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Le Bouclier du Temps

Enfin ! On aura mis le temps (aha), mais, avec la publication de ce Bouclier du temps, le cycle, majeur, de La Patrouille du temps est enfin disponible intégralement en français. Louons donc le Bélial' et Jean-Daniel Brèque pour leur édition de ce monument de la science-fiction, très justement récompensée aux dernières Utopiales par un Grand Prix de l'Imaginaire. Une injustice est réparée, et le lecteur français ne saurait s'en plaindre.

Poul Anderson est régulièrement revenu sur ce cycle pendant une quarantaine d'années, ce qui suffit déjà à lui conférer un caractère exceptionnel ; à bien des égards, La Patrouille du temps est l'œuvre d'une vie. Rappelons-en l'essentiel : Manse Everard, Américain du XXe siècle, passe un jour une série d'entretiens mystérieux qui l'amènent à intégrer la Patrouille du temps. L'institution a été fondée par nos lointains descendants post-humains, les Danelliens, après la découverte du voyage dans le temps, afin de lutter contre l'éventualité de toute modification de l'histoire susceptible d'empêcher leur apparition. Manse Everard devient vite un agent non-attaché, et remplit nombre de missions à travers le temps, mais essentiellement dans notre passé, qu'il s'agit pour lui de préserver. La Patrouille du temps s'avère donc avant tout être un cycle prenant l'histoire pour base : si les paradoxes du voyage dans le temps sont bien entendu régulièrement évoqués, l'essentiel est cependant de faire vivre à Manse Everard et à ses collègues de palpitantes aventures dans le passé, appuyées généralement sur une solide documentation (quand bien même on peut renâcler ici ou là devant quelques simplifications abusives, ou, en sens inverse, devant le didactisme old school de certaines aventures — c'est tout aussi vrai pour ce dernier volume).

Le Bouclier du temps, dernier récit de la Patrouille, est un long roman, le plus long texte que Poul Anderson ait consacré au cycle. Et il se pose très vite en apothéose sous forme de bilan, recoupant tous les principaux éléments de la série. Il est cependant possible de le découper en trois parties, reliées par de brèves séquences de transition.

Dans la première, « Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre », on retrouve le versant le plus aventureux du cycle : Manse Everard y poursuit en effet la lutte (entamée dans les deux précédents volumes) contre les Exaltationnistes, sortes de terroristes temporels, cette fois dans la Bactriane du IIIe siècle av. J.-C, un cadre superbe et brillamment utilisé.

Dans la deuxième partie, « Béringie », prenant pour cadre une terre préhistorique depuis longtemps disparue, nous suivons cette fois Wanda May Tamberly, la charmante jeune fille dont on avait pu faire la rencontre essentiellement dans « L'Année de la rançon », court roman initialement destiné à la jeunesse repris dans le troisième volume du cycle, La Rançon du temps. Pourtant, il ne s'agit pas cette fois d'une aventure débridée : avec cette très belle séquence, où le dilemme posé par les interventions de la Patrouille ressurgit, Poul Anderson explore à nouveau avec talent le versant le plus intimiste et psychologique de La Patrouille du temps, celui du chef-d'œuvre « Le Chagrin d'Odin le Goth » (tome 2 — Le Patrouilleur temps) et de « Stella Maris » (dans le tome 3).

Enfin, la troisième partie, « Stupor Mundi », réunit Manse Everard et Wanda May Tamberly pour une saisissante variation de « L'Autre Univers » (tome 1 — La Patrouille du temps) : l'histoire a été modifiée, suscitant l'apparition d'un futur uchronique. Il s'agit dès lors pour nos héros de rétablir l'histoire telle que nous la connaissons, le point de divergence se situant en Sicile au XIIe siècle ; mais cela s'annonce plus difficile que jamais, à tous les points de vue… et peut-être tout simplement vain, l'entropie étant de la partie.

