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Cugel Saga

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Cugel l'astucieux

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Un monde magique

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Le Livre des rêves

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

Le Visage du démon

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

Le Palais de l'amour

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

La Machine à tuer

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

Le Prince des étoiles

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

Madouc

[Critique commune à Le Jardin de Suldrun, La Perle Verte et Madouc.]

Le cycle de Lyonesse est un mélange de conte de fées, de chronique historique et de fantasy à la sauce vancéenne, qui nous entraîne dans l'univers complexe des Isles Anciennes et deux générations de la famille royale de Lyonesse, en une sorte de prélude au cycle arthurien.

Le jardin de Suldrun, premier volume de la série, s'ouvre comme un conte de fées, avec l'histoire d'une princesse mélancolique, fille du roi Casmir et de la reine Sollace, qui trouve refuge dans son jardin secret avant d'y être définitivement enfermée par son père pour avoir refusé un mariage politique avec le seigneur Carfilhiot. Elle y rencontre son Prince Charmant, Aillas, qui échoue sur la rive après avoir échappé à une tentative d'assassinat. Son cousin Trewan a voulu en effet profiter d'une mission en mer pour se débarrasser de son rival à la succession au trône du Troicinet. La suite du roman présente les aventures parallèles d'Aillas, décidé à se venger de Casmir et de Trewan, et celles de Dhrun, le fils de Suldrun et Aillas, que les fées renvoient au monde des humains, et qui part à la recherche de ses parents affublé d'un « mordret » de sept ans de malchance, lancé par un lutin mauvais plaisant… Ces quêtes finiront par culminer en une résolution qui engendre la création d'une perle verte, bientôt avalée par un turbot.

La Perle verte, justement, est un récit complexe sur le plan politique, dans lequel s'opposent Lyonesse et le Troicinet, avec force espionnage, contre-espionnage, alliances et trahisons. Aillas commence par se venger des Skas, en faisant cesser, voire régresser, leur expansion, et en soumettant la princesse Tatzel, dont l'attitude l'avait fasciné et répugné du temps où il était serviteur au château Sank. Pendant qu'Aillas pacifie son royaume, et l'étend jusqu'à l'Ufland du Sud, la perfidie du roi Casmir se précise…

Si la toute fin du second volume verse dans le genre « conte de fées » un rien mièvre — d'autant que l'idée du monde parallèle n'est pas développée avec beaucoup d'originalité — , la dernière partie du cycle se présente davantage comme une tragédie « avec péripétie et reconnaissance », sur le modèle classique du genre.

Madouc, la fille supposée de Casmir, que tout le monde considère comme une « bâtarde » depuis que quelques indiscrétions ont été commises, est une enfant indisciplinée, que ses talents de fée conduisent à quelques tours pendables, rendant le début du texte assez drôle. Lorsqu'elle part à la recherche de son « parage », accompagnée de Sire Pompon, un palefrenier qu'elle a ainsi baptisé, le ton devient proprement donquichottesque : Sire Pompon est en effet en quête du Saint Graal, tandis que leur compagnon de route, Travante, essaie de retrouver sa jeunesse, qu'il a perdue par mégarde. Les diverses incursions qu'ils font à Fort Thripsey, le domaine des fées, révèlent quant à elles un univers qui appartient en plein au nonsense. Cependant, derrière cette façade comique, la tragédie reste omniprésente, illustrée par le destin cruel de Sire Pompon, victime de l'injustice des puissants, par l'ombre permanente du destin de Suldrun, qui a présidé à toutes ces aventures, ou encore par la prophétie qui concerne Drhun, et sur laquelle Madouc ne cesse de revenir.

La fin du triptyque — malheureusement un peu précipitée — insère cette épopée dans la tradition arthurienne, puisqu'Aillas fait transférer la capitale des Isles Anciennes à Avallon, d'où vient, on s'en souvient, l'épée Excalibur, garantissant la bonne entente du roi Arthur avec le monde des fées. Il y fait également transporter la Cairbra an Meadhan, qui servira de modèle à la Table Ronde que Merlin offrira au souverain de Carduel. Vance propose même une explication nouvelle à la disparition d'Ys la légendaire, en introduisant au dernier moment une lutte entre Murgen et un mystérieux personnage, Xabiste — ce qui ne va pas sans une certaine confusion.

