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Flashback

2035 : le monde est dans un état désastreux – enfin, selon nos critères d’Occidentaux, car le Japon et les pays musulmans règnent. Une Europe islamisée suite à l’arrivée continue d’immigrés et à la faiblesse des gouvernements. Une Chine en pleine déliquescence. Que dire des USA ? Leur territoire est divisé, aux mains des différents groupes ethniques, comme les Spaniques, mais aussi les « nègres et les chinetoques ». Les GPS sont programmés pour éviter les lieux victimes des attentats suicides quotidiens. Toute l’économie part à vau-l’eau. De toute façon, l’essentiel de la population est constitué de drogués au flashback, substance permettant de revivre des scènes du passé de manière criante de vérité. C’est le rêve et le seul recours de ceux qui, déboussolés, pensent que c’était mieux avant et redoutent d’affronter une réalité vraiment pas rose.

De ce pays en pleine décrépitude, l’ancien inspecteur Nick Bottom est un parfait représentant. Complètement anéanti depuis la mort accidentelle de son épouse, il passe son temps à retourner, grâce à la drogue, à une vie enfuie depuis longtemps. Il travaille juste ce qu’il faut pour récupérer des doses. Incapable de s’occuper désormais de son fils, il l’a confié à son beau-père. Nick Bottom est une épave, tout juste bonne à ressasser des regrets sur l’ancienne grandeur de sa nation, avant l’arrivée de tous ces immigrés. Malgré cela, un haut dignitaire japonais l’engage pour enquêter sur la mort de son fils, plusieurs années auparavant. Chose étrange, c’est Nick qui avait déjà mené les recherches, à l’époque, pour le compte de la police. En vain. Pourquoi donc faire appel à lui, tant de temps après, alors qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même ?

Flashback est un thriller, pas de doute. Dan Simmons a conçu un scénario raisonnablement complexe qui tient la route, avec ses fausses pistes et une fin à multiples rebondissements. La structure du roman permet de maintenir le suspens : on y suit en alternance Nick, son fils et son beau-père. L’auteur, en vieux routier, sait utiliser ces multiples trames pour obtenir un rythme qui pourrait être haletant. Car, au fil des pages, un doute s’installe : on en vient à se demander si Dan Simmons veut juste nous raconter une histoire, s’il n’a pas une autre idée en tête. Souvent, on se retrouve devant un grand déballage sur l’état du monde façon café du commerce plutôt que dans un thriller.

Dans un récit, de surcroît de SF, il est normal de poser les bases et dresser le décor. Ici, on a affaire à un étalage répétitif et, à force, lourdingue – quand bien même on partagerait le point de vue de l’auteur. L’action est trop souvent interrompue par des pages et des pages de réflexions plus ou moins étayées – avec Shakespeare comme garant intellectuel –, de descriptions de la société imaginée par l’écrivain. Une société américaine (et européenne – occidentale, en somme) victime de son accueil généreux des étrangers, qui finissent par pourrir le système de l’intérieur et en prendre le pouvoir, mais aussi de son système de répartition de richesses et d’aide aux soins. Dan Simmons ne s’y montre pas partisan de toute forme d’assistance étatique. Là n’est pas le problème. Chacun a ses opinions et peut les partager dans un récit, d’autant que celles de cet auteur ne sont pas cachées. Le souci ? La mesure. Dans Flashback, Simmons la dépasse allègrement, transformant certaines pages en pamphlet long et indigeste. Dégraissé d’une bonne partie de cette critique sociale, ce roman serait un divertissement efficace, aux rouages classiques mais bien huilés. Une plongée inquiétante dans un avenir digne des cauchemars d’un partisan de Donald Trump face à une Amérique fantasmée version Bernie Sanders.

