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Eifelheim

Thème battu et rebattu, tordu, pressé et pressuré jusqu'à la dernière goutte, la rencontre avec l'extraterrestre est une tarte à la crème de la S-F. Steven Spielberg en a même tiré non pas un, mais deux blockbusters : E.T. et Rencontre du troisième type. Quand un thème de S-F en arrive là…

En dépit des efforts de certains auteurs — on se souvient de L'Homme venu d'ailleurs de Walter Tevis (Denoël « PdF »), porté à l'écran par Nicolas Roeg avec David Bowie — pour donner au thème ses lettres de noblesses, d'œuvres brillantes et d'indéniables réussites, la rencontre avec l'extraterrestre ne s'est guère prêtée au jeu de la hard science. « Rendez-vous avec Méduse » d'Arthur C. Clarke n'est pas sans nous laisser sur notre faim, à l'instar de l'absence qui hante Rama. Une civilisation étrangère aussi finement et intelligemment élaborée que celle de La Paille dans l'œil de Dieu (le Bélial') ne joue pas davantage ce jeu-là.

Michael Flynn a trouvé l'angle d'approche permettant de confronter l'extraterrestre aux sciences dures. La physicienne et l'alien. Le cocktail est savoureux.

Mais l'auteur ne s'est pas arrêté en si bon chemin. Tom Schwoerin, l'un des principaux personnages du roman, est cliologue (historien mathématicien) et s'évertue à faire parler des modélisations pour interpréter les fais, les observations. Il considère d'ailleurs l'histoire narratologique comme de la littérature. Tom a un problème, un sujet d'étude : comprendre pourquoi un village de la Forêt Noire, Eifelheim, a été rayé de la carte et jamais reconstruit, ceci en totale contradiction avec l'histoire statistique. Dans le même temps sa compagne, Sharon Nagy, s'intéresse à la vitesse de la lumière variable, une théorie fort controversée qui pourrait cependant bien révolutionner la physique. Vous voyez le rapport ?

En 1348, alors que la Peste arrive sur les talons du châtelain de retour de France où il a participé à la Guerre de Cent Ans, d'étranges événements surviennent à Oberhoshwald. Nous y assistons par les yeux du père Dietrich. Ce dernier a étudié à Paris sous la houlette de Jean Buridan de Béthune — celui de l'âne —, à qui Flynn dédicace son livre. Il connaît également Guillaume d'Occam, une des pointures intellectuelles de ce temps. Cet homme de Dieu est un lettré à l'esprit ouvert, à cent lieues d'une image erronée du Moyen Age qui ne voit en cette époque que cinq siècles de ténèbres peuplés de paysans bas du front et de brutes confites en dévotion, l'intelligence oblitérée par une foi aveugle. Image qui veut que la civilisation antique n'ait survécu qu'en traversant la Méditerranée pour se réfugier en terre arabe. Cette vision du Moyen Age, faisant fi de personnalités aussi brillantes que celle de l'abbesse Hildegarde von Bingen (sur le Rhin, près d'Heidelberg) citée dans le roman et dont l'œuvre importante et novatrice est encore jouée de nos jours, a, certes, été invalidée par les historiens récents, mais beaucoup de gens persistent à l'ignorer. Cette époque était bien plus rationnelle que la Renaissance qui lui a succédé, mais nous ne sommes plus guère en mesure aujourd'hui d'appréhender cette rationalité-là. Flynn fait d'ailleurs dire à un personnage que nous ne savons plus lire Buridan, d'Occam ou Thomas d'Aquin. C'est au frère Joachim, un franciscain, que revient le rôle du dévot, quoiqu'il ne soit pas pour autant un abruti. « Oui, vous êtes un homme de bien, je pense ; mais vous êtes par trop froid. Plutôt que de faire le bien, vous préférez y réfléchir. » (p. 123) Tout froid intellectuel qu'il fut, le père Dietrich n'est qu'un homme de son temps. Quand il rencontre des extraterrestres qui ressemblent à des sauterelles géantes, il ne peut les appréhender qu'en fonction de ses propres catégories de pensées, qui sont celles du bas Moyen Age. Il leur attribue des noms/fonctions en allemand. Bien que deux villageois soient morts, dommage collatéral de l'arrivée des Krenken (E.T.), Dietrich les aborde avec circonspection, mais dans un esprit naturaliste exempt de superstition. D'emblée, il comprend avoir affaire à des êtres intelligents et, à aucun moment, il ne voit là d'intervention divine. Son attitude n'a rien à voir avec une vue de l'esprit de l'auteur ; elle est en parfaite conformité avec la manière de penser des intellectuels d'alors.

Bien que les Krenken disposent du fameux traducteur universel qui est à la S-F ce que la poêle à frire est à la cuisine, et que le père Dietrich le croie habité par un homoncule — les catégories de l'époque ignorent toute possibilité d'action à distance —, Flynn ne cesse de montrer que la communication n'a rien d'évidente à défaut d'un langage commun. C'est un thème important et récurrent du roman.

Michael Flynn met en scène ce contact avec une précision, un souci permanent du détail, de justesse, d'exhaustivité, et une érudition qui rendent chaque page passionnante. Ça sonne juste. Il nous fait sentir, palper ce Moyen Age différent de l'idée que l'on s'en fait d'ordinaire comme si nous y étions. Une foison de détails qui confère à cet ouvrage fort de plus de 500 pages une extraordinaire intensité. Ce n'est pas un de ces livres dont on tourne les pages à toute vitesse, au contraire. Parce que la science-fiction est un outil de lecture du monde qui a vocation à proposer un angle inédit, une approche oblique, derrière la rencontre avec l'extraterrestre et à travers elle, Flynn nous fait voir le Moyen Age avec des yeux neufs, et il en profite pour le réhabiliter. Dietrich ne court pas sus aux démons, brandissant croix et eau bénite. Il se rend compte avoir affaire à des êtres conscients, des créatures de Dieu bien qu'elles ne soient pas nées d'Adam et, qui plus est, en détresse. Aussi fait-il tout son possible pour leur venir en aide ; jusqu'au baptême. Il prend leur défense auprès des autorités ecclésiastiques contre l'opinion de frère Joachim.

