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… Mais à part ça tout va très bien

… Mais à part ça tout va très bien est un recueil de vingt-et-une nouvelles, sept d’entre elles ayant bénéficié d’une parution originale dans ce volume de 1996, les autres étant issues de divers magazines. On serait tenté de poser sur ces textes postérieurs aux œuvres les plus emblématiques de l’auteur un regard plus exigeant que nécessaire, au risque d’en ressortir insatisfait. Car, disons-le d’emblée, si ces textes n’ont pas la qualité des plus grandes œuvres de Ray Bradbury, il serait dommage de s’en priver. En effet, on retrouve dans ces courts récits tout le talent de l’auteur, leur brièveté permettant d’approcher au plus près le processus d’écriture et la formation de ses idées. Chacun pourra trouver ici au moins une nouvelle qui lui parlera et lui rappellera d’autres textes de Bradbury — un plaisir que l’on ne saurait se refuser.

Tout d’abord, notons que le recueil n’aborde pas — ou très peu — les thématiques de la science-fiction, et s’apparente plus au réalisme magique propre à un Jorge Luis Borges ou un Gabriel Garcia Marquez. C’est le cas avec « Cette fois-ci, legato », où un homme se met à écrire une symphonie dictée par le chant des oiseaux, et dans « Qui se souvient de Sacha ? », où un couple discute avec leur enfant à naître.

Avec « L’Echange » et « Bug », c’est la nostalgie — thème cher à l’auteur — qui prédomine. La guerre y est évoquée en filigrane pour mieux dresser le portrait de deux hommes à la recherche du temps perdu. Dans « L’Echange », un homme revient dans la ville de son enfance, l’espérant semblable à ses souvenirs, mais tout a changé, tout, sauf la bibliothèque. Dans « Bug », deux anciens camarades de classe devenus adultes se rencontrent, dont l’un, ancien champion de danse, a perdu de sa superbe.

Le recueil laisse aussi la place à des nouvelles plus terrifiantes, comme dans « Terre à donner » et « La Porte aux sorcières », où l’action se situe dans un cimetière et une maison hantée.

Avec « La Marelle », « La Femme sur la pelouse » ou « Le Chien est mort… », Bradbury nous plonge, avec une poésie et une délicatesse qui lui sont propres, dans l’intime et le tragique de la condition humaine.

Mais il ne faudrait pas oublier l’humour présent dans « Meurtres en douceur » ; sans nul doute la nouvelle la plus loufoque du recueil. On y découvre un couple âgé, chacun usant de la plus malicieuse des imaginations pour éliminer l’autre. « Dans de beaux draps », même s’il s’agit d’un humour que voile une certaine tristesse, on se prend à sourire devant ces deux femmes qui, apercevant les spectres de Laurel et Hardy, souhaitent leur faire part de leur admiration.

Avec ce recueil, Bradbury brosse la peinture d’un monde étrange puisant ladite étrangeté dans une certaine banalité. Une banalité qu’il transforme en quelque chose de profondément significatif et fantastique. Bradbury est un magicien, un régisseur, un Monsieur Loyal. On pourrait penser avoir déjà lu quantité de textes similaires, et pourtant son style si particulier, son écriture empreinte de poésie font mouche et séduisent, prennent le lecteur par la main et lui prouve combien ce qu’il lit est unique…

Le Savant fou

Les colloques universitaires donnent lieu à deux types de publications : la simple compilation des interventions des participants, parfois sans grand rapport les unes avec les autres ; ou des ouvrages plus ambitieux, qui tentent de faire émerger un regard neuf sur un sujet donné à partir de ce faisceau de points de vue convergents. C’est clairement à ce second type de synthèse que s’est attelée Hélène Machinal pour les actes du colloque sur « les savants fous du XIXe au XXe siècle » tenu à Brest en octobre 2009. 516 pages, 30 contributeurs : l’ouvrage qui vient de paraître aux Presses Universitaires de Rennes peut impressionner, mais le jeu en vaut la chandelle. Un beau travail d’édition : l’érudition et même la technicité de la plupart des textes (dont trois en anglais) n’entravent pas la limpidité et l’agrément de lecture de l’ensemble, qu’on peut considérer comme un modèle du genre.

Il serait vain de passer ici en revue les différentes contributions, à raison de trois lignes chacune (à peine de quoi citer les titres… Juste un échantillon, pour le plaisir : « L’Héritage du docteur Moreau de H. G. Wells : deux figures de savants fous dans l’œuvre narrative d’Adolfo Bioy Casares », par Rémi Le Marc’hadour). Allez plutôt y voir. Il y en a pour tous les goûts, ou presque, de la littérature, anglaise (Wells, Wilkie Collins), irlandaise (Flann O’Brien), américaine (Pynchon, Vonnegut, Gibson…) et même française (Verne !) à la philosophie, en passant par le cinéma, la BD (Tardi), les mangas et bien sûr l’inévitable Victor Frankenstein.