Les amateurs ne seront pas déçus du voyage : on retrouve bien dans Le Bouclier du temps tout ce qui faisait la saveur des trois précédents volumes. Poul Anderson, quand bien même il sombre parfois dans le travers du didactisme — mais ces passages se lisent malgré tout fort bien —, nous rappelle ici qu'il était un conteur d'exception. Et si ce dernier roman n'atteint pas la perfection de la novella « Le Chagrin d'Odin le Goth », si l'on peut bien en critiquer quelques aspects (la lourdeur des passages amoureux, s'il ne fallait en citer qu'un), il ne s'en révèle pas moins efficace et passionnant. L'auteur y fait preuve d'une maestria tout à fait remarquable dans l'usage du thème classique du voyage dans le temps, multipliant les sauts en arrière et en avant sans jamais perdre le lecteur pour autant, ni achopper sur l'écueil des paradoxes insurmontables. Poul Anderson rassemble ici tous les éléments de son cycle, dont la cohérence éclate au grand jour, tout en en révélant de nouveaux aspects plus ou moins perceptibles jusqu'alors : on ne saurait imaginer meilleure conclusion à l'ensemble.

Ajoutons que la traduction de Jean-Daniel Brèque est comme il se doit irréprochable, et que cette édition se voit complétée par une intéressante postface de Xavier Mauméjean. Les lecteurs des trois premiers tomes ne sauraient donc faire l'impasse sur ce dernier volume ; quant aux autres, on ne saurait trop les engager à la lecture de ce cycle majeur de la science-fiction. Il est heureux que les lecteurs français puissent enfin redécouvrir aujourd'hui l'œuvre de cet immense auteur du genre, et l'on ne peut que souhaiter de nouvelles parutions de semblable qualité.

Sommaire Bifrost 67

Découvrez le sommaire détaillé du Bifrost 67 spécial George R. R. Martin, à paraître le 19 juillet !

Planète de Simak

Il y a un an paraissait Frères lointains. À cette occasion, embarquons à destination de la Planète de Simak, hommage-exégèse de Pierre Gruaz à La Planète de Shakespeare, roman méconnu et mal-aimé de l'auteur de Demains les chiens

Critiques Bifrost 44

Retrouvez toutes les chroniques de livres du Bifrost 44 spécial Joëlle Wintrebert sur l'onglet Critiques !

BO S02E09

Cette semaine dans la Bibliothèque Orbitale, Philippe Boulier nous fait une orgie de bières et de pages, et célèbre Féerie pour les ténèbres de Jérôme Noirez, sans oublier de rendre hommage à Ray Bradbury !…

Miel des lunes

Oubliez le titre, Miel des lunes, qui fait un peu peur et qui n'aurait pas déparé chez Harlequin. Car ce roman — le premier de Michèle Sébal — est beaucoup moins gnangnan que le laisse supposer ledit titre, et même s'il ne s'agit pas là d'un chef-d'œuvre, gageons qu'il saura procurer quelques moments intéressants.

Janice est une jeune femme renfermée sur elle-même qui se rend tous les jours à son travail insignifiant, discute à peine avec ses collègues et semble dépourvue de toute vie sociale. Dans ce désert, sa seule amie est Tarita, sa gouvernante, aux petits soins pour elle.

Miel est quant à elle en perpétuelle volupté au sein d'un aréopage exotique : il y a une géante, une femme-serpent, une femme-félin et un Maître au sexe démesuré. Tout ce beau monde se croise et se décroise au sein de jeux érotiques aux configurations multiples.

Ces deux jeunes femmes, Janice et Miel, n'ont apparemment rien à voir. Pourtant, un lien les unit, on le suspecte très rapidement — Raoul Alcan, un psychanalyste, va d'ailleurs essayer de déterminer la nature de leur relation.

Les deux premières parties du roman reposent sur un intéressant mélange de narrations des scènes tristes de la vie de Janice, des expériences de Miel, et des séances de psychanalyse conduites par Raoul sur Janice. Ceci permet à Michèle Sébal (elle-même psychanalyste de profession) de nous dévoiler peu à peu le mystère sur l'identité de Miel, au travers de personnages fort bien campés. La fascination de Raoul Alcan, qui tombe peu à peu sous le charme de la jeune femme, mais qui tente de résister à ses pulsions, est admirablement décrite.

