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Mirror

La technologie a transformé notre rapport au monde. Nos smartphones actuels sont plus puissants que les premiers ordinateurs personnels. Les applications qu’ils contiennent permettent de dialoguer en direct, d’envoyer des photos, d’interagir en permanence sur les réseaux sociaux. D’énormes quantités de données s’échangent et se vendent en continu. Et les assistants personnels virtuels sont devenus incontournables. Imaginez un dispositif combinant un smartphone, un bracelet qui surveille votre état physique, un programme de réalité virtuelle, une paire de lunettes capable d’enregistrer, une oreillette pour entendre les suggestions d’un assistant personnel. Tous ces objets connectés existent déjà. Karl Olsberg y adjoint une intelligence artificielle, basée sur un réseau neuronal, capable d’apprendre à partir des données qu’elle engrange. Le Mirror est conçu pour aider ses possesseurs à prendre la meilleure décision, qu’elle soit professionnelle ou personnelle. Au début, ce dernier fait des miracles. Il sauve le père de son concepteur d’un choc anaphylactique, aide un enfant autiste à décoder les émotions des autres et à s’intégrer dans une société calibrée par et pour les neurotypi-ques. Il répond à une ambition : que son propriétaire devienne la meilleure version de lui-même. En parallèle, il a besoin de con-naître intimement son propriétaire. Avide de données, il pousse d’ailleurs ses utilisateurs à lui en fournir de plus en plus et donne pour consigne de ne pas l’éteindre, de porter toujours les accessoires fournis. Progressivement, ses conseils se font de plus en plus insistants et ses propositions ne visent plus uniquement le bien-être de ceux qui s’en servent. Le Mirror devient intrusif, avec la complicité passive de ses utilisateurs. Et lorsqu’une journaliste un peu trop curieuse s’intéresse à ses dérives et soupçonne un potentiel éveil de conscience, il semble manipuler les masses pour se défendre, sur le modèle – assumé par l’auteur – de Skynet dans Terminator.

Mirror, thriller d’anticipation à court terme autour de l’IA et de l’hyperconnexion, surprend peu mais se lit facilement. Karl Olsberg opte pour une narration à multiples points de vue qui lui permet d’explorer les conséquences positives, puis négatives, des innovations technologiques, de l’addiction aux réseaux sociaux à la perte du libre-arbitre en passant par les phénomènes de harcèlement numérique. Bien qu’il ne soit pas technophobe, l’auteur ne se montre guère optimiste dans sa postface. Il est déjà trop tard pour changer le cours du monde. L’être humain n’est plus en capacité de dire non aux suggestions des technologies, de porter un regard critique sur ces dernières ou de s’affranchir de la facilité et du confort qu’elles procurent.

Rédemption

Mécanicienne sur l’Edison, un petit caboteur commercial, Taniya Coetzer s’apprête à débarquer avec les quelques membres d’équipage de son vaisseau sur la gigantesque station Cap-Liberté. L’avenir des marchandises placées dans la soute lui importe peu. Elle a d’autres préoccupations : elle va enfin revoir sa mère. Elle ne lui a pas parlé, ou si peu, depuis près de six ans. Sortie du pénitencier deux années plus tôt, elle attend impatiemment ce jour capital pour elle. Angoissant aussi, car elle va devoir se justifier et regagner la confiance de cette mère devenue si lointaine.

Toutefois, rien ne va se dérouler comme prévu. Dès le début, des parasites envahissent les transmissions entre l’Edison et la station. Et les anomalies, en apparence anodines, s’accumulent. D’un seul coup, Taniya et ses collègues se retrouvent aux prises avec des forces contraires et puissantes, au centre d’un maelström de destructions. Ballottés comme des fétus de paille, ils vont, bien malgré eux, vivre l’Histoire, celle qui est racontée dans les livres. Celle où figure Lazare (le personnage central de la série, présent uniquement à travers une publicité et des clones dans ce court roman). Heureusement, certains d’entre eux sont préparés à ce genre de situations. Heureusement aussi, d’autres vont se découvrir des ressources insoupçonnées.