En toute subjectivité assumée, je m’en tiendrai donc aux thèmes qui m’ont le plus intrigué. Etrangement, pour un ouvrage a priori résolument littéraire, les meilleures surprises sont pour moi venues des philosophes, ou des contributions à connotation philosophique. Ainsi, Pierre Cassou-Noguès (interviewé ici même par notre collaborateur Xavier Mauméjean dans notre 61e livraison) choisit-il de présenter la figure de « bon savant fou » construite par la presse américaine autour du cybernéticien (et auteur occasionnel de nouvelles de SF) Norbert Wiener ; Bernard Joly s’intéresse à celle de l’alchimiste et Jérôme Dutel, de façon plus inattendue, à celle du « linguiste fou ». Denis Mellier s’interroge quant à lui sur les représentations du philosophe Ludwig Wittgenstein, dont l’intransigeance intellectuelle est telle qu’elle peut être lue comme une folie, mais aussi comme « une malédiction et une aventure », et qu’on découvre sujet de plusieurs « Wittgenstein-fictions ».

Mais si le rédac’chef m’autorise un paragraphe plus technique, le plus étonnant est peut-être la référence récurrente à un autre philosophe, Alain Badiou (d’ailleurs curieusement absent de l’index). L’introduction d’Hélène Machinal explique comment le sommaire de l’ouvrage suit les chemins ouverts par la « généalogie de l’archétype » développée par Jean-Jacques Lecercle, qui se réclame explicitement de la théorie badiousienne de l’événement (L’Etre et l’événement, 1988). Dans son propre article, qui fait office de prologue, Lecercle distingue trois temps de la construction de la forme du savant fou : 1/ le temps de la simple « représentation » d’un événement réel, tel une découverte ou même une révolution scientifique en cours, comme le tableau de Joseph Wright de Derby (1768) qui fournit la dérangeante couverture du livre ; 2/ celui du mythe et du « savant pas fou », dont le moteur est un événement fictif, comme la découverte du secret de la vie par le Dr Frankenstein ; enfin, 3/ celui, largement parodique, de l’archétype « aussi fou que savant ». L’application des nuances ontologiques de Badiou au domaine littéraire, et singulièrement à la science-fiction, ouvre des horizons insoupçonnés et renforce heureusement la cohérence de l’ouvrage.

Un regret toutefois, pour finir : le regard largement extérieur que les auteurs (à l’exception notable de Cassou-Noguès) semblent porter sur la science. Pourquoi se donner tant de mal à penser la folie du savant fou, et escamoter l’autre composante du mythe, son rapport organique à la science ? Le sujet, à la confluence des fameuses « deux cultu-res », scientifique et littéraire, aurait mérité que soient convoqués aussi quelques fous de science…

37° centigrades

[Critique commune à 37° centigrades et Où cours-tu, mon adversaire ?]

Depuis quelques mois déjà (cf. critiques dans notre numéro 70), les éditions du Passager clandestin proposent « Dyschroniques », une collection de rééditions de nouvelles et novellas SF présentant des visions du futur plutôt dystopiques. Les premiers titres étaient signés Philippe Curval (Le Testament d’un enfant mort), Murray Leinster (Un Logique nommé Joe), Mack Reynolds (Le Mercenaire) et Brian Aldiss (La Tour des damnés). On le voit, la volonté de l’éditeur, Philippe Lécuyer, n’est pas nécessairement de ne nous présenter que des grands maîtres du genre, mais plutôt de proposer des textes visionnaires signés d’auteurs s’interrogeant sur leur époque et l’état du monde. La présentation, de petits livres à couverture grisée arborant une illustration minimaliste, est soignée, la maquette agréable même si, ici et là, traînent quelques coquilles visiblement liées à un OCR mal corrigé. Pour cette seconde livraison, c’est l’Italien Lino Aldani et l’Américain Ben Bova qui sont à l’honneur, avec des récits bien différents.

37° centigrades, d’Aldani, nous présente un futur digne d’Orwell dans lequel les habitants de Rome sont soumis à un contrôle strict. Là où la situation est ironique, c’est que ce contrôle est fait pour leur propre bien : il est en effet réalisé au titre de la C.G.M., la Convention Générale Médicale. Afin de réduire les frais médicaux occasionnés par les trop nombreuses maladies, le gouvernement a ainsi décidé de couper le mal à la racine et d’éradiquer tout risque potentiel de contracter une maladie. Ainsi, pour les messieurs, le port d’un gilet de corps et d’un gros tricot de laine est obligatoire ; tout manquement est passible d’une amende. Nicola Berti vit de plus en plus mal ce flicage systématique, jusqu’au jour où il décide de sortir du système et de ne plus adhérer à la C.G.M., un choix qu’il fait en toute connaissance de cause et à ses risques et périls (c’est le cas de le dire)… Le cynisme règne en roi dans la société italienne décrite par Aldani, car en effet, l’adhésion à la C.G.M. est payante (et fortement recommandée) ; du coup, les habitants sont contrôlés en permanence… et doivent de plus payer pour ce faire ! On le voit, c’est à une bien belle dystopie que nous convie l’auteur, et comme dans toute dystopie qui se respecte, Aldani va nous décrire la tentative d’un homme pour échapper au joug du gouvernement. Essai bien modeste, en somme, puisqu’il s’agit d’une entreprise individuelle de fait vouée à un échec prévisible… Une nouvelle qui, bien que datant de cinquante ans tout juste, reste ô combien d’actualité, notamment du fait de la privatisation progressive des systèmes d’assurance-maladie…