Toutefois, cette belle construction s'écroule quelque peu dans la troisième partie, à l'hôpital. Si l'auteur introduit de nouveaux personnages, un groupe de chercheurs en psychiatrie très fortement caractérisés (le connaisseur du vaudou, le juif introverti et besogneux…), leurs réactions en face du phénomène créé par Janice les rendent quasiment interchangeables. Et comme tout est désormais décrit par Alcan, sans balance par d'autres points de vue, on perd ce qui faisait l'intérêt de ce qui précède. Quant à la conclusion de l'histoire, bien qu'intrinsèquement satisfaisante, elle est loin de cette fin traumatique annoncée à grands renforts de trompette lors des passages situés après le déroulement des événements…

Bref, un roman intéressant dans sa première moitié et qui ne tient pas ses promesses dans la seconde. Mais un roman qui montre néanmoins qu'on peut logiquement attendre de Michèle Sébal des œuvres tout aussi personnelles et, à n'en pas douter, plus accomplies.

Espaces insécables

Espaces insécables est le deuxième recueil de nouvelles publié par les éditions ActuSF de la trop rare prose de Sylvie Lainé. Son univers très personnel, son humour subtil et son style limpide trouvent ici leur incarnation dans six nouvelles, la plupart d'entre elles datant de 1985-1986, avec deux textes plus récents (2000 et 2008).

Comme le dit Catherine Dufour dans sa très éclairante préface, les nouvelles de Lainé sont de la science-fiction pure, en ce sens qu'elles ne mettent pas simplement en place un décor et un attirail S-F pour parler de sujets qui auraient pu être abordés dans la littérature générale. Non, l'auteur brasse ici des thématiques entièrement S-F, au premier point desquelles l'altérité. Altérité de l'autre, l'extraterrestre, dans toutes ses incarnations, métabolique, sociétale, cognitive (« Le Chemin de la rencontre »), mais aussi altérité de l'être humain, qui évoluera fatalement dans ses processus de pensée si la société autour de lui évolue (« Le Passe-plaisir »). Et si jamais certains sont réticents, il « suffira » de les forcer à changer, et la société s'en chargera, en leur redéfinissant à intervalles réguliers leurs vie, métier, connaissances, centres d'intérêts (« Carte Blanche »)…

Ce qui intéresse Sylvie Lainé, c'est bien de décrire ces mécanismes de pensée différents ; mais elle ne verse pas pour ce faire dans la théorisation absconse, elle préfère un côté plus « ludique », sans sacrifier pour autant à la rigueur scientifique. Il ressort ainsi de ces nouvelles une profonde ouverture d'esprit, une intime compréhension des protagonistes de ces nouvelles. C'est ce qui fait la force principale des textes présentés ici, mais on aurait tort de croire que c'est leur seul intérêt. Sylvie Lainé sait à merveille varier les thèmes (y compris des problématiques purement hard science) et les traitements, tantôt drolatiques, tantôt dramatiques. Et toujours avec un style précis mais évocateur, et une grande concision qui font de ces nouvelles des petits bijoux finement ciselés, et de Sylvie Lainé l'une des nouvellistes françaises les plus exigeant(e)s et intéressant(e)s.

Warchild

À l'âge de huit ans, Joslin Aaron Musey ne connaît de l'univers infini que l'espace clos d'un réduit. C'est en effet dans une soute aménagée du vaisseau Mukudori que le garçon se réfugie à la demande de pap et man quand les pirates menacent. Ou qu'attaquent les Strivriic-na, extraterrestres en guerre contre le ConcentraTerre. Las, le cargo marchand est arraisonné par le navire pirate Gengis Khan. Son commandant, Vincenzo Falcone, ne destine pas Jos à rejoindre Centresclaves où sont vendus les enfants. Il se le réserve et l'initie à ce que sont les choses. D'une part l'usage des couverts à table, afin que l'enfant fasse bonne impression. D'autre part à n'être lui-même qu'un objet sexuel…