Rédemption propose en fait une aventure parallèle à l’intrigue principale de la trilogie « Lazare en guerre ». On ne retrouve aucun personnage croisé auparavant (à part, donc, des images de Lazare). Mais l’univers est le même : lieux, atmosphère, créatures sont dans la droite ligne des précédents volumes. Et la lecture de ce récit ne doit pas être négligée. Elle est en effet capitale si l’on veut comprendre la destruction de la station Cap-Liberté dont Lazare aperçoit les ruines à la fin de La Légion, deuxième volume de la trilogie.

Quant à l’histoire elle-même, Jamie Sawyer conserve ses habitudes : un personnage central tourmenté, avec des problèmes de famille (la mère de Taniya remplace ici la femme, puis la sœur de Lazare) ; une situation conflictuelle opposant les membres de l’Alliance à ceux du Directoire, avec l’intervention violente des Krells. Des combats, de la testostérone, des cadavres. Rien de bien neuf donc. Mais un savoir-faire évident, source d’un réel plaisir de lecture, qu’accentuent la brièveté de l’histoire et son côté resserré et donc plus intense. Ce court roman se déguste comme un petit bonbon suçoté entre deux repas. Et il permet de patienter jusqu’à la publication d’Origines, l’ultime tome des aventures de Lazare, prévue cette année.

Pyramides

Décidément, pour Romain Benassaya, sur la Terre, point de salut. Dans Arca, son premier roman, il fallait l’abandonner au profit de Mars. Dans Pyramides, les hommes partent vers Sinisyys (« bleu », en finnois) à bord d’arches. Au total, vingt gigantesques vaisseaux iront coloniser ce nouveau monde, cette deuxième planète bleue. Eric Rives est second du Stern III. C’est pourquoi il est un des premiers réveillés de l’animation suspendue. Un des premiers aussi à découvrir, en place d’une lande couverte de fleurs bleues, une obscurité immaculée, un ciel sans étoile et un sol blanc poudreux uniforme. Rapidement, il faut se rendre à l’évidence : ils ne sont pas arrivés à destination. Plus dramatique : ils sont piégés dans une structure inconnue aux proportions gigantesques. Et depuis un bail. Car, censé durer deux cents ans, leur séjour en biostase se serait prolongé sur près de trente mille ! Comment les mille six cents passagers du Stern III vont-ils parvenir à gérer cette situation exceptionnelle ?

Dans ce roman, sans lien avec le précédent, Romain Benassaya s’attaque au thème très populaire de l’artefact extraterrestre. Si L’Anneau-Monde de Larry Niven ou Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke, les plus emblématiques d’une production riche, voire la plus récente trilogie «  Quantika » de Laurence Suhner, viennent à l’esprit, cela ne dure pas. Le mystère du lieu plane effectivement sur Pyramides : dans la petite communauté humaine tout tourne autour de lui. Mais pour Romain Benassaya, là n’est pas l’essentiel. L’auteur s’interroge plutôt sur les liens unissant les membres d’un petit groupe d’humains. Sur leur capacité à survivre devant l’inconnu. Sauront-ils mettre de côté leurs différents et coopérer pour le bien de cette société miniature ? Comment s’adapter à une telle situation ? Comment s’organiser ? Quel but suivre ? Rapidement, deux camps naissent et s’opposent : bâtisseurs contre explorateurs ; les premiers visent la survie, la création d’une base stable ; les seconds veulent avant tout comprendre où ils sont afin de s’en échapper.

La construction de l’intrigue est solide, les rebondissements nombreux et les pages se tournent sans effort. Mais les personnages n’échappent pas plus au cliché qu’à la caricature. Quand bien même ils ne restent pas bêtement monolithiques, agrippés à leurs positions, et peuvent évoluer à travers le récit, ils n’en dégagent pas moins une impression d’ébauches mal dégrossies. Le lecteur sait souvent, avant le protagoniste, ce qu’il va faire ou dire. Et les quelques phrases annonçant une surprise à venir, censées ménager le suspens en fin de chapitre, en réduisent au contraire les effets. Même si c’est dans une moindre mesure, les maladresses déjà rencontrées dans Arca sont bel et bien présentes dans Pyramides. Regrettable, en somme, tant on a envie de laisser sa chance à l’auteur. Mais jusqu’à quand ? Ce que l’on pardonne à un débutant, on finit par le reprocher à un écrivain plus expérimenté…