Dans les vingt pour cent environ du roman situé à notre époque, où l'on voit le couple de chercheurs constitué par Tom Schwoerin et Sharon Nagy se marcher sur les pieds et cohabiter non sans difficulté, la part revenant à l'historien, bien qu'indispensable, m'apparaît moins ébouriffante que celle qui revient à sa compagne. Elle évolue dans l'espace de Jatnapour, les onze dimensions de Kaluza & Klein, à la recherche du quantum d'un temps tridimensionnel. Elle recourt à la fameuse baudruche comme analogue à trois dimensions de notre univers qui en compte quatre. « Comparé au charme et à l'étrangeté des quarks, rien ne semble ridicule », dit Sharon à la page 492. Flynn se paie là un trait d'humour : strange et charm sont deux des six « saveurs » de quarks qui constituent les hadrons, particules susceptibles d'interaction nucléaire forte. Ça prend toute sa saveur quand on sait que la recherche de Sharon Nagy porte sur une valeur manquante entre la gravité, la force nucléaire forte et la force électrofaible pour une force temporelle liée à un quantum de temps. Cependant, tous ceux que ces concepts n'amusent pas ou lassent, peuvent très bien faire l'impasse et se contenter de l'aspect narratif du roman. Ils n'auront que la couleur, pas la saveur, mais n'en comprendront pas moins parfaitement de quoi il est question. L'intrigue retombe bien sur ses pattes.

Eifelheim a manqué le prix Hugo du meilleur roman et le Razzie de la pire couverture, deux prix qu'il aurait amplement mérités. C'est l'un des meilleurs romans publiés depuis longtemps en « Ailleurs & Demain ». Un livre dont le rythme relativement lent est plus que largement compensé par une densité extraordinaire. Les pages sont lourdes d'une richesse d'information peu commune qui fait qu'il ne souffre d'aucune longueur. C'est intéressant, très intéressant de bout en bout.

Le Chasseur et son ombre

Voilà un bien curieux livre, qui compte davantage d'auteurs que de personnages. Un roman minimaliste, dépourvu de toute pyrotechnie à grand spectacle mais très bien foutu. Une histoire limpide dont les péripéties coulent de source, emportant un héros d'une belle densité.

Ramon Espejo n'est pas un saint. Loin s'en faut. Prospecteur assez peu sociable qui, lorsqu'il rentre en ville, se saoule et bat volontiers sa femme. À l'occasion, il joue du couteau dans les bars, mais ce n'est pas un fieffé salaud, ni froid ni cynique. Le jour où il en croise un, ça fait des étincelles toutes rouges et l'autre se retrouve dans la ruelle, très occupé à retenir ses tripes. Le problème, c'est que c'était une grosse légume…

Ramon file donc fissa se mettre au vert dans le grand nord de ce monde depuis peu colonisé, le temps que les choses se calment en ville tout en caressant l'espoir de découvrir l'équivalent local du site de Fort McMurray. Au lieu de quoi, il tombe sur un nid d'aliens terrés au fond d'une montagne creuse.

Sur ces prémices, le roman va se dérouler, à la fois épuré et magistral. Petit à petit, tous les éléments vont trouver leur place dans le puzzle. Le récit a une très forte cohérence interne qui force l'évidence sans que l'intrigue soit pour autant téléphonée. C'est un texte qui retombe sur ses pattes avec la souplesse et l'élégance d'un chat. C'est beau comme une combinaison au jeu d'échecs. En fin de compte, c'est aussi une expérience esthétique qui se savoure.

Il est rarement aisé de faire la part de ce qui revient aux uns et aux autres au sein d'une collaboration littéraire sans recourir à l'analyse stylistique. À défaut d'un point de comparaison en ce qui concerne Daniel Abraham, traduit ici pour la première fois, faisons l'impasse. L'idée générale tourne autour du rapport à l'étranger. Un thème qui doit certainement beaucoup à Gardner Dozois et n'est pas sans évoquer ses romans naguère traduits chez Denoël (« PdF » et « Lunes d'encre »), Poison Bleu — également écrit en collaboration, mais avec George Alec Effinger — et L'Etrangère. L'entente avec l'autre nécessitant un minimum de volonté et d'efforts, non pas techniques mais éthiques. La science-fiction, à travers ce thème de l'extraterrestre, a une vocation toute particulière à mettre ce postulat à l'abri des contingences du monde contemporain. Martin est peut-être, lui, celui à qui revient la majeure part de la sculpture du personnage. Il a su faire preuve, entre autres dans La Geste de glace et de feu, d'une véritable capacité à forger des personnages profonds qu'il nous montre évoluant au fil des pages. On garde en mémoire Cersei, la reine incestueuse qui sombre dans la paranoïa, son frère Jaime qui, mutilé, chemine sur la voie de la rédemption, ou encore leur cadet, Tyrion, frappé de nanisme mais ne manquant ni de courage, ni d'honneur, ni d'intelligence. Le talent de George R. R. Martin en la matière n'est plus à établir.

Au final, la trajectoire de Ramon Espejo dans les contrées du septentrion s'apparente à une sorte de voyage initiatique au cours duquel la terrible confrontation née de la mise en abîme lui permettra de se découvrir tel qu'en lui-même, de répondre à une question essentielle et enfin, lui dictera la conduite idoine.

