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Tupinlândia

Saviez-vous que le Brésil a eu, lui aussi, un parc d’attraction égal au Dysneyland américain ? Tupinilândia : un gigantesque complexe niché au fin fond de la forêt amazonienne, un lieu de loisir pensé et conçu sur le modèle de son voisin, mais en mieux, bien sûr, et surtout totalement brésilien – les personnages fétiches, les boissons, le matériel. Tout, ou presque, est brésilien. C’est là une ode à la gloire d’un pays, voulue par un homme, le riche et puissant João Amadeus Flynguer. Fils d’un entrepreneur, il a la chance, à dix-huit ans, de rencontrer le grand Walt Disney et son équipe. D’où l’idée du parc – fondé en 1984. Mais lors de la visite préouverture, les choses dégénèrent : une troupe d’hommes armés, déguisés en journalistes, prend possession des lieux, semant le chaos dans cet univers idéalisé.

Tupinilândia pourrait être une dystopie grinçante. D’ailleurs, Orwell est cité plusieurs fois (y compris sur le bandeau de couverture), mais il n’est finalement présent dans ces pages qu’en filigrane. Certes, la société brésilienne décrite, par moments, y ressemble, avec cette dictature surveillant tout et tout le monde. Certes, la société créée dans Tupinilândia peut y faire penser, avec ses règles ubuesques, son langage formaté. Mais tout cela est un arrière-plan. Davantage un décor qu’un élément essentiel. On est plus près du roman d’action, lorgnant vers les films à grand spectacle. D’ailleurs, l’esprit de Michael Crichton et de Steven Spielberg font de rapides apparition à travers les clins d’œil légers à Jurassic Park : quelques dinosaures animés tiennent un petit rôle.

L’ambiance, légère malgré le propos grinçant, est soutenue par des personnages en décalage avec la réalité, à des degrés divers. Simple difficulté à accepter l’âge adulte et le vieillissement pour Artur, le professeur d’archéologie attiré par le mythe de Tupinilândia, rappel de sa jeunesse passée (comme les héros des romans de Fabrice Caro, pleins d’autodérision et d’une certaine mélancolie pour un temps qui s’écoule sans qu’ils s’en aperçoivent vraiment). Volonté de revivre un âge d’or, pour d’autres, nostalgiques d’une dictature plus forte, plus affirmée.

Le ton est volontiers au burlesque. Les scènes de violence sont émaillées de traits d’humour tarantinesque, à base de coups de feu involontaires. Les méchants de l’histoire, sombres abrutis appartenant à un parti nationaliste brésilien, font penser aux nazis des livres et films de série B, légèrement caricaturaux, mais merveilleusement détestables. Dans les scènes d’action, il est difficile de vraiment s’inquiéter pour les personnages tant l’auteur ne semble pas prendre réellement au sérieux cette dimension. Il est là pour distraire son lecteur, pas pour l’effrayer. Et cela fonctionne au mieux.

« Petit » pavé de cinq cents pages, Tupinilândia est un roman érudit où l’on apprend énormément sur le Brésil et son histoire, et où l’auteur se fait un immense plaisir à dézinguer les tenants d’une certaine façon de penser, pleine d’uniformes et d’interdits, encore bien présente dans son pays. Mais c’est avant tout un roman qu’on lit avec délectation et jubilation. Quand bien même, au début, on se demande où nous entraîne l’auteur, on est vite pris dans le tourbillon. Et on se surprend, à la fin, à regarder une carte pour repérer la localisation des ruines de ce parc – des fois qu’il en reste un petit quelque chose…

Rive gauche

Une catastrophe, vraisemblablement nucléaire, a anéanti la vie telle que nous la connaissons. Des survivants se sont réfugiés dans le métro. Une nouvelle société s’est mise en place, avec ses nouveaux groupes, ses nouvelles frontières, ses nouvelles règles. Cela rappelle évidemment le point de base de la trilogie à succès de Dmitry Glukhovsky. Normal, car l’auteur de « Métro 2033 » a voulu que son idée devienne une franchise : d’autres romans russes sont parus (ceux d’Andreï Dyakov, qu’on peut lire en français au Livre de poche), des jeux vidéo ont vu le jour, de même qu’un jeu de rôle. On parle (mais n’est-ce pas toujours le cas ?) d’un film (un projet a avorté, un autre serait sur les rails). Le pari de l’écrivain russe est donc réussi. Et la greffe a repris en France avec une des valeurs sûres de la SF hexagonale, à savoir Pierre Bordage. Cet univers noir, désespéré et quasi mystique, a-t-il supporté le voyage ? A-t-il, à l’instar de certains habitants du métro, lui aussi subi une mutation ?

À ces deux questions, on répondra par l’affirmative. L’auteur français s’est approprié sans complexe l’univers de Dmitry Glukhovsky, mais sans le sanctuariser. Il a repris le principe de base : un reste d’humanité coincée dans le métro (parisien, cette fois), une vie en surface impossible car irradiée, de nouveaux clans avec leurs spécificités. Mais les tunnels ne sont plus aussi inquiétants, aussi vivants que dans la trilogie russe. Ils ont perdu leur dimension mystique, voire métaphysique. Pour y gagner une dimension humaine accrue. Car Pierre Bordage y a inséré ses thèmes, ses préoccupations propres : notamment la capacité de l’être humain à vivre en société.