Changement radical de décor avec cours-tu mon adversaire ?, la novella de Ben Bova. Dans le futur, suite à la découverte de tours sur Titan fonctionnant en dehors de toute présence humaine ou extraterrestre, la Terre lance un vaste programme d’exploration spatiale pour tenter de retrouver les concepteurs de ces machines. L’équipage du Carl Sagan se dirige vers une étoile de Sirius, où il découvre… des extraterrestres qui ressemblent fortement à des humains. L’un des scientifiques de l’expédition, Lee, est persuadé qu’il s’agit des mêmes êtres à l’origine des tours de Titan, et que celles-ci sont des armes de guerre ; l’avenir lui dira qu’il a à la fois raison et tort… Sur une trame de texte ultra-classique (la découverte d’une planète habitée par des humanoïdes), Bova livre un récit qui peine à convaincre. La faute, entre autre, à son personnage principal, Lee, un dépressif notoire ayant fait une crise aigüe et dont on a du mal à croire qu’il fasse partie d’une telle opération, d’autant plus que sa théorie sur les machines de Titan comme armes de guerre semble sortie de nulle part. Difficile de s’identifier à ce protagoniste, et c’est bien dommage, car en tant qu’anthropologue, il va s’intégrer dans la communauté de la planète, en adoptant ses us et coutumes. La nouvelle souffre aussi de quelques développements difficilement acceptables, à commencer par la liberté prise par certains membres de l’équipage avec la science, ou la scène d’identification des Autres, basée sur une comparaison visuelle d’êtres que plusieurs millénaires d’évolution séparent… Bref, un texte qui ne laisse aucune impression durable, et dont la réédition apparaît dispensable. On est bien loin d’Ursula Le Guin…

Avec ces novellas — celle de Bova pourrait même prétendre au statut de court roman —, la collection « Dyschroniques » s’enrichit de deux textes fort différents, tant dans la forme que dans le fond, bien que partageant un même constat de noirceur sur l’espèce humaine. Dans les prochains mois, une réédition signée Marion Zimmer Bradley, La Vague montante, devrait voir le jour, sa publication ayant fait l’objet d’une souscription sur un site de crowdfunding.

Crop Circles

Jonas Lenn est l’alter ego de l’écrivain Emmanuel Levilain-Clément. Sous ces deux signatures, l’auteur a publié jusqu’à présent quelques romans (essentiellement chez La Clef d’argent et, pour la jeunesse, Mango), un recueil chez Griffe d’encre et de nombreuses nouvelles dans différentes revues et anthologies. La Clef d’argent nous propose un nouveau recueil de textes de science-fiction repris de ces derniers supports (sans aucun inédit, ce qui est un peu dommage). Six textes au menu, donc, dont on tirera sans peine deux points communs : l’attachement à la terre et à l’être humain, notamment la cellule familiale.

L’attachement à la terre, tout d’abord, car Lenn la met en scène dans tous ses récits. Dé-laissant les habituelles zones défrichées par la SF (l’espace, les autres planètes, des lieux de haute technologie), l’auteur prend comme décor ce qu’il connaît visiblement le mieux, à savoir la terre normande, quelque part entre le Mont Saint-Michel, à l’ouest, et l’Île de France, à l’est. Il en fait même parfois l’un des protagonistes, comme dans « Adieux à Genêts » — Genêts, soit une petite commune de la baie du Mont-Saint-Michel qu’un couple de personnes âgées décédées a reconstituée pour lui servir de réceptacle à souvenirs dans sa deuxième vie, virtuelle, que viennent visiter les membres de leur famille. Le rapport à la terre le plus évident concerne « Crop circles », qui met en scène un fermier au langage des plus terroir en butte à un chat chapardeur, mais aussi à ces fameuses formes bizarres apparaissant dans les champs et qu’on attribue aux extraterrestres. Amour de la campagne, toujours, dans le premier récit, « Un écrivain dans le pré », dont les atours de texte fantastique des premières pages se révéleront trompeurs… Cette omniprésence de la campagne, du terroir, n’est pas sans évoquer Clifford D. Simak, toutefois Lenn, du fait de son ancrage géographique privilégié en Normandie, exprime une voix toute personnelle empreinte d’humilité et de quiétude.

L’autre point commun, on l’a dit, concerne l’être humain, essentiellement à travers la figure de la cellule familiale. Cela transparaît notamment dans « Adieux à Genêts », déjà mentionné, et dans « Au jardin de mon père », où un homme est convié par son père mourant dans un univers virtuel afin qu’il lui transmette tout ce qu’il sait de l’histoire familiale. Riches en termes d’émotion (ils sont tous les deux motivés par un drame), ces textes se répondent et se complètent, sans malgré tout éviter une certaine redite. Héritage également avec « D’une vie l’autre », dans lequel la réincarnation est avérée et où chacun doit connaître sa vie précédente — une nouvelle qui tranche avec le reste du livre, car elle prend pour cadre New York. De par sa chute un tantinet téléphonée, elle s’avère en être d’ailleurs le texte le moins abouti. Trois récits, donc, qui traitent de la transmission, qu’il s’agisse du savoir ou des souvenirs, et qui rejoignent en définitive la première thématique abordée, la campagne étant un vecteur naturel de la perpétuation des traditions. Avant-dernier texte au sommaire, « La Ferme enchantée » permet d’ailleurs de lier les deux thématiques, alors qu’un duo d’experts d’une société spécialisée dans les Organismes Génétiquement Améliorés enquête an sein d’une ferme sur d’éventuelles fraudes et se trouve confronté à une manière de transmettre certaines idées assez originale…

Si ces deux centres d’intérêt, marqués, ne l’empêchent pas d’aborder des thématiques modernes (réalité virtuelle, expérimentations génétiques, guerre atomique…), Lenn ne pousse jamais très loin leur traitement : cette science-fiction-là sert avant tout à donner leur coloration aux textes, qui parlent encore et toujours des sujets chers à l’auteur. Crop Circles se révèle ainsi une bonne entrée en matière dans l’univers de Jonas Lenn/ Emmanuel Levilain-Clément, qui aborde la SF via un prisme personnel et sensible, un amour des racines, que celles-ci soient fermement ancrées dans la terre ou dans l’histoire familiale.

