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Les Âmes envolées

Parfois, à la rédaction, on n’est pas d’accord. Imaginez la scène quand on a reçu ce livre… Certains se réfugiaient derrière leur bureau, en maugréant, « Quand est-ce que les Moutons électriques vont sortir un livre sans coquilles ! », tandis que d’autres criaient leur joie devant la beauté incroyable de l’objet (bravo à Melchior Ascaride). Le rédacteur en chef a pointé le bout de son nez, puis, rassuré de voir que ce tapage n’était pas causé par une visite impromptue de monsieur De Mesmaeker, est retourné prestement dans son antre, me glissant au passage : « Tu aimes le steampunk, petit. Ce livre est pour toi. »

Les Âmes envolées est une uchronie steampunk qui commence par un court prologue. En 1912, Louis Lépine, préfet de Seine et fondateur du concours éponyme, participe à l’assaut final contre la bande à Bonnot, lors d’un ultime affrontement aérien. Puis les corps des bandits sont promptement escamotés de la morgue pour être objets d’une opération chirurgicale aussi mystérieuse que contre nature. Nous retrouvons ensuite Lépine jeune retraité de la police, que l’on appelle à la rescousse pour une dernière enquête : des scientifiques de renom disparaissent, probablement enlevés par une organisation secrète allemande… À partir de ce moment, le roman choisit le rythme de la course-poursuite effrénée, allant de la France au Tibet, pour finir dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Autour de Lépine se constitue progressivement un groupe hétéroclite, à la tête duquel se trouve la mémorable Léontine, baronne de Laroche, première femme pilote au monde ! Du roman populaire, nous avons les péripéties et les retournements de situation. Le péril est toujours présent, et peut surgir à chaque instant. Le méchant est impitoyable jusqu’à la folie. Seuls leur valeur et leur sens du sacrifice permettent à nos héros de triompher des plus sombres dangers. L’exotisme et l’émerveillement verniens sont également de rigueur. Nicolas Le Breton assume cet héritage, écrivant dans une langue riche en préciosités stylistiques, avec un goût évident pour le mot rare et la métaphore décadentiste.

Le roman est très généreux, racontant beaucoup, multipliant les épisodes. Il aurait peut-être gagné à être un peu plus resserré dans la narration de certains passages de transition. Mais le monde de « Pax Germanica » est vaste, l’auteur évidemment désireux de le parcourir et de le faire découvrir.

Loin des brumes londoniennes et des clichés steampunk, du moteur à vapeur aux héroïnes en corset, le roman se déroule dans un monde où la science a juste fait un pas de côté par rapport au nôtre, entraînant par conséquent le développement considérable des transports aériens. Une petite dose de science-fiction permet l’apparition d’une science déviante, entraînant la création de « réÂmnimés », sorte de zombies aussi puissant que dépourvus de sentiments, mais aussi nombre de machines surprenantes, dignes d’Albert Robida, permettant des voyages lointains, des combats aériens, mais aussi des poursuites souterraines !

Le steampunk francophone a une identité unique et une saveur immédiatement reconnaissable. Que les auteurs qui veulent s’y frotter ne l’oublient surtout pas : ce roman indique la voie.

Xénome

2184, Paris, Yann s’éveille, dans les sous-sols du Louvres. Il ne sait ni qui il est, ni d’où il vient, ni ce qu’il fait là. Sa mémoire est une page blanche sur laquelle il va tenter d’écrire une histoire, d’abord celle de son origine. Mais, dans le Paris inégalitaire de 2184, de puissantes forces veulent mettre la main sur Yann. Il semble donc que certains savent ce qu’il ignore : d’où il vient, et pourquoi.

Thriller futuriste épicé cyberpunk, genepunk, puis, à la fin, quoi ? cyborgpunk ? Xénome mélange beaucoup de genres entre deux couvertures. Pourquoi pas ?

