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Warchild

[Critique commune à Warchild, Burndive et Cagebird.]

Si l’on se limitait à considérer la trilogie de Karin Lowachee sous le seul angle de la quincaillerie qu’elle déploie, il serait presque tentant de la classer parmi ce que la sci-fi compte de plus conventionnel, celle dont on fait les séries à rallonge. Qu’on en juge un peu : une guerre interstellaire entre humains et extraterrestres, des pirates de l’espace, des combats au laser, des abordages au cœur du vide… l’auteur n’hésite jamais à faire appel aux stéréotypes les plus éculés du space opera. Bien entendu, réduire ces trois romans à ce seul aspect reviendrait à passer complètement à côté de tout ce qui leur donne leur originalité et leur identité propre.

Dans Warchild, le premier roman de cette série (qui n’en est pas tout à fait une, mais nous y reviendrons), Karin Lowachee a la bonne idée de nous faire découvrir l’univers qu’elle met en scène à travers le regard d’un enfant de huit ans, Joslyn Musey. Et effectivement, de son point de vue, la guerre qui oppose les braves humains du ConcentraTerre aux cruels aliens Striviirc-na est on ne peut plus simple et manichéenne. Jusqu’à ce que son monde vole en éclats, lorsque son vaisseau est attaqué par un navire pirate et ses parents tués. Capturé par le sinistre Vincenzo Falcone, libéré par les Striviirc-na et leurs alliés humains qui vont assurer son éducation, envoyé enfin à bord d’un navire terrien qu’il sera chargé d’espionner, Joslyn ne va cesser d’être balloté d’un camp à l’autre. Et en même temps que sa vision du monde s’élargit, celui-ci lui apparait (et au lecteur par la même occasion) dans toute sa complexité : les humains ne sont pas forcément les victimes de ce conflit, tandis que les Striviirc-na qu’il imaginait comme des ogres de cauchemar possèdent une culture d’une grande richesse et d’une élégante subtilité.

Dans le cadre de cette guerre, Joslyn n’est qu’une victime anonyme parmi d’autres, mais une victime au destin singulier, appelée à jouer un rôle crucial dans les évènements à venir. C’est ce destin qui constitue le cœur du récit, et auquel Karin Lowachee accorde toute son attention. Le portrait qu’elle fait de cet enfant, fragile, émotif, ayant perdu tous ses repères en même temps que ses parents, ce qui en fait une proie de choix pour les adultes entre les mains desquels il passe, est le plus souvent bouleversant de justesse. Avec pudeur, elle élude les scènes les plus violentes de son histoire, sans faire l’impasse sur les traumatismes qui en découlent. C’est certainement ce qui fait de Warchild le roman le plus émouvant de cette trilogie.

Burndive constitue la suite de Warchild sans en être tout à fait une. Certains évènements du roman précédent sont prolongés, d’autres sont revisités, et une partie du casting y fait une nouvelle apparition. Mais il s’agit d’un récit totalement indépendant, d’un autre destin brisé par la guerre.

D’un certain point de vue, avec Burndive, Karin Lowachee semble avoir voulu prendre le contrepied de son prédécesseur. Son personnage principal, Ryan Azarcon, se situe aux antipodes de Joslyn Musey. Jeune adulte, il n’est pas une victime anonyme du conflit opposant humains et striviirc-na : au contraire, c’est bien parce qu’il est le fils d’un militaire haut placé et d’une riche héritière qu’il va être la cible d’un attentat. Un évènement qui va bouleverser son existence de manière radicale et le forcer à abandonner sa vie de jet-setter désœuvré pour le plonger au cœur du conflit en cours.

Comparé à Warchild, Burndive souffre en premier lieu du peu d’empathie que l’on éprouve pour son héros, pauvre petit gosse de riche cynique et superficiel. Plus gênant encore, son histoire familiale, entre un père absent et une mère distante, occupe beaucoup de place dans le récit, sans guère émouvoir ni beaucoup sortir des sentiers battus. Par défaut, on se rabat donc sur l’arrière-plan du récit, cette nouvelle donne initiée dans les derniers chapitres de Warchild qui prend ici quelques détours inattendus. De ce point de vue, Burndive parvient à enrichir la lecture que l’on pouvait avoir de son prédécesseur, mais considéré sur ses qualités propres, le roman déçoit.

