réfléchir à ce que peut susciter l'isolement d'un ensemble d'humains sur une planète, d'ailleurs de façon plus lucide que dans le roman d'Aldiss. Il convient par ailleurs de préciser que Legrand parvient à expliquer un monde, son passé et son avenir, dans une action qui se déroule en approximativement deux ou trois jours. Et si on tient compte du fait que les protagonistes ne dorment pas pendant cette période, on se rapproche ici d'une des règles de la Tragédie : une seule journée pour l'action. L'unité de lieu, elle aussi, est maintenue : seule la Lune compte. Même chose pour l'unité d'action : une seule lutte, contre une entité noire qui ressemble fort au destin antique. On frôle la tragédie moderne, en quelque sorte, constat qu'on ne peut faire de n'importe quel ouvrage venu — suivez mon regard...

En bref, voici une œuvre attachante et forte qui se lit avec plaisir — pour peu qu'on ne s'offusque pas en matière d'insanités. Legrand apporte, sous couvert de littérature populaire, autant de réflexions sur le monde contemporain que beaucoup d'autres auteurs actuels réputés « intellos ». Et s'il choisit la voie du roman d'aventures S-F, on ne peut que s'en féliciter, tant pour nous, lecteurs, que pour le genre en lui-même.

La Danse des six lunes

Tentons d'être clair — et ce n'est pas gagné d'avance... Bon, allons-y : sur Newholme, une planète régie par un pouvoir religieux ultra-matriarcal, les séismes prennent depuis quelques temps une ampleur inquiétante. L'Inquisitrice, androïde dotée de conscience qui s'assure que les édits de Haraldson — visant à l'égalité des droits de toutes les races — sont respectés sur tous les mondes habités, a vent d'un problème social sur ce monde et y débarque par surprise, accompagnée de deux personnages danseurs recrutés dans la Maison de l'Histoire — organisme qui veille à la conservation des souvenirs de la Terre originelle. Son enquête commence, croisant le chemin d'un apprenti-Chevalier — sorte de gigolo que les femmes de Newholme peuvent s'offrir après dix ans de mariage pour peu qu'elles en aient les moyens. Avec lui, un travesti marin. La conjonction des six lunes approche, avec le risque qu'un monstre mythique, en couvaison sur Newholme, laisse éclore son œuf. Pourquoi est-il là ? Parce que l'entité qui gérait ce monde avant la colonisation a trop bon cœur et l'a recueilli sans penser que l'énergie générée par son accouchement détruirait la planète. Donc, tous les siècles, il convient de calmer le monstre afin de l'empêcher d'entendre ses enfants réclamer le droit de sortir de l'œuf. Normalement, il faut pour cela une danse rituelle. D'où un problème : il y a sur la planète une race que les colons appellent les Invisibles, et qui servent à tous les bas travaux sans avoir le droit de danser, alors que ce sont eux les danseurs sacrés. Sans parler des chorégraphes, qui ont été pourchassés, exterminés pour leur fourrure... Ajoutez à cela une première vague de colons, dont on ne sait pas ce qu'elle est devenue, et le fait que s'il avait pu être prouvé, avant la première colonisation, que la planète était déjà habitée par une forme de vie intelligente, ladite colonisation n'aurait pas pu avoir lieu. Et que, par conséquent, les colons actuels seraient passibles de la peine maximale : l'extermination. Mais pas de panique : Bofusdiaga, l'entité maîtresse du monde, a tout prévu depuis le départ, gérant la naissance et l'hybridation du héros Mouche avec l'un des Invisibles, pour que la planète puisse être sauvée...

Vous avez mal au crâne ? Franchement, moi aussi.

L'imagination de Tepper est débordante, il faut le reconnaître. Mais La Danse des six lunes est une œuvre longue, très longue, trop longue, dont on a du mal à gérer le foisonnement. Le début est extraordinairement prometteur : beaucoup de fils de vies sont commencés, et on se demande comment ils vont finir par se réunir pour tisser un ensemble. Le récit des existences des personnages leur donne une réelle profondeur romanesque, particulièrement attachante. On regrette même que certains soient un peu « bâclés », en raison il est vrai du nombre de personnages qui interviennent et de la longueur, déjà considérable, de l'ouvrage. Mais l'auteur ne reste pas dans la simple psychologie à la Flaubert : le roman est riche en péripéties dignes des Mystères de Paris, auxquelles ne manque même pas l'incarnation du vice, Mrs Mantelby, sorte de partisane sadienne dans ce monde E.T..
Seulement voilà, alors qu'on se dit qu'on tient là un texte qui nous rappelle avec délices les premiers moments de l'Hypérion de Simmons, on est tout à coup très déçu. Mais alors très, très, déçu. On tombe dans la banalité, le commun, pour ne pas dire la niaiserie. D'abord, la fantasy prend largement le dessus sur la S-F, avec un penchant un peu trop prononcé pour l'esthétisme des scènes. Quant au dernier chapitre, alors là, franchement, mieux vaut encore le sauter, excepté pour ceux qui apprécient le roman de gare à la Cartland. C'est à en pleurer — pas de rire, malheureusement... Et puis il convient de faire un sort au personnage de l'Inquisitrice, mélange de R. Daneel Olivaw et de l'Inspecteur Gadget confinant au grotesque. D'autant qu'elle est peu crédible sur le plan scientifique, et que l'auteur s'en contrefiche totalement. Vous situez Destination : Vide de Frank Herbert, et tout le « Programme Conscience » ? Eh bien, ici, l'ensemble est traité en à peu près dix pages. Les scientifiques ont trouvé le moyen de créer une conscience mécanique capable d'être un juge universel et parfaitement juste. Point, à la ligne. Toujours au rayon des reproches : on soulignera l'extrême récurrence des problèmes d'identité sexuelle : ça confine à l'obsession et soutient la quasi-totalité de l'intrigue. Quant aux révélations successives qui émaillent l'enquête de l'Inquisitrice, elles sont toutes fondées sur le même thème : préserver un système matriarcal et éviter l'extinction de la colonie par le Conseil des Mondes. Difficile, par conséquent, d'être juste avec cette œuvre lancée sur les rails de quelques chefs-d'œuvre pour finalement s'échouer sur les rivages de l'exaspération. On sent bien, avec la maîtrise dont Tepper fait montre au départ, que la fin aurait pu se révéler tout autre... sentiment qui fait un peu plus que gâcher le plaisir de lecture. Au final, Tepper crée un univers d'une belle originalité mais saborde sa création avec un dernier tiers de livre inepte et ridicule. Dommage.

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