Le cycle est passionnant. Vance peut y laisser libre cours à sa créativité, même si elle nuit de temps en temps à la clarté du propos. Certaines des machinations politiques sont en effet à double ou triple détente, et les factions si nombreuses que l'on s'y emmêle quelque peu les neurones. D'autre part, certaines choses ne sont pas développées, ou bien semblent, et bien des questions restent sans réponse à la fin du roman, ce qui est assez frustrant…

En revanche, ce qui est remarquable, c'est combien on boit et on mange chez Vance. Le récit est émaillé de haltes dans des auberges et de banquets, dont les menus nous sont donnés avec force détails. Les plats sont d'ailleurs tout aussi exotiques que le décor, et toujours mis en relation de manière pertinente avec la culture des habitants. On rêve d'une étude sur l'art culinaire des mondes vancéens. L'auteur retrouve ici une tradition proprement moyenâgeuse de l'écriture, que l'on pourrait qualifier, après Bakhtine, d'esthétique grotesque, où le corps et ses fonctions vitales occupent la place qui leur revient. Oserait-on dire qu'il y a quelque chose de rabelaisien chez Vance ? Certainement, si l'on veut bien considérer la peinture peu flatteuse qu'il fait de la personnalité du Père Humphred, à la fois dévoré d'ambition, vicieux, cupide, libidineux et lâche, exactement dans la veine des moines décrits par les texte populaires du Moyen Âge et de la Renaissance.

L'écriture « merveilleuse » de Vance trouve son couronnement dans la citadelle de Fort Thripsey, véritable « Autre côté du miroir », gouverné de manière délirante par Throbius. Le monde des fées n'est pas chez lui un simple décor conventionnel : il est profondément en dehors des normes humaines. Sa légèreté fait toujours sourire, et souvent envie. Car les retours récurrents à Thripsey ne sont pas de simples artifices de fantasy : le gouvernement de Throbius sert discrètement mais certainement de miroir inversé au gouvernement des hommes, à celui de Casmir en particulier. À la folie comique du roi des fées, qui punit Falaël du mordret lancé à Drhun en lui jetant un sort de démangeaison de sept ans, répond la folie meurtrière de Casmir assassinant ses espions et même ses proches. De même, l'obsession du roi de Lyonesse envers l'enfant de Suldrun — qui n'est fondée que sur des mobiles politiques — s'oppose à la totale indifférence de Twisk pour l'identité du père de Madouc, et même pour le destin de celle-ci, encore qu'elle sache lui venir en aide quand il le faut… Les correspondances antithétiques de ce genre sont nombreuses.

Deux mondes s'opposent donc, et la fin voit l'échec de celui de Casmir. On peut même dire que l'auteur fait ouvertement le choix de celui des fées, car, au banquet final, autour de la table sont réunis, outre Aillas, Shimrod — magicien et amant de la fée Twisk — , Twisk elle-même, Madouc, qui est une hafelin, et Drhun, qui a passé son enfance à Fort Thripsey. C'est dire que les gouvernants de demain seront fortement inspirés de l'esprit du shee — celui des fées.

Trilogie palpitante, donc, où Vance donne la mesure de son talent. Lyonesse n'est pourtant pas un livre-univers, définitivement : malgré les introductions historiques et les glossaires que l'auteur introduit — pour les abandonner rapidement, d'ailleurs —, ce monde ne prend pas réellement corps : il reste irrémédiablement imaginaire. Et pourtant, cela n'entre pas en contradiction avec l'intérêt du récit ; au contraire, Vance tient le lecteur par la seule force de son écriture romanesque, sans recourir aux artifices du paratexte, et le roman y acquière une qualité littéraire et esthétique particulière. Vance croit suffisamment en son monde pour nous le rendre crédible, mais reste toujours conscient de la marge qu'il doit maintenir avec le monde réel. C'est l'art délicat de l'écrivain : savoir créer la « suspension d'incrédulité » pendant le temps de la lecture, sans pour cela nous faire jouer — ou jouer lui-même — les Don Quichotte. Comme l'aurait dit Flaubert, pouvoir faire « un livre sur rien », qui tienne par la seule force de son style.