Quand on arrive au terme de la troisième partie et que l'on commence à songer au papier que l'on va écrire, on se dit que Le Chasseur et son ombre est un bon bouquin… Une fois qu'on l'a terminé, il a encore gagné de sérieux points supplémentaires. Le plaisir que l'on a pris à lire ce roman continue de croître plusieurs jours après qu'on l'a refermé, et plus on prend de recul pour le juger, plus il nous apparaît remarquable. En ces temps de productions pachydermiques que nous traversons, un roman aussi juste, sans une phrase de trop et où pas un mot ne manque, que ne grève nulle longueur ni lourdeur, est une aubaine rare. Sans nous abreuver d'un torrent de péripéties, l'action ne faiblit pourtant jamais et la tension ne cesse de croître inexorablement comme approche la fin. Et une fois la dernière page tournée, on reste admiratif.

60 jours et après

Dans les précédents ouvrages de cette trilogie engagée et écolo (Les Quarante signes de la pluie, octobre 2006, et 50° au-dessous de zéro, novembre 2007), Kim Stanley Robinson posait un diagnostic quasi désespéré sur l'état de la planète, faisant sentir, à travers les démêlés politico-mystico-scientifiques d'une brassée de personnages, l'urgence historique qui pèse sur nos actes — tant sur le plan individuel que collectif. Est-ce que quelqu'un, un jour, élèvera une pierre tombale pour notre civilisation ? questionnait-il en substance. Et si c'est le cas, que dira-t-elle ? En aucune manière que nous n'étions pas avertis : elle pourra juste dire que nous avons été trop lents à répondre aux forces qui minaient notre civilisation.

Car les transformations en cours sont, seront, d'une intensité sans pareille, et l'auteur, hyper documenté sur le sujet, les présente en soulignant, au-delà des mutations climatiques, l'importance des questions de l'agriculture et de l'eau, l'impact d'une démographie mondiale galopante sur l'environnement. Constat brutal : nous consommons les ressources renouvelables bien plus vite qu'elles ne peuvent se régénérer. En cause, notamment : le modèle économique. La catastrophe est prévisible pour des pays à croissance rapide (Chine, Inde) ; mais les pays développés ne sont pas plus à l'abri : dans un système où les nations sont partout en compétition pour les mêmes ressources, l'ultralibéralisme qui prévaut aujourd'hui cessera d'être applicable aux pays riches comme aux autres.

Force est de constater avec 60 jours et après que l'auteur est de moins en moins anxieux. Son ton, en tout cas, n'est plus aussi alarmiste. Il ne doute plus que la société mondiale puisse évoluer pour prévenir les conséquences du réchauffement global, même s'il ne voit de recours que dans l'émergence de nouveaux leaders, hommes politiques providentiels comme son Phil Chase, nouvellement élu à la tête des Etats-Unis. (et qui rappelle ostensiblement — hasard heureux ou prémonition ? — l'hôte actuel de la Maison-Blanche).

Sorte de Churchill de l'environnement, Chase est bien décidé à mettre au pas tous les pollueurs impénitents qui ne veulent pas se résoudre à la nécessité du changement. Les opérations visant à faire redémarrer le Gulf Stream, réussies au-delà de tout espoir, ont donné au président quelques marges de manœuvre, mais pas de quoi sombrer dans un optimisme béat, comme l'atteste l'humeur variable du thermomètre. Il s'agit dès lors de trouver d'autres solutions : une nouvelle économie, basée sur la maîtrise de la consommation et l'efficacité énergétique, les transports collectifs, une agriculture soucieuse de biodiversité, la généralisation du renouvelable et du recyclage, etc. Il faudrait, à l'échelle de la planète, un investissement que Robinson chiffre à quelques trillons de dollars par an, pour réduire la pauvreté dans les pays les plus misérables et restaurer l'environnement de la planète. Tout ceci devrait découler d'un principe simple : intégrer dans l'activité économique le coût de son impact écologique. Comme le socialisme s'est effondré parce qu'il n'autorisait pas le marché à dire la vérité économique, le capitalisme pourrait s'effondrer parce qu'il ne permet pas au marché de dire la vérité écologique. Pour forcer le marché à valider ce concept de « vérité » écologique, Chase et son équipe imaginent un new deal inspiré des années d'après-guerre, quand le président Roosevelt avait engagé l'Amérique dans un programme de développement d'une ampleur jamais vue.

Autant être clair, le roman s'adresse aux lecteurs passionnés par les discours scientifiques et économiques ardus, qui ne rechigneront pas devant les choix narratifs de l'auteur. En effet, Robinson privilégie les idées par rapport aux images et sacrifie de fait le rythme sur l'autel de l'exposé et de la philosophie. L'action est ici réduite à sa plus simple expression ; la mise en scène restitue, avec une laborieuse sincérité, la lourdeur des processus bureaucratiques, l'inertie de la machine administrative en butte à un phénomène qui la dépasse, les luttes d'influences entre agences gouvernementales, entre intérêts publics et consortiums privés, entre nations. Sauf que, passé trois ou quatre chapitres, on ne sait plus trop où Robinson veut nous mener. Les enjeux du roman, passionnants, sont dilués dans l'évocation du quotidien banal, et même pénible à la longue, d'une équipe de technocrates et de chercheurs (Franck Vanderwal, la famille Quibler, déjà présents au casting des épisodes précédents) au service du président Chase, que vient « pimenter » une sous intrigue lorgnant du côté du récit d'espionnage ainsi qu'une flopée de considérations mystiques/philosophiques dispensables. La tendance de l'auteur à l'hypergraphie, avérée et déjà stigmatisée dans la critique du second opus, trouve ici une sorte d'apogée. L'aspect monolithique et mollasson, les développements flottants et l'abominable happy end ne plaide pas vraiment en faveur du livre. Reste, de loin en loin, une réflexion prospective non dénuée d'intérêt, à défaut d'être convaincante littérairement parlant. En catastrophiste éclairé et zen, Robinson pointe l'urgence écologique et, plus profondément, analyse les forces sociales et les rapports de pouvoir qui structurent le monde aujourd'hui. Peut-on opérer la mutation nécessaire du monde sans transformer énergiquement ces rapports de pouvoir ? C'est la question cruciale à laquelle il tente d'apporter, à sa manière maladroite, des éléments de réponse.