Fort heureusement, dans Cagebird, Karen Lowachee renoue avec les qualités du premier tome. Il n’est guère étonnant que son histoire s’en rapproche davantage, quoique le ton y soit encore plus sombre et désespéré. L’auteur y met en scène une autre victime de Vincenzo Falcone, Yuri Kiriov, recueilli à l’âge de huit ans à bord du Gengis Khan, après avoir passé quelques années dans un camp de réfugiés sordide suite à la destruction de sa colonie natale au cours d’un raid des Striviirc-na.

Le sort de Yuri rappelle celui de Joslyn Mosey, à la différence près que cette fois personne ne lui viendra en aide pour le libérer de l’emprise de Falcone. Lequel Falcone va tout mettre en œuvre pour déshumaniser son « protégé » afin d’en faire à la fois un objet sexuel et une arme mortelle. A l’inverse de Warchild, ici Karin Lowachee n’élude rien du parcours initiatique terrifiant de son héros. Certains passages sont d’une cruauté terrible, fort heureusement tempérée par l’écriture d’une élégante sobriété de l’auteur. Même dans ses scènes les plus douloureuses, le roman ne sombre jamais dans le sordide. Au contraire, de l’horreur qui imprègne Cagebird finira par s’extraire une lueur d’espoir, celui d’une nouvelle vie, encore possible, détachée de son passé.

A travers Warchild et ses « suites », Karin Lowachee dresse donc le portrait de trois enfants marqués à tout jamais par la guerre, trois destins singuliers, trois voix amenées à se faire entendre quand bien même on souhaiterait les faire taire à tout jamais. Dans le genre, on a rarement fait mieux.

Lire aussi la critique de Warchild par Xavier Mauméjean dans le Bifrost 54.

Lasser, un privé sur le Nil

Le « Noir Duo » constitué de Sylvie Miller et Philippe Ward nous avait déjà offert, ici ou là, plusieurs aventures de Jean-Philippe Lasser, « Détective des Dieux ». En voici aujourd’hui un premier recueil (un deuxième volume devrait d’ailleurs être paru alors que vous lisez ces lignes), sous forme de fix-up. L’occasion de retrouver avec un certain plaisir cet univers bigarré de fantasy uchronique et cartoonesque, où les dieux de l’Antiquité marchent parmi les hommes.

Nous sommes en 1935. Jean-Philippe Lasser, détective privé d’origine gauloise, un vrai cliché sur pattes (parfaitement assumé), a dû fuir la Provença suite à une enquête ayant mal tourné, et s’est réfugié en Egypte. Là, au Caire, il végète tranquillement à l’hôtel Sheramon, passant son temps à siroter du whisky en écoutant d’une oreille distraite le murmure des pachas. Une petite vie toute simple qui va évidemment être chamboulée du tout au tout quand la déesse Isis embauche notre loser de héros pour retrouver, au plus tôt, le Manuscrit de Thot, grimoire magique indispensable à la célébration d’un rituel crucial. Ce n’est là que la première enquête que les dieux (tous amateurs de voitures de luxe, et pour le moins chatouilleux) imposeront à Lasser : il devra ultérieurement retrouver le chat de Sekhmet, puis le sexe d’Osiris, après avoir été embringué dans un remake du « Chat botté », et avant de se retrouver bien malgré lui au cœur d’une querelle diplomatique d’importance avec la Nubie voisine. Autant de faits d’armes qui lui vaudront le titre officiel de Détective des Dieux.