Il décrit un Paris dans lesquels les progrès fulgurant de la génétique ont amené une scission de la race humaine en sous-races distinctes aux capacités intellectuelles différenciées et aux droits politiques profondément inégaux. Une dystopie fondée sur la génétique ; le risque, si minime soit-il, existe : en parler n’est pas idiot.

Et puis, il y a l’attrait du thriller. L’enquête, un indice en amenant un autre, se laisse lire sans déplaisir de fond, même si la fin, inutilement surprenante, est peu satisfaisante.

Mais qu’importe l’histoire finalement.

S’il ne faut pas lire Xénome, c’est en raison de son écriture. Je pourrais évoquer ici la grandiloquence de certaines déclamations qui font très adolescentes, le caractère convenu de ce qui se veut politique, ou la naïveté presque touchante de certaines images ou affirmations péremptoires. Mais même ça, un cœur compatissant pourrait s’en accommoder. Malheureusement, le pire est ailleurs, dans le style général du roman. Xénome offre au lecteur une bouillie stylistique bien fade et un peu lourde, dans laquelle flotte des approximations de vocabulaire, de tournure, de syntaxe telles qu’on se demande parfois si ce ne sont pas des coquilles. Ce roman n’est ni écrit ni édité, il ne doit pas être lu.

L'Alphabet de flammes

À la fin était le Verbe. Peut-être pourrions-nous ainsi résumer ce roman de Ben Marcus qui nous propose une apocalypse du langage ? L'Alphabet de Flammes est le témoignage au passé et à la première personne de Samuel sur une épidémie des plus étranges. Le langage des enfants est devenu toxique pour leurs parents et les adultes en général.

L'un des artifices de l'imaginaire spéculatif consiste à prendre une métaphore au sens littéral. C'est à ce jeu que Ben Marcus s'adonne ici avec une virtuosité étourdissante. Le langage peut faire mal. Il y a des mots qui font mal. Des mots peuvent provoquer une somatisation telle qu'elle conduit à la grande hystérie naguère décrite par Freud. Le trauma psychique pouvant être généré par de simples mots, sans forcément de volonté consciente. Ben Marcus généralise et amplifie le concept. L'épidémie a commencé avec les enfants juifs du Wisconsin puis s'est répandue à travers les Etats-Unis. La parole plus ou moins innocente des enfants et adolescents rend leurs parents et les adultes malades, comme frappés d'une sorte de consomption dont ils finissent par mourir. Ben Marcus pousse dans ses ultimes retranchements l'idée selon laquelle la communication avec les enfants et les jeunes n'a rien de facile et frise parfois l'incommunicabilité. Samuel cherche à extruder une alternative au langage afin de renouer une forme de communication avec sa fille Esther. C'est une quête éprouvante, pour le lecteur également, qui le confronte à Murphy au long de la deuxième partie.

L'Alphabet de Flammes n'a rien d'un roman d'accès facile. Le témoignage de Samuel est d'autant plus glaçant qu'il est livré sur un ton froid où le narrateur intellectualise son propos sans chercher à faire part de son ressenti. C'est paradoxalement un livre qui n'a pu être qu'écrit et ne peut être que lu et ne saurait être transposé dans un autre média sans être gravement dénaturé. Les événements restent à l'arrière plan d'une problématique concomitamment liée au style que Marcus prête à son narrateur. Le roman est truffé, faudrait-il dire perclus, de métaphores. La chronologie distordue rappelle celle de Notre île sombre de Christopher Priest pour un effet comparable. La description clinique récurrente des symptômes confère au livre une atmosphère oppressante et dérangeante qui évoque parfois Daniel Walther et engendre un malaise prégnant qui entre en résonnance et s'amplifie avec l'idée de ne plus pouvoir communiquer avec ceux que l'on aime sans souffrir et mourir. Un malaise qui s'apparente à la confrontation à la maladie d'Alzheimer.