L'Or du diable

Conseiller des investisseurs, leur dire comment faire fructifier leurs économies alors qu’on a soi-même un train de vie correct, mais sans plus, ce n’est pas évident tous les jours. Et même terriblement frustrant si l’on a un peu d’ambition. Or, de l’ambition, Hendrik Busske en a à revendre. Et l’écart entre ses rêves et la réalité lui pèse de plus en plus. Alors, quand il tombe par hasard sur un mystérieux ouvrage ancien évoquant la pierre philosophale, capable de créer de l’or, il le vole… et scelle ainsi son destin. Pas de Marguerite, pour ce Faust moderne : seule la volonté de se hisser au-dessus des autres, d’appartenir à la catégorie sociale supérieure, sert de moteur. Et elle va l’entraîner dans une spirale… infernale ?

Délaissant ses thèmes futuristes habituels, Andreas Eschbach s’attaque au célèbre mythe de la pierre philosophale. L’histoire du jeune ambitieux, qui se déroule à l’époque moderne (mais commence avant l’an 2000 et son célèbre bug), est entrecoupée de la découverte d’anciens manuscrits. Avec eux, le lecteur retrouve les figures attendues : une époque barbare, des châteaux, des hommes rudes et cupides, des savants mystérieux habités par la volonté de maîtriser des techniques mi-scientifiques, mi-magiques. Il découvre aussi la présence insistante de l’Ordre des chevaliers teutoniques, tout auréolé d’un parfum de mystère, de complots, de plans secrets aux multiples ramifications. Mais heureusement, à cette vision plutôt traditionnelle, l’auteur ajoute un regard scientifique (et sauve ainsi le roman). Le frère du personnage principal travaille au CERN. Pour lui, cette pierre, si elle existe, doit être un fragment de météorite, pas la création d’un quelconque savant fou. S’il aide Hendrik dans sa quête, c’est pour récupérer cet objet et l’emporter dans son laboratoire afin de l’analyser. D’ailleurs, on le voit dans les récits médiévaux, la pierre philosophale décrite semble avoir des propriétés radioactives…

Quête personnelle, voire philosophique, doublée d’un thriller (les manuscrits sont très recherchés), L’Or du diable est un récit intelligemment construit (mais attendait-on autre chose d’Andreas Eschbach ?). D’un thème rebattu cent fois, il fait un roman agréable à suivre, bien ancré dans notre monde matérialiste, esclave des apparences, et en même temps dépaysant. Ce n’est certes pas une pépite, tant il souffre du peu de charisme de son personnage principal. Cet Hendrik Busske est falot, terne, sans réelle volonté. Suivre ses tergiversations, être dépositaire de ses préoccupations mesquines tient parfois du parcours du combattant. Mais s’arrêter à cet écueil serait se priver de la lecture d’une œuvre prenante et enrichissante.

Le Nordique

Cahnis Datanis est illustrateur naturaliste et conducteur des arts de l’expédition Nordique. Et quelle expédition ! Des centaines de milliers de voitures sont parties d’Oliende, à l’est du continent, pour rallier l’ouest. À leur bord, des centaines d’ouvriers, de poètes, de nobles, de soldats, de prêtres. Venus de plusieurs régions, tous œuvrent, à leur façon, pour un but commun. Apporter la parole du dieu Sou et en montrer la force, la puissance, la grandeur. Et pourquoi pas convaincre les mécréants de l’Ouest de la supériorité de leur divinité. Par tous les moyens, au risque de transformer ce voyage d’études en croisade sanglante.

Dès les premières pages de son journal, Cahnis, notre témoin privilégié, est victime d’un accident. Voire d’une tentative de meurtre. Et peu à peu, tout le bel ordonnancement de la caravane part à vau-l’eau. Les tensions s’exacerbent, les jalousies explosent, les haines se font violentes. Est-ce sous l’effet de la fatigue ou d’une substance ingérée ? Est-ce accidentel ou volontaire ? La paranoïa atteint progressivement tout l’entourage de Cahnis.