Dans Rive gauche, on assiste à des conflits d’intérêt entre les différentes statiopées (regroupements de stations), à des luttes pour le pouvoir, à des visions, souvent contradictoires, de la direction à prendre pour le bien commun. Au détriment de l’intérêt de chacun, bien entendu. La politique dans toute sa splendeur, et surtout dans toute sa bassesse, sa mare grouillante de trahisons et de meurtres, de désirs et de compromissions. Mais le propos de Pierre Bordage n’est pas une soupe démagogique et populiste de bas étage. Pas de « tous pourris », loin de là. Car des individus s’élèvent contre ces turpitudes et réclament une démocratie réelle. Afin de permettre à tous de vivre correctement, décemment, sans profiteurs mesquins. Pour se confronter à la réalité, celle qui empêche d’obtenir du pouvoir sans se salir les mains, sans faire des accrocs dans ses principes…

Ce changement semble devoir venir des femmes, tant la plupart des hommes sont confits dans la recherche et la satisfaction de leurs plaisirs les plus vils. Même les religieux, qui en prennent encore pour leur grade ici. Là réside l’une des plus grandes différences avec l’œuvre de Glukhovsky : la présence forte et quasi centrale des femmes. Le monde souterrain, très masculin dans sa version russe, leur laisse la part belle à Paris. Rien d’étonnant venant d’un auteur qui, dès le début, s’est interrogé sur les liens entre hommes et femmes, et n’a pas hésité à donner un rôle principal à la gente féminine dans les cinq volumes de la « Fraternité du Panca ». Ici, certaines sont dirigeantes et font jeu égal en puissance, voire en cruauté, avec leurs homologues masculins. Certaines usent de leurs charmes et de l’attrait qu’elles provoquent inévitablement dans un monde où l’humanité a régressé, parfois aux limites de l’animalité. Certaines enfin tentent de passer du rôle de proie à celui d’individu à part entière. Mais aucune n’est reléguée au rang de potiche, trop fréquent dans certaines franges de la SF.

Passée la surprise du fossé net entre les romans de Glukhovsky et celui de Bordage, on est à nouveau conquis par la finesse d’observation de cet auteur et la richesse de ses personnages, très vite attachants. D’où une impatience toute naturelle et un espoir de parution rapide de Rive droite et Cité, les deux tomes suivants de cette trilogie annoncée.

Nos futurs

Depuis quelques années, la SF est devenue un potentiel réservoir d’idées pour améliorer l’avenir. De manière très officielle, s’entend, puisqu’il existe même des notes d’analyses stratégiques gouvernementales étudiant ses capacités à aider la Nation. Bien entendu, les écrivains du domaine n’ont pas attendu cette prise de conscience institutionnelle pour s’emparer des difficultés environnantes et les décrire, voire les dénoncer – qu’on pense par exemple à J.G. Ballard. Sauf qu’avec la prise de conscience obligée d’une plus grande part de la population, les textes publiés bénéficient d’une résonance accrue. D’où l’anthologie Nos futurs, où des écrivains, en binôme avec un ou plusieurs scientifiques et journalistes, traitent diverses questions environnementales capitales en ce début de xxie siècle menacé par le changement climatique – histoire de sensibiliser davantage encore le lectorat. Chaque équipe a choisi un « objectif de développement durable » (ODD) et un levier sur lequel faire poids afin d’améliorer la situation. On commence par les scientifiques, qui, dans des articles documentés, exposent les problèmes et proposent des solutions. La plupart ont des propos clairs et précis, certains tendant davantage vers le tract, mais tous parlent avec conviction.

Puis, c’est au tour des nouvelles, illustrant les thèmes choisis. Autant le dire d’emblée, toi qui cherches un rayon de lumière et d’espoir, passe ton chemin, tant ces textes présentent un avenir au mieux contraignant, au pire désespéré. Car le but est bien de dénoncer, de faire réagir. D’où un ton souvent alarmiste, d’où une Terre souvent ravagée, d’où des populations souvent décimées. La nature en tant que telle est au centre de cinq nouvelles. L’agriculture pour Raphaël Granier de Cassagnac, dont il vaut mieux avoir lu Thinking Eternity pour saisir la toile de fond de l’histoire, et Claude Ecken, dans un récit riche en détails, un peu trop peut-être, mais touchant et presque positif. Les forêts et les océans servent de levier pour la nouvelle de Sylvie Lainé, qui propose une belle histoire, émouvante, capable en quelques pages de décrire sans artificialité la situation imaginée et exposant des pistes sur l’évolution de notre regard sur l’égalité des sexes. Estelle Faye use du même levier dans un récit assez désespéré, parfois grandiloquent, mais touchant. Enfin, Pierre Bordage fait de même en clôture d’ouvrage : une réserve forestière est le théâtre du passage de l’adolescence à l’âge adulte d’un jeune couple. Attendrissant et plein d’humanité, comme souvent chez cet auteur.

Puis la technologie et ses pseudo-merveilles prennent le relais pour les cinq autres ODD. Pour Laurent Genefort et Chloé Chevalier, le contrôle passe par une I.A. capable d’enregistrer nos actions et de les comptabiliser. Usage des ressources, tri, déplacement, logement : tout est contrôlé et catalogué. Les libertés individuelles disparaissent au profit du bien collectif et du maintien d’une société proche de celle que nous connaissons. Catherine Dufour, Jeanne A-Debats (dans la plus longue nouvelle du recueil – trop longue, d’ailleurs) et Jean-Marc Ligny pensent qu’il est trop tard. Notre mode de vie est condamné et les enfants de nos enfants vivront dans un monde proche des univers post-apocalyptiques bien connus des amateurs du genre : ville submergée en partie, groupes humains répartis dans des grottes ou errant à travers des pays emplis de zones polluées. Des récits efficaces pour un bien triste panorama.