Où cours-tu, mon adversaire ?

[Critique commune à 37° centigrades et Où cours-tu, mon adversaire ?]

Depuis quelques mois déjà (cf. critiques dans notre numéro 70), les éditions du Passager clandestin proposent « Dyschroniques », une collection de rééditions de nouvelles et novellas SF présentant des visions du futur plutôt dystopiques. Les premiers titres étaient signés Philippe Curval (Le Testament d’un enfant mort), Murray Leinster (Un Logique nommé Joe), Mack Reynolds (Le Mercenaire) et Brian Aldiss (La Tour des damnés). On le voit, la volonté de l’éditeur, Philippe Lécuyer, n’est pas nécessairement de ne nous présenter que des grands maîtres du genre, mais plutôt de proposer des textes visionnaires signés d’auteurs s’interrogeant sur leur époque et l’état du monde. La présentation, de petits livres à couverture grisée arborant une illustration minimaliste, est soignée, la maquette agréable même si, ici et là, traînent quelques coquilles visiblement liées à un OCR mal corrigé. Pour cette seconde livraison, c’est l’Italien Lino Aldani et l’Américain Ben Bova qui sont à l’honneur, avec des récits bien différents.

37° centigrades, d’Aldani, nous présente un futur digne d’Orwell dans lequel les habitants de Rome sont soumis à un contrôle strict. Là où la situation est ironique, c’est que ce contrôle est fait pour leur propre bien : il est en effet réalisé au titre de la C.G.M., la Convention Générale Médicale. Afin de réduire les frais médicaux occasionnés par les trop nombreuses maladies, le gouvernement a ainsi décidé de couper le mal à la racine et d’éradiquer tout risque potentiel de contracter une maladie. Ainsi, pour les messieurs, le port d’un gilet de corps et d’un gros tricot de laine est obligatoire ; tout manquement est passible d’une amende. Nicola Berti vit de plus en plus mal ce flicage systématique, jusqu’au jour où il décide de sortir du système et de ne plus adhérer à la C.G.M., un choix qu’il fait en toute connaissance de cause et à ses risques et périls (c’est le cas de le dire)… Le cynisme règne en roi dans la société italienne décrite par Aldani, car en effet, l’adhésion à la C.G.M. est payante (et fortement recommandée) ; du coup, les habitants sont contrôlés en permanence… et doivent de plus payer pour ce faire ! On le voit, c’est à une bien belle dystopie que nous convie l’auteur, et comme dans toute dystopie qui se respecte, Aldani va nous décrire la tentative d’un homme pour échapper au joug du gouvernement. Essai bien modeste, en somme, puisqu’il s’agit d’une entreprise individuelle de fait vouée à un échec prévisible… Une nouvelle qui, bien que datant de cinquante ans tout juste, reste ô combien d’actualité, notamment du fait de la privatisation progressive des systèmes d’assurance-maladie…

Changement radical de décor avec cours-tu mon adversaire ?, la novella de Ben Bova. Dans le futur, suite à la découverte de tours sur Titan fonctionnant en dehors de toute présence humaine ou extraterrestre, la Terre lance un vaste programme d’exploration spatiale pour tenter de retrouver les concepteurs de ces machines. L’équipage du Carl Sagan se dirige vers une étoile de Sirius, où il découvre… des extraterrestres qui ressemblent fortement à des humains. L’un des scientifiques de l’expédition, Lee, est persuadé qu’il s’agit des mêmes êtres à l’origine des tours de Titan, et que celles-ci sont des armes de guerre ; l’avenir lui dira qu’il a à la fois raison et tort… Sur une trame de texte ultra-classique (la découverte d’une planète habitée par des humanoïdes), Bova livre un récit qui peine à convaincre. La faute, entre autre, à son personnage principal, Lee, un dépressif notoire ayant fait une crise aigüe et dont on a du mal à croire qu’il fasse partie d’une telle opération, d’autant plus que sa théorie sur les machines de Titan comme armes de guerre semble sortie de nulle part. Difficile de s’identifier à ce protagoniste, et c’est bien dommage, car en tant qu’anthropologue, il va s’intégrer dans la communauté de la planète, en adoptant ses us et coutumes. La nouvelle souffre aussi de quelques développements difficilement acceptables, à commencer par la liberté prise par certains membres de l’équipage avec la science, ou la scène d’identification des Autres, basée sur une comparaison visuelle d’êtres que plusieurs millénaires d’évolution séparent… Bref, un texte qui ne laisse aucune impression durable, et dont la réédition apparaît dispensable. On est bien loin d’Ursula Le Guin…

Avec ces novellas — celle de Bova pourrait même prétendre au statut de court roman —, la collection « Dyschroniques » s’enrichit de deux textes fort différents, tant dans la forme que dans le fond, bien que partageant un même constat de noirceur sur l’espèce humaine. Dans les prochains mois, une réédition signée Marion Zimmer Bradley, La Vague montante, devrait voir le jour, sa publication ayant fait l’objet d’une souscription sur un site de crowdfunding.