Drood

Si le nom de Dickens n’est certainement pas inconnu de la plupart des lecteurs et lectrices francophones, celui de Collins est sans doute bien moins familier à nombre d’entre eux. Ami et collaborateur de l’auteur du Mystère d’Edwin Drood (1870) – livre inachevé de Dickens, sous le patronage duquel se place ce roman de Dan Simmons –, William Wilkie Collins fut pourtant un des écrivains les plus lus de l’Angleterre victorienne. Best-sellers avant la lettre, des romans tels que La Femme en blanc (1860) et La Pierre de lune (1868) le consacrèrent comme l’un des maîtres de ce que l’on nommait alors le sensational novel, une manière d’ancêtre de notre contemporain thriller. Un genre cher à Simmons qui fait de Collins le narrateur et protagoniste de Drood, sous la forme d’une confession apocryphe et secrète dans laquelle il offre son point de vue sur les très singuliers événements dont Dickens et lui-même furent les acteurs entre 1865 et 1870…

Entrelaçant avec maestria enquête historico-littéraire rigoureusement documentée et relecture de celle-ci à l’aune des littératures de l’Imaginaire, Drood s’ouvre par un (premier) morceau de bravoure romanesque : l’évocation par Collins de la catastrophe ferroviaire qui faillit coûter la vie à Dickens un jour de juin 1865, selon l’écrivain « le véritable coup d’envoi de cette cascade d’événements incroyables » dont il fait le récit. Tirant d’abord sa force évocatrice de son impressionnante précision factuelle, la peinture du drame se colore de teintes fictives et étranges après qu’y apparaisse un certain Drood. Personnage « d’une maigreur cadavérique, d’une pâleur affreuse [aux] yeux cernés de noir, enfoncés sous un front haut et blême qui s’élevait vers un crâne chauve et blafard. [Au] nez tronqué [et aux] petites dents pointues, […] enfoncées dans des gencives si livides qu’elles étaient plus pâles que les dents elles-mêmes.  » Littéralement jaillie du néant, cette figure gothique disparaît tout aussi inexplicablement, mais elle ne cesse dès lors de hanter aussi bien Dickens que Collins. Fasciné et même obsédé par l’énigmatique Drood, le premier entraîne le second dans le labyrinthe des égouts de Londres. C’est là que se tapit la « Ville-du-Dessous », symétrique inverse de la capitale britannique, depuis laquelle Drood règne sur un empire occulte, tirant sa criminelle puissance d’une antique magie égyptienne. Puisant alors avec brio dans l’imaginaire des bas-fonds, Drood emprunte avec une même maîtrise au genre des détectives de l’étrange. Déjà conséquent, le spectre des littératures de l’Imaginaire parcouru par le roman s’élargit par la suite en incluant l’horreur.

Troublants, ces basculements réguliers dans le fantastique et l’épouvante ne le sont cependant pas autant que les pages dans lesquelles Collins s’attache à la création romanesque elle-même. Car c’est de littérature et d’imaginaire dont il est fondamentalement question dans Drood. Faisant du mesmérisme l’un de ses motifs centraux, le roman dit l’extraordinaire puissance de fascination de la fiction, agissant tel un processus hypnotique sur ses lecteurs et lectrices, mais pas seulement – comme le révèle un dénouement stupéfian à plus d’un titre. Aussi hallucinatoire que le laudanum et l’opium dont l’on fait abondamment usage dans Drood, l’expérience romanesque y est encore décrite comme addictive par essence, notamment pour celles et ceux qui, à l’instar du très sombre et très tourmenté Collins, trouvent dans la fiction le moyen de conjurer les démons tapis dans les replis les plus inquiétants de leur psyché…

Somme toute, Dan Simmons parvient lui-même à le faire avec ce formidable Drood. Un croisement d’irrésistible page-turner et de fascinante entreprise intertextuelle qui confirme que – lorsqu’il parvient à se libérer de ses politiques et droitières passions – Dan Simmons demeure bien l’une des figures majeures de l’Imaginaire contemporain.

Terreur

19 mai 1845. Sir John Franklin quitte les côtes anglaises avec un équipage de 134 marins, répartis à bord des deux bombardes HMS Erebus et HMS Terror. La mission confiée à ces hommes est la première traversée du passage du Nord-Ouest dans l’arctique canadien. Ce n’est que trois ans plus tard qu’une mission de recherche, lancée en l’absence de nouvelles, découvrira trois tombes et une note déposée par le capitaine de vaisseau Francis Crozier dans un cairn. Aucun des hommes engagés dans l’aventure n’a survécu Les épaves des deux bateaux ne seront découvertes qu’au début du xxie siècle. L’expédition Franklin reste l’un des plus grands drames de l’exploration arctique, mais aussi l’un de ses plus grands mystères car, si un faisceau d’indices permet d’échafauder des hypothèses, nul ne sait à ce jour ce qu’il s’est passé durant les deux terribles hivers qui ont vu l’Erebus et le Terror prisonniers des glaces avant d’être abandonnés par leurs équipages. Il fallait écrire une histoire de ces hommes : mission accomplie par Dan Simmons dans Terreur, roman qui s’avère, à plus d’un titre, un livre exceptionnel.