Nos futurs aurait pu s’appeler no future, car si les scientifiques tentent, en partant des données actuelles, de trouver des portes de sortie acceptables, les auteur(e)s vont directement dans le dur et nous offrent des visions pour le moins angoissantes de ce qui nous attend – c’est là la principale limite du présent exercice. Nous reste à espérer que l’humanité réagira assez vite pour nous épargner ça.

Écarlate

Massacre atroce à Providence, en 1931, dans un théâtre : les acteurs de l’adaptation de La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne ont tous été tués et leurs corps, torturés, disposés selon une géométrie bien précise. Thomas Jefferson, membre du B.O.I. (ancien nom du F.B.I.), et son équipe (une ancienne détective énergique et un chauffeur polyvalent) prennent en main l’enquête, sur ordre direct de Hoover. Le meurtre est-il politique, comme semble le prouver la fuite du gardien, un anarchiste italien au physique de brute ? Rapidement, Jefferson découvre des incohérences. L’enquête s’annonce aussi tortueuse que dangereuse. Sous un soleil de plomb, les protagonistes devront rivaliser de finesse, mais aussi risquer leur vie et leur santé mentale.

Philippe Auribeau, venu du jeu de rôles (dont L’Appel de Cthulhu, sur la traduction duquel il a travaillé et imaginé des scénarios), propose ici son deuxième roman (après L’Héritage de Richelieu, qui prolongeait la trilogie des « Lames du cardinal » de Pierre Pevel). Avec Écarlate, l’auteur nous offre un récit policier mâtiné de fantastique à la sauce Lovecraft (d’ailleurs, une surprise attend les thuriféraires du maître). Dès les premières images, l’horreur est là, avec la scène de crime. Digne d’une ouverture de partie de JdR. Mais elle disparaît rapidement, au profit d’une enquête riche – trop, peut-être. Car Auribeau, très documenté sur l’Amérique des années 30, promène son monde avec délectation. Or il est vrai qu’à sa suite, on a l’impression de voyager dans le temps. Au prix de la fluidité du récit. Les péripéties se suivent, sans lien apparent parfois. Les enquêteurs patinent, avec un certain réalisme, soit, mais le lecteur rame avec les personnages et finit par se demander où tout cela conduit. D’autant que nous suivons, à tour de rôle, les trois protagonistes qui ont la fâcheuse habitude de se séparer sans cesse. D’où un sentiment d’éparpillement, sensible dans le ventre mou du roman ; on s’accroche comme on peut dans une ambiance angoissante et poisseuse.

Et l’on croise quelques personnages historiques, autant de guest-stars convoquées non sans un certain naturel, il faut le souligner. D’ailleurs, par cette capacité à se fondre dans les histoires d’autres, à faire vivre de tels invités, l’auteur se rapproche un peu de René Sussan, alias Reouven. À ceci près que Philippe Auribeau manque encore de fluidité dans le style et dans la construction du récit pour égaler le maître. Demeure une lecture plaisante, certes, mais parfois aussi frustrante, tant on était en droit d’espérer davantage. Un jour, peut-être…

Vigilance

La violence et le spectacle, telles sont les valeurs fondamentales de l’Amérique : elles ont fait d’elle une grande puissance mais la conduisent également à sa perte. Le spectacle de la violence ne se résume pas à sa culture populaire largement exportée à travers le monde, mais aux informations télévisées où des tueurs en série, des désaxés, des révoltés et des désespérés, massacrent à grande échelle autour d’eux. Le déclin de l’Amérique vieillissante, qui voit partir ses forces vives à l’étranger, se racornit autour de ce noyau identitaire. À présent, elle se repaît de ces drames en les organisant, de manière contrôlée, sous forme de jeux télévisés. La recette très simple reprend ce que tous regardent « tout le temps à la télévision : un méchant, un héros, puis de la violence qui résout le problème. »

Oubliez Le Prix du danger imaginé par Robert Sheckley, qui est aussi éloigné de ce divertissement que les courses de vachettes le sont de la téléréalité. Désormais, la population des villes ayant passé contrat devient de fait participante d’émissions où les candidats assassins déferlent sur un quartier ou un lieu très fréquenté. Il n’y a pas, le plus souvent, de victime sacrificielle : les gens ont envie de se battre. Chaque intervenant, forces de l’ordre comprises, peut empocher une partie des recettes publicitaires en s’illustrant durant le massacre.

Loin du thriller d’action qu’on peut imaginer, le récit suit John Mc Dean, concepteur du jeu VigilanceTM pour ONT, acronyme de Our Nation’s Truth, tandis qu’il passe en revue ses troupes avant une nouvelle émission, et, à l’autre bout du spectre, une barmaid servant les clients massés devant l’écran télé. Les deux pôles favorisent l’exploration de l’arrière-plan sociopolitique ainsi que la logistique nécessaire à l’organisation et à l’obtention d’images. Ces jeux du cirque où l’arène se prolonge jusqu’aux gradins ne seraient pas possibles sans la technologie actuelle de drones, le travail des IA, les algorithmes omniprésents évaluant l’impact, la pertinence de l’attaque et le profil psychologique du public. À travers cette minutieuse mise en place, Robert Jackson Bennett se penche moins sur les moyens qu’il n’analyse les causes.