La série fonctionne en bonne partie sur des gimmicks et des personnages récurrents (parmi lesquels on citera pêle-mêle la charmante Fazimel, réceptionniste du Sheramon et assistante de Lasser, le ridicule dieu Seth, dont les apparitions promettent à coup sûr de grands moments de grotesque, le chat parlant Ouabou, aussi agaçant qu’efficace, Hâpi, le taureau sacré, richissime gérant de boîte de nuit qui n’en tient pas moins le bar, le scribe U-Laga M’Ba, etc.). Invariablement, l’affaire débute au Sheramon, au milieu des pachas, quand un dieu (souvent Isis, mais pas toujours) vient faire à Lasser une proposition qu’il ne peut bien entendu pas refuser. Suit alors une enquête passablement burlesque, où les canons du polar hard boiled sont passés à la moulinette pratchettienne (on peut aussi évoquer, fatalement, le Garrett de Glen Cook). Ce qui nous donne, au final, un livre un brin répétitif, mais assez réjouissant.

Alors, certes, il ne faut pas s’attendre ici à de la Grande Littérature : comme dirait le « Criticon » vilipendé par Pierre Desproges, Un privé sur le Nil n’a pas d’autre ambition que de divertir. Mais il fait ça plutôt bien.

Encore qu’il y aurait, objectivement, bien des choses à redire quant à ce premier tome. Ainsi, la résolution des enquêtes n’est pas toujours très satisfaisante (exemple flagrant avec l’énigme de l’indic Sphinxy dans « Le Manuscrit de Thot »), l’univers ne brille pas par sa cohérence et fourmille d’ambiguïtés (on se demande par exemple, du fait des noms propres, quelle est au juste la place des religions monothéistes dans l’uchronie de Sylvie Miller et Philippe Ward), et l’humour est parfois plombé par des procédés lourdingues, jeux de mots nazes (Sarq-Ôsis, Elric Tape-Tonne…) et autres clins d’œil au fandom franchement pas indispensables.

Pourtant, au final, c’est quand même la sympathie qui l’emporte. Malgré tous ces défauts, on s’attache volontiers aux pas de Lasser et de ses compagnons, et l’on passe dans l’ensemble un bon moment dans cette Egypte millénaire où les dieux antiques se jouent des hommes. Le sort de notre pauvre héros ne nous laisse pas indifférent, et on s’amuse de ses innombrables malheurs. Un privé sur le Nil n’est pas une lecture indispensable, c’est l’évidence, et aura même de quoi rebuter les lecteurs un tant soit peu exigeants, qui auront peut-être du mal à fermer les yeux sur les diverses maladresses précédemment évoquées. Mais pour peu que l’on ne place pas la barre trop haut, on appréciera à sa juste valeur cette friandise des plus distrayantes ; on ne lui en demandait pas davantage, après tout.

Gueule de truie

Après avoir exposé sa conception d’une fantasy pas si fantaisiste que ça avec l’ultra-primé Chien du heaume et sa suite Mordre le bouclier, Justine Niogret s’attaque aujourd’hui au genre post-apocalyptique avec Gueule de truie (très animalier, tout ça). Un genre à nouveau ultra-codifié ayant ses classiques ; mais, à en croire le communiqué de presse, ce roman fait preuve d’une ambition indéniable : on n’hésite pas à le comparer à l’excellent Plop de Rafael Pinedo (récemment publié chez l’Arbre vengeur), et la quatrième de couverture en rajoute encore une couche en prétendant qu’il s’agit d’un récit « aussi inoubliable que La Route de Cormac McCarthy »… Diantre ! C’est que ça doit être bien, alors…

Mais ne nous emballons pas trop vite.

Donc, l’apocalypse a eu lieu. Le Flache (le roman fait régulièrement usage de termes trafiqués, mais rassurez-vous, on est très loin du superbe Enig Marcheur de Russell Hoban). Comme de bien entendu, ce monde d’après la fin est cauchemardesque. Les Pères — incarnations fascistoïdes d’une Eglise dévoyée — pour qui la destruction est l’œuvre de Dieu, considèrent ladite œuvre comme devant être menée à son terme, histoire que le Jugement Dernier puisse enfin avoir lieu. Aussi dressent-ils des Cavales, des tueurs impitoyables, afin d’exterminer les Gens qui restent. Une Cavale ne pense pas, elle n’est que la main de Dieu : elle se contente de tuer, voire d’amener aux Pères certains éléments pour les livrer à la Question.