Exceptionnel, Terreur l’est par sa dimension historique. Le récit est documenté et précis. L’auteur ne fait l’économie d’aucun détail, depuis la fabrication des boites de conserve défaillantes qui mèneront l’équipage à la famine, jusqu’à la politique de l’Amirauté britannique. Surtout, c’est la reconstitution de ce huis-clos glaciaire qui marque à la lecture. Le langage est d’une grande richesse, et les termes issus du vocabulaire maritime du xixe siècle abondent ; exceptionnel, Terreur l’est bel et bien par la traduction de Jean-Daniel Brèque.

Exceptionnel, Terreur l’est aussi par sa dimension humaine. Tout autant que la peinture de l’enfer blanc, le portrait des hommes y est saisissant de réalisme et de profondeur. Dan Simmons a apporté un grand soin au traitement des premiers et seconds rôles, à leur évolution psychologique au long des deux années qui les voient aller de la superstition à la folie, dévorés par la faim, par le scorbut, par le froid – c’est à la disparition lente de leur humanité qu’on assiste. Le temps est la dimension structurante du roman. La mort vient rapidement pour les chanceux, longue est l’agonie pour les autres.

Exceptionnel, Terreur l’est enfin par sa dimension fantastique. L’auteur avait raconté dans Hypérion le voyage de sept pèlerins partis affronter les marées du temps à la rencontre du Gritche, une créature mythique, immortelle, gardienne des Tombeaux du Temps. Dans Terreur, il raconte le voyage d’explorateurs partis affronter les marées arctiques à la rencontre du Tuunbaq, une créature mythique, immortelle, gardienne de tombeaux de glace. Le monstre, qui incarne à la fois le mal qui ronge l’humain et les éléments extérieurs qui l’assaillent, fait glisser le roman dans l’horreur, suivant la tradition des grands récits classiques comme La Chose de John W. Campbell ou Alien de Ridley Scott.

En somme, Terreur est un roman exceptionnel.

Olympos

[Critique commune à Ilium et Olympos.]

La déception. Chante, ô Muse, la déception du lecteur qui, s’attendant à voir le talentueux auteur des « Cantos d’Hypérion » revenir à la science-fiction après ses détours par le polar et le fantastique, se sentit floué une fois reposé le second volume du diptyque Ilium/Olympos. Pourtant, Muse, les choses ne commençaient pas si mal : situé dans un futur lointain, le premier tome prouve que Simmons n’a pas son pareil pour emporter ses lecteurs et mêler érudition, mystère et aventure, ici au fil de trois trames narratives. La première suit les pas de Thomas Hockenberry, érudit du xxe siècle ramené à la vie et chargé, en compagnie d’autres scholiastes pareillement ressuscités, de rapporter les événements d’une reconstitution grandeur nature de la guerre de Troie au bénéfice du panthéon grec. Ces dieux plus vrais que nature sont boostés au nec plus ultra des technologiques quantiques et installés au sommet de l’Olympus Mons d’une Mars terraformée. Justement, l’activité quantique sur la planète rouge suscite l’inquiétude des moravecs – ces entités biomécaniques conscientes menant leur petit bout de chemin du côté de Jupiter –, qui décident d’y dépêcher une expédition. Enfin, sur Terre, un million d’humains à l’ancienne vivent et font la fête sans se poser de questions, jusqu’au moment où l’un d’eux comprend qu’il y a bien plus de choses dans la terre et les cieux que n’en rêve sa philosophie. Si cette dernière trame d’Ilium est la plus faiblarde, les échanges entre des moravecs fans de Proust et Shakespeare s’avèrent savoureux, et la reconstitution de la guerre de Troie montre un Simmons à la puissance homérique quand il s’agit de raconter les scènes de combat – ça charcle et ça gicle. Mené tambour battant, truffé de références littéraires, ce premier tome suscite l’enthousiasme en dépit d’un nombre excessif de pages. Bien qu’inférieur à Hypérion, le roman reste fort solide.