Celles-ci ne se limitent pas à la confiscation du leadership par la Chine, désormais première innovatrice en matière de technologie, de solutions environnementales et de conquête spatiale, mais par ce qui fait l’essence même de la nation, à savoir la peur originelle, primitive, d’où découle tout le reste : la paranoïa entraînant la vigilance, laquelle fait de l’auto-défense une vertu. Il n’est pas étonnant, du coup, que le pays construise une mythologie de la violence érigée en spectacle. En elle-même, l’émission est une caricature des maux des États-Unis. Ce mythe est bien sûr mensonger : en témoignent les trucages numériques et manipulations de l’information destinés à arranger la vérité. Comme le nom de la chaîne, le terme même de téléréalité confirme la dissipation de la frontière entre la surenchère médiatique et l’illusion du réel, où le phénomène d’indétermination joue à fond. Le changement de paradigme est aussi dans le fait que l’observateur est désormais indissociable du phénomène. Bennett pousse même le curseur plus loin dans son apocalyptique et ironique conclusion : le monde entier intervient dans cette macabre farce de l’arroseur arrosé.

Le récit, carré, est implacable. Sa narration d’apparence simpliste n’empêche pas la finesse et la subtilité dans les détails. « L’Amérique est morte, John (…) Elle l’est depuis longtemps. Vous l’avez étouffée dans son lit, après quoi vous avez essayé de maquiller son cadavre pour qu’elle ait l’air vivante. » Qu’en reste-t-il ? Le constat de Robert Jackson Bennett est sans appel. Il mérite un score à quatre grenades.

Dérapages temporels

Sous ce titre générique sont regroupées deux novellas de deux auteurs des origines de la science-fiction sur le thème du voyage temporel, plus exactement de timeslips, des glissements temporels, à la façon d’Un Yankee à la cour du roi Arthur de Mark Twain, comme l’explique dans sa préface Richard D. Nolane.

Écrit en 1919, « Le Gratte-ciel fugitif » de Murray Leinster, surtout connu pour la nouvelle « Un logic nommé Joe », considéré comme l’ancêtre du cyberpunk, est la première incursion de cet auteur de pulps dans ce qui ne s’appelle pas encore la science-fiction. Un immeuble new-yorkais s’enfonce dans le temps, une chute particulièrement bien rendue avec le changement du paysage à l’extérieur et la succession stroboscopique du jour et de la nuit, jusqu’à une période située avant la découverte de l’Amérique. Murray Leinster exploite avant tout les réactions psychologiques des occupants de l’immeuble, entre abattement fataliste et comportements dévoyés avec un pillage des commerces et appartements vides. Il faut la prévoyance et le sens de l’organisation d’un jeune ingénieur pour réquisitionner et rationner les vivres du restaurant tout en organisant sans délai des expéditions à la recherche de nourriture et en organisant la survie. Dans le même temps, celui-ci s’emploie à identifier la cause – géologique ! – du glissement temporel et à y remédier par un stratagème qui nécessite une forte dose de suspension de l’incrédulité, bien excusable toutefois de la part d’un auteur de vingt-cinq ans qui prend cependant bien garde de fournir une théorie sur le phénomène. Si la romance avec sa jeune et timide secrétaire est bien amenée, les relations, amicales, avec la tribu indienne à proximité sont à peine survolées. L’écriture fluide et limpide, mâtinée d’un humour discret, assure une lecture agréable de ce récit léger mais sympathique.

« Le Démon de la mer océane », de Philip M. Fisher Jr, écrit en 1922, est en quelque sorte le miroir du premier récit. Ici, le phénomène est expliqué par l’expérimentation d’un nouveau système radio, l’onde froide Callieri, censée permettre l’échange de messages indétectables par l’ennemi, entré en résonance avec d’autres ondes. C’est ainsi qu’un destroyer de l’US Navy se retrouve en 1564, face à des galions de la flotte espagnole. Vite écrit, à la façon des feuilletonistes d’alors, parsemé de points d’exclamation et d’onomatopées, Bang ! Paf !, le récit sans profondeur psychologique se révèle naïf dans ses développements et laisse même pantois un lecteur contemporain. Une touche un peu plus originale enchâsse malgré tout ce texte dans une discussion qui rapporte des extraits d’un moine historien relatant la mésaventure du navire espagnol attaqué par un démon de la mer. Discutable sur de nombreux points, cette novella ne tente pas moins de donner une aura de plausibilité au glissement temporel, le tout n’étant pas sans rappeler, comme le remarque Nolane dans sa présentation, le film Nimitz, retour vers l’enfer.

Augmenté d’une courte biographie et bibliographie française des auteurs, il ne faut pas perdre de vue que cet opus s’inscrit dans la collection « Vintage Fiction », dont l’intérêt, davantage historique que récréatif, intéressera avant tout le spécialiste pour la façon dont un thème a pris son essor et s’est décliné.

Tepuy

Ruzena Iskovna, professionnelle des sports extrêmes, se réveille, amnésique, dans la jungle après le crash de l’avion privé qu’elle a dérobé à une riche connaissance. Tombé un peu plus loin, Chris, pâle directeur commercial de Dervac Pharmaceutics, lui apprend qu’ils sont partis à la recherche de son frère Edward dont Ruz est amoureuse, un éminent biologiste appartenant à la même firme, parti au Venezuela. Depuis qu’une révolution a éclaté dans le pays, l’équipe ne donne plus signe de vie. Sa mission était de trouver de nouvelles molécules sur un tepuy, un de ces hauts-plateaux à la faune et la végétation hors du temps, car inaccessibles autrement que par les airs. Les péripéties centrées sur la survie dans la nature, détaillées de façon très réaliste, font progressivement place à un thriller d’action avec le survol d’hélicoptères menaçants, et surtout la présence d’un commando de mercenaires assassins aux surprenantes capacités physiques, plus proches d’un super-héros que d’un individu normal, même bodybuildé.