À consommer sans modération, donc.

La Perle verte

[Critique commune à Le Jardin de Suldrun, La Perle Verte et Madouc.]

Le cycle de Lyonesse est un mélange de conte de fées, de chronique historique et de fantasy à la sauce vancéenne, qui nous entraîne dans l'univers complexe des Isles Anciennes et deux générations de la famille royale de Lyonesse, en une sorte de prélude au cycle arthurien.

Le jardin de Suldrun, premier volume de la série, s'ouvre comme un conte de fées, avec l'histoire d'une princesse mélancolique, fille du roi Casmir et de la reine Sollace, qui trouve refuge dans son jardin secret avant d'y être définitivement enfermée par son père pour avoir refusé un mariage politique avec le seigneur Carfilhiot. Elle y rencontre son Prince Charmant, Aillas, qui échoue sur la rive après avoir échappé à une tentative d'assassinat. Son cousin Trewan a voulu en effet profiter d'une mission en mer pour se débarrasser de son rival à la succession au trône du Troicinet. La suite du roman présente les aventures parallèles d'Aillas, décidé à se venger de Casmir et de Trewan, et celles de Dhrun, le fils de Suldrun et Aillas, que les fées renvoient au monde des humains, et qui part à la recherche de ses parents affublé d'un « mordret » de sept ans de malchance, lancé par un lutin mauvais plaisant… Ces quêtes finiront par culminer en une résolution qui engendre la création d'une perle verte, bientôt avalée par un turbot.

La Perle verte, justement, est un récit complexe sur le plan politique, dans lequel s'opposent Lyonesse et le Troicinet, avec force espionnage, contre-espionnage, alliances et trahisons. Aillas commence par se venger des Skas, en faisant cesser, voire régresser, leur expansion, et en soumettant la princesse Tatzel, dont l'attitude l'avait fasciné et répugné du temps où il était serviteur au château Sank. Pendant qu'Aillas pacifie son royaume, et l'étend jusqu'à l'Ufland du Sud, la perfidie du roi Casmir se précise…

Si la toute fin du second volume verse dans le genre « conte de fées » un rien mièvre — d'autant que l'idée du monde parallèle n'est pas développée avec beaucoup d'originalité — , la dernière partie du cycle se présente davantage comme une tragédie « avec péripétie et reconnaissance », sur le modèle classique du genre.

Madouc, la fille supposée de Casmir, que tout le monde considère comme une « bâtarde » depuis que quelques indiscrétions ont été commises, est une enfant indisciplinée, que ses talents de fée conduisent à quelques tours pendables, rendant le début du texte assez drôle. Lorsqu'elle part à la recherche de son « parage », accompagnée de Sire Pompon, un palefrenier qu'elle a ainsi baptisé, le ton devient proprement donquichottesque : Sire Pompon est en effet en quête du Saint Graal, tandis que leur compagnon de route, Travante, essaie de retrouver sa jeunesse, qu'il a perdue par mégarde. Les diverses incursions qu'ils font à Fort Thripsey, le domaine des fées, révèlent quant à elles un univers qui appartient en plein au nonsense. Cependant, derrière cette façade comique, la tragédie reste omniprésente, illustrée par le destin cruel de Sire Pompon, victime de l'injustice des puissants, par l'ombre permanente du destin de Suldrun, qui a présidé à toutes ces aventures, ou encore par la prophétie qui concerne Drhun, et sur laquelle Madouc ne cesse de revenir.

La fin du triptyque — malheureusement un peu précipitée — insère cette épopée dans la tradition arthurienne, puisqu'Aillas fait transférer la capitale des Isles Anciennes à Avallon, d'où vient, on s'en souvient, l'épée Excalibur, garantissant la bonne entente du roi Arthur avec le monde des fées. Il y fait également transporter la Cairbra an Meadhan, qui servira de modèle à la Table Ronde que Merlin offrira au souverain de Carduel. Vance propose même une explication nouvelle à la disparition d'Ys la légendaire, en introduisant au dernier moment une lutte entre Murgen et un mystérieux personnage, Xabiste — ce qui ne va pas sans une certaine confusion.