Point Zéro

1938. Au large de Palerme, un obscur physicien italien disparaît au nez et à la barbe de la police secrète de Mussolini. Le dictateur s’en fiche, persuadé qu’on n’entendra plus jamais parler du fuyard. Il n’a pas tout à fait tort… 2018. Le milliardaire Kendall Kjölsrud, à la tête de la multinationale K2, réunit une équipe de mercenaires habitués aux coups durs pour une petite croisière d’agrément au pôle Sud. En effet, quelques jours plus tôt, un satellite d’observation y a détecté une gigantesque structure qui ne s’y trouvait pas auparavant. Kjölsrud a certes sa petite idée sur la nature de la chose, mais il se gardera bien de la révéler tout de suite à ses collaborateurs. Néanmoins, ce qui se trouve à l’intérieur pourrait bien changer les rapports de force entre nations. Il faut se hâter, avant que les glaces ne recouvrent à nouveau l’artefact. Et avant que les Soviétiques Russes n’y mettent leur grain de sel : leurs services secrets secrets, reliquats de la Guerre froide, sont sur le coup et très décidés à faire main basse sur l’artefact. Une course contre la montre s’engage dans les neiges du Pôle. Et ça n’est que le début…

Premier roman d’Antoine Tracqui, cet épais techno-thriller se révèle une très bonne surprise. Et cela, dès l’accrocheur prologue, narré à la deuxième personne. Menées tambour battant, les quelque neuf cents pages de Point zéro se dévorent sans coup férir. L’auteur alterne actions et révélations, ménage le suspense avec brio, bref, a parfaitement intégré les codes du thriller et les emploie à merveille pour nous offrir une histoire prenante. Un véritable page turner, auquel, tout au plus, pourra-t-on reprocher au roman ses personnages. La dream team réunie par Kjölsrud est un poil trop parfaite pour être crédible (un milliardaire aussi puissant que mystérieux, un génie des maths autiste, un super-polyglotte, une experte en explosifs, un colosse… et un traître), et certains protagonistes s’en retrouvent affadis. Gageons qu’Antoine Tracqui saura corriger ce défaut à l’avenir — le pire que l’on puisse lui souhaiter étant de nous proposer d’autres romans de ce calibre.

Techno-thriller, Point zéro louche également un peu du côté de la science-fiction. L’action se situant dans un futur proche, le roman a droit à un léger vernis prospectif qui n’effrayera pas mémé. Sans oublier une composante historique non négligeable : Point Zéro s’appuie sur des faits réels, plutôt méconnus du grand public et suffisamment drapés de mystère pour retenir l’attention — l’opération High Jump menée par l’US Army en Antarctique au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ou ce physicien italien, dont les recherches attisent les convoitises (mais révéler son nom gâcherait la surprise). SF, histoire (secrète), action : l’ensemble forme un cocktail joliment réussi.

Avec ce Point zéro, les éditions Critic continuent leur travail de défrichage et prouvent (qui en doute encore ?) que nos auteurs ont du talent et rien à envier à leurs homologues anglo-saxons.

Ciel profond

Dans bien des trilogies, le deuxième tome se révèle être un volume de transition en retrait par rapport au premier et au dernier, et celle-ci n’échappe pas à la règle. Le Pays fantôme, pour remuant qu’il soit, n’apporte pas grand-chose à l’ensemble. Sa lecture laissait imaginer que Patrick Lee allait nous entraîner dans une trépidante série plus ou moins longue, exploitant à chaque fois une entité inédite sortie de la Brèche. Eh bien, il n’en est rien !

Ça commence en fanfare par l’assassinat du président des Etats-Unis, Richard Garner, à coup de missile sur la Maison Blanche. Seul indice : « voir scalaire », laissé comme un coup de bâton dans une fourmilière histoire de juger du résultat… « Scalaire » se révèle avoir été une enquête de Tangent (l’agence en charge de la Brèche) si secrète que nul ne sait plus de quoi il retournait. On retrouve bien entendu Travis Chase et Paige Campbell aux premières loges. Pourquoi « scalaire » ? Ce serait la marque d’un calepin ! Patrick Lee a du trouver le mot fort joli et mystérieux à souhait… Et Chase court après le fameux calepin dans sa mémoire d’événements qui n’ont jamais eu lieu grâce au « fausset », l’entité autour de laquelle s’articule ce troisième tome. Les héros s’évertuent à comprendre les raisons ayant poussé Peter Campbell (le père de Paige, directeur de Tangent avant elle, vous suivez ?) à diligenter cette fameuse enquête « scalaire ». D’autres, menés par le nouveau président Holt, ne l’entendent pas de cette oreille, et emploient les grands moyens pour leur mettre des bâtons dans les roues… Bref, l’action ne manque pas et rien n’empêche les héros de remonter de fil en aiguille une suite d’indices particulièrement ténus et un brin capillotractés qui finiront par plonger Chase en pleine « vraie science-fiction ».

Au final, on a clairement l’impression qu’il a été décidé que ce qui s’annonçait comme une série à rallonge devait être transformé en une trilogie finie. Patrick Lee a, certes, bouclé la boucle, mais sans pouvoir faire mieux que de laisser nombre de questions sans réponses.