Deux intrigues se côtoient : l’expédition vénézuélienne qui louche vers le paranormal et/ou la science-fiction, et une trame policière à la dimension plus sociale, comme en témoignent les extraits et références à En un combat douteux de Steinbeck, que lit Clinton Fisher, un détective privé plus épris de lectures que d’enquêtes rémunératrices. Chargé par le propriétaire de l’avion de retrouver celui-ci et sa passagère, les ennuis ne tardent pas à débarquer quand ses recherches l’orientent vers Dervac Pharmaceutics. Celle-ci cherche à étouffer un scandale sanitaire et estime par ailleurs avoir touché le jackpot avec la découverte stupéfiante, par l’équipe missionnée sur le tepuy, d’une molécule probablement extraterrestre…

C’est le moment de ressortir les ouvrages de Guy Tarade sur les soucoupes volantes au contact des civilisations amérindiennes. On trouve un petit côté lovecraftien dans la représentation d’entités extraterrestres d’aspect démoniaque ou dans l’évocation d’un nom comme Barkham, qui n’est pas innocent pour un auteur-dessinateur ayant illustré Les Montagnes hallucinées. L’accumulation de références historiques et de commentaires scientifiques à destination de profanes, assez génériques pour un amateur de SF, mais clairement exposés, permet de faire avaler la pilule des aspects les plus discutables du récit, lequel, dans une surenchère savamment dosée, devient toujours plus improbable, sacrifiant le plausible au service d’une efficacité sans faille. Le récit exploite les codes du thriller et ne craint pas les stéréotypes du moment que, comme le méchant révélant une âme noire jusqu’à la caricature, ils remplissent leur rôle. Il souligne même les poncifs trop évidents pour devancer d’éventuelles objections : ainsi, Ruz amnésique découvrant le séduisant scientifique dont elle est censée être amoureuse approuve son choix ; le couple sait désuètes des fiançailles de nos jours mais s’en amuse, et le détective est conscient que sa dégaine et son bureau sont un cliché du privé à la Marlowe.

Si le roman n’est pas très original sur le plan de l’intrigue, voire daté, il n’en est pas moins bien raconté, et sa lecture se révèle additive. Ce bon délassement, dont certains éléments feront sourire le lecteur de Bifrost, est une série B de bon niveau qui s’assume. Dans le registre du page-turner, il se place indéniablement sur le dessus du panier.

L’Arithmétique terrible de la misère

Ainsi que l’écrivait Catherine Dufour dans son excellente préface aux Expériences siriennes de Doris Lessing, la science-fiction constitue une forme littéraire de la joie. Avec L’Arithmétique terrible de la misère, Catherine Dufour fait cette fois-ci l’imparable démonstration que la SF peut être aussi une manière d’arme. Pas de poing, non. Mais plutôt d’un gros, et même d’un très gros calibre, à l’« épouvantable puissance d’arrêt » selon la formule fameuse de Jean-Patrick Manchette à propos de James Ellroy. Quant à la guerre dans laquelle les dix-sept textes de ce formidable recueil viennent faire le coup de feu, elle est d’essence sociale comme le revendique son titre à la fois poétique et politique.

Fidèle à la ligne dont témoignait son récent Entends la nuit, Catherine Dufour propose ici un puissant arsenal fictionnel, dirigé contre une misère d’une monstruosité polymorphe. Dans le futur (trop) proche de L’Arithmétique terrible de la misère, il y a celle des nouveaux damnés de la terre, réduits à une précarité XXL par un libéralisme définitivement plus néo mais en revanche de plus en plus ultra. Exploitant le potentiel spéculatif de la SF avec cette même et formidable fécondité imaginaire irriguant Le Goût de l’immortalité, certains textes décrivent ainsi une économie où le travail atteint un degré d’instabilité sismique. Tel est notamment le cas de « L’Arithmétique de la misère », qui donne pour partie son titre à l’ouvrage, ou bien encore de « Pâles mâles », un des textes parmi les plus saisissants du recueil. Dans celui-ci, les jobs n’offrent souvent plus de « visibilité au-delà de vingt-quatre heures ». Histoire de pouvoir louer un placard de plus en plus étroit en guise d’appartement – « Qui a besoin de dix mètres carrés là où neuf coûtent moins cher ? » –, on compense l’absence de salaire fixe par une gamme aussi large qu’aliénante d’expédients : « jouer le mobilier dans une boîte à cul […] quatre heures à quatre pattes » ou donner son « sang, [sa] lymphe, [sa] moelle et [ses] totipotentes ». Mais sans doute les personnages de « Pâles mâles » peuvent-ils s’estimer « heureux », car il leur reste encore la possibilité de « choisir » la forme d’exploitation à laquelle se soumettre… Pour d’autres, comme les « assemblages de greffons » que sont les clones de la nouvelle « En noir et blanc et en silence », ne demeure même plus l’illusion du choix ; définitivement et fatalement réifiés qu’ils sont par l’extension du domaine du marché, rendue infinie par de nouvelles innovations scientifiques. Faisant franchir une désastreuse étape à l’antique marchandisation des corps, la science fictive de L’Arithmétique terrible de la misère permet encore de transformer en vulgaires denrée les sentiments et les souvenirs. Puisque comme le dit le protagoniste de « WeSIP » : « La vie privée, c’est comme le diésel : ça date et ça pollue. » Une fois numérisée, elle offre une nouvelle source de (médiocres) revenus aux dominés à venir, encore plus dépossédés que ceux de notre temps, car désormais privés de leur intimité comme dans « Glamourissime ! 20 mai 2040 » et « Oreille amère ». Rien n’échappe désormais à la monétisation, que ce soit l’art dont la commercialisation se déroule à l’échelle cosmique (« Tate Moon ») ou même la dictature, érigée en produit touristico-branché (Sensations en sous-sol »).