Lors d'une escale sur la station Chaos, Jos s'enfuit à la faveur d'un raid Strivriic-na. Il est alors recueilli par Nikolas-dan, haut maître dans la caste Ka'redan et légendaire Warboy, stratège qui contre l'avancée terrienne. Sur la planète Aaian-na, le garçon découvre que rien n'est simple. Ce sont les Terriens qui ont attaqué les premiers pour s'emparer d'une lune riche en minerais. Cela contre l'avis d'autres humains, les « symps », qui sont entrés en résistance. Falcone apparaît lui-même dans sa complexité, ancien officier d'exception traduit en cour martiale après la bataille de Ghensenti. Quant à Ash, frère du Warboy, il est volontiers agressif, en contradiction avec la sagesse de son peuple. Une civilisation raffinée (le jardin d'ombres, p.135) à la langue extrêmement élaborée (usage discriminatoire des abréviations), dont les inflexions de voix valent pour temps de conjugaison. Une culture qui privilégie avant tout le lieu et l'ordre sans prétendre être au centre de l'espace. Contrairement à la Terre dont l'appellation « Concentra » vaut pour aveu.

Sous la direction du Warboy, le garçon va connaître l'apprentissage des religieux assassins Ka'redan. Jusqu'à pouvoir accomplir une mission : devenir espion en s'embarquant sur le Macédoine VCT-4229 commandé par Cairo Azarcon. Le transport de troupes a pour réputation d'être le bâtiment le plus dur du Concentra, et son équipage le plus coriace. Joslin devra à nouveau se plier aux exigences d'un troisième mentor.

Les trois principales figures masculines du roman apparaissent comme davantage complémentaires qu'opposées, comme en témoigne la relation forcée p. 429 entre Falcone et Cairo. Ainsi par exemple de l'enseignement visant à nier la douleur. Les exercices imposés par Niko ou Azarcon apprennent à devenir indifférents, résultat auquel parvenait Jos lorsqu'il était soumis aux caresses de Falcone.

Mieux, cette trinité correspond aux trois attributs antiques de l'âme, telle qu'elle se trouve dans la tradition gréco-indienne (rien d'étonnant à ce que l'ancien vaisseau du chef pirate se nomme Kali, et Macédoine celui du commandant militaire). Il s'agit respectivement de la sensualité représentée par Falcone, du courage incarné par Azarcon et de la sagesse que déploie Nikolas-dan. Ces trois tendances peuvent s'opposer ou s'équilibrer, tant au niveau individuel que collectif. Dans la plus pure tradition du parcours initiatique, Jos devra trouver sa voie pour résoudre son conflit intérieur en même temps que la guerre.

N'en disons pas plus, Warchild est indispensable. Ce roman est de ceux qui, ado, vous font découvrir la science-fiction et qui, adulte, continuent de vous la faire aimer.

ZenCity

Aujourd'hui, des puces RFID (radio-frequency idenification) sont utilisées par La Poste dans son système Qualité. Les puces RFID sont insérées dans des enveloppes qui sont déposées ici ou là sur le réseau, dans des boites à lettres, comme n'importe quel courrier. Elles sont ensuite détectées lorsqu'elles passent les portiques équipés de transpondeurs des principaux sites de traitement du courrier. La puce s'identifie et l'heure de passage est enregistrée. Les responsables de la Qualité savent alors si le pli test a été traité selon le processus ou s'il a révélé l'existence d'une non-conformité qui sera ensuite analysée et éradiquée.

Voici un exemple concret, actuel, efficient, de l'application de la technologie qui est au cœur du roman de Grégoire Hervier. Les puces n'y sont « greffées » que sur du courrier et non sur des êtres humains.

Le roman se présente sous la forme du blog de Dominique Dubois, puis de son journal ainsi que des commentaires de ceux qui recevront ce document sur une clé USB.