Gueule de Truie n’a pas toujours porté ce nom étrange. A l’origine, c’était un petit garçon comme les autres… Ce sont les Pères qui l’ont baptisé ainsi, lui imposant d’arborer un masque sinistre. Vingt ans plus tard, Gueule de Truie est une Cavale particulièrement efficace. Une ordure de première, une machine à tuer dénuée de sentiments, haine et dégoût mis à part. Et il fait sacrément bien son ignoble boulot, traquant les Gens — la viande — avec une habileté sans pareille, et tuant de ses mains nues des dizaines de victimes plus ou moins dégénérées.

Mais nous croisons aussi dans ce roman une fille — la fille —, qui voyage en solitaire avec pour seule possession ou presque une petite boîte dont elle ne se sépare jamais. Qu’y a-t-il dans cette boîte ? Vous aimeriez bien le savoir, hein ?

Bien évidemment, les routes de Gueule de Truie et de la fille se croiseront. Et cette rencontre bouleversera leur destin… un destin sous le sceau d’une relation ambiguë mêlant amour, haine, sanglots et douleurs aussi bien physiques que morales.

C’est la joie.

Si elle abandonne ici son esthétique médiévalisante, la plume de Justine Niogret continue de faire des merveilles. Le ton est sec, cruel, désespéré ; le roman, d’une noirceur étouffante, ne laissant aucune échappatoire (à moins que l’amour ? mais il a tendance à faire « boum »…). La forme, sous ces deux aspects, est pour beaucoup dans la réussite de Gueule de truie, malgré une tendance à verser dans le cryptique de temps à autre.

Ce qui nous amène au fond. Et là, le bilan est plus mitigé. Rien que de très classique ici, en somme. Justine Niogret joue avec les codes du récit post-apocalyptique, et le fait très bien. Mais elle n’apporte pas forcément grand-chose de neuf. Et si ses personnages sont bien campés (Gueule de Truie en premier lieu), si l’on ne s’ennuie pas à les suivre dans leurs pérégrinations, troubles et disputes, le fait est que le propos reste obscur. Certes, il y a la religion, les tabous, l’égoïsme, et, par-dessus tout, l’amour, avec son cortège de maux, son caractère aberrant, improbable, absurde, la violence qui le sous-tend. Ce n’est pas inintéressant, mais ça ne fait pas beaucoup avancer le schmilblick.

Qu’on ne s’y méprenne pas : Gueule de truie est un bon roman. Il est bien écrit, ne manque pas d’ambition, et vaut bien qu’on s’y attarde. Seulement, dans un genre aussi codifié et aussi prolifique, il appelle tout naturellement la comparaison. Or, le Niogret nouveau fait tout de même figure de parent pauvre ; un rejeton doué, mais qui arrive un peu tard. Et si sa violence et sa cruauté peuvent le rapprocher de Plop, si le périple de la Cavale et de la fille ne manque pas de moments émouvants pouvant (de très loin…) évoquer La Route (sans même parler de la thématique religieuse, mais à ce stade, on aurait plutôt envie de citer Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller, aux antipodes), Gueule de Truie n’en est pas moins quelque peu anodin face à ces grands titres du genre — ne poussons pas mémé dans les orties radioactives…

C’est néanmoins un roman efficace, qui cogne dur, que l’on sent passer, et c’est déjà très bien. Mais qui a de quoi laisser un brin perplexe, aussi, et ne convainc pas totalement. Entre l’exercice de style et la thématique très personnelle, Gueule de Truie balance avec plus ou moins de brio. Reste une lecture appréciable qui ravira les amateurs du genre, donc, mais ne révolutionne rien et a du mal à sortir du lot. En même temps, était-ce vraiment le but ? On ne devrait pas lire les communiqués de presse et les quatrièmes de couverture…