Dès les toutes premières lignes, le lecteur se voit projeté dans un univers à l'inquiétante étrangeté. Rapidement, ce n'est plus « simplement » notre monde en proie à la toxicité du langage infantile car derrière se profile l'univers pour le moins bizarre des juifs sylvestres. Etrange congrégation qui reçoit en couple l'enseignement du rabbin Burke dont les sermons remontent de la terre dans une cabane perdue au fond des bois via une radio molle reliée à un réseau souterrain qui fait à la fois penser aux réseaux pneumatiques qui équipaient jadis les grandes villes et à la console de jeu biologique d'eXistenZ. « Le véritable enseignement juif n'est pas destiné à la consommation de masse, aux groupes, ne doit pas être corrompus par sa communication. Propager des messages les dilue. Même les comprendre les compromet. » (p. 59) Ainsi, les deux pôles d'étrangeté du roman semblent se faire l'écho l'un de l'autre. A travers la jungle foisonnante de langage qui constitue le roman de Ben Marcus se distingue la lancinante question de savoir ce qui reste de notre humanité lorsque la parole s'est perdue et que même ce qui en constitue l'aspect le plus essentiel, à savoir la communication avec les être qui nous sont chers, n'est plus possible.

Ce roman qu'il faudra sans doute lire et relire encore pour en extraire tout le suc est sans aucun doute l'un des livres les plus importants de l'année. L'un des rares qu'il semble vraiment essentiel de lire.

Spiridons

« Dieu… ce mensonge ! » Victor va vite se rendre compte de la véracité de ce cri asséné par Olga, une vieille Tzigane. Arrivé à Moscou pour une affaire banale, le jeune Français se retrouve menacé de mort, battu et sauvé in extremis par cette femme sans âge. Elle le prend à son service, le loge et le nourrit contre un travail rébarbatif et sans intérêt apparent. Mais peu de temps après, elle meurt, laissant Victor aux prises avec une réalité qu’il n’était pas prêt à entendre. Et il l’apprendra, cette vérité, de la bouche de cinq personnages étranges, disparates, au comportement surprenant. Mais peut-on attendre d’un « fantôme » une réaction humaine normale ? Car oui, Ferdinand, Piotr, Soledad, Anatoli et Viviane sont morts depuis des années. Et pourtant, ils sont avec Victor, le suivent, l’entourent. Du moins l’essaient-ils, car ils sont incapables de s’orienter même sur quelques mètres et finissent régulièrement à se cogner dans un mur. Et toujours à se disputer, se chamailler, bouder. Pour tout dire, et c’est un défaut du premier tome de cette série, ils sont insupportables. Toujours à râler, se contredire. Sans que l’on comprenne toujours pourquoi. Certes, ils sont à fleur de peau et leur condition n’a rien d’enviable. Mais trop c’est trop. D’autant que Victor lui-même a des côtés tête à claque qui donnent envie de le livrer pieds et poings liés à ses ennemis.

Cependant, il ne faut pas se laisser arrêter par ce détail. D’autant qu’il disparaît en grande part dans le deuxième tome. Le rythme de La prisonnière du Kremlin est mieux maîtrisé. Sa construction est plus efficace, avec des chapitres courts, alternant les points de vue, les personnages. Et les aventures de Victor et de ses Spiridons, déjà prenantes dans Spiridons, deviennent réellement entraînantes. En effet, le jeune homme, pour survivre tout d’abord, mais aussi tenter de comprendre ce nid de guêpes dans lequel il s’est fourré, va traverser le pays. Camille Von Rosenschild nous fait partager, lors de descriptions vivantes, la fascination qu’elle a ressentie pour la Russie. Ainsi que sa répulsion devant certains quartiers inhumains de Moscou, devant certaines régions sauvages.

Au cours de ses pérégrinations de la capitale aux confins de la Russie, Victor va progressivement mettre en place les différentes parties du puzzle. Les Tziganes d’un côté, opposées à ces mystérieux moines, tout de sombre vêtus, tous borgnes et inquiétants. Les tenants d’une vérité et ceux qui veulent la combattre. La raison de l’existence des Spiridons et de leur présence à ses côtés. Et même, il découvrira que toute sa vie n’a été qu’un vaste mensonge.