Et puis arrive Olympos. Situé neuf mois après les événements d’Ilium, ce deuxième tome enchaîne les sous-intrigues sans intérêt et malmène la temporalité pour entretenir un suspense artificiel, tandis que Simmons agite les termes « quantiques » et « nano » comme autant de formules magiques. Pire l’auteur semble tirer à la ligne comme rarement. Si Ilium était long, Olympos s’avère interminable. La machine narrative de Simmons se grippe : les rouages continuent de tourner, oui, mais on les voit, et les entrailles du livre ne sentent pas très bon. Après un début tonitruant, le diptyque s’achève en pétard mouillé : tout ça pour ça ? Ayant envisagé à l’origine son projet comme une trilogie, Simmons s’est brouillé avec son éditeur au moment de la sortie d’Olympos  : si celui-ci boucle une bonne part des intrigues, tout n’est pas résolu pour autant, et laisse un sentiment lancinant de frustration mâtiné de déception.

Ilium

[Critique commune à Ilium et Olympos.]

La déception. Chante, ô Muse, la déception du lecteur qui, s’attendant à voir le talentueux auteur des « Cantos d’Hypérion » revenir à la science-fiction après ses détours par le polar et le fantastique, se sentit floué une fois reposé le second volume du diptyque Ilium/Olympos. Pourtant, Muse, les choses ne commençaient pas si mal : situé dans un futur lointain, le premier tome prouve que Simmons n’a pas son pareil pour emporter ses lecteurs et mêler érudition, mystère et aventure, ici au fil de trois trames narratives. La première suit les pas de Thomas Hockenberry, érudit du xxe siècle ramené à la vie et chargé, en compagnie d’autres scholiastes pareillement ressuscités, de rapporter les événements d’une reconstitution grandeur nature de la guerre de Troie au bénéfice du panthéon grec. Ces dieux plus vrais que nature sont boostés au nec plus ultra des technologiques quantiques et installés au sommet de l’Olympus Mons d’une Mars terraformée. Justement, l’activité quantique sur la planète rouge suscite l’inquiétude des moravecs – ces entités biomécaniques conscientes menant leur petit bout de chemin du côté de Jupiter –, qui décident d’y dépêcher une expédition. Enfin, sur Terre, un million d’humains à l’ancienne vivent et font la fête sans se poser de questions, jusqu’au moment où l’un d’eux comprend qu’il y a bien plus de choses dans la terre et les cieux que n’en rêve sa philosophie. Si cette dernière trame d’Ilium est la plus faiblarde, les échanges entre des moravecs fans de Proust et Shakespeare s’avèrent savoureux, et la reconstitution de la guerre de Troie montre un Simmons à la puissance homérique quand il s’agit de raconter les scènes de combat – ça charcle et ça gicle. Mené tambour battant, truffé de références littéraires, ce premier tome suscite l’enthousiasme en dépit d’un nombre excessif de pages. Bien qu’inférieur à Hypérion, le roman reste fort solide.

Et puis arrive Olympos. Situé neuf mois après les événements d’Ilium, ce deuxième tome enchaîne les sous-intrigues sans intérêt et malmène la temporalité pour entretenir un suspense artificiel, tandis que Simmons agite les termes « quantiques » et « nano » comme autant de formules magiques. Pire l’auteur semble tirer à la ligne comme rarement. Si Ilium était long, Olympos s’avère interminable. La machine narrative de Simmons se grippe : les rouages continuent de tourner, oui, mais on les voit, et les entrailles du livre ne sentent pas très bon. Après un début tonitruant, le diptyque s’achève en pétard mouillé : tout ça pour ça ? Ayant envisagé à l’origine son projet comme une trilogie, Simmons s’est brouillé avec son éditeur au moment de la sortie d’Olympos  : si celui-ci boucle une bonne part des intrigues, tout n’est pas résolu pour autant, et laisse un sentiment lancinant de frustration mâtiné de déception.