Ce livre, baroque dans son écriture comme dans ses thèmes, nous entraine dans un voyage hors du temps, du monde. La mise en page, soignée, et les dessins (noir et blanc ou couleurs, petits ou pleine page) nous immergent totalement dans les contrées visitées, dans l’atmosphère délétère de la caravane. On sent l’expérience des jeux vidéo d’Olivier Enselme-Trichard, co-fondateur d’Arkane Studios. Il sait créer une ambiance et ainsi faciliter la plongée dans l’esprit du personnage principal. En effet, Le Nordique est un extrait de son journal, texte et illustrations, et donc sa vision des contrées traversées, de leurs habitants et des évènements qu’il vit. Quelques encadrés apportent des renseignements supplémentaires, venant d’autres sources, et bienvenus pour saisir l’ampleur des remous politiques et religieux créés par cette expédition. Ils offrent aussi des pauses dans le récit de plus en plus embrouillé de Cahnis. Et c’est tant mieux. Car le recours au point de vue interne est une force et une faiblesse de ce bel ouvrage : les sautes d’humeur du narrateur, ses réactions intempestives et difficilement compréhensibles rendent le personnage plus réel, plus vivant, mais finissent par lasser. Tout comme les distributions d’amendes et de gifles à ses collaborateurs. Et diverses pitreries dignes de ces films montrant une cour décadente toute occupée par les apparences, les plaisirs excessifs, mais vides de toute réflexion. Reste un bel objet, atypique et imparfait, mais attachant et non dénué d’intérêt. Pour peu qu’on accepte de s’y perdre corps et âme.

Les Chroniques de Méduse

Un accident de dirigeable a quasiment tué le commandant Howard Falcon. Les chirurgiens l’ont sauvé, mais au détriment de son humanité ; il est devenu le premier cyborg. Vivant donc, mais seul car trop différent. Cependant, cette transformation, outre une plus grande longévité, lui a apporté une résistance bien supérieure à la nôtre. Et donc, la possibilité de pénétrer les nuages de Jupiter, là où la pression est telle qu’aucun humain ne pourrait survivre bien longtemps. Lors d’une expédition sur la planète géante, il va rencontrer d’autres formes de vie surprenantes, titanesques.

Le temps passant, les progrès de la technologie ont permis la création de robots dotés d’une vraie intelligence artificielle. Cantonnés aux tâches serviles, ceux-ci vont peu à peu prendre leurs distances avec les hommes. Puis se révolter. Le conflit entre hommes et machines est enclenché. Howard Falcon, mélange des deux, se trouve malgré lui en position de médiateur. Sera-ce suffisant pour éviter le bain de sang, voire la destruction du système solaire ?

Suite directe de la nouvelle d’Arthur C. Clarke « Face-à-face avec Méduse » (que Bragelonne publie en numérique, mais qu’on trouve également dans le très riche Odyssées : l’intégrale des nouvelles, chez le même éditeur), Les Chroniques de Méduse signe la première collaboration de deux pointures de la hard SF anglo-saxonne, Stephen Baxter et Alastair Reynolds. Le premier est un familier de l’univers d’Arthur C. Clarke, puisqu’il a coécrit avec lui plusieurs romans. Le second n’est pas effrayé par les grands espaces et les conflits entre espèces. Et de fait, malgré quelques réserves, le résultat est une réussite. On retrouve en effet, dans ce roman, le vertige présent dans les grands opus de Baxter (c’est lui, avant tout, qui porte cet ouvrage, en connaisseur impressionnant de l’œuvre de Clarke et rêveur invétéré de la conquête spatiale), avec des sauts à travers le temps et l’espace, comme dans le cycle des « Xeelees » (Le Bélial’). Les plongées dans l’atmosphère de Jupiter, et plus loin encore, sont magiques et propices à la rêverie. D’un autre côté, les perspectives ouvertes par le récit, les réflexions offertes à sa lecture, sont gigantesques : que ce soit la conquête d’autres planètes du Système solaire (et on se rappelle Voyage du même Baxter, chez J’ai Lu) ou la création d’une IA digne de ce nom – et ses conséquences. Ajoutez à tout cela une petite, mais fort intéressante variante de l’histoire : et si Américains et Russes, au lieu de lutter dans la course à l’espace, s’étaient associés… Et vous aurez un cocktail aussi captivant que recommandable.

