Connexion

Actualités

Cette hideuse puissance

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Perelandra

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Au-delà de la planète silencieuse

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Les 4 mousquetaires… …et plus si affinités

À l'instar des littérateurs ou des cinéastes prudents, qui avertissent le public sensible du caractère totalement fictif, voire fortuit, des situations et personnages de leur œuvre afin de se prémunir contre les éventuelles poursuites judiciaires, Michel Robert nous prévient dans un avant-propos fort désarmant de l'inconsistance de l'humour dont il fait montre dans son « roman » (j'avoue avoir pas mal de scrupules à employer ce mot). Même Le Rire de Bergson apparaît comme un livre dangereusement déjanté comparé aux divagations besogneuses de l'auteur vedette des éditions Mnémos, c'est dire…

« Je tiens à préciser que je déconseille vivement de suivre le mode de vie festif des mousquetaires. J'utilise leurs débauches nettement exagérées comme un ressort comique, je n'en fais nullement l'apologie. Au risque de le répéter, boire de l'alcool et fumer sont dangereux pour la santé. » (p. 6 de l'avant-propos)

Les prémisses de Les 4 Mousquetaires… et plus si affinités sont à la hauteur de l'attente suscitée par l'avant-propos de Michel Robert. Elles flatulent tel un coussin péteur et provoquent rires gras et embarrassés. Et ceci ne s'arrange pas du tout par la suite. L'intrigue peut se résumer en une seule phrase : les quatre potaches mousquetaires courent au-devant de l'aventure, ne comptant que sur leur puérilité pour défier des adversaires grotesques.

« Les moines, ou plutôt les faux moines, se levèrent d'un même ensemble et ôtèrent leur déguisement, laissant apparaître cottes de mailles ou cuirasses d'acier, masses d'arme, marteaux de guerre et dagues. Les hommes avaient quasiment tous le teint pâle de leur chef, mais portaient en majorité une grande barbe sombre. L'un deux lâcha un sonore : »Mein Füührer !« . Des Teutons se gargarisa Porthos. J'vous l'avais dit qu'ça sentait le coyote ! » (p. 16)

On me rétorquera que l'unique enjeu de ce « truc » (abandonnons définitivement le terme de roman), c'est de délirer… Les 4 Mousquetaires etc., c'est fun, c'est rigolo, ce n'est pas méchant, ça ne casse pas trois pattes à un bouc noir, pour reprendre le juron préféré de Porthos. Mais ce qui peut se concevoir dans une chambrée surchauffée, l'alcool et les femmes (si si !) coulant à flot, peut-on l'asséner à un public plus large ? Pour le lecteur moyen des éditions Mnémos, je ne sais pas. Pour les autres, je leur recommande une sacrée dose de tolérance, car Michel Robert manie le burlesque aussi aisément qu'un manchot jongle avec des enclumes.

« Il y a deux années de ça, nous avons fait un séjour aux Amériques, pour le compte du Roi, raconta d'Artagnan. Il se trouve que pour diverses raisons, nous avons été adoptés par la tribu des Tétons Noirs, une peuplade mohican. Ouais, on a essayé chez les Loups-qui-Pètent, mais l'odeur était intenable. » (p. 46)

Les répliques, les situations et les gimmicks, tous les effets censés être comiques ne génèrent en fin de compte que l'accablement et un tiraillement nerveux des zygomatiques. Celui que l'on éprouve lorsqu'une connaissance lance une blague particulièrement lourde en pensant : mais quel con !

« Vous êtes beaux comme tout ! s'écria Joyeuse en battant des mains. Ça fait froid aux jambes ! se plaignit Athos. Y'a une bête qui m'a piqué le mollet ! glapit d'Artagnan. On va chopper la crève… ou la malaria ! garantit Porthos. Taratata ! rétorqua Joyeuse. C'est supermidable, j'ai toujours rêvé de voir des hommes en jupes ! » (p. 151)

On passera rapidement sur la trame épique qui s'avère surtout étique.

« Athos ? Joyeuse ? C'est quoi que je sens, là… ton épée ? Euh… non… pas vraiment mon épée… Athos ! Ce doit être Orion qui m'inspire, mentit le mousquetaire. » (p. 174)

Restent les personnages qui animent le « bidule » de Michel Robert. À vrai dire, ceux-ci ne sont même pas caricaturaux. Ils sont tout bonnement navrants. Les héros, d'Arty' le fougueux, Ramissou le puits de science, Porthos l'apprenti ninja et Athos le blondinet, auxquels viennent s'ajouter deux filles, Constance au regard habituellement malicieux et Joyeuse la Terreur de Sarlat (ouf ! Nous avons échappé à Henriette du Mans), tous brillent surtout par la beaufferie de leurs frasques lourdingues.