Spiridons et La prisonnière du Kremlin sont avant tout des ouvrages divertissants. L’auteure prend son lecteur par la main et l’embarque sans lui laisser le temps de la réflexion dans des péripéties nombreuses, pas toujours originales, mais narrées avec une certaine fraîcheur. Et pimentées de quelques idées astucieuses. Un voyage plutôt réussi au pays des âmes tourmentées.

Fonds perdus

C’est peu dire que chaque nouveau roman de Thomas Pynchon fait l’événement. Avec neuf ouvrages en cinquante ans, on ne peut guère l’accuser d’être un pisse-copie – même si les trois derniers sont sortis en moins d’une décennie, une prolixité inhabituelle pour l’auteur.

Fonds perdus commence le premier jour du printemps 2001, à New York. Détective privée ayant perdu sa licence, Maxine Tarnow (mélange entre l’Œdipa Mass de La Vente à la criée du lot 49, guère plus apaisée, mais désormais mère de famille et affligée d’un ex-mari-pas-si-ex, et Doc Sportello, le détective privé azimuté de Vice caché) est contactée par un ami cinéaste expérimental qui envisage de tourner un film sur hashslingrz, une société de sécurité en ligne qui n’a curieusement pas coulé suite à l’explosion de la bulle internet quelques mois plus tôt. Ledit cinéaste peine à obtenir toutes les informations nécessaires et charge Maxine d’enquêter sur hashslingrz. Il s’avère que cette société fait transiter de grosses sommes – les fonds perdus du titre – à destination du Moyen-Orient, tout en étant en lien étroit avec la NSA. Que fabrique le fondateur de hashslingrz, l’insaisissable Gabriel Ice ? Quelque chose d’énorme se tramerait-il ?

« Pour moi, non, la paranoïa est l’ail dans la cuisine de la vie, pas vrai, il n’y en a jamais trop », déclare l’un des personnages du roman. Mais règne ici un goût de cendres : celui des débris du World Trade Center. Comme dans tout bon Pynchon, la paranoïa et le complot rôdent, avec un terreau ici des plus propices : on sait combien l’effondrement des tours jumelles a suscité son lot de théories conspirationnistes. Alors, où se trouvent les traces du complot en question : dans les chiffres aléatoires que crache un ordinateur et qui cessent de l’être aux alentours de la date fatidique ? Dans la chute des actions de la compagnie United Airlines ? Dans ce DVD que retrouve Maxine, où l’on voit des snipers s’exercer du toit d’un immeuble ? Dans les arcanes du Web Profond, hanté par des hackers en goguette – un Web inaccessible aux moteurs de recherche, une « décharge qui s’étale à l’infini », traité par Pynchon quasiment comme un monde de fantasy, aux règles floues ?

Au fil de ses romans, Pynchon questionne l’histoire américaine – du tracé de la ligne Mason-Dixon en 1763-67 jusqu’à l’orée du XXIe siècle et la chute des tours du World Trade Center. Avec humour, nostalgie et un zeste de bordel d’entropie, il met en ici scène la Silicon Alley new-yorkaise qui se remet d’une gueule de bois, celle de l’éclatement de la bulle Internet, et ignore ce qui va bientôt arriver : les attentats aériens. Et l’auteur de tirer le triste constat des conséquences de cette dernière attaque sur l’état du pays : «  Le 11 septembre infantilise ce pays. Il avait l’occasion de grandir, au lieu de cela il a décidé de retomber en enfance », déclare l’un des personnages.