Les Cinq Rubans d'or

La couverture ne ment pas sur la marchandise, on lui reconnaîtra au moins ça : Les Cinq rubans d’or, c’est vieux, antédiluvien même (on peut semble-t-il le considérer comme étant le premier roman de Jack Vance), et c’est kitsch. Ce qui, après tout, peut avoir son charme, et un peu de régression, de temps à autre, ça ne fait pas de mal… Tout cela sent fort le space op’ à la papa, qui a ses aficionados. Et Vance s’est montré à bien des reprises un conteur palpitant, doué pour l’exotisme, voire « l’ethno-SF », livrant des récits enjoués pas forcément très cérébraux, mais peu importe…

Dans un futur que l’on supposera passablement lointain, l’humanité a essaimé à travers la galaxie grâce à la découverte par Sam Langtry de l’ultrapropulsion spatiale. Mais ce précieux savoir a été confisqué par les cinq Fils de Langtry et leurs descendants, qui le gardent jalousement, et ne distribuent qu’au compte-goutte, en fonction de quotas draconiens, les ultrapropulsions aux divers représentants de l’humanité (qui s’est adaptée aux différentes planètes, et présente de fait bien des variétés).

Vingt générations après cette découverte fondamentale, du coup, les Terriens font figure de laissés pour compte. Situation intolérable pour l’Irlandais jusqu’au bout des ongles Paddy Blackthorn. Aussi cet aventurier (ce « pirate de l’espace », pour reprendre un autre titre du roman) tente-t-il de voler des ultrapropulsions… et, bien évidemment, se fait prendre la main dans le sac. Suite à un concours de circonstances passablement invraisemblable — c’est rien de le dire —, notre (insupportable) héros, acculé, cause cependant la mort des cinq Fils de Langtry, et leur prend leurs cinq rubans d’or contenant des indications permettant de retrouver les tablettes conservant le secret de l’ultrapropulsion. Ce qui fait de lui l’homme le plus recherché de la galaxie, en toute logique. Mais ne l’empêche pas, secondé par la belle Fay, de l’Agence Terrienne, de se lancer dans la quête des cinq tablettes…

On nous promet du « fun », ou, pour reprendre les termes de la quatrième de couverture, qui s’appliquent certes souvent à l’œuvre de Vance, du « picaresque ». Admettons. On a cependant un peu envie d’y voir un euphémisme : Les Cinq rubans d’or, ça va à fond la caisse, ne s’embarrassant guère de choses aussi superflues que les descriptions ou la psychologie, pour se concentrer uniquement sur les dialogues et une action hystérique, enchaînant les rebondissements à vitesse grand V.

Et, hélas, ça ne passe pas.

Il n’y a en effet pas de mystère : oui, Les Cinq rubans d’or, c’est bien du space op’ à la papa, mais du genre qui a vraiment très mal vieilli. Oui, Les Cinq rubans d’or, c’est régressif, mais à tel point que c’en est devenu illisible pour quiconque a plus de treize ans.

Le début du roman, parfaitement calamiteux, donne le ton : c’est insupportable, écrit avec les pieds, d’un ridicule achevé ; ça ne tient pas la route deux secondes, et on prend peur, très vite, de ce qu’on va devoir s’infliger par la suite (heureusement sur une courte distance, c’est un très bref roman). L’arrogant Paddy Blackthorn est systématiquement à baffer ; comme un Cugel, certes : sauf que le héros de « la Terre mourante » gagne en fin de compte la sympathie du lecteur du fait de son côté loser magnifique. Loin de là, Paddy, qui bénéficie de la bonne étoile des Blackthorn, réussit tout ce qu’il entreprend avec une facilité déconcertante, collecte les tablettes comme s’il faisait son marché, et se sort des nombreux pièges dans lesquels il tombe malgré tout avec une petite pirouette, pour la forme. Aussi le récit de ses aventures ne se montre-t-il guère palpitant… Quant à ses répliques censément gouailleuses et enjouées, elles ont tôt fait de lasser le lecteur. A fortiori quand la (nécessairement) belle Fay y participe : les rapports bien vite amoureux qu’entretiennent les personnages ne séduiront vraisemblablement que les lecteurs prépubères. L’immaturité est en effet le trait essentiel de ce roman qui accuse son âge.