« Hé, Rochefort, va't'faire bouffer le sémaphore ! Rochefort, t'es qu'une tête de mort ! Rochefort, va chier dans le Bosphore ! Yo, Rochy, ta mère en slip devant la boulangerie !… Ben quoi, estima Porthos… ça rime, non ? » (p. 211)

Et leurs adversaires sont du même acabit. Otto von Bäästard le reître teuton, le condottiere Zorzo di Conti-Vizzini, Don Inigo Muerte l'écorcheur hispanique, ce trio constitue une belle brochette de fins de race pas plus dangereuse qu'un plat de bulots.

« En route, compagnons, lança d'Artagnan, notre Roi nous attend ! Nous allons à Versailles ? intervint Athos. Mais faut demander à Porthos ! Il connaît vraiment bien la route, hein Porthos ? Par contre, si on veut passer par Vélizy, alors là, je ne garantis rien… Nianianianiania ! marmonna le ninja. » (p. 295)

On est tout de même très étonné de voir surgir au milieu de cette pantalonnade Cellendhyll de Cortavar, le héros de L'Ange du Chaos. C'est le seul moment véritablement drôle du « machin » de Michel Robert, en particulier lorsque le guerrier solitaire fusille de ses yeux de jade l'ennemi, tout en recoiffant sa chevelure d'argent qui masque son teint halé et ses traits indéniablement charismatiques …

Bref, merci aux éditions Mnémos d'avoir le courage de publier les élucubrations piteuses de Michel Robert. On espère tout de même qu'elles permettront de dégager une marge bénéficiaire suffisante pour éditer un véritable écrivain…

« … Dans le couchant, s'éloignait une silhouette galopant sur un cheval pie. Non pas solitaire, mais, au contraire, poursuivie par la horde de ses amis courroucés. Aramis, tu sais où je vais te l'enfoncer, ton bouclier ? criait d'Artagnan. Le rectum, le rectum ! scandait Joyeuse. À donf', yaaah ! » (p. 351)

Eh oui ! Ça fait un peu mal au cul de terminer cette chronique ainsi.

Le Voyageur solitaire

Habitué du Fleuve Noir « Anticipation » et drainant derrière lui quantité de fans prêts à le suivre dans toutes les directions (dont l'excellent Monsieur Némo et l'éternité au Fleuve Noir, qui promettait tant et qui, hélas, a dû s'arrêter), Jean-Marc Ligny ressuscite ici quatre textes plus ou moins trouvables et appartenant tous au même univers, Les Chroniques du nouveau monde. Bilan, un « nouveau » recueil, Le Voyageur solitaire, et bientôt deux autres pour achever la boucle, ainsi qu'une nouvelle inédite pour le futur tome 3. Ceux qui ignorent tout de Jean-Marc Ligny trouveront ici de quoi commencer en beauté. Si les textes du Voyageur solitaire ne sont pas exempts de défauts (notamment une propension à tomber dans « l'âge d'or » avec le côté vieillot et parfois ridicule qui va avec), on y retrouve toute la dimension d'écrivain de Ligny, cette habileté d'écriture qui n'appartient qu'à lui, cette poésie détachée qui fait mouche à tous les coups, et cette menace sous-jacente qui donne au récit une tension quasi palpable. Témoin, la nouvelle-titre, qui, après un démarrage catastrophique hanté par des personnages en carton-pâte, se développe tranquillement, doucement, terriblement, pour fini en apothéose et en transfiguration. Un homme seul affronte l'espace et l'horreur du vide (on résume). Une horreur intrinsèque au milieu ambiant avec laquelle il doit composer. Et vivre. Ou pas. Les deux nouvelles suivantes sont radicalement différentes dans leurs thèmes et leur apparente légèreté. « Le Traqueur d'extrêmes » donne dans le sérieux avant de finir dans le comique, via une chute un peu facile qui laisse le lecteur sur sa faim. « Le Cas du chasseur » est une variation intéressante (et évidemment science-fictionnesque) autour du thème de l'intelligence animale et des problèmes de droit qui en découlent (on y suit le procès d'une femme-louve accusée du meurtre d'un chasseur). Mais là où Ligny décolle vraiment, c'est avec le splendide « L'Astroport », histoire effrayante et affreusement crédible d'un naufrage spatial sur Triton, sur la survie d'un couple au beau milieu d'un artefact extraterrestre inquiétant qui a tout d'un astroport pensant, et sur la naissance d'un enfant qui entretient des relations particulières avec ledit machin. Glaciale, lente et vénéneuse, cette nouvelle justifie à elle seule l'acquisition du recueil et distille un malaise croissant à mesure que l'histoire se développe. Si « L'Astroport » fait peur, c'est aussi en raison de sa très grande poésie, de ses nombreuses ellipses et du talent avec lequel Ligny n'en dit justement pas trop. Un vrai plaisir.