Tous ces pas vers l'enfer

Jean-Pierre Andrevon est une des plumes les plus prolifiques de l'imaginaire francophone. Arrivé à un âge où il ne lui reste plus grand-chose à prouver, il poursuit pourtant son bonhomme de chemin sans abuser aucunement de la crédulité du lectorat. Tous ces pas vers l'enfer ressortit à une veine plus introspective. En effet, on s'éloigne ici des œuvres joyeusement cyniques, telle Le Travail du furet (Folio « SF »). Jean-Pierre Andrevon délaisse également l'atmosphère poétique de fin de civilisation dépeinte dans son roman Le Monde enfin (Fleuve Noir « RvA »). Il s'écarte du domaine de la fable écologiste qu'il a abordée dans la série Gandahar ou de la charge politique dont il a fait montre dans Sukran (Folio « SF »). Bref, avec Tous ces pas vers l'enfer, l'écrivain français aborde des thématiques de nature plus existentielles — la vie, la mort et l'autre —, et il le fait par le biais d'un fantastique subtil qui évite les effets du grand guignol. Pour tout dire, on se situe davantage en territoire de l'inquiétude — pour paraphraser le titre de l'anthologie périodique en son temps dirigée par Alain Dorémieux — qu'en zone de terreur macabre. Les huit textes qui figurent au sommaire nous immergent dans un quotidien prosaïque et sans éclat qui pourrait bien être le nôtre, à y regarder de plus près. Villes ternes peuplées d'individus anonymes, familles morcelées aux abonnés absents, couples à la dérive rongés par la routine, paysages campagnards mornes et automnaux, centre de vacances aseptisées, quais de gares balayés par le vent… Tous ces univers se succèdent et éveillent en nous des souvenirs familiers. En même temps, ils suscitent l'angoisse et invitent à l'introspection. C'est d'abord ce compartiment de train où on embarque à la naissance pour ne débarquer qu'à la mort. Puis, cette mère à la recherche de sa fille dans un contexte d'évacuation générale. C'est ce père qui fuit une guerre des générations qui ne dit pas son nom, en compagnie de sa petite fille. C'est cet autre père de famille qui abandonne fils et épouse pour rejoindre les clochards, toujours plus nombreux et silencieux, qui squattent les trottoirs de sa ville. C'est ce couple qui se voit offrir des vacances gratuites au bord de la mer. Sans oublier ce cimetière où il fait si bon vivre… Et ce défunt qui assiste à son inhumation avant de découvrir ce qu'il y a après. Enfin, c'est cet homme qui vit en compagnie des morts au point d'en oublier les vivants. Ces huit univers intérieurs mis en scène par Jean-Pierre Andrevon font vaciller la raison en hésitant entre le cauchemar et la sinistre réalité. Ils happent littéralement le lecteur dans leurs méandres vénéneux. Car Jean-Pierre Andrevon est un redoutable tisseur d'ambiance qu'il pimente d'un humour, volontiers grinçant, qui réjouit le cœur du plus fervent misanthrope. Pourtant ici, le recueil fait mentir cette réputation de misanthropie puisqu'il se termine par une nouvelle (parue dans la revue Ténèbres en 2001) qui est une déclaration en faveur de la vie. À mettre en relation avec le texte inédit ouvrant l'ouvrage qui, lui, propose une manière de bilan, traversé par la nostalgie, au crépuscule d'une vie.

Au final, Tous ces pas vers l'enfer s'avère une lecture plus que recommandable. Non, Jean-Pierre Andrevon n'est pas encore mort !

Sang Futur

Les éditions Moisson rouge sont une maison indépendante qui se consacre à « la littérature noire qu'elle soit critique sociale, peinture des déroutes et des folies de l'époque, fresque urbaine, roman noir, fantastique et trans-genre ». Du moins, c'est ce qu'annonce le site web de l'éditeur, et on ne peut qu'être attiré par cette réjouissante déclaration d'intention. Parmi les premiers titres parus figure une réédition qui concerne plus particulièrement le genre que nous chérissons à Bifrost. Il s'agit de Sang futur de Kriss Vila. Les lecteurs de notre n°52 auront immédiatement reconnu sous le pseudonyme Christian Vilà, un écrivain habitué à la S-F, et dont on a pu lire, à cette occasion, une interview. Pour les autres (maudits soient-ils), voici une séance de rattrapage.

« Allo ! Police-Secours ?

 Vous n'y êtes pas, mon vieux. Ici, c'est la brigade criminelle.