Les Feux de l'Éden

Les Feux de l'Éden est avant tout une histoire d’ambition humaine. Deux époques son explorées où des personnages occidentaux se propulsent eux-mêmes hors de leur écoumène : au milieu du xixe siècle, une véritable aventurière américaine visite une Hawaï alors pas encore associée aux États-Unis, et le fait aux côtés du futur Mark Twain ; vers la fin du XXe, sa (petite) nièce Eleanor Perry sacrifie aux plaisirs du tourisme de masse et part en avion sur les traces de sa tante Kidder munie de son journal de voyage. Les deux époques se répondent : le récit de 1866 livre peu à peu des clés enseignant aux protagonistes comment survivre en 1994… Car les peuples de Hawaï résistent à l’assimilation : religieuse dans un premier temps, le christianisme des missionnaires américains cherchant à l’époque de tante Kidder à éliminer le culte polynésien traditionnel… puis économique dans un deuxième temps, le capitalisme représenté par le milliardaire Byron Trumbo (qui n’est, d’après le texte lui-même et malgré de nombreux points communs, pas un avatar du 45e PotUS à l’époque où il n’était encore « que » magnat de l’immobilier) cherchant à optimiser ses profits en vendant un hôtel de luxe dont on murmure qu’il pourrait être maudit. L’aventure et la domination : deux des dimensions qui amènent les personnages à la confrontation avec une réalité d’ordre supérieur.

L’horreur, dans Nuit d’été, s’introduisait par l’intermédiaire de rites impies venus de l’Antiquité méditerranéenne : ici, Simmons reprend un schéma semblable mais le teinte des mythes polynésiens. La terrifiante déesse du feu Pélé, malgré le caractère menaçant de l’éruption volcanique dont l’activité pourrait nécessiter l’évacuation de l’hôtel de Trumbo, n’est toutefois pas l’ennemie de Kidder ou d’Eleanor, et l’enjeu sera de comprendre comment s’en faire une alliée face aux créatures monstrueuses qui expliquent la vague montante des disparitions et même des meurtres au paradis… C’est ici que Les Feux de l’Éden se révèle plus faible que son prédécesseur : s’il change de décor, il ne renouvelle pas ou peu son argumentation, et de ce fait il ne parvient pas à inquiéter autant – si bien que le lecteur finit par se dire qu’il a connu Dan Simmons plus inspiré. À la fin, les apparitions de monstres hybrides cessent même de se faire surprenantes pour ne plus être que grotesques.

Somme toute, si Les Feux de l’Éden se lit sans réel déplaisir, un amateur de Dan Simmons ne devrait le lire qu’une seule fois : histoire de se rendre compte que, parfois, même un maître peut perdre à trop tirer sur la corde.

L'Homme nu

Gail et Jeremy Bremen forment un couple fusionnel parfait. À la communauté de pensée qu’ils éprouvent au quotidien s’ajoute une communion des corps et des émotions peu habituelle. La symbiose de leur couple échappe pourtant aux conventions sociales, reposant entièrement sur le lien télépathique qu’ils se sont découverts et dont ils ressortent plus forts. En âmes sœurs, leurs esprits affrontent ainsi sans faillir la neuro-rumeur du monde. Un maelström hétéroclite et puissant composé de pensées parasites, de pulsions et de vices inavouables contre lequel ils opposent l’écran inébranlable de leur amour sincère et de leur passion pour la science. Mathématicien, Jerry cherche en effet à donner une forme rationnelle à l’esprit humain, mobilisant toutes les ressources de la physique quantique pour parvenir à ses fins. Dans les moments de doute, il peut compter sur Gail pour le conforter dans ses recherches et le pousser à les poursuivre en dépit des obstacles. Dans les moments de jubilation intense, elle tempère son enthousiasme, lui ramenant les pieds sur terre. Jusqu’au jour où Gail meurt, emportée par une tumeur cérébrale. Jerry devient alors l’homme creux du titre VO, incapable de résister à la vague montante de la neuro-rumeur. Une coquille vide en proie aux idées suicidaires et à la tentation du repli sur soi.