Volontiers allusif et elliptique, truffé de jeux de mots plus ou moins traduisibles et de références plus ou moins évidentes, Fonds perdus contient sa galerie de personnages excentriques, des chansons, une intrigue complexe ou peut-être juste floue, le tout soutenu par une érudition sans faille – l’exégèse du roman pynchonien s’avère aussi longue que le texte qu’elle analyse – qui table sur l’intelligence du lecteur. Néanmoins, et à l’inverse des monstrueux et complexes Arc-en-ciel de la gravité et Contre-jour, difficiles d’accès, ce dernier roman en date s’avère plus accessible (ouf !), et renoue avec la veine « detective story » déjantée du précédent Vice caché (dont l’adaptation filmique par Paul Thomas Anderson est prévue pour le mois de mars), ou du classique Vente à la criée du lot 49. Une bonne introduction à l’œuvre du romancier.

En somme, Fonds perdus est comme un roman de Thomas Pynchon : la même chose, seulement différent. Et la différence, par les temps qui courent, ça fait du bien…

Nexus

Je ne suis pas sûr que le fait de présenter l’auteur comme un ingénieur informaticien qui a collaboré au développement d’Internet Explorer et Outlook soit un indice fiable quant à la pertinence du fort contenu scientifique qui sous-tend ce roman. De fait, on se fiera davantage à son essai, More Than Human : Embracing the Promise of Biological Enhancement, pour convenir que Ramez Naam a déjà réfléchi plus qu’un peu aux possibilités d’amélioration biologique du corps humain, et, du coup, accorder à son roman le bénéfice d’une base sérieuse quant aux sciences et technologies qu’il met en œuvre.

Car Nexus, premier tome d’une trilogie dont le deuxième volume est paru fin 2014 aux Etats-Unis, tape en plein dans l’évolution de l’espère humaine : le Nexus du titre, c’est une drogue permettant l’implémentation d’un système d’exploitation informatique sur le support physique que constituent neurones et synapses. Résultat : les capacités mentales sont décuplées, et il devient possible d’envisager un réseau de cerveaux communiquant entre eux. Kade, un jeune étudiant à l’origine de la création de Nexus (avec une poignée d’amis), possède en permanence ledit système bien au chaud dans son crâne. Lors d’une soirée où près d’une centaine de personnes échangent entre elles, Sam, une agente de l’ERD — la brigade gouvernementale de surveillance des dérives liées à l’ingénierie génétique —, s’infiltre et arrête le jeune homme. Le deal est simple : pour éviter la prison, il va falloir collaborer en espionnant Shu, une scientifique chinoise impliquée dans de nombreuses manipulations interdites par la loi. Kade se rend donc en Chine avec Sam pour s’apercevoir que Shu est déjà beaucoup plus avancée que lui dans le transhumanisme, et qu’elle a une toute autre version des faits que l’ERD lui reproche…

Ceci n’est que le point de départ d’un thriller extrêmement efficace, rythmé de bout en bout, à l’écriture très visuelle — aucune surprise quant au fait que le bouquin soit optionné par le cinéma. La position de Ramez Naam est clairement en faveur du transhumanisme (l’augmentation des capacités humaines par les manipulations génétiques et les nano-machines), considérant, de son point de vue, tout ce qu’il peut apporter à l’homme en termes de nouvelles capacités physiques et mentales. Kade et ses amis sont ainsi les victimes innocentes des manipulations de l’ERD, laquelle agence est dirigée par des pantins qui n’hésitent pas à recourir à la force pour protéger leur territoire, quitte à y laisser des vies humaines. Quant au stade suivant de l’évolution, le post-humanisme incarné par Shu, il nous est présenté sous un jour des plus progressiste et bienveillant. Naam s’affiche ainsi en pourfendeur d’une certaine frange américaine, conservatrice sur les aspects d’expérimentation scientifique. On aurait néanmoins aimé qu’il donne ici la parole à un défenseur crédible du statu quo, un contradicteur censé, plutôt qu’à un fantoche prêt à appuyer sur le bouton pour lancer ses barbouzes. Bref, pour le débat d’idées, on repassera… Dommage. En l’état, Nexus fait donc office de vulgarisation des théories de l’auteur énoncées dans More Than Human et lors de conférences qu’il a l’habitude de donner. Des théories qui, pour complexe qu’elles soient, n’en sont pas moins exposées de manière claire, et surtout parfaitement intégrées à la trame romanesque du livre ; pas de passage rebutant au jargon abscons, mais une vraie œuvre de vulgarisation, dans le sens noble du terme, où la simplification ne se traduit pas par un appauvrissement du contenu technique. Et comme nous sommes dans un thriller mené tambour battant, le plaisir de ces spéculations scientifiques est aussitôt mis en pratique lors de scènes (d’action, généralement) mettant en pleine lumière les bienfaits vantés par Ramez Naam. La narration est fluide, et les coups de théâtre bien amenés malgré quelques grosses ficelles inhérentes au registre du thriller cinématographique.