Alors parfait, ricanerait Dickkie dans le micro du téléphone. Je viens justement de buter un de vos collègues. Une stupe. »

Dans les années 1970, l'Hexagone a connu une vague de science-fiction politique, engagée, à faire rougir de honte l'ultragauche la plus radicale, et à faire blêmir la robe du plus retors procureur de la République. À posteriori, littérairement parlant, certains ont jugé que tout cela représentait beaucoup de bruit pour rien, et on ne leur donne pas forcément tort, même si ce courant a suscité quelques grands noms — Pierre Pelot pour n'en citer qu'un. Parmi les oubliés de la période se trouvent Joël Houssin et Christian Vilà, à qui l'on doit notamment l'anthologie Banlieues rouges chez Opta. De Houssin, on a surtout retenu Blue et la série Dobermann, adaptée ensuite au cinéma par Jan Kounen. De Vilà, si l'on fait abstraction de Les Mystères de Saint-Pétersbourg, on pourrait citer Sang futur, un roman résolument punk mais qui jusqu'à cette présente réédition était introuvable. Ne tergiversons pas, résumer l'intrigue de ce court roman (157 pages au compteur, illustrations comprises) revient à faire un fist-fucking à un éléphant. Peu de sensation pour un risque d'écrasement maximum. Car Sang futur est un concentré d'énergie nihiliste, un baiser de la mort envoyé à la face de la société bourgeoise. Le texte est conçu comme un coup de boule adressé aux conventions littéraires. Très peu de ponctuation, une narration déstructurée, des ruptures typographiques, une écriture en flux tendu, un phrasé oral et une multitude de photomontages en guise de contrepoint au texte. On sent vraiment la volonté de casser le moule, quitte à abandonner la notion de récit elle-même.

« Tu sens la Crève en toi ?… »

Le roman décline ainsi une succession de flashs visuels, violents et viscéraux, animés par des personnages dont la psychologie se définit exclusivement par l'action. Dickkie la Hyène, le tueur de flics. Le White Spirit Flash Club, combo punk qui carbure à l'alcool, au sexe et au sang. El Coco Kid, l'écrivain junky qui se fait le chroniqueur du groupe. Sarah, le travelo émasculé avec une croix gammée rouge tatouée en guise de parties génitales. Tous des enragés, résolus à transmettre leur rage au monde pour mieux le détruire. Et pour les pourchasser un flic, punaise en imperméable mastic, bien décidé à les abattre. Tous.

Au final, Sang futur ne cherche pas le consensus. On aime ou on n'aime pas. Point barre. Un condensé de Bifrost, en somme…

Les Îles dans le ciel

Sylvie Denis est un auteur rare et surprenant. Après l'excellent Haute-Ecole (l'Atalante, en 2004), des rumeurs ont longtemps couru à propos d'une éventuelle suite à ce roman de fantasy. On connaît la rumeur : volatile et le plus souvent infondée. Finalement, c'est avec le premier volet d'un diptyque de science-fiction qu'elle a effectué son retour. Et même si La Saison des singes (l'Atalante, 2007) a déçu les attentes de certains, ceci n'a pas pour autant entamé le capital de sympathie dont elle jouissait (issu pour beaucoup de son parcours de nouvelliste exceptionnelle). Et voici que l'auteur nous surprend à nouveau, avec cette fois un livre édité dans une collection destinée à la jeunesse. L'occasion d'ajouter une nouvelle touche à sa palette littéraire. L'expérience s'avère-t-elle pour autant concluante ? Il faut avouer que l'on ressort avec une impression mitigée, comme on va le voir…

Nuées est une exoplanète sur laquelle des colons humains ont jadis fait naufrage. Ce monde, dont la surface s'apparente à Vénus, se singularise par une vie végétale qui a colonisé les strates supérieures de l'atmosphère. Sur Nuées, les nuages sont littéralement constitués d'une espèce de mousse sur laquelle s'agglomère la vapeur d'eau. Et c'est sur ces nuages que les naufragés se sont installés. Au fil du temps et des vents, les naufragés se sont différenciés de manière à développer des modèles sociaux radicalement divergents. Parfois, au gré des courants aériens, les microsociétés qu'ils ont fondées viennent à se côtoyer. De ces rencontres naissent, éventuellement, l'incompréhension, ou, le plus souvent, des échanges. Rien de neuf sous le soleil, finalement…

Avec Les Iles dans le ciel, Sylvie Denis met en place un contexte de science-fiction ultra classique. Moyen de transport extra dimensionnel pour se déplacer dans l'espace, bracelets anti-gravité pour voler, naufrage sur une planète inconnue et reconstruction d'une civilisation à partir de vestiges technologiques, le roman fait appel à des motifs et à des ressorts déjà vus une multitude de fois en science-fiction. Toutefois, ces éléments ne sont là que pour poser un cadre dépaysant propice à l'aventure et au rêve, conformément à la déclaration d'intention de la collection « Autres mondes ». La réflexion naît de la rencontre entre des adolescents issus de sociétés différentes. En effet, les mondes qui évoluent dans l'atmosphère de Nuées sont autant de microcosmes qui décalquent nos sociétés terrestres. Ainsi, la science-fiction s'adresse ici au présent, en proposant un modèle social utopique, celui du Cygne. Face à la Perle noire, un monde organisé comme une ploutocratie reposant sur l'exploitation d'une masse laborieuse asservie, le peuple du Cygne apparaît comme une communauté apaisée, vaguement anarchiste et autogérée. Un paradis comparé à la Perle qui agit comme un repoussoir radical. Tout cela suffit-il pour emporter l'adhésion ? À vrai dire, c'est un peu léger tout de même. Les deux communautés manquent singulièrement d'épaisseur. Même si Sylvie Denis fait montre d'efficacité dans la mise en place de l'intrigue, ceci n'empêche pas de trouver celle-ci un peu mince, pour ne pas dire simpliste. Les Iles dans le ciel a donc les apparences d'une longue scène d'exposition, mollement animée par une intrigue balisée et sans véritable tension dramatique. On n'est pas déçu mais on reste tout de même sur sa faim. Cependant, de nombreuses pistes laissent à penser que ce roman pourrait bien être le premier volet d'un récit en devenir. Affaire à suivre, donc. On commence à avoir l'habitude avec Sylvie Denis.