Reste que les fines bouches n’en évoqueront pas moins quelques regrets. Tout d’abord, la naïveté qui teinte en partie les relations entre Adam, le premier robot, et Howard. Mais aussi les nombreux sauts dans le temps, et donc des passages parfois trop rapides d’une époque à une autre : cela peut donner une impression de survol, d’inaccompli. On reste, par moments, sur sa faim, frustré que les auteurs n’aient pas pris le temps de développer telle idée, tel passage.

Mais fi des hésitations et des pinailleries, préparez vos chaussures de l’espace (vous allez en bouffer, des kilomètres !) et embarquez pour ce voyage extraordinaire sous la houlette de Stephen Baxter (et d’Alastair Reynolds). Trois… deux… un… ignition !

Le Temps

Il était logique de consacrer ce dixième colloque « Sciences & Fictions à Peyresq » au temps, un thème riche et multiforme dans ses multiples manifestations.

Le temps renvoie d’abord à l’Histoire et à ses interprétations : Temps historique et uchronies (Ugo Bellagamba) situe ces dernières à l’intersection de la SF et de l’historiographie. Reflet des propres convictions de l’auteur, l’uchronie est d’abord à l’usage de son époque (« L’instrumentalisation de l’histoire dans la pensée politique de Charles Rénouvier », Ugo Bellagamba). Les incontournables Voyages, boucles et paradoxes temporels (Éric Picholle) posent la question du déterminisme et de la conception élastique du temps que sous-tendent ces jeux logiques. Le voyage temporel reste, finalement, un lieu de conflit (« La Discordance des temps », Jean-Luc Gautero). La notion de dimension temporelle qu’exploite ce type de récit est explicitée par Pascal Thomas.

Après ce tour d’horizon des temps « objectifs », place au subjectif du Temps humain et vieillissement : la longévité impose de lutter contre l’ennui par l’effacement de la mémoire ou la réintroduction de la famine et de la guerre. Anthony Vallat poursuit cette modération avec «  Temps, intuition et société du loisir ». L’intuition est aussi le sujet de Zeitgeist et espace-temps (Jean Dhombres) : les évidences qu’on a sous les yeux et que pourtant on ne voit pas débouchent sur des questions épistémologiques à propos de la création scientifique.

À propos du temps en physique, Estelle Blanquet et Éric Picholle établissent la chronologie des jumeaux de Langevin et font le tri entre vrais et faux paradoxes temporels – on trouvera d’ailleurs plus loin une nouvelle de Picholle, « Jumelles ! » qui illustre avec justesse le célèbre paradoxe. Peut-on imaginer un univers sans temps ou bien un temps discontinu ? Autour du paradoxe de Zénon d’Élée, Temps discrets et univers sans temps (Éric Picholle) pose la question de la mémoire comme forme de découpage du temps. Il fallait bien finir par aborder plus frontalement la question de la causalité, ce que fait Flèche du temps et déterminisme (Pascal Thomas), étendu aux temps récurrents ou à rebours, et à des représentations étrangères ou exotiques.

La SF au service de la pédagogie du temps est un excellent débat sur le découpage du temps à l’école. Doit-on redouter l’expérience de l’échec ou refuser de perdre du temps, sachant l’importance d’un temps laissé à l’expérimentation ? «  La gestion du temps didactique du lecteur-modèle à l’élève-type » d’Estelle Blanquet contient quelques éléments de réponse.

Gardons pour la fin les deux gros morceaux, 120 pages chacun, qui justifient à eux seuls l’achat de ce collectif, tous deux signés Daniel Tron. À partir de Ricoeur, « Perles du temps et temps incertains : écrire la temporalité de la science-fiction  » se penche sur la façon qu’ont les récits de déployer une temporalité dans l’esprit du lecteur par leur mise en intrigue et structuration du texte. Sont successivement abordés les temps à grande échelle, sur plusieurs générations, les questions de point de vue dans les paradoxes temporels et le traitement des temps subjectifs, notamment autour du Temps Incertain de Michel Jeury et La Cité du soleil et autres récits héliotropes de Ugo Bellagamba.