D’airain en matière économique, la domination future imaginée par Catherine Dufour l’est tout autant quand elle touche au genre. Le patriarcat continuant à sévir ainsi qu’en témoignent, à leurs dépens, les héroïnes de « Pâles mâles » – « Langue, socio, ergo, huma-num, sémio, un putain de CV de fille. […] Foutue orientation à treize ans. Foutu destin. » – ou de « En noir et blanc et en silence » : « J’ai désobéi ; je serai répudiée. J’aurai droit à une chambre au centième étage et à un sachet quotidien de calories. » Et lorsque, comme dans le diptyque « Un temps chaud et lourd comme de seins » / « La Tête raclant la lune » – deux textes d’une noirceur éprouvante, agrégeant magistralement SF, uchronie et polar –, la société se fait matriarcale, la mécanique de la domination continue à broyer à plein. Mais cette fois-ci, c’est au tour du chromosome XY de porter malheur…

Certainement sombre, parfois même atroce, ce panorama du futur social n’est est pas pour autant (tout à fait) désespéré. Puisque Catherine Dufour dessine, ici et là, la possibilité d’un monde (un peu) meilleur. D’une inspiration politique que l’on devine plus libertaire que marxiste, l’auteure ne semble certes guère croire au Grand Soir. Ses espoirs semblent plutôt se placer dans des prises de conscience individuelles, des épiphanies politiques susceptibles de générer ensuite des actes de micro-solidarité salvateurs… y compris entre partenaires humain et robotique, à l’instar de « Sans retour et sans nous » et de « Bobbidi-Boo ». La capacité d’autodéfense des personnages de L’Arithmétique terrible de la misère tient, enfin, à leur habileté à détourner à leur profit les outils de la domination, puis à les retourner contre elle. Une stratégie qu’illustre splendidement l’écriture même de Catherine Dufour. Se réappropriant avec une plasticité virtuose et ironique les novlangues managériale et du marketing, ou le récit de psychokiller à la Easton Ellis – comme dans l’extraordinaire « Coucou les filles », autre sommet du recueil –, l’auteure en fait des outils tantôt hilarants, tantôt terrifiants, pour démonter jusqu’au plus infime des rouages du mécanisme de la domination. Et ainsi rendre encore plus redoutables les dix-sept et flamboyants assauts que réunit L’Arithmétique terrible de la misère

L’Invention du représentant de la planète 8

[Critique commune à Les Agents sentimentaux de l’empire volyen et L’Invention du représentant de la planète 8]

Avec les publications de L’Invention du représentant de la Planète 8 et des Agents sentimentaux de l’Empire volyen, La Volte propose désormais l’intégrale de « Canopus dans Argo : Archives », cet ample cycle de science-fiction créé par Doris Lessing comptant cinq volumes. Participant du même imaginaire que celui des trois romans précédents (cf. Shikasta, Les Mariages entre les zones trois, quatre et cinq,et Les Expériences siriennes), L’Invention… et Les Agents… dépeignent à leur tour un univers essentiellement dominé par deux planètes : Canopus et Sirius. Toutes deux fortes de formidables acquis scientifiques leur permettant de se jouer du temps et de l’espace, elles ont imposé aux milliers de mondes les entourant une domination démiurgique.

Parfois même, ces astres impérialistes ont engendré ex-nihilo certaines des nations qui leur sont soumises, à l’instar de celle de la Planète 8, fruit de la puissance canopéenne. Ayant pour protagoniste et narrateur Doeg, l’un des « indigènes » de la Planète 8, L’Invention… adopte, à l’instar des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq (cf. Bifrost n°92), le point de vue des dominés. Assumant la charge de « Représentant » – sont ainsi désignés les dirigeants sur la Planète 8 –, Doeg porte un regard d’abord empreint de confiance sur ceux à qui son « espèce devait sa présence sur ce monde ». Doeg et les siens ne sont-ils pas redevables à Canopus de former « un peuple grand et agile, au corps fin et solide, affublé d’une peau brune, d’yeux noirs et de longs cheveux raides et ténébreux » ? Soit une harmonieuse beauté à laquelle s’accorde celle de leur planète qu’ornent, entre autres splendeurs, « les innombrables bleus du ciel, les verts infinis de la végétation, les rouges et bruns de [la] terre, les montagnes luisantes de pyrites et de quartz ».

Mais advient un jour un accident sidéral qui bouleverse l’heureux équilibre de la Planète 8. Son climat idéalement tempéré laisse place aux rigueurs croissantes d’un hiver sans fin. Un monde nouveau que l’écriture de Doris Lessing continue à dépeindre de manière évocatrice, discrètement poétique, mais sur un mode désormais tragique : « Tout était blanc, blanc, blanc, blanc autour de nous, et bientôt les cieux s’emplirent de neige – et la blancheur était une horreur, une torture ». Un temps aidés par Canopus à s’adapter, Doeg et son peuple sont bientôt abandonnés par leur « étoile maternante ». Dès lors, leur lutte de plus en plus désespérée pour la survie revêt les douloureuses allures d’une ascèse, au sens le plus spirituel du terme… Car si L’Invention… imagine d’abord avec une force certaine les mutations environnementales et anthropologiques induites par cette « époque de la Glace », son récit se teinte ensuite de mysticisme, jusqu’à en faire son seul propos. Peut-être inspirées par le soufisme dont Doris Lessing était une familière, les longues considérations de Doeg sur l’origine de la conscience ou son destin dans l’au-delà paraîtront sans doute excessivement ardues à certains lecteurs. Et peut-être auront-ils quelque difficulté à goûter le roman jusqu’à son terme. Tel fut, en tous cas, celui de l’auteur de ces lignes qui suggérera donc de ne pas aborder « Canopus dans Argo : Archives » avec cette Invention… semi-réussie car parfois par trop sibylline…