Chevalier de l'empire terrien

Parmi les (re)découvertes du patrimoine de la science-fiction, Poul Anderson fait figure de poids lourd. Longtemps victime dans l'Hexagone d'un ostracisme tenace, l'écrivain états-unien est désormais l'objet d'un véritable engouement. En effet, ce ne sont pas moins de dix ouvrages — inédit et réédition, one-shot et composante de cycle, fiction et non-fiction — qui sont parus depuis 2004. Joli regain d'intérêt, se permettra-t-on de noter, pour un auteur que l'on associe fréquemment à l'âge d'or de la S-F américaine, même s'il a largement poursuivi sa carrière au-delà du terme de celle-ci.

Les éditions l'Atalante ont fait le choix de se concentrer sur le personnage de Dominic Flandry, un des héros récurrents de l'œuvre d'Anderson. Chevalier de l'Empire Terrien est le troisième opus de ses aventures. On trouvera ici deux courts romans inédits en France. Le premier, Enseigne Flandry, revient sur la jeunesse du personnage et montre de quelle façon il a intégré les services de renseignements terriens. Le second, Chevalier de spectres et d'ombres, prend place au crépuscule de sa carrière, après une vie bien remplie au service de l'Empire. Il y a évidemment matière à gloser sur l'évolution personnelle de Flandry. En dépit des apparences, le grand écart entre les deux romans n'est pas que temporel ; trente années entre les deux aventures de l'espion, neuf entre l'écriture des deux textes. Les deux histoires se distinguent également par leur tonalité contrastée. Enseigne Flandry est un récit rondement mené, mais sans véritable éclat. Les rebondissements y sont convenus, les personnages et extraterrestres archi-stéréotypés, le traitement s'avère finalement très « old school ». Bref, on se situe dans la norme des space operas classiques, ni plus, ni moins, avec tout ce que l'exercice comporte comme facilités. Ce n'est heureusement pas le même constat avec Chevalier de spectres et d'ombres qui se révèle le morceau de choix du recueil. Même si on est très loin des flamboyances déployées par l'auteur dans certains textes du cycle de La Patrouille du temps (publié dans son intégralité, soit quatre tomes, aux éditions du Bélial'), le recul sur la carrière de Flandry et sur le devenir de l'Empire procure ici une profondeur dont était dépourvu Enseigne Flandry. Certes, le récit ne déroge pas aux conventions du space opera. Mais celui-ci ne se cantonne pas uniquement au domaine de la guerre secrète, avec ses complots et ses faux-semblants, pas plus qu'il ne se réduit aux ressorts basiques d'une aventure pimentée d'un zeste de cynisme. Anderson ajoute à propos une dimension supplémentaire, propice à une réflexion plus globale que l'on peut interpréter comme une sorte de paratexte implicite qui court dans toute son œuvre. Là se trouve sans aucun doute le point fort de l'auteur états-unien. Pour mémoire, rappelons que le cycle de « L'Empire terrien » correspond à une phase de l'histoire du futur qu'Anderson a improvisé progressivement en lui rattachant les textes de La Ligue polesotechnique. L'écrivain y dévoile ses représentations sur l'Histoire — représentations qui relèvent de l'Histoire comparée et dans lesquelles l'entropie joue un rôle déterminant. L'Empire terrien se révèle ainsi comme un avatar science-fictif des nombreux empires qui ont dominé l'Humanité pendant l'Histoire, un avatar décrit ici sur son déclin. Et pendant que le collapsus dure, il ne reste plus à Flandry qu'à faire de son mieux pour repousser la Longue Nuit qui menace de tomber sur la civilisation, avec l'espoir de léguer aux générations à venir le récit édifiant de ses exploits afin qu'elles en tirent les leçons qui s'imposent.

Au terme de cette chronique, revenons à des considérations plus terre-à-terre. Si Chevalier de l'Empire Terrien finit par emporter l'adhésion, ce n'est pas en raison du premier texte qui figure au sommaire. L'ouvrage vaut surtout d'être lu pour le roman Chevalier de spectres et d'ombres qui mérite, sans conteste, d'être reconnu comme un titre incontournable de la Geste andersonienne.

Tancrède, une uchronie

Août 1096. Bohémond de Tarente, prince normand d'Italie, entend l'appel à la croisade du pape Urbain II et, voyant là l'occasion de conquérir un fief plus vaste que ceux qui l'attendent en Italie, abandonne aussitôt le siège d'Amalfi et la campagne en cours pour prendre la route de la Terre Sainte. Accompagné entre autres par son neveu Tancrède de Hauteville, il fonde en 1098 la Principauté d'Antioche. Tancrède, de son côté, poursuit sa route pour participer à la prise de Jérusalem au côté de Godefroy de Bouillon et devient, jusqu'à sa mort en 1112, l'un des seigneurs les plus influents des Etats latins d'Orient…

… du moins jusqu'à ce que certain auteur de S-F s'en mêle au tout début du XXIe siècle et, prétendant avoir retrouvé ses mémoires, donne au personnage, à son destin et à l'Histoire, un tout autre visage…

Après que le Tasse en a fait un modèle de chevalier dans son Jérusalem délivrée, le personnage de Tancrède a été très largement exploité par les arts dramatique et lyrique au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Le roman d'Ugo Bellagamba s'inspirant avant tout de l'opéra baroque du même nom (par André Campra, livret d'Antoine Danchet), c'est au personnage de fiction plus qu'aux actes du personnage historique que le Tancrède de cette uchronie emprunte sa personnalité et sa sensibilité. Et la divergence, ici, réside entièrement dans cette différence de sensibilité, dans l'interprétation subjective par ce Tancrède-ci de faits qui restent, quant à eux, rigoureusement historiques, jusqu'au moment où son destin s'écarte objectivement de celui de son modèle.