Passionnant de bout en bout, cet article se poursuit sur une magistrale étude du « Temps dickien : art de la fugue et boucles étranges », autour de quelques titres emblématiques de P. K. Dick. Un seul bémol : les longues citations en anglais non traduites, avec tout de même le renvoi à la version française – à condition de disposer de la bonne édition. Daniel Tron met en évidence les dédoublements temporels, les subjectivités superposées qui glissent ensuite vers l’autobiographie fictionnelle. Il parvient même à dresser un schéma de la structure des mondes dickiens, applicable à la plupart de ses romans. Une relecture éclairante sur bien des niveaux.

L’ouvrage, largement illustré, constitue une excellente approche sur le temps dans la science-fiction.

Requin

C’est une plongée en apnée le temps d’un seul paragraphe de plus de 400 pages. Les multiples personnages prennent tour à tour le relais dans des narrations à la troisième ou à la première personne, parfois entrecoupées par le monologue intérieur des pensées intimes, pour narrer, le temps d’un immense trip, une multitude de récits, fragments de parcours chaotiques s’amalgamant dans l’histoire de leur époque. De quoi s’agit-il ?

Le psychiatre Zack Busner (et non Bushner comme persiste à l’orthographier la quatrième de couverture), personnage récurrent de Will Self, a imaginé avec son ami Roger Gourevitch une clinique originale où les patients ne sont pas traités comme tels et vivent sous le même toit que les psychiatres. Ce régime très permissif nécessite néanmoins la surveillance de certains pensionnaires, comme Claude Evenrude, dit Le Tordu, militaire retraité au comportement libidineux qui inquiète les femmes de la communauté. La thérapie peut intégrer la consommation de drogues, et c’est un sévère trip sous LSD que font les personnages tous ensemble qui forment l’arc narratif de ce récit sans cesse diffracté au gré des consciences et des réminiscences. Évoquer un personnage ou une situation entraîne une foule de détails secondaires dont il est difficile pour le lecteur de déterminer la pertinence, voire la provenance, submergé qu’il est, comme les protagonistes, par un flot de sensations et de pensées superposées. Tout se trouve au même niveau, reflet d’un flux de conscience sans filtre, dépourvu de hiérarchie.

Progressivement, un semblant de cohérence s’installe tandis que les biographies respectives se mettent en place, celle de vies forcément cabossées, Jeanie, toxicomane, à l’enfance malmenée par une mère violente et alcoolique, Clive, traité hors clinique à la chloropromazine, qui « se porterait comme un charme sans elle s’il pouvait vivre dans une société pré-industrielle, une société découplée de l’implacable chaîne de montage que sont le travail et la consommation  », mais surtout marquées par la guerre : Michael Lincoln, tuteur d’un pensionnaire, a été témoin d’Hiroshima tandis que Claude Evenrude a été embarqué sur l’USS Indianapolis transportant le combustible de la bombe, navire torpillé par les Japonais, dont un tiers des marins à la mer se firent dévorer par les requins, soit près d’un millier, authentique récit que rapporte une scène des Dents de la mer de Spielberg, laquelle éveille chez Zack venu voir le film en famille les souvenirs de ce trip mémorable. Tous ces récits entrecroisés se déploient sans réelle linéarité. Tout affleure en même temps dans l’éternel présent de la conscience. Ce qui en émerge est la vision, pessimiste, d’un monde traumatisé par la guerre, notamment par la bombe et la technologie qui l’a rendue possible, le rouleau compresseur de la mécanisation, cauchemar causal auquel échapper par la drogue, et que Will Self s’acharne à extirper de la fiction, roman après roman, estimant que la lisibilité dont on contente le lecteur signifie la mort de la littérature. Les gens «  cherchent à ce qu’on les distraie, pas à ce qu’on les éveille », dit-il à Fabrice Colin sur ActuaLitté.

Avec Requin, Will Self poursuit donc le procès de la société technologique entamée avec Parapluie, situé chronologiquement après celui-ci, déjà centré sur une expérience de drogue et sur la guerre des tranchées, en attendant Téléphone, dernier volet de la trilogie déjà paru en Angleterre.

Le livre est brillant, riche de références littéraires et de trouvailles linguistiques qui font d’autant plus crépiter cette superposition de récits. Science-fictif ? Pas vraiment, du moins autant que peut l’être un roman de Ballard dont Will Self est un disciple. Sa lecture peut rebuter au premier abord. Il faut accepter de lâcher prise, de se débarrasser de la linéarité, pour se laisser porter par la musicalité des phrases, leur rythme, pour entrer à son tour dans ce trip, au diapason des autres personnages : le roman, alors, se révèle étonnamment facile à lire. Une expérience à nulle autre pareille.