On ne sait pas ce que va devenir la seconde Brèche ouverte par « scalaire », qui s’avère dangereuse, ni pourquoi le gardien en a été tué. On ne peut que conjecturer sur les raisons poussant Holt à vouloir savoir qui devait pénétrer dans la Brèche en 2016, mais on reste dubitatif quant à celles qui l’on conduit à liquider ceux censés amener la personne idoine en temps et en heure au bon endroit. A la fin du volume initial, Chase reçoit des messages de Paige et de lui-même censés avoir été transmis au péril de leurs vies, ce que rien ne vient confirmer. Hormis ce message et le Chuchoteur (une entité), on comprend mal la raison de transmission des autres entités, d’autant que ni le Garner ni le Chase futurs n’expliquent rien en la matière.

Patrick Lee sort de sa trilogie à la manière d’un gymnaste qui perd son équilibre au sortir de son agrès. Reste un roman d’action mené tambour battant…

Temps futurs

Aldous Huxley compte parmi les écrivains de langue anglaise les plus importants du XXe siècle. En 1931, il publie celle qui reste la plus connue des quatre grandes dystopies : Le Meilleur des mondes. Il succède ainsi à Nous autres (1920) d’Ievgueni Zamiatine, qui influença Jack Williamson pour son chef-d’œuvre Les Humanoïdes (en sus des Trois Lois de la Robotique) et Mark S. Geston pour le très sous-estimé Les Sei-gneurs du navire-étoile (Opta, coll. « CLA »). Mais, surtout, le roman d’Huxley précède La Kallocaïne (1940) de la Suédoise Karin Boye, et 1984, de George Orwell (1948). Sans oublier la dystopie antimilitariste de Bernard Wolfe, Limbo (1952), La Grève (1957), de Ayn Rand, 1170 pages enfin disponibles dans une traduction ac-ceptable aux Belles Lettres (une dystopie anti social-démocrate prônant l’ultralibéralisme le plus effréné), La Planète des singes (1963), bien sûr, de Pierre Boulle, sur lequel on reviendra, et enfin Le Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno, l’un des tout meilleurs ouvrages de l’imaginaire de langue française de ce début de siècle.

1948, l’année où Orwell publie 1984 et Williamson Les Humanoïdes, Aldous Huxley donne Temps futurs alors que les cendres de la bombe atomique sont encore chaudes sur Hiroshima et Nagasaki. Le monde se réveille à peine du cauchemar de la Seconde Guerre mondiale pour replonger illico dans les affres de la guerre froide et se voir hanté par le spectre de l’anéantissement nucléaire. On sait, soixante ans après, que cet holocauste-là n’a pas eu lieu, mais on n’en a pas moins dansé sur le fil du rasoir quarante années durant.

Outre que son essai, Les Portes de la perception, a procuré son nom au célèbre groupe de rock psychédélique The Doors, Huxley a influencé la SF en profondeur ; il a notamment précédé Philip K. Dick sur une trajectoire technophobe, psychédélique et enfin mystique. On trouve déjà, chez lui, cette idée qui reviendra plus tard comme un leitmotiv dans l’œuvre de Thomas M. Disch : le progrès (technique) sert à faire du monde un meilleur piège à rats. Si La Planète des singes doit énormément à La Ferme des animaux (1945), la fable animalière sur l’histoire de l’URSS de George Orwell, le roman de Pierre Boulle doit aussi beaucoup à Huxley. Où le français offrira une fable sur un colonialisme battant de l’aile et la domination en inversant les rôles, Aldous Huxley ne cessera de marteler que l’Homme est un singe, un babouin. Parce qu’il se comporte toujours comme un singe.

Finalement, le Diable — Bélial — a eu le dessus. C’est du moins ainsi que l’interprètent les thuriféraires de la nouvelle religion sataniste qui s’est établie en Californie du sud. La Troisième Guerre mondiale a bel et bien eu lieu : nucléaire, chimique, bio/bactériologique, et la civilisation de l’homme — du singe, du babouin — a été anéantie à l’exception de la lointaine Nouvelle Zélande. En 2108, une expédition néozélandaise vient se rendre compte de ce qu’il est advenu du monde. Nous, les lecteurs, allons le découvrir à travers les yeux du professeur Alfred Poole, botaniste capturé par les zélateurs de Bélial. Et il y a quelques belles pièces d’anthologie tel le repas que l’archivicaire de Californie du sud offre à Poole autour d’une platée de pieds de porc ! (pp. 93 à 99) Il explique comment leur société utilise la longue fourchette nécessaire à qui entend dîner avec Bélial… Bélial est l’instigateur du progrès et le progrès, selon Huxley, ne mène à rien de bon. Il est clair que pour lui, tout bon marché avec le Diable ne peut être qu’un marché de dupe, et que le prix à payer ne peut être qu’exorbitant. Il ne voit dans la technique qu’un moyen d’accroître la souffrance globale de l’humanité. Rappelons-nous du contexte de publication de ce roman, où le monde venait de découvrir coup sur coup Auschwitz et Hiroshima, ce qui n’inclinait guère à un optimisme béat… Il fustige vigoureusement les démocraties prolétariennes (p. 126), où transparaît toute la limite de son penchant pour les sociétés collectivistes. « Mais les fruits de l’esprit du singe, les fruits de la présomption et de la révolte du singe sont la haine, l’agitation incessante et une misère chronique tempérée seulement par des frénésies plus horribles qu’elle-même », fait dire (p. 141) Huxley au récitant qui commente « off » le monde satanique que l’on voit Poole découvrir. Et voilà la quête prométhéenne passée fissa par pertes et profits. Il est vrai que plus on augmente le nombre des vifs, plus on augmente leurs souffrances, mais n’y a-t-il rien d’autre à prendre en compte ? Si on demande aux gens s’ils préfèrent vivre ou préfèreraient n’avoir pas vécu ? Poole a un poème en tête qui dit : « Le monde est plein de bûcherons qui expulsent des arbres de la vie les douces dryades de l’amour et persécutent les rossignols dans tous les vallons. » (p. 141, encore) Là, le propos écolos se radicalise. Il ne s’agit plus seulement des méfaits de la révolution industrielle et de ce qui s’en suivi, mais d’une des premières activités humaines. Finalement, ce n’est pas seulement les trois cents dernières années qui sont mises en cause, mais les bases de toute civilisation se différenciant des chasseurs-cueilleurs les moins évolués.