Certes, tout n’est peut-être pas à jeter. A titre documentaire, un lecteur de bonne volonté pourra relever de temps à autre dans Les Cinq rubans d’or quelques thèmes ou procédés qui deviendront caractéristiques de l’œuvre de Vance, en science-fiction comme en fantasy. Outre le parallèle avec Cugel, ses races humaines évoluées parallèlement auraient ainsi pu aboutir à quelque chose d’intéressant… Mais non. Pas pour l’instant, en tout cas.

Un roman ennuyeux malgré son caractère frénétique, lourdingue dans sa légèreté supposée, aux personnages navrants et au style qui ne mérite même pas ce qualificatif, donc. Etrange idée, aussi, que de rééditer cette antiquité : on aurait pu (dû ?) l’oublier, probablement… Et Vance a fait tellement mieux !

Le Bifrost 70 dans les Pages de Nomic

Bref, si l'on s'intéresse à Stephen Baxter, il n'y a pas de raisons de se priver de ce Bifrost comme d'habitude perfectible mais très plaisant à parcourir. Les nouvelles sont globalement convaincantes, plus que dans le numéro précédent. J'aurai quand même bien voulu en savoir plus sur la partie de l’œuvre de Baxter inconnue dans nos contrées, mais en tous cas, il y a largement de quoi faire son choix parmi ses œuvres traduites. Et la couverture est magnifique, parfaitement dans le ton, Manchu assure. Les Pages de Nomic.

Rêves de gloire

Le rock est la musique de la contestation et de la révolte. C’est pourquoi, dans un univers alternatif où Kennedy ne serait pas assassiné et où Nixon ne dirigerait pas le pays, il ne se développerait que mollement aux Etats-Unis, mais davantage à Alger, dans la casbah. Le rock anglais perdurerait, mais Woodstock aurait lieu à Biarritz ! Pourquoi ?

Parce que l’attentat contre de Gaulle en 1960 a réussi, de sorte que la partition de l’Algérie fait de l’Algérois et l’Oranais deux enclaves de plus en plus coupées de la France à mesure que le gouvernement militaire apparu à la faveur d’un putsch s’y débarrasse de ses indésirables. Ces derniers s’en vont créer une nouvelle utopie, celle des vautriens, fédérée autour de la Gloire, une drogue popularisée par un certain Timothy Leary, utopie qui donne naissance, dans une Alger désormais multicolore, à un rock psychodélique remplaçant le gymnase et le lourd. Mais ces rêves risquent d’être étouffés par ceux qui n’ont nul intérêt à les voir éclore.

Voici cinquante ans d’une histoire alternative de l’Algérie et de la France, qui raconte mieux que n’importe quel pensum notre propre histoire en laissant entrevoir ce qu’elle aurait pu être. Ce roman polyphonique mêle des dizaines de narrateurs jamais nommés, des anonymes tout aussi acteurs de la société que les célébrités, voix qui se bousculent non dans l’ordre chronologique mais en suivant le fil invisible de l’intrigue.