Au final, Nexus se révèle une très bonne découverte, un premier roman intelligent, énergique, au service d’une idéologie assumée et dont on ne peut qu’attendre la suite avec une certaine impatience.

L'Océan au bout du chemin

Alors qu’il revient dans la ville qui l’a connu enfant, un homme se souvient de ce qu’il y vécut à l’âge de sept ans…

Ses parents louent une chambre à un vendeur de passage ; celui-ci, un homme inquiétant qui écrase le chat du garçon, vole un jour une voiture. Lorsque le véhicule est signalé stationnant sur une route de campagne, le narrateur s’y rend avec son père pour y découvrir que le voleur s’est suicidé dans le véhicule. Le garçon est alors emmené loin des lieux par une de ses voisines, une fille à peine plus âgée prénommée Lettie, qui le ramène chez elle. Il y fait la rencontre de sa mère et sa grand-mère, qui semblent connaître la nature des événements sans y avoir assisté. Elles parlent également de la mare derrière leur ferme, qui serait un océan vers un autre monde… Au contact de Lettie, le garçonnet découvre progressivement l’existence non seulement d’une certaine forme de magie, mais aussi de menaces bien réelles… qui semblent s’incarner dans la personne d’Ursula Monkton, la nouvelle locataire de la chambre de sa maison.

Neil Gaiman a confié avoir écrit ce livre pour sa compagne, la chanteuse Amanda Palmer ; en partie autobiographique (l’anecdote sur le suicide est issue de ses souvenirs), L’Océan au bord du chemin était censé être une novella avant que Gaiman ne se rende compte qu’il venait d’écrire un roman… Un livre qui aurait bien pu obtenir le prix Hugo si son auteur ne l’avait pas déclaré inéligible — pour laisser leur chance aux autres, et parce qu’il s’agit plus de fantasy que de science-fiction (ce qui l’a pas empêché d’obtenir le prix Locus et d’être élu Book of the Year au Royaume-Uni).

Premier livre pour adultes de Gaiman depuis près de dix ans, L’Océan… démarre très fort avec la noirceur des premières pages (la mort du chat, le suicide), puis la scène chez la famille Hempstock, où les trois générations de femme évoquent bien sûr des divinités mythologiques, manières de Parques déformées. Et la légende qui fait d’une simple mare un océan menant vers un autre monde est splendidement suggérée, attisant la curiosité du lecteur. Sauf que très vite, le livre retrouve l’habillage habituel des romans jeunesse de l’écrivain : des protagonistes enfants confrontés à des menaces incarnées par des êtres proches, et auxquelles ils vont s’opposer par la force de leurs convictions enfantines, qui céderont par là même la place à des considérations plus adultes. Et le roman, qui s’annonçait comme un renouveau dans l’œuvre de l’auteur, de basculer peu à peu dans la redite de ses livres précédents, notamment Coraline. Certes, Gaiman reviendra in extremis vers des rivages adultes, puisque le roman est un grand flash-back sur ces événements formateurs, mais il sera passé avant cela par un certain nombre de figures imposées qu’on croirait sorties de ses œuvres antérieures. Ce n’est pas désagréable, bien sûr — Gaiman a un vrai talent pour nous faire ressentir les émotions contradictoires vécues par ses protagonistes, et son imagination est toujours aussi débordante —, mais on ne peut s’empêcher de penser que le romancier est tout doucement en train de se mettre à radoter, voire à s’auto-parodier, ce qui est d’autant plus dommage pour un livre qu’il nous « vend » comme des plus personnels. Signé par un autre, L’Océan au bout du chemin aurait fait office de très bonne surprise. Sauf qu’on est en droit d’attendre plus surprenant, plus innovant, de la part de quelqu’un du calibre de Neil Gaiman.