De même, on déconseillera la lecture des Agents… à celles et ceux qui veulent s’initier à l’univers de « Canopus ». Plus (pire ?) encore, on ne le recommandera pas même aux amateurs et amatrices du cycle de Doris Lessing. Cette fable politique – le ton en est aussi ironique que celui de L’Invention… est grave – sur la puissance délétère de l’idéologie amusera, peut-être, celles et ceux qu’intéresse pareille question. À condition, toutefois, de maîtriser le (trop) dense tissu de références historiques tapies dans les discours tenant lieu de narration à une (trop) grande partie du roman. Quant aux fans d’imaginaire science-fictionnel, il est à craindre que l’elliptique évocation de quelques allers-retours interplanétaires ne suffise pas à les combler…

Trop théorique, pas assez romanesque, Les Agents… n’est cependant que l’unique volume dispensable de « Canopus dans Argo : Archives ». Une saga dont les autres tomes font la démonstration toujours stimulante, souvent même splendidement passionnante, de la capacité de la SF à interroger – entre autres thèmes – le rapport à l’autre sous ses formes les plus diverses…

L'Hypothèse du lézard

[Critique commune à La Guerre des trois rois et L’Hypothèse du Lézard]

L’Hypothèse du lézard et La Guerre des trois rois sont les deux premiers titres d’une nouvelle collection initiée par ActuSF au printemps 2020. Ainsi que le suggère son intitulé (Graphic), elle se propose d’éditer de courts romans qu’accompagne un ensemble inédit d’illustrations. Les unes s’étalant en pleine page, les autres s’entrelaçant avec le texte, elles sont pour l’essentiel en noir et blanc, ou plutôt gris. Puisqu’ActuSF a fait le choix d’imprimer le tout sur un papier à la teinte nébuleuse, censée évoquer celle des pages marquées par le temps de quelque précieux incunable. Un projet éditorial dont participent encore les reliures rigides et les signets en tissu écarlate de ces volumes, destinés à leur donner une allure tenant à la fois du beau livre et du grimoire.

L’Hypothèse du lézard fut une première fois publiée par Les Moutons Électriques en 2005, dans une belle traduction de Patrick Marcel. ActuSF a repris celle-ci, rendant heureusement justice à ce contre cruel de fantasy. Le récit se déroule en des temps plus qu’incertains, dans la cité de Liavek. Un lieu imaginé par un collectif d’auteurs – Steven Brust, Gregory Frost et Robin Hobb –, et dont Alan Moore s’est emparé de manière toute personnelle, y injectant nombre de ses obsessions, dont certaines parmi les plus sombres. L’Hypothèse du lézard a pour théâtre « la Maison des Horloges », poétique toponyme sous lequel se dissimule la plus courue des maisons closes de Liavek. C’est à sa tenancière, Madame Ouish, qu’a été vendue par sa mère une enfant du nom de Som-Som. Après avoir subi une étrange opération mêlant magie et chirurgie, affectant aussi bien ses traits que son esprit, Som-Som devient dès lors une courtisane destinée à satisfaire la clientèle sorcière de la Maison des Horloges. Fantasy oblige, c’est en effet à des demandes très particulières – mêlant fantastique et érotisme – que doivent répondre les « pensionnaires » du bordel de Madame Ouish. Parmi ceux-ci, l’on compte encore Raura Chin et Foral Yatt. Le premier possède des dons métamorphiques lui permettant aussi bien d’évoluer entre masculinité et féminité, que d’incarner au plus près les fantasmes de ses clients. Quant au second, s’il ne semble posséder que pour seul atout sa beauté, cette sorte de gigolo se vend à des vieillardes d’une inquiétante monstruosité… Entre deux de ces passes hors-normes, Raura Chin et Foral Yatt en viennent à s’éprendre l’une de l’autre. Le couple semble ainsi dessiner la possibilité d’un authentique amour dans cette Maison des Horloges où ce sentiment n’est, d’habitude, qu’une marchandise parmi d’autres. Mais l’idylle se muera peu à peu en un douloureux cauchemar, dont Som-Som sera pour partie le témoin. Une descente aux enfers dans laquelle une énigmatique sphère de cuivre recélant (peut-être) un lézard jouera, entre autres éléments bizarres, un rôle décisif… Pour mettre en images pareil univers, dans lequel Éros et Thanatos se lovent l’un dans l’autre, où le désir fait le lit de la domination, le dessin se devait d’être aussi sensuel qu’âpre. Autant de qualités qui font défaut au graphisme de Cindy Canévet, trop doux. Trop rond serait-on encore tenté de le qualifier, tant il échoue à restituer les angles acérés de la sadienne géométrie amoureuse de L’Hypothèse du lézard