Curieux hybride de hard SF, de roman d’amour et de thriller, Dan Simmons donne libre cours dans L’Homme nu à son goût pour l’introspection psychologique et la spéculation science-fictive. D’aucuns feront sans doute le parallèle avec L’Oreille interne de Rober Silverberg. Toutefois, les réflexions de l’auteur, inspirées en grande partie de la théorie des mondes multiples découlant de l’interprétation de Hugh Everett, ne sont pas sans rappeler aussi celles de L’Œil dans le ciel de Philip K. Dick. Simmons remplace juste la paranoïa cauchemardesque de son illustre prédécesseur par un récit d’amour frappé du sceau du deuil et de l’incomplétude. Cet aspect de L’Homme nu est sans doute le plus réussi. Il permet à l’auteur de dérouler toute la finesse émotionnelle de sa palett d’écriture. Il entremêle hélas la trame scientifico-psychologique à une intrigue, en forme de road-novel, jouant avec les ressorts du suspense. Le procédé confère un aspect hétéroclite au roman, d’autant plus fâcheux que les péripéties du récit paraissent trop fabriquées pour être crédibles. Entre les mafieux italiens, la tueuse en série et les clodos bienveillants, il accumule les clichés avec un aplomb qui ébranle la suspension d’incrédulité la mieux accrochée.

Au bout du compte, L’Homme nu laisse le lecteur dubitatif, partagé entre l’envie d’aimer un roman titillant avantageusement le sense of wonder et la tentation de ricaner devant la faiblesse de ses ressorts dramatiques. Dommage.

Les Fils des ténèbres

Les ruines du régime de Ceausescu fument encore lorsque s’ouvre Les Fils des ténèbres, au soir du 29 décembre 1989. Celui qui se faisait appeler le « Conducator » a été fusillé en compagnie de son épouse quatre jours auparavant. Et la Roumanie que découvre alors un groupe d’Américains appartenant à un certain «  Contingent international d’évaluation » porte encore les effrayants stigmates de décennies de totalitarisme communiste. Le père O’Rourke et le businessman Vernor Deacon Trent parcourent ainsi des villes sinistrées, où les ravages de la pauvreté se combinent à ceux de la pollution industrielle. D’une plume dont la richesse documentaire n’ôte rien à sa capacité évocatrice, Dan Simmons colore alors peu à peu son portrait de la Roumanie de teintes infernales qui se font atrocement franches lors de la visite par O’Rourke et ses compagnons d’un orphelinat, objet d’une séquence achevant de transformer le prétendu paradis rouge en enfer sur terre. Le prêtre en a pourtant vu d’autres comme l’on dit. Vétéran de la Guerre du Viêtnam, il a été initié à l’horreur dès l’enfance, ainsi que Dan Simmons le raconte dans Nuit d’été. Et c’est pourtant d’un regard atterré qu’il découvre le spectacle concentrationnaire de ces enfants oubliés de tous, réduits à la survie. À moins qu’ils n’agonisent, frappés par le sida.

C’est cette même épouvante qui saisit Kate Neuman lorsqu’elle est confrontée, quelques mois plus tard, au sort des orphelins roumains. Venue elle aussi des USA dans le cadre d’une mission humanitaire, cette brillante hématologue s’attache au sort d’un nouveau-né. Le garçonnet est la proie d’une étrange maladie sanguine, déjouant aussi bien les tentatives de diagnostic que de thérapie entreprises par les médecins de Bucarest. Face au mélange d’incurie et d’indifférence de ses collègues roumains, Kate décide d’adopter celui qu’elle nomme désormais Joshua, pour aller le soigner aux États-Unis.