Le cycle est passionnant. Vance peut y laisser libre cours à sa créativité, même si elle nuit de temps en temps à la clarté du propos. Certaines des machinations politiques sont en effet à double ou triple détente, et les factions si nombreuses que l'on s'y emmêle quelque peu les neurones. D'autre part, certaines choses ne sont pas développées, ou bien semblent, et bien des questions restent sans réponse à la fin du roman, ce qui est assez frustrant…

En revanche, ce qui est remarquable, c'est combien on boit et on mange chez Vance. Le récit est émaillé de haltes dans des auberges et de banquets, dont les menus nous sont donnés avec force détails. Les plats sont d'ailleurs tout aussi exotiques que le décor, et toujours mis en relation de manière pertinente avec la culture des habitants. On rêve d'une étude sur l'art culinaire des mondes vancéens. L'auteur retrouve ici une tradition proprement moyenâgeuse de l'écriture, que l'on pourrait qualifier, après Bakhtine, d'esthétique grotesque, où le corps et ses fonctions vitales occupent la place qui leur revient. Oserait-on dire qu'il y a quelque chose de rabelaisien chez Vance ? Certainement, si l'on veut bien considérer la peinture peu flatteuse qu'il fait de la personnalité du Père Humphred, à la fois dévoré d'ambition, vicieux, cupide, libidineux et lâche, exactement dans la veine des moines décrits par les texte populaires du Moyen Âge et de la Renaissance.

L'écriture « merveilleuse » de Vance trouve son couronnement dans la citadelle de Fort Thripsey, véritable « Autre côté du miroir », gouverné de manière délirante par Throbius. Le monde des fées n'est pas chez lui un simple décor conventionnel : il est profondément en dehors des normes humaines. Sa légèreté fait toujours sourire, et souvent envie. Car les retours récurrents à Thripsey ne sont pas de simples artifices de fantasy : le gouvernement de Throbius sert discrètement mais certainement de miroir inversé au gouvernement des hommes, à celui de Casmir en particulier. À la folie comique du roi des fées, qui punit Falaël du mordret lancé à Drhun en lui jetant un sort de démangeaison de sept ans, répond la folie meurtrière de Casmir assassinant ses espions et même ses proches. De même, l'obsession du roi de Lyonesse envers l'enfant de Suldrun — qui n'est fondée que sur des mobiles politiques — s'oppose à la totale indifférence de Twisk pour l'identité du père de Madouc, et même pour le destin de celle-ci, encore qu'elle sache lui venir en aide quand il le faut… Les correspondances antithétiques de ce genre sont nombreuses.

Deux mondes s'opposent donc, et la fin voit l'échec de celui de Casmir. On peut même dire que l'auteur fait ouvertement le choix de celui des fées, car, au banquet final, autour de la table sont réunis, outre Aillas, Shimrod — magicien et amant de la fée Twisk — , Twisk elle-même, Madouc, qui est une hafelin, et Drhun, qui a passé son enfance à Fort Thripsey. C'est dire que les gouvernants de demain seront fortement inspirés de l'esprit du shee — celui des fées.

Trilogie palpitante, donc, où Vance donne la mesure de son talent. Lyonesse n'est pourtant pas un livre-univers, définitivement : malgré les introductions historiques et les glossaires que l'auteur introduit — pour les abandonner rapidement, d'ailleurs —, ce monde ne prend pas réellement corps : il reste irrémédiablement imaginaire. Et pourtant, cela n'entre pas en contradiction avec l'intérêt du récit ; au contraire, Vance tient le lecteur par la seule force de son écriture romanesque, sans recourir aux artifices du paratexte, et le roman y acquière une qualité littéraire et esthétique particulière. Vance croit suffisamment en son monde pour nous le rendre crédible, mais reste toujours conscient de la marge qu'il doit maintenir avec le monde réel. C'est l'art délicat de l'écrivain : savoir créer la « suspension d'incrédulité » pendant le temps de la lecture, sans pour cela nous faire jouer — ou jouer lui-même — les Don Quichotte. Comme l'aurait dit Flaubert, pouvoir faire « un livre sur rien », qui tienne par la seule force de son style.

À consommer sans modération, donc.

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