Au final, Le Voyageur solitaire est probablement la meilleure façon de convaincre les lecteurs de s'attaquer à l'œuvre de cet auteur hors normes. Textes savoureux et intrigants, univers très personnel mis en place avec acuité, bref, un « monde » à la Ligny. Ensuite, on enchaîne sur Aqua™ et on ne peut plus s'en passer.

Le Petit Cabaret des Morts

Septième tome du monumental cycle du Rêve du démiurge, Le Petit cabaret des morts fait directement suite à l'excellent Hadès Palace que les plus pauvres d'entre nous (et ils sont nombreux) peuvent désormais se procurer en poche, et dont nous avions dit beaucoup de bien ici même. Là où Hadès Palace s'interrogeait sur le douloureux rapport entre mort et création, amour et violence, ordre et anarchie, Le Petit cabaret des morts prolonge la réflexion sur la place de l'artiste et la nécessité parfois gênante de continuer à se produire, quoi qu'il en coûte. On le sait, les romans de Berthelot se lisent indépendamment les uns des autres, mais si Le Petit cabaret des morts n'échappe pas à la règle, force est de reconnaître qu'un détour par la case Hadès Palace n'est pas une mauvaise idée, tant les deux romans se suivent, se ressemblent et traitent globalement du même sujet en reprenant bon nombre de personnages clé. Pratique, donc, le lecteur lira deux bons livres au lieu d'un seul. En ces temps de crise, c'est appréciable. Si Hadès Palace trouvait une certaine forme de beauté poétique en prenant son temps, Le Petit cabaret des morts accélère singulièrement la cadence. Certes, l'auteur ne monte pas son livre au hachoir, mais on décèle une accélération générale des événements et une écriture plus tranchée qu'avant. Douloureuse, enjôleuse ou glaciale, la plume de Berthelot ne change évidemment pas sur le fond, mais on y constate une évolution du rythme et des images encore plus convaincante. Est-ce l'approche de la fin du cycle qui conduit l'auteur à explorer de nouvelles voix ou bien sa curiosité naturelle d'écrivain et son simple bon plaisir ? Mystère. En attendant, Le Petit cabaret des morts démarre rapidement, ne s'attarde pas beaucoup sur le paysage et ne regarde quasiment pas en arrière. De l'action, de l'action, de l'action (à la sauce Berthelot, toutefois, on est loin des films hollywoodiens). On y retrouve la famille Algeiba, plus particulièrement Romain et Yorenn, perdus dans un village et très occupés à panser leurs plaies. Sauf que la malédiction n'est jamais loin, et qu'après le suicide de Romain (auquel on assiste dès les premières pages), Yorenn tombe dans les bras du séducteur du coin, Alvar Cuervos, l'assistant du curieux docteur Malejour, un personnage bizarre qui a la douteuse manie de collectionner les âmes des morts après les avoir physiquement réduites via un appareil très début de siècle (ce qui leur procure plus de consistance, en quelque sorte). Mary Shelley et Wells ne sont pas loin, et en s'accaparant le mythe du savant fou, Berthelot s'amuse avec les codes, tout en livrant une histoire d'une grande beauté formelle où la tragédie tire son essence du désespoir humain et de l'amour impossible. Classique, donc, voire antique, d'autant que Berthelot ne s'arrête pas là et mélange allègrement tous les ingrédients du genre. Les frères ennemis Maxime et Yvan Algeiba, les fantômes (fantômes du passé et fantômes bien réels) et quelques personnages secondaires de premier plan (si on nous passe l'expression). On le voit, le théâtre n'est pas loin, et c'est d'ailleurs bien de cela qu'il s'agit, dans la mesure où l'odieux Alvar Curevos use de son pouvoir démoniaque (et héréditaire… lisez le roman) pour se débarrasser du docteur Malejour et faire de ses âmes perdus des jouets. Des jouets qu'il « embauche » dans son théâtre d'ombres personnel, le petit cabaret des morts du titre, promis à un grand succès…