Tancrède, le narrateur, est donc lui-même le point de divergence, « l'acteur historique » à la charnière de l'uchronie, et c'est bien là ce qui intéresse Ugo Bellagamba, dont l'aisance à manipuler le fait historique et politique n'est plus à prouver : l'étude, à travers l'analyse de cette divergence, de la nature du rôle de l'individu dans le processus historique — voir à ce sujet, du même Bellagamba, « L'Acteur historique dans les récits de SF », in Yellow Submarine n°132, le Bélial', 2004, un article repris sur le site .

Bien sûr, le roman ne se limite pas à cette seule considération, et le revendique en postface : « Tancrède est de la science-fiction […] qui place au cœur de son propos […] l'histoire elle-même, entendue comme science. » Et conformément à l'idée que l'auteur se fait du rôle de la S-F, Tancrède, en s'interrogeant sur les rapports historiques entre Orient et Occident, se propose d'observer, d'analyser et de questionner le présent.

Mais s'il atteint ces objectifs, le roman peine à convaincre en tant que fiction. La « posture d'historien » revendiquée en avant-propos biaise la lecture et ne résiste pas longtemps au ton qui, sous couvert de modernisation de la syntaxe et du style, ne parvient jamais tout à fait à convaincre que le corps du texte est constitué pour bonne part des mémoires d'un personnage historique, même apocryphes, ni à refléter la spectaculaire évolution des opinions et des croyances de celui-ci. Faute d'un rythme et d'un ton propres à lui donner vie, le personnage de Tancrède ne réussit donc pas à dépasser le statut de construction de l'esprit entièrement dévouée au rôle qu'il tient dans le récit.

Ugo Bellagamba ne se montre pas encore tout à fait à l'aise dans ce premier roman en solo. Toutefois, il creuse et enrichit avec ce Tancrède les thématiques qui lui sont chères : utopie, histoire et politique sont au cœur de cette uchronie qui n'est certes pas le « grand roman » que ses admirateurs attendent, mais ne peut manquer de rappeler aux autres que la science-fiction française tient là un auteur à suivre, pour son œuvre comme pour sa façon très personnelle de concevoir le genre.

 

Roi du matin, reine du jour

Il aura donc fallu attendre treize ans pour qu'arrive en France un « nouveau » Ian McDonald. Nouveauté toute relative, puisqu'il s'agit du troisième roman, paru en 1991, de l'auteur du très remarqué Desolation Road (le Livre de Poche). Très remarqué mais vite oublié par les éditeurs : en dehors du recueil Etat de rêve en 90 (le Livre de Poche) et de Nécroville en 96 (J'ai Lu), les lecteurs français n'ont pu se mettre sous la dent que… quatre nouvelles en près de vingt ans.

Autant dire que c'est avec une certaine impatience qu'on s'attaque à ce Roi du matin, reine du jour. On y découvre, au fil de trois parties radicalement différentes, mais chacune se nourrissant de la précédente, les histoires de trois jeunes femmes entretenant un rapport particulier avec la riche matière mythologique irlandaise.

La première d'entre elles, Emily, va avoir quinze ans en cette année 1913. Délaissée par son astronome de père — un père persuadé que la comète qu'il observe est en réalité un véhicule interstellaire, et qui imagine un moyen de communiquer avec ses occupants —, l'adolescente croit voir se matérialiser faunes, fées et autres représentants du Petit Peuple aux abords de la forêt qui jouxte le domaine familial. La fascination tourne vite à l'obsession, et le destin d'Emily aura de profondes répercutions sur ceux de Jessica, jeune Dublinoise mythomane des années 30 en quête d'identité, et d'Enye, qui, à la fin du XXe, siècle arpente chaque nuit ou presque la capitale irlandaise pour combattre, katana en main, des créatures de cauchemar qu'elle seule semble percevoir…

Roi du matin, reine du jour se présente comme un voyage à travers le XXe siècle irlandais, et Ian McDonald ne ménage pas ses efforts pour plonger son lecteur au cœur de l'époque de chacune de ses héroïnes, conjuguant sens du détail historique et réelle aisance stylistique. La première partie relève ainsi du roman épistolaire et se réfère explicitement au Crépuscule celtique de Yeats et à « l'affaire des fées de Cottingley », la seconde dépeint le Dublin des années 30 et l'Ulysse de Joyce dans un style « courant de conscience » très maîtrisé, enfin la partie contemporaine s'avère résolument moderne, dans sa construction comme dans son traitement, qui flirte avec le cyberpunk.

Par son argument fantastique, Roi du matin, reine du jour a vite fait d'évoquer (comme ne manque pas de le souligner la quatrième de couverture) La Forêt des mythagos de Robert Holdstock. Mais là où ce dernier, pour fascinant que soit son propos, donnait une vision aride d'un inconscient collectif quasi immuable, enraciné dans la violence des temps primordiaux, McDonald en offre une conception dynamique : ici les mythes et archétypes les plus anciens, constamment recyclés et adaptés, changeant de visages à chaque génération, peuvent faire irruption dans la réalité — et ne s'en privent d'ailleurs pas…

Ainsi, au-delà de l'aspect historique, McDonald s'applique surtout à dépeindre les liens étroits qui, en Irlande peut-être plus qu'ailleurs, unissent une nation à ses mythes. L'intervention de Yeats dans la première partie est significative : par son intérêt pour les racines mythologiques de son pays et par son engagement nationaliste, le personnage symbolise à lui seul l'identité irlandaise du début du siècle dernier. Mais à mesure que l'Irlande entre dans la modernité, les légendes ancestrales se modèlent sur les peurs et les espoirs de chaque génération : Emily, Jessica et Enye reflètent chacune un aspect du visage de l'Irlande, fascinée par ses mythes, absorbée par sa lutte, ouverte au monde.