Le roman ne manque certes pas d’intérêt, mais je ne suivrai pas Huxley dans sa technophobie à tous crins, et on a lu depuis tant de romans post-apocalyptiques de meilleure facture. On appréciera l’humour acerbe dont il sait faire preuve que l’on aura retrouvé chez Antoine Buéno… et Temps futurs a le mérite de l’antériorité.

Barrière mentale

Il aura fallu près de soixante ans pour que ce roman publié en 1954 soit enfin intégralement traduit. Tout avait pourtant bien commencé. La version originale avait eu la chance de ne pas se voir caviardée par l’éditeur américain, comme il était fréquent à l’époque, mais ensuite c’était une version française tronquée qui avait paru dans les deux premiers numéros de la revue Satellite en 1958. Comme elle avait été reprise à l’identique au Masque SF en 1974, il fallait bien s’en contenter jusqu’à présent.

Les événements — la Terre sort d’un champ électromagnétique inhibiteur de l’intelligence dans lequel elle avait été plongée avant même que n’apparaisse l’humanité ; les humains, mais aussi les animaux, voient alors leurs capacités mentales s’accroitre vertigineusement — sont censés se dérouler dans le futur proche de la date de publication américaine. Et ça se sent. Ainsi, Nathan Lewis a pris l’habitude de longs repas à Vienne, avant l’Anschluss (p. 36). Lorsque Corinth joue aux échecs contre Mandelbaum, allusion est faite au talent de J. Raul Capablanca, champion du monde de 1921 à 1927, mort en 42, plutôt qu’à V. Anand ou Magnus Carlsen, voire Kasparov, qui reste le plus connu du grand public (p. 56). Page 160, en matière de psychiatrie, il est question d’électrochocs et de lobotomies, des techniques passées de mode pour l’essentiel. Ça oblige à une curieuse gymnastique mentale. Les anciens livres de SF situés dans un futur proche désormais dépassé ont glissé dans une uchronie involontaire à l’étrange saveur…

Barrière mentale traite d’un accroissement global de l’intelligence et diffère en cela de livres tels que Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, ou Camp de concentration, de Thomas M. Disch, où il s’agissait d’expérience conduite sur une échelle de population des plus réduite. Notons que Poul Anderson ne limite pas son propos au seul accroissement de l’intelligence stricto sensu ; on voit poindre le thème des pouvoirs psi, récurrent dans la SF de l’époque, et allusion est faite à la « sémantique générale ».

Le roman s’articule autour d’une poignée de personnages : le physicien Pete Corinth, sa femme Sheila, Nathan Lewis, Felix Mandelbaum, Helga Arnulfsen et, à part, le simple d’esprit Archie Brock, tous reliés à travers le milliardaire Rossmann.

Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue ni guère de progression dramatique en dehors du sort de Sheila, qui sert de fil rouge au roman. L’événement est survenu. Les personnages en prennent acte puis essaient, avec plus ou moins de bonheur, de s’adapter à la situation qui nous est présentée au travers de « sketches » dont quelques-uns sont situés ailleurs pour montrer la globalité du phénomène.

« Heureux les esprits simples car le royaume des cieux leur est ouvert » (Mathieu 5.3) illustre le cas de Sheila, à qui l’augmentation intellectuelle n’a ouvert que sur la vacuité de sa vie de femme au foyer sans qu’elle parvienne à s’y adapter, car l’intelligence ne modifie ni le caractère, ni la personnalité. Elle voudrait revenir à la situation antérieure. Anderson imagi-ne une scission de l’humanité en deux espèces distinctes : ceux qui ne se seront pas adaptés, et ceux qui se le seront. Archie Brock, désormais d’une intelligence normale, est, lui, satisfait de ne plus être l’idiot du village.

Anderson joue d’effets typographiques pour « montrer » l’évolution du langage, mais surtout on « dit » que l’intelligence s’est accrue — ou qu’elle est supérieure — plutôt qu’on ne le « montre », car cela reste une gageure de le mettre en scène.

Le roman est très spéculatif. Il ne cesse d’interpeler le lecteur à deux niveaux. Tout d’abord : est-ce que cela se passerait ainsi si l’intelligence venait soudain à être amplifiée ? Et, deuxièmement : qu’est-ce que l’intelligence ? Est-ce la capacité de traiter des informations nécessaires à la survie de l’espèce et, accessoirement, de la société qui n’a d’autre but ? Deux chercheurs en neurosciences cognitives signent un article sur la question en fin de volume, qui complète le roman en tentant de répondre aux questions posées.