Aidée dans ses démarches par O’Rourke dont elle fait alors la connaissance, Kate parvient à emmener Joshua en Amérique. Après l’infernale Roumanie, celle-là s’impose comme une manière d’éden scientifico-médical, que Dan Simmons dépeint avec une profusion de détails techniques rendant alors la lecture des Fils des ténèbres tout sauf passionnante… Mais au terme de ces (trop) longues considérations hématologiques, l’identification du mal frappant Joshua relance le rythme d’un récit qui ramène bientôt Kate et O’Rourke dans une Roumanie plus que jamais cauchemardesque. Montant inexorablement en puissance, la tension narrative culmine lors d’un final explosif dont l’intensité n’est pas sans rappeler celle, cinématographique, de la série des Die Hard

Les Fils des ténèbres procurera donc son plaisant lot de sensations fortes aux lecteurs et lectrices ayant eu la patience de dépasser d’interminables tunnels documentaires… À condition qu’entre temps, le versant idéologique du roman ne les ait pas découragés. Ouvertement américano-centrée, manichéenne jusqu’à la caricature, cette relecture de Dracula met en scène des fils et filles de l’Oncle Sam aussi valeureux et vertueux que les Roumains sont lâches (pour les moins néfastes d’entre eux) ou (fiction vampirique oblige) monstrueux. Paru presque vingt ans avant le très « neocon » Flashback, Les Fils des ténèbres participe déjà d’une même géopolitique chère à la droite étasunienne la plus radicale. On y verra la preuve que l’engagement de Dan Simmons en faveur de celle-ci au début des années 2010 ne fut en aucune manière une surprise…

Les Chiens de l'hiver

[Critique commune à Nuit d'été et Les Chiens de l'hiver.]

Pour qui veut être exhaustif, le cycle de « Elm Haven » commence par Nuit d’été et se poursuit dans trois romans mettant en scène tout ou partie des personnages : Les Fils des Ténèbres, Les Feux de l’Éden et Les Chiens de l’hiver. Pourtant, seuls le premier et le dernier roman se déroulent dans cette bourgade fictive de l’Illinois qu’est Elm Haven. Tous deux ont comme personnage central Dale Stewart, enfant dans le premier, adulte vieillissant dans le second. Plus de dix ans séparent la publication des deux livres, mais cela pourrait être toute une vie tant ils diffèrent.

Nuit d’été se base sur le même genre de trame que le célébrissime Ça de Stephen King, paru quelques années plus tôt. Dans les années 60, les élèves d’une petite ville de la campagne américaine sont confrontés à un mal innommable et doivent l’affronter sans pouvoir faire appel aux adultes. Là où Stephen King a son club des Losers et les vallons du Maine, Dan Simmons a sa cyclo-patrouille et les plaines couvertes de champs de maïs de l’Illinois. Nuance notable entre les deux : dans Nuit d’été, l’action reste confinée à l’été 1963 et tous les protagonistes n’atteindront pas l’âge adulte. L’ennemi n’y est pas une entité venue d’ailleurs, mais un antique dieu égyptien mis à contribution depuis des millénaires par des hommes cupides voulant s’assurer prospérité et longévité. Si la mythologie égyptienne et l’histoire de Rome à la sauce Dan Simmons n’ont que peu à voir avec ce qu’en rapportent les textes ou la réalité historique, Nuit d’été est un vrai bon roman d’horreur. En mélangeant le glauque des années 60, ses secrets de familles et ses mœurs hypocrites, à des bâtisses hantées, des êtres possédés, des zombies et autres fantômes, ce récit qui se lit d’une traite parvient à flanquer la frousse, même aux plus aguerris des lecteurs. Le Dan Simmons de 1991 trouve ici le parfait équilibre entre le portrait acerbe d’une société campagnarde clivée, très stratifiée, et les éléments de pure horreur.

Hélas, le Dan Simmons de 2002 n’est pas celui de 1991 ; Les Chiens de l’hiver échoue à reproduire la recette miracle. Dale Stewart a vieilli, et même très mal vieilli (à l’image de son créateur ?). Devenu professeur de littérature et écrivain pour suivre les traces de son défunt ami Duane, il est en plein divorce, sa maîtresse l’a quitté et son université va le virer. Il rentre donc à Elm Haven le temps d’une année sabbatique pour écrire le seul « bon livre » de sa carrière. Là, il sera confronté à des fantômes et des apparitions, inspirées cette fois-ci des légendes celtes et de Beowulf. À moins que, dépressif ne prenant pas correctement ses médicaments et rongé par la culpabilité, il n’ait halluciné ces phénomènes. Moitié plus court que Nuit d’été, Les Chiens de l’hiver semble paradoxalement deux fois plus long et confus. Le narrateur change plusieurs fois, l’histoire de Dale ne cesse de faire des sauts dans le temps entre son présent, son enfance et son passé récent avec sa maîtresse. Quant aux molosses noirs, ils sont loin d’être aussi effrayants que les créatures hantant Elm Haven en 1963, même si un certain soldat confédéré y fait toujours de la figuration. Autant Nuit d’été est un livre de référence pour qui aime la littérature d’horreur, autant Les Chiens… apporte une conclusion parfaitement oubliable au cycle d’Elm Haven.