Ian McDonald a pour son pays le même regard que le Dr. Rooke, le psychologue qui traverse le siècle sur les traces d'Emily, a pour ses patientes. Et derrière sa vision de l'Irlande se dessine celle d'une civilisation occidentale qui, à trop s'identifier aux mythes du passé, se contente désormais de remixer son héritage sans parvenir tout à fait à y intégrer sa modernité, à se créer ses propres mythes. « N'avons-nous pas perdu d'une manière ou d'une autre la capacité d'engendrer de nouveaux mythes adaptés à une société technologique ? se demande Rooke. Pourquoi nous tournons-nous vers ces guerriers d'une époque où tout était plus simple, quand le noir était noir et le blanc aussi blanc qu'un drap lavé avec une lessive bio ? »

Il y a bien des façons d'aborder ce Roi du matin, reine du jour : roman historique, psychologique ou fantastique, les différents niveaux de lecture se répondent, s'enrichissent et s'éclairent. Ian McDonald livre là une œuvre exigeante, dense et originale, une trilogie de fantasy en un tome, résolument à contre-courant d'un paysage éditorial majoritairement acquis aux cycles interminables qui font feu de tout bois pour ressasser ad nauseam les poncifs éculés du genre… De quoi (re)découvrir un écrivain talentueux trop longtemps ignoré en France, en attendant les traductions annoncées, chez Denoël et Bragelonne, de River of Gods et Brasyl.

Il était temps.

Vision aveugle

Premier roman de Peter Watts publié en France (en attendant le très aquatique Starfish), Vision aveugle fait partie des textes qui impressionnent le lecteur, tant par l'ampleur du propos que par son intelligence narrative. Véritable livre de science-fiction au sens premier, cet opus douloureux rejoint d'entrée de jeu le cultissime Schismatrice du non moins cultissime Sterling. Même cohérence visuelle, même vision furieusement coupante de la post-humanité et même absence d'explications dans le contexte quotidien (quel roman de littérature contemporaine explique le fonctionnement d'un robinet ? Pourquoi la S-F devrait-elle justifier ses choix technologiques ?). Enfin — surtout — même questionnement du début à la fin : qu'est-ce que l'humain ? Et pour répondre, quoi de plus évident qu'une autre question ? Qu'est-ce que l'autre, l'extraterrestre, l'ennemi ? Du coup, exactement comme Schismatrice, Vision aveugle se mérite. Le décor est flou. Il se précise peu à peu. Les personnages commencent leur vie comme simple silhouettes, puis se développent et gagnent en épaisseur à mesure que le lecteur prend conscience du monde dans lequel ils évoluent. Et le résultat est… vertigineux.

Complète réécriture de la plus vieille idée science-fictive — le premier contact extraterrestre —, Vision aveugle avale littéralement le cliché et s'axe principalement autour de personnages dévastés. Humains trafiqués, reconstruits ou schizophrènes à personnalités multiples (lire Les 1001 vies de Billy Milligan pour une explication de texte), scientifiques fous à la conscience téléchargée et… vampires. Oui oui, de vrais vampires, mais bien différents du mythe. Une branche éteinte de l'évolution humaine datant de plusieurs centaines de milliers d'années ramenée à la vie par le miracle de la génétique. Une branche qui donne des individus aux caractéristiques bien précises et aux aptitudes clairement définies. Ici, c'est surtout du Thésée qu'il s'agit, un vaisseau d'exploration qui rencontre le fameux artefact extraterrestre. À son bord, un équipage restreint, dont Siri Keeton, le narrateur, chargé de surveiller le bon déroulement des opérations, plusieurs autres personnages hauts en couleur, sans oublier le capitaine, vampire de son état. D'entrée de jeu, les codes du genre volent en éclat. D'abord parce que le Rorschach — c'est ainsi que se baptise lui-même l'artefact — leur parle en anglais, ensuite parce qu'il cesse de leur parler après les avoir menacés de mort. C'est le début d'une exploration rarement vue en littérature, déroulée sur deux niveaux : la lente compréhension de la nature même de l'artefact, couplée à la lente compréhension de la nature même des humains chargés du contact. Deux niveaux, donc, et un lecteur qui passe de l'un à l'autre avec un bonheur renouvelé. On frissonne, on fronce les sourcils, on est largué, et puis tout s'éclaire, comme par magie, juste avant que la lumière ne s'éteigne à nouveau, prélude à la prochaine illumination. Le tout sous une plume brillante aussi obscure que limpide, mais délicieusement tordue. À ce titre, saluons la performance du traducteur — Gilles Goullet, dont on avait pu apprécier le travail sur un roman aussi difficile que La Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer — qui a dû beaucoup souffrir pour saisir où voulait en venir l'auteur et tâcher de restituer la saveur de la langue dans un français compréhensible. Au final, reste la question centrale du roman : qu'est-ce que le Rorschach ? Le miroir de nos peurs ? Le papier tâché sur lequel chacun voit ce que son inconscient décèle ? Ou véritablement un vaisseau extraterrestre ? Pour le savoir, une seule solution. Ouvrir le livre, s'y plonger et ne plus le lâcher. Incroyable comme c'est facile d'ailleurs. Car s'il n'a rien de simple, ce roman n'en reste pas moins diaboliquement intelligent, cruel, malin… et limpide. Du grand art, un must instantané.

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