Celle-ci tourne forcément autour de la musique : un collectionneur de vinyles à la recherche d’une pièce rare du rock algérois des années soixante, une galette des Glorieux Fellaghas, qui révèlerait quelques vérités sur la naissance de la Commune d’Alger, apprend que ses possesseurs sont systématiquement assassinés. Par qui ? Et pourquoi ? Le roman est aussi une histoire de la SF, l’uchronie du Maître du Haut Château de Dick figurant au centre du livre, et, plus qu’une histoire du rock, une analyse de sa fonction et de son statut, de la façon dont il se fabrique, se métisse et s’enrichit. Il faut être grand connaisseur pour repérer les innombrables clins d’œil que Roland Wagner a semé, forgeant des noms de formations astucieux, des titres de morceaux jouissifs, livrant les extraits jubilatoires, imaginant par exemple que Johnny Hallyday, mort jeune, aurait joué avec un Dieudonné Laviolette dont la trajectoire ressemble furieusement à celle d’un Hendrix, citant pêle-mêle tout ce qui fait écho à notre culture populaire, Les Cravates à pois, Billy la Tornade et les ouragans, Bernard Tapy, ou encore des groupes comme Grand Hôtel, Fleurs de pavot, Témoignage, Translucent ombilic…

Wagner reprend et condense toute son œuvre dans cette seule uchronie, la première avec plusieurs points de divergence. C’est, plus que le roman d’une génération, celui de notre Histoire récente, qui l’éclaire et la transcende. Camus, bien sûr, le grand Camus est là, vieil homme qui a choisi de s’enraciner à Alger : il entame avec l’auteur un dialogue, entre complicité et attendrissement, qui, avec le recul, est bouleversant, le destin ayant voulu qu’il disparût de la même tragique façon que le philosophe qu’il avait sauvé dans son livre. Le chef-d’œuvre de Roland Wagner ? Non : un chef-d’œuvre tout court !

Lire aussi la critique d'Olivier Legendre dans le Bifrost 63.

Rock Stars

S’il existe un certain nombre de romans (que vous trouverez cités dans ces pages) ayant le rock pour toile de fond ou pour sujet principal, les anthologies sur ce thème ne sont pas légion, du moins en France. On peut donc déjà remercier Patrick Eris — auteur de polars et de fantastique, grand amateur de musiques binaires et également parolier, voire chanteur à ses heures — d’avoir comblé un vide relatif dans les littératures rock’n’rolliennes.

Après une courte introduction (un peu trop courte, hélas) narrant les noces sulfureuses du rock et de la SF — où, en fait, il parle plutôt des agapes entre le rock et le fantastique, son genre de prédilection —, il donne donc la plume à dix-sept auteurs avec pour objectif de parler de rock, sous une forme ou une autre : quatorze français (dont lui-même) et trois anglo-saxons (David Bischoff, Brian Stableford et Brian Hodge). Chacun accomplit sa mission avec plus ou moins de bonheur et, bien sûr, en profite pour parler de ce qu’il aime, ainsi tous les goûts sont dans ce recueil : Elvis, Pink Floyd, les Ramones, la techno, l’indus, la Fender Stratocaster (instrument emblématique !), « Eleanor Rigby » des Beatles, le heavy metal (Offspring), les Sisters of Mercy, etc.

Si les critiques de l’époque (et mon avis personnel) s’accordent à dire que Johan Heliot a fourni le meilleur texte en orga-nisant la rencontre improbable des Ramones et… Aristide Bruant dans « A la Bastille, Gabba Gabba Hey ! », pour le reste, le lecteur aimera un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout selon ses propres goûts musicaux et domaines de prédilection. On regrettera toutefois un grand absent : Roland C. Wagner, le plus rock’n’roll des auteurs français.

Un amour d'outremonde

Ce n’est pas de la SF, et on n’y parle que secondairement de musique. Quoique. La SF est tout de même là, comme élément de la culture populaire : autour de 1990, le personnage principal survit en revendant les jouets « futuristes » offerts par ses parents vers la fin des années 1960 ; à neuf ans, après avoir vu L’Invasion des profanateurs de sépulture, il a décidé de ne plus dormir par peur d’être victime des extraterrestres ; il est aussi question des flirts du capitaine Kirk, ou de Blade Runner. Comme de Twin Peaks ou de la fin d’Autant en emporte le vent. Et des soucoupes volantes du Nevada, quand le même personnage, racontant pour un temps sa vie aux touristes dans un bistrot, croit voir l’amour de sa vie en une stripteaseuse embauchée pour être sa fiancée venue de la Planète interdite.