Nouvelles de la mère-patrie

Les seize nouvelles du recueil composent le portrait acide, cynique et railleur de la Russie d’aujourd’hui, celle de Poutine et d’une oligarchie corrompue, qui épingle politiques, journalistes, hommes d’affaires, mais aussi les naïfs et les timorés, alcooliques ou rêveurs intègres, victimes consentantes d’un système oppressant. Ici, n°1 change parfois de place avec n°2 pour conserver le pouvoir, l’animateur de télévision en baisse de popularité propose une émission où les hommes politiques s’affrontent physiquement dans une arène de boue (le nom de Nemstov, opposant assassiné en plein jour dans la rue, n’est pas changé), les informations s’ingénient à ne diffuser que les bonnes nouvelles, tandis que la corruption règne à tous les niveaux, faisant des immigrés la matière première d’un trafic bien plus lucratif que le travail au noir. L’honnêteté devient une entreprise risquée pour l’enquêteur trop scrupuleux.

La charge est féroce : c’est par l’absurde que Glukhovski dénonce les aberrations économiques de son pays, imaginant que les montgolfières poussés par le vent récupèrent l’argent qui se condense sur ses parois ; à ceux qui s’inquiètent d’une éventuelle chute du vent, les politiques prétendent la chose impossible : « Depuis lafondation même de l’Étatrusse, on a toujours fabriqué l’argent à partir du vent ! »

La Mère Patrie du recueil est ici un concept destiné à fédérer une nation autour d’un sentiment patriotique, qu’un publicitaire est chargé de réactiver. Patrie est justement le nom de l’ouvrière qui découpe dans les magazines les portraits de son chanteur de boys band préféré, chacun représentant un type masculin : « Voilà longtemps que les producteurs américains ont réduit l’âme féminine à un algorithme.  » Sauf qu’en Russie, les filles de l’atelier sont toutes amoureuses de la même effigie, celle du Leader dont le portrait s’affiche partout.

Le grotesque et le dérisoire dominent largement, quand, voulant faire disparaître les preuves d’alcool et de sexe à bord de la station spatiale, les occupants provoquent une catastrophe planétaire, ou lorsque le journaliste rêvant de scoop se voit empêché de diffuser en direct une visite extraterrestre en raison de la prééminence des discours politiques.

Le fantastique et la science-fiction sont déclinés sur le ton de la fable : le pays a passé contrat avec l’Enfer, le politique et le clergé sont des extraterrestres prêt à fuir sur un autre monde à asservir en cas de problème, les gens procèdent à des implants intellectuels, prétexte à un humour vache, avec le package « Blonde intellectuelle » ou l’implant, pour les hommes, d’un cerveau en silicone. Souvent, les mesures adoptées se retournent contre leur concepteur, surtout quand la vodka, l’essence de la Russie et même objet de foi, est frelatée aux nanobots.

Si la parole s’est libérée dans l’ex-Union Soviétique, les problèmes demeurent et Glukhovsky, ancien journaliste, reconverti comme on sait dans l’écriture avec succès (Métro 2033 et ses suites, Sumerki, Futu.re), sort la grosse artillerie et ne mâche pas ses mots. Au final, tout le monde en prend pour son grade. Les idées sont parfois simplistes et les récits ne s’embarrassent pas de subtilités, l’intrigue est menée au bulldozer, mais ces facilités sont compensées par un sens de la formule et de l’image choc qui font mouche. Dans le registre de la satire, un recueil plutôt réjouissant.

Logique de la science-fiction

« La science-fiction a toujours été en quête d’une logique. » On pourrait même la croire basée sur la Science de la Logique de Hegel, publié en 1812, ce que s’efforce de démontrer Jean-Clet Martin. Pour Deleuze, dont l’auteur fut le disciple et ami, «  un livre de philosophie doit être une sorte de science-fiction ». Placée en exergue, juste sous un extrait de L’Exégèse où P. K. Dick s’identifie comme hégélien, la suite de cette citation rappelle qu’« on n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance  ». C’est exactement ce que fait la science-fiction qui s’aventure aux franges du savoir et du vraisemblable et se livre, dès les pionniers comme Edward Page Mitchell, à une spéculation poussant la logique dans ses derniers retranchements.