Si La Guerre des trois rois ne convainc pas plus, la faute n’en incombe pas tant à ses illustrations qu’au texte. Se déroulant dans la France renaissante sur fond de guerres de religion, cette novella inédite de Jean-Laurent Del Socorro imagine les fondements magiques d’événements réels que sont les assassinats du duc de Guise et d’Henri III, ainsi que l’accession au trône d’Henri IV. Le tout est vu et narré par « N’a-qu’un-œil », membre de la Compagnie du Chariot, une bande de mercenaires que sa Capitaine, l’intrépide Axelle, a mis au service d’Henri III. Tenant à la fois de l’enquête historique et de la fantasy, La Guerre… peine à combiner les deux genres. Fort riche en informations, le récit laisse trop peu de place à la fiction, prenant in fine la forme d’une série de vignettes documentaires. Autant de qualités et de défauts que reflète fidèlement le dessin de Marc Simonetti. Si son trait assuré campe avec une précision virtuose lansquenets et architectures gothiques, il ne se dégage guère de souffle des scènes ainsi croquées…

Les débuts de la collection « Graphic » n’enthousiasment donc guère. Reste à espérer que ses prochains titres marient plaisirs littéraire et visuel avec davantage de bonheur…

La Guerre des trois rois

[Critique commune à La Guerre des trois rois et L’Hypothèse du Lézard]

L’Hypothèse du lézard et La Guerre des trois rois sont les deux premiers titres d’une nouvelle collection initiée par ActuSF au printemps 2020. Ainsi que le suggère son intitulé (Graphic), elle se propose d’éditer de courts romans qu’accompagne un ensemble inédit d’illustrations. Les unes s’étalant en pleine page, les autres s’entrelaçant avec le texte, elles sont pour l’essentiel en noir et blanc, ou plutôt gris. Puisqu’ActuSF a fait le choix d’imprimer le tout sur un papier à la teinte nébuleuse, censée évoquer celle des pages marquées par le temps de quelque précieux incunable. Un projet éditorial dont participent encore les reliures rigides et les signets en tissu écarlate de ces volumes, destinés à leur donner une allure tenant à la fois du beau livre et du grimoire.

L’Hypothèse du lézard fut une première fois publiée par Les Moutons Électriques en 2005, dans une belle traduction de Patrick Marcel. ActuSF a repris celle-ci, rendant heureusement justice à ce contre cruel de fantasy. Le récit se déroule en des temps plus qu’incertains, dans la cité de Liavek. Un lieu imaginé par un collectif d’auteurs – Steven Brust, Gregory Frost et Robin Hobb –, et dont Alan Moore s’est emparé de manière toute personnelle, y injectant nombre de ses obsessions, dont certaines parmi les plus sombres. L’Hypothèse du lézard a pour théâtre « la Maison des Horloges », poétique toponyme sous lequel se dissimule la plus courue des maisons closes de Liavek. C’est à sa tenancière, Madame Ouish, qu’a été vendue par sa mère une enfant du nom de Som-Som. Après avoir subi une étrange opération mêlant magie et chirurgie, affectant aussi bien ses traits que son esprit, Som-Som devient dès lors une courtisane destinée à satisfaire la clientèle sorcière de la Maison des Horloges. Fantasy oblige, c’est en effet à des demandes très particulières – mêlant fantastique et érotisme – que doivent répondre les « pensionnaires » du bordel de Madame Ouish. Parmi ceux-ci, l’on compte encore Raura Chin et Foral Yatt. Le premier possède des dons métamorphiques lui permettant aussi bien d’évoluer entre masculinité et féminité, que d’incarner au plus près les fantasmes de ses clients. Quant au second, s’il ne semble posséder que pour seul atout sa beauté, cette sorte de gigolo se vend à des vieillardes d’une inquiétante monstruosité… Entre deux de ces passes hors-normes, Raura Chin et Foral Yatt en viennent à s’éprendre l’une de l’autre. Le couple semble ainsi dessiner la possibilité d’un authentique amour dans cette Maison des Horloges où ce sentiment n’est, d’habitude, qu’une marchandise parmi d’autres. Mais l’idylle se muera peu à peu en un douloureux cauchemar, dont Som-Som sera pour partie le témoin. Une descente aux enfers dans laquelle une énigmatique sphère de cuivre recélant (peut-être) un lézard jouera, entre autres éléments bizarres, un rôle décisif… Pour mettre en images pareil univers, dans lequel Éros et Thanatos se lovent l’un dans l’autre, où le désir fait le lit de la domination, le dessin se devait d’être aussi sensuel qu’âpre. Autant de qualités qui font défaut au graphisme de Cindy Canévet, trop doux. Trop rond serait-on encore tenté de le qualifier, tant il échoue à restituer les angles acérés de la sadienne géométrie amoureuse de L’Hypothèse du lézard

Si La Guerre des trois rois ne convainc pas plus, la faute n’en incombe pas tant à ses illustrations qu’au texte. Se déroulant dans la France renaissante sur fond de guerres de religion, cette novella inédite de Jean-Laurent Del Socorro imagine les fondements magiques d’événements réels que sont les assassinats du duc de Guise et d’Henri III, ainsi que l’accession au trône d’Henri IV. Le tout est vu et narré par « N’a-qu’un-œil », membre de la Compagnie du Chariot, une bande de mercenaires que sa Capitaine, l’intrépide Axelle, a mis au service d’Henri III. Tenant à la fois de l’enquête historique et de la fantasy, La Guerre… peine à combiner les deux genres. Fort riche en informations, le récit laisse trop peu de place à la fiction, prenant in fine la forme d’une série de vignettes documentaires. Autant de qualités et de défauts que reflète fidèlement le dessin de Marc Simonetti. Si son trait assuré campe avec une précision virtuose lansquenets et architectures gothiques, il ne se dégage guère de souffle des scènes ainsi croquées…

Les débuts de la collection « Graphic » n’enthousiasment donc guère. Reste à espérer que ses prochains titres marient plaisirs littéraire et visuel avec davantage de bonheur…

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