Dominique Dubois est un cadre parfaitement moyen, une sorte d'archétype statistique. Un beau jour (pluvieux) il se fait virer de la boite parisienne qui l'emploie. À la recherche d'un nouveau job, il découvre l'existence de ZenCity, passe toute une batterie de tests sans rien connaître des aboutissants de ce qu'on va lui proposer, les réussit et se voit offrir un emploi. Plus qu'un emploi, en fait. Toute une vie clé en main, grâce à Global Life. Après un rendez-vous avec Gudule Djedje, son conseiller Global Life, il part pour l'Ariège où a été construite ZenCity. Djedje tient du coach et surtout du gourou quand on le place en regard du fonctionnement de ZenCity, qui fleure bon la dérive sectaire. Durant la seconde partie du roman, on voit Dominique Dubois s'installer et vivre sa vie, découvrir son nouveau travail de cadre, jusqu'à son accident avec son splendide Porsche Cayenne flambant neuf. Là, ça dérape dickien, mais on n'en sait rien encore. On est dans un roman postcyberpunk où la réalité persiste en deçà des capacités de perception ; ici, il s'agit de perception par la compréhension qui implique de recevoir le minimum de données requis. Autrement dit, Dubois va percevoir et concevoir sa propre situation par le petit bout de la lorgnette. C'est comme s'il essayait de se faire une idée du monde en ouvrant les yeux à travers quelques centimètres d'eau. Sa vision est quelque peu brouillée.

On lui a demandé de se dépouiller de son ancienne vie comme mue un serpent en venant à ZenCity, mais il a quand même conservé de celle-ci sa guitare et son vieil ampli à lampes qui va faire sauter tout le système domotique de son immeuble lorsqu'il voudra le brancher. En proie à des tracas juridiques, il est contacté par des hackers qui s'intéressent à son remarquable exploit. Dominique Dubois se retrouve ainsi entraîné dans une affaire d'espionnage et de contre-espionnage sino-occidental sur fond de pseudo respect des droits de l'homme comme peut le concevoir une entreprise de haute technologie et de développement des puces RFID.

L'intrigue montée par Grégoire Hervier est impressionnante de machiavélisme éhonté mais crédible, surtout dans ses motivations. Une remarquable partie de poker menteur. Outre la forme très actuelle choisie et un intérêt narratif soutenu sans faiblesse, la problématique soulevée mérite que l'on s'y attarde et contribue à faire de ZenCity une réflexion sur la société contemporaine, bien davantage donc qu'un simple divertissement. Une certaine conception de la société la définit comme l'ensemble de tout ce qui combat, contrôle, opprime et aliène l'individu ; c'est un ensemble de restrictions à sa liberté. Nos sociétés capital-socialistes post-libérales n'ont rien à voir avec des systèmes collectivistes et pourtant l'individualisme y est devenu un gros mot, voire une insulte. L'individu, l'humain, c'est l'électron libre, facteur d'imprédictibilité, pire, d'erreur humaine toujours insupportable. On peut admettre une défaillance matérielle parce qu'elle est remédiable, l'erreur humaine, non, ou très difficilement. C'est dingue. Dans cette conception, crime et délinquance sont des formes particulières d'erreurs humaines que l'on traque à grand coup de vidéosurveillance, à ZenCity comme ailleurs. Un boulon répond à un cahier des charges, on sait comment il va se comporter. Un humain, non. C'est pourquoi on instaure des systèmes qualité, des normes ISO ou autres et divers protocoles. Sur les plates-formes de télévente, il est de plus en plus difficile de faire la différence entre le robot ou l'opérateur humain tant les protocoles de réponses sont rigides. Au travail, ces employés échoueraient au test de Turing. L'humain doit répondre au cahier des charges, se comporter comme on l'attend. Il ne doit être qu'un rouage de la machinerie sociale, ce qui est antinomique avec la liberté et son pré requis, le libre-arbitre qui a tendance à compromettre les retours sur investissements pour des raisons chaotiques. Comme Martin Winckler dans Camisoles, ZenCity introduit cette réflexion sur l'avenir de la liberté et de la liberté de penser, voir même de la pensée pure et simple, au sein de nos civilisations technologiques. Concluons par deux citations. Feu Thomas M. Disch — l'un des plus formidables écrivains que la science-fiction ait produit — — disait : « Le progrès (technique) est ce qui contribue à faire du monde un meilleur piège à rat », et Billy Corgan (Smashing Pumpkins) écrivait dans Bullet with butterfly wings : « Despite all my rage, I'm still just a rat in a cage. » Quant à Dominique Dubois, il vous faudra lire pour savoir…

Le seul reproche que je ferai à ce livre est qu'en fin de compte, dans l'ordre narratif des choses, il réduit la montagne qu'aurait dû être la « tragédie de ZenCity », promise par la quatrième de couverture, à la taupinière d'une vulgaire émeute consumériste. Ce n'est nullement rédhibitoire, loin s'en faut, comme un gâteau sur lequel viendrait à manquer la cerise…

Un bon livre rapide, agréable à lire, moderne, actuel, immergé dans les problématiques d'aujourd'hui, ce qui contribue à son intérêt. Ce ne sera sûrement pas le livre de l'année dans ce genre en France, quoique… Ce serait de toute façon fort dommage de s'en priver.

L'Île au trésor

L'Ile au trésor ! L'impérissable chef-d'œuvre de Robert Louis Stevenson, qui n'est pas autre chose que l'archétype même du roman d'aventure. C'est à ce monument de la littérature que Pierre Pelot a décidé de s'attaquer. Une entreprise pour laquelle il ne faut manquer ni de talent ni de courage, car l'échec s'y paie cash et la médiocrité ne saurait y être de mise. Haute est la barre et, coûte que coûte, il faut la franchir… Ou renoncer. Echouer à revisiter une œuvre d'une telle envergure vous expédie illico au « terminus des prétentieux », ce cimetière où gisent tant de grenouilles ayant voulu se faire aussi grosses que le bœuf. Selon l'adage bien connu, le ridicule ne tue pas ; il peut néanmoins causer beaucoup de tort, même à un écrivain aussi établi et réputé que Pierre Pelot. Inutile de maintenir davantage le suspense. Pierre Pelot a les armes pour relever et tenir la gageure.

Il n'y a pas si longtemps, à l'aune de ses plus de quarante ans de carrière, Pierre Pelot a publié chez Héloïse d'Ormesson L'Ombre des voyageuses, un roman historique où la piraterie était déjà à l'honneur. Or, qui dit roman de pirates, dit L'Ile au trésor. Les plus splendides monuments historiques ont parfois besoin d'un bon ravalement de façade pour retrouver tout leur lustre d'antan, mais il ne saurait être question de confier pareille tâche à des gougnafiers qui saloperont le boulot. Il existe plusieurs manières de rendre hommage à un texte ou à un auteur. Pierre Pelot a choisi celle consistant à réécrire purement et simplement le même roman en le mettant au goût du jour. Ça n'a l'air de rien, comme ça. Il n'y a rien à inventer, l'histoire existe déjà. Or, justement, la difficulté gît là car il s'agit alors de respecter le plus possible le texte d'origine tout en changeant le maximum de ce qui doit l'être.

Quand, vers 1880, Stevenson écrit L'Ile au trésor, la marine à voile brille de ses derniers feux, ceux des grands clippers à coque d'acier qui mènent une lutte perdue d'avance contre ces vapeurs sur l'un desquels il rejoint sa future femme en Californie. La marine en bois, elle, n'est déjà plus qu'un souvenir romantique avalé par l'histoire. À l'instar, par exemple, d'Alexandre Dumas, son roman d'aventure est aussi un roman historique. En 1880, les chevaliers et autres nobles gentilshommes ont définitivement cédé la place à des capitaines d'industrie ou de commerce, rationnels et avides de bénéfices, pour qui la chasse au trésor est passée de mode, si tant est qu'elle l'ait jamais été ailleurs que dans des esprits épris de romantisme. L'époque est pourtant celle de la ruée vers l'or, de la course aux pôles et des dernières grandes explorations, mais l'âme en est celle de la révolution industrielle. C'est Oil, le roman d'Upton Sinclair, qui reflète bien mieux le Zeitgeist au tournant du siècle. C'est donc depuis un recul de deux siècles et non d'un que Pelot va devoir brosser L'Ile au trésor.

Pierre Pelot reprend le même mode narratif, quasiment les mêmes péripéties et, bien sûr, les mêmes personnages, au premier chef desquels Jim Hawkins, neveu au lieu de fils d'aubergiste — dont le père est inconnu/absent plutôt que mort. La tante se substituant à la mère et le compagnon de celle-ci, Trelaway, remplaçant, en sus du père, le chevalier Trelawney. Billy Bones tient son rôle et connaît son funeste sort, tache noire/rouge oblige. Long John Silver, archétype du pirate, devient, du fait des prothèses handisports qui ont remplacé sa mythique jambe de bois, Johnny « Jump » Silver, et perd son emploi de cuisinier au profit de celui d'affréteur de l'Hispaniola, bateau qui conserve son nom de baptême. Le trésor est toujours celui de Flint, quoiqu'il soit devenu pour le coup un mercenaire d'envergure « faisant » de l'Afrique, à l'image d'un Bob Denard du XXIe siècle. Ben Gun(n), qui perd un « n », ce qui renvoie mieux à un surnom de baroudeur, n'a plus été abandonné sur l'île par Flint mais ne s'y est pas moins retrouvé piégé. Des scènes aussi capitales que celle du tonneau de pomme passent quasiment à l'identique du passé au futur. Et à la fin, Silver s'enfuit avec la portion congrue d'un magot qui tombe bel et bien dans les mains prévues quoique désormais roturières.

Si l'on y tient absolument, on peut considérer cette version de L'Ile au trésor comme de la science-fiction puisque l'action est située dans quelques décennies, après que le réchauffement climatique a fait fondre les calottes glaciaires et, partant, modifié le dessin des continents. Ces soubresauts écologiques ont ébranlé les régions du monde les moins stables, dont l'Afrique, au profit d'aventuriers tels que Flint, Silver, Bones, Gun. Le pognon a été rematérialisé et soustrait aux voraces appétits des uns et des autres.

Pour Jim Hawkins, ado plutôt dégourdi dont la mère a un beau jour disparu sans crier gare, tout va commencer par l'arrivée de Billy Bones au Barraco, comme porté par un ouragan. Bones n'arrive pas là par hasard. Il est à la recherche de la mère du garçon. Jim est fasciné par la personnalité de Bones et se lie d'amitié avec lui. Pelot renforce les liens entre les personnages et accroît ainsi la crédibilité de l'intrigue à petites touches, tout en finesse. Durant ce premier tiers du roman, qui se passe dans l'auberge, les éléments se mettent en place tandis que la tension liée à l'obscure menace que l'on sent peser sur Billy Bones monte progressivement.

Jim, narrateur a posteriori de toutes ces aventures, nous les conte de son point de vue, loin qu'il est de connaître tous les tenants et aboutissants de la situation. De temps à autre, il interpelle le lecteur qui sait depuis le début qu'il va s'en sortir mais ce n'est pas l'enjeu du roman. Hawkins laisse des zones d'ombre dans sa narration avec le dessein de les combler ultérieurement en respectant la chronologie événementielle. Le moteur de lecture reste la découverte du puzzle final où l'on voit comment s'agence l'ensemble des éléments. Le récit coule inexorablement vers sa conclusion attendue, à l'instar d'un fleuve vers son embouchure, les divers rebondissements s'y greffant comme autant d'affluents sur le cours principal, apportant leurs éléments à l'intrigue.

Comme il est si bien dit en quatrième de couverture, on mesure là tout le prix d'un grand roman d'aventure. Pierre Pelot a gagné haut la main son pari et on mesure à l'aune de Stevenson combien il est un grand écrivain populaire — dans « grand écrivain populaire », il y a « grand écrivain » ; « populaire » n'est pas un terme réducteur, au contraire. Leur talent n'est nullement circonscrit à une élite, mais ouvert au plus grand nombre. Il faut lire et relire L'Ile au trésor, jouir du bonheur qui nous est donné. Pelot et Stevenson. Pelot, diable d'écrivain, gît dans les détails.

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