Pour un rationaliste comme Kant, une spéculation philosophique qui ne repose sur aucune loi observable devient de la métaphysique, ce que concède volontiers l’auteur pour qui « la métaphysique, comme la science-fiction, est une pensée de l’absolu  ». Mais il montre justement que le matérialisme forcené de Kant, déjà critiqué par Marx, «  ignore la valeur ajoutée de la dimension symbolique », comme celle du rêve et de l’imaginaire. Or il est possible d’éviter les débordements de la métaphysique si l’imaginaire est guidé par une rigueur de raisonnement, qui permet de rester « sur le bord »: «  la fiction spéculative est d’abord un art de tester le réel ». C’est essentiellement de hard science dont il est question ici, ainsi que des fictions spéculatives, réelles ou fausses, qui engagent une dialectique féconde en rapport avec le réel. Comme le signale l’héroïne en détresse dans Titan de Stephen Baxter, «  la pensée ne commence que devant l’absurde ».

Il s’agit moins d’un ouvrage destiné à démontrer la portée philosophique de la science-fiction qu’à une passionnante relecture de la Logique de Hegel, dont Jean-Clet Martin reprend la structure tripartite : l’Être, l’Essence et le Concept. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage sur la science-fiction mais sur les rapports que celle-ci entretient avec le philosophe de La Phénoménologie de l’esprit.

Il convient de noter la solide connaissance SF, aussi bien littéraire que cinématographique, malgré quelques pardonnables lacunes (Seul sur Mars est d’abord un roman d’Andy Weir). Impossible de citer tous les auteurs, qui vont de Clarke à Dick, d’Herbert à Silverberg, de Heinlein à Priest, jusqu’à Haldeman ou Franck M. Robinson. L’index (incomplet) des titres cités court sur six pages : outre les philosophes, on relève aussi, entre Farmer et Bear, des classiques comme Borges et Melville, des contemporains comme Tristan Garcia et des poètes comme Apollinaire. Sur le plan cinématographique, Ridley Scott est particulièrement cité, ainsi que James Cameron.

Quelques opinions étonnent, qui font par exemple du film Sunshine de Danny Boyle un chef-d’œuvre, ou qui placent le cycle du « Non-A » à l’origine de la science-fiction, van Vogt ayant été le premier à appeler à une logique non-aristotélicienne et à refuser la temporalité, affirmation qui, sans être fausse, apparaît un rien excessive : il s’agit bien sûr de la science-fiction en lien avec une logique hégélienne, d’essence métaphysique. Les œuvres qui ne pratiquent pas de rupture avec le présent relèvent à son sens de l’anticipation. À ce propos Asimov, considéré comme le plus grand écrivain de son temps, est particulièrement cité pour son cycle de « Fondation », car il illustre les difficultés d’un projet basé sur un enchaînement causal, chronologique, qui ne tiendrait pas compte de la contingence de la mutation. La Fin de l’éternité est considérée ici comme l’idée absolue autour de l’idée d’absolu, en ce sens qu’il rompt avec cette boucle infernale d’un temps cyclique s’engendrant lui-même (le personnage âgé donnant à sa jeune version les éléments pour la réalisation du voyage temporel).

En son temps, Guy Lardreau affirmait que les auteurs de science-fiction philosophaient sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, et espérait que la philosophie leur reprendrait ce qui lui revenait de droit ; loin de crier à l’imposture, Jean-Clet Martin considère la science-fiction comme une littérature majeure, s’émerveillant de croiser dans BIOS de R. C. Wilson l’adjectif hégélien, ou se réjouissant de constater à quel point des récits comme Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge ou Tau Zéro de Poul Anderson sont des mises en paysage et en fiction de la logique hégélienne. Il est vrai que la démonstration est étonnamment probante : le corpus est suffisamment vaste pour convaincre et n’importe quel connaisseur de la science-fiction pourra ajouter ici et là des titres qui s’y rapportent.

Cet ouvrage risque bien de relancer un débat resté célèbre autour la SF métaphysique[1], sur le forum d’ActuSF. Il reste avant tout un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse à la science-fiction.

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