Vongozero

Depuis leur création, les éditions Mirobole se sont spécialisées dans les œuvres de pays de l’Europe de l’est ou du nord. Cap à l’est, donc, pour le point de départ de ce Vongozero : nous sommes dans un futur proche, en Russie, quand soudain une épidémie se met à décimer la population, avec Moscou comme épicentre. Anna, son mari Sergueï et leur fils Micha vivent en banlieue. Lorsque l’épidémie se propage, tuant au passage la mère d’Anna sans que celle-ci ait pu tenter quoique ce soit à cause de la mise en quarantaine du centre-ville, Sergueï décide de partir loin, dans une zone préservée : il choisit le nord, et plus précisément le lac de Vongozero, proche de la frontière avec la Finlande. C’est le début d’un terrible périple pour le petit groupe — la famille a été rejointe par le beau-père d’Anna, leurs voisins et l’ex-femme de Sergueï. L’épidémie a en effet totalement changé les règles sociales, l’individualisme est érigé en seul mode de survie efficace ; l’insécurité atteint des niveaux extrêmes, chacun étant prêt à tout pour survivre…

Le récit est de fait d’une simplicité enfantine : Yana Vagner, qui signe ici son premier roman, va nous décrire par le menu le trajet entre la banlieue moscovite et le lac ciblé. Tout autant qu’une road story au sein d’une Russie dévastée, on a affaire à une sorte de huis clos par intermittences, une grande partie des scènes se déroulant dans l’habitacle des trois voitures utilisées par Anna et les siens pour se déplacer. Un procédé intéressant, qui favorise la montée progressive de la tension, tant dans le pays lui-même (l’avancée du fléau) qu’au sein du petit groupe, les scènes en lieux fermés n’offrant aucun espace pour évacuer les pressions qui ne manquent pas de survenir. Un sentiment d’urgence accentué par la narration à la première personne, et le personnage d’Anna, en permanence au bord de la rupture. Dès lors, il devient évident que l’auteure se désintéresse de son décor apocalyptique pour se consacrer à une étude psychologique d’une dizaine de personnes, s’efforçant d’en montrer la dynamique interne en phase de crise. Or elle s’en sort plutôt bien : les personnages, que l’on pensait parfois un peu trop stéréotypés, cachent en définitive certaines facettes inattendues et acquièrent une profondeur nouvelle. L’empathie fonctionne, mais plutôt que de s’intéresser à l’un ou l’autre (Anna, notamment, parfois un peu tête à claques dans son immobilisme), c’est au groupe que l’on apprend à s’identifier, ne pouvant réfréner l’envie que tous parviennent à Vongozero et que la tension puisse enfin s’apaiser. Il n’en arrive pas moins, malheureusement, que le rythme pourtant déjà très lent de l’intrigue fasse du surplace (comme ces quelques jours passés dans un village de vacances, dans la crainte que l’un des personnages ait contracté la maladie), et on se prend à bâiller quelque peu. Vongozero pèse ses 450 pages, et sans doute Vagner aurait-elle pu l’alléger un tantinet sans sacrifier la profondeur de son analyse psychologique des protagonistes.

Sans être inoubliable, ce roman de Yana Vagner offre au final une vision subjective intéressante de la pandémie plutôt qu’une description minutieuse de son développement, plaçant l’aspect humain au cœur de ses préoccupations. Qui le lui reprocherait ?

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