Toujours subtil, toujours limite et jamais gratuit, Francis Berthelot prolonge une œuvre déjà impressionnante avec ce roman impeccable de bout en bout. Au passage, il s'offre le luxe de renouveler son univers très personnel sans le dénaturer le moins du monde. Une prouesse stylistique qui n'a rien d'étonnant quand on connaît la plume d'orfèvre de l'intéressé, mais qui donne au Petit cabaret des morts une saveur particulière, cette petite touche indéfinissable qui transforme les livres en excellents livres. Courez.

Les Dents de l’amour

Traduction très libre de Bloodsucking fiends [mais était-ce vraiment traduisible ?], le « nouveau » Christopher Moore date en réalité de 1995. Troisième roman de cet auteur américain sévèrement frappé (écrit juste après l'exceptionnel Un blues de coyote, paru en « Série Noire », puis repris en Folio « Policier »), Les Dents de l'amour revisite le thème éculé du vampire, le délire en plus. Et question délire, Christopher Moore en connaît un rayon. Mais si ce roman est plutôt réussi dans son genre, pourquoi le publier maintenant ? Tout simplement parce que Christopher Moore en a écrit la suite directe, sortie en 2007 outre-Atlantique, et sobrement intitulée You suck, a love story (bon courage au traducteur). L'occasion idéale pour la collection « Interstices » de faire d'une pierre deux coups et de suivre le grand écart de son auteur en proposant au public le premier volet d'un diptyque sanglant et drolatique en attendant le second, encore dans les cartons. Rassurons de suite les lecteurs en signalant qu'en fait de première partie, Les Dents de l'amour se lit comme un seul et unique roman, avec autant de légèreté que les autres. Christopher Moore y déploie un enthousiasme contagieux, via une histoire évidemment drôle, mais surtout étonnamment bien construite. On est loin du Christopher Moore poussif du Secret du chant des baleines, et bien plus près du fou furieux responsable de l'hilarant (et encore inédit chez nous) Practical Demonkeeping. Tant mieux pour celles et ceux que les récentes publications « Interstices » n'avaient pas convaincus. De fait, Les Dents de l'amour s'adresse à tout le monde, fan ou pas. Située à San Francisco, l'intrigue est d'un réalisme imparable : mordue par un vieux vampire désagréable, machiavélique et réellement méchant, la jeune (et jolie) Jody se retrouve créature de la nuit malgré elle. Une situation qui n'a rien de romantique aujourd'hui, quoi qu'on en dise. Prenons un exemple pratique : les vampires ne sortent que la nuit et sont en danger de mort le jour. Pas simple, pour travailler. Car pour avoir un logement confortable où entreposer son cercueil et y dormir le jour, il faut bien travailler. Sinon, comment payer le loyer ? Et le travail de nuit est rarement intéressant, en plus d'être assez mal payé. Et puis c'est bien beau, d'être un vampire, mais où trouver à manger quand on a horreur de la violence ? D'un point de vue strictement objectif, il est plutôt difficile de mordre la bonne veine, et le sang, c'est moyen, question gastronomie. Bref, pour Jody, c'est compliqué. Aussi va-t-elle faire une alliance toute en tension avec un jeune homme aspirant écrivain, monté à San Francisco pour y devenir le nouveau Jack Kerouac. En attendant cette hypothétique reconnaissance artistique, Thomas (c'est son nom) bosse de nuit dans un supermarché, et surveille la bande de crevards hauts en couleurs qui lui servent de collègues. Couple improbable et mal embarqué, Thomas et Jody doivent également composer avec le méchant vampire du début, qui, lui, a des intentions plutôt meurtrières à l'égard du genre humain. Tout ça sous le regard céleste d'un clochard royal respecté par toute la ville, qui confond malheureusement les agissements de Jody et du méchant vampire. Avec en prime la réapparition du décidément très tenace inspecteur Riviera, flic vaseux assez récurrent chez Moore, toujours partant pour s'empêtrer dans