D’un autre côté, ce même Homer B. Alienson ou Boda ou Boddah rencontre sous un pont un jeune vagabond prénommé Kurt, qui lui offre un « arrangement » en poudre, pour qu’il puisse dormir en paix ; ledit Kurt laisse derrière lui des graffitis aux limites du surréalisme, et emprunte en bibliothèque les livres dont le nom de l’auteur commence par B. Le texte charrie des morceaux de discussions entre lui et sa sœur, entre sa petite amie et Boda, des morceaux de lettres, le récit d’un enregistrement en Californie en 1991, guitares brisées comprises, des rats et une lampe psychédélique, la puanteur de tortues et leur fragilité, ou une boite en forme d’amour. Sur fond de grisaille, de forêts, de nord-ouest américain, du moins au début. Et si le nom de Kurt Cobain n’est cité que sur un bandeau ajouté par l’éditeur, c’est bien de lui qu’il s’agit, et Boda est le meilleur ami imaginaire qu’il s’est inventé enfant, et qui le suit à travers des épisodes plus ou moins réels et plus ou moins fantasmés, jusqu’au suicide de l’un et de l’autre — et à la dernière lettre de Kurt, adressée à Boda…

Pas de SF, donc, l’écho de la SF. Et de la vie du météore du grunge. Avec une écriture froide faite pour perdre le lecteur et le captiver à la fois. Captivant en tous cas le traducteur soussigné malgré sa totale incompétence musicale. Mais avec un chiffre de ventes relevant du petit accident industriel : au lieu d’intéresser et les fans de Nirvana et les amateurs de SF, le roman aura touché une partie de ceux qui cumulaient ces deux caractéristiques. Peut-être parce que le résumer est un exercice vain, parce qu’il faut avoir l’idée de l’ouvrir et accepter de se laisser capter, parce que la couverture est calamiteuse, parce que, parce que, parce que… Dommage. Très dommage.

Lire aussi la critique de Laurent Queyssi dans le Bifrost 30.

Idoru

Rez, leader de l’inaltérable groupe de rock Lo/Rez, va se marier avec Rei Toei, une chanteuse vedette des écrans nippons. Cet événement est médiatique surtout parce que Rei Toei est une idoru, une créature virtuelle. Le mariage se concrétiserait par l’intermédiaire d’un module de programmation biomoléculaire qui intéresse les Russes, raison pour laquelle trafiquants et agents secrets se pressent à Tokyo en même temps que les fans de musique. Parmi eux, Chia, adepte de ce groupe né pourtant avant elle, qui veut vérifier la véracité de l’information, ou la directrice de Slitscan, acharnée à détruire l’image de la pop star trop sage et surtout à la trop grande longévité.

L’information est le nerf de la guerre, d’où l’intérêt manifesté pour le module de programmation. Une idoru est en effet conçue par des agents softwares qui analysent ce qui plaît au public afin de toujours se conformer à ses goûts. Ce sont des softwares qui sont à l’origine de la musique populaire japonaise enka, éminemment commerciale, qui envoie des sons groupés comprenant entre autres des influences pop occidentales diluées, ou des EDHS, Elaborations diatoniques d’une harmonie statique, à base d’airs de Bach ou de Procol Harum. Comme toujours, la provocation remplace l’originalité : ainsi, en révélant une prédilection pour la chair fœtale irakienne, les Duke of Nuke Them, groupe de roidhead metal, sont disque de platine. Sans surprise, les sons nouveaux proviennent des labels indépendants : Skyline, le premier album de Lo/Rez a été produit par Dog Soup, à East Taipei, label que Rez a racheté pour produire d’autres groupes moins commerciaux.

L’intrigue sert de décor à une société dominée par les apparences, incapable de maîtriser ses mutations désormais trop nombreuses, et dont l’industrie de la musique ne constitue qu’un exemple.

Lire aussi la critique de Claude Ecken dans le Bifrost 10.

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