Nuit d'été

[Critique commune à Nuit d'été et Les Chiens de l'hiver.]

Pour qui veut être exhaustif, le cycle de « Elm Haven » commence par Nuit d’été et se poursuit dans trois romans mettant en scène tout ou partie des personnages : Les Fils des Ténèbres, Les Feux de l’Éden et Les Chiens de l’hiver. Pourtant, seuls le premier et le dernier roman se déroulent dans cette bourgade fictive de l’Illinois qu’est Elm Haven. Tous deux ont comme personnage central Dale Stewart, enfant dans le premier, adulte vieillissant dans le second. Plus de dix ans séparent la publication des deux livres, mais cela pourrait être toute une vie tant ils diffèrent.

Nuit d’été se base sur le même genre de trame que le célébrissime Ça de Stephen King, paru quelques années plus tôt. Dans les années 60, les élèves d’une petite ville de la campagne américaine sont confrontés à un mal innommable et doivent l’affronter sans pouvoir faire appel aux adultes. Là où Stephen King a son club des Losers et les vallons du Maine, Dan Simmons a sa cyclo-patrouille et les plaines couvertes de champs de maïs de l’Illinois. Nuance notable entre les deux : dans Nuit d’été, l’action reste confinée à l’été 1963 et tous les protagonistes n’atteindront pas l’âge adulte. L’ennemi n’y est pas une entité venue d’ailleurs, mais un antique dieu égyptien mis à contribution depuis des millénaires par des hommes cupides voulant s’assurer prospérité et longévité. Si la mythologie égyptienne et l’histoire de Rome à la sauce Dan Simmons n’ont que peu à voir avec ce qu’en rapportent les textes ou la réalité historique, Nuit d’été est un vrai bon roman d’horreur. En mélangeant le glauque des années 60, ses secrets de familles et ses mœurs hypocrites, à des bâtisses hantées, des êtres possédés, des zombies et autres fantômes, ce récit qui se lit d’une traite parvient à flanquer la frousse, même aux plus aguerris des lecteurs. Le Dan Simmons de 1991 trouve ici le parfait équilibre entre le portrait acerbe d’une société campagnarde clivée, très stratifiée, et les éléments de pure horreur.

Hélas, le Dan Simmons de 2002 n’est pas celui de 1991 ; Les Chiens de l’hiver échoue à reproduire la recette miracle. Dale Stewart a vieilli, et même très mal vieilli (à l’image de son créateur ?). Devenu professeur de littérature et écrivain pour suivre les traces de son défunt ami Duane, il est en plein divorce, sa maîtresse l’a quitté et son université va le virer. Il rentre donc à Elm Haven le temps d’une année sabbatique pour écrire le seul « bon livre » de sa carrière. Là, il sera confronté à des fantômes et des apparitions, inspirées cette fois-ci des légendes celtes et de Beowulf. À moins que, dépressif ne prenant pas correctement ses médicaments et rongé par la culpabilité, il n’ait halluciné ces phénomènes. Moitié plus court que Nuit d’été, Les Chiens de l’hiver semble paradoxalement deux fois plus long et confus. Le narrateur change plusieurs fois, l’histoire de Dale ne cesse de faire des sauts dans le temps entre son présent, son enfance et son passé récent avec sa maîtresse. Quant aux molosses noirs, ils sont loin d’être aussi effrayants que les créatures hantant Elm Haven en 1963, même si un certain soldat confédéré y fait toujours de la figuration. Autant Nuit d’été est un livre de référence pour qui aime la littérature d’horreur, autant Les Chiens… apporte une conclusion parfaitement oubliable au cycle d’Elm Haven.

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