Barrière Mentale soulève une riche problématique et le thème n’est pas si fréquent que l’on puisse faire l’impasse sur ce roman complété par trois nouvelles sur ce même sujet, malheureusement, à l’instar du roman, ni inédites ni rares. De la vraie SF qui fait réfléchir.

Le Calice du Dragon

Toujours en odeur de sainteté du côté des éditions du Bélial’, Lucius Shepard y fait paraître un nouveau roman, dont la trame s’inscrit dans la continuité de son désormais fameux cycle du « Dragon Griaule », bien qu’il ne constitue pas une suite directe de la superbe intégrale publiée il y a deux ans (Le Dragon Griaule, critiqué par votre serviteur), puisque les évènements qu’il relate se déroulent en parallèle de ceux évoqués dans les nouvelles.

En voici le trailer. Jeune doctorant en médecine, Richard Rosacher voue une curiosité scientifique obsessionnelle au dragon Griaule, et plus particulièrement à son sang : un médium semblant contenir toutes les formes, aux motifs changeant, comme doué d’une vitalité propre. Une injection involontaire lui fait découvrir les effets du précieux fluide sur l’organisme humain : agissant comme une drogue, il modifie la perception de l’environnement, provoque des rêves de béatitude. Le sang du dragon peut d’une certaine manière sculpter l’imaginaire et imprimer la volonté de qui l’utilise sur celle des autres hommes. Le commerce de cette nouvelle drogue, baptisée pem, rend Rosacher richissime. L’appétit vient en mangeant : devenu un redoutable capitaine d’industrie, il s’associe avec les différentes élites de la ville et se lance dès lors dans une vaste partie d’échecs faite d’alliances fragiles, de crimes en série, de manipulations emboîtées, dont l’enjeu n’est rien moins que la prise du pouvoir sur la vallée de Carbonales : domination politique d’abord, qui finira par se doubler d’une terrifiante emprise spirituelle…

Au fond, il y a peu de surprises à attendre pour les aficionados de Griaule. Dans Le Calice du Dragon, Shepard reprend, répète et amplifie les motifs qui innervaient son précédent recueil, offrant là encore plusieurs approches possibles. J’en retiendrai deux, pour ma part. Le Calice du Dragon est avant tout un roman politique, au sens où il questionne le poids du libre-arbitre dans un monde où un quasi-démiurge semble guider les intentions humaines. Mais la métaphore fonctionne à deux niveaux : derrière la dénonciation du pouvoir coercitif représenté par Griaule, l’auteur ne cesse de s’interroger sur l’ambiguïté de toute relation entre les individus, sur la duplicité de leurs croyances et de leurs désirs, sur la puissance des fictions qu’ils s’inventent et qui, en définitive, finissent par les emprisonner. Les gens aiment qu’on leur mente ; mieux, ils aiment se mentir, se raconter des histoires, et Griaule leur en fournit l’occasion. L’esprit de l’homme est plus retors que le monstre endormi, semble nous suggérer l’auteur.

Tout comme il sert de source d’inspiration ou de bouc émissaire, Griaule agit également comme un révélateur, en particulier pour le personnage principal. La créature est l’instrument, ou l’ingrédient, dont le héros a besoin pour grandir, pour se transformer. D’abord, le médecin ne voit en Griaule qu’une créature qui, bien que surnaturelle, peut saigner et donc mourir. Puis l’homme d’affaires passe de la fascination au déni. Rejeter le dragon dans la catégorie des concepts lui permettra toutefois de mieux s’y confronter, jusqu’à ce que ce corps à corps accouche d’un nouveau revirement intérieur : la certitude de la nature fondamentalement divine de Griaule. Une découverte qui s’accompagne d’une prise de conscience : la soif de richesse, de pouvoir et de reconnaissance de Rosacher l’a rendu brutal, manipulateur, l’a éloigné peu à peu des gens normaux en éteignant sentiments et émotions, au point d’en faire lui aussi un monstre, une hypostase de Griaule… C’est en ce sens que Le Calice du Dragon est aussi un grand roman moral, car il révèle les protagonistes à eux-mêmes, les place face à leurs actes, bon ou mauvais, et leur montre ce qu’ils auraient pu devenir en d’autres circonstances, avec des choix différents.

Deux mots sur le style, enfin. Il suffit de lire quelques pages de l’auteur pour en être définitivement imprégné. Shepard manie les mots avec une précision d’encyclopédiste : chaque phrase donne l’impression qu’on ne peut rien y ajouter ni rien y retrancher. Les goûts, les couleurs, les bruits, les odeurs, les textures, tout est à sa place, dans un agencement si juste qu’ils transpirent littéralement du papier, procurant un effet d’immersion à l’intensité unique. Langue étrange, presque surécrite, hyperréaliste, d’où surgissent pourtant le rêve et le merveilleux…

Roman d’une densité inouïe, aux motifs entrelacés, aux visions aussi spectaculaires qu’incertaines — comme autant de fresques capables d’approcher, mais seulement d’ap-procher, la vérité d’un monde dont l’exploration exige une attention de tous les instants, Le Calice du dragon est un ravissement pour l’œil et pour l’esprit. En vérité, je vous le dis : Griaule est un dieu dont Shepard est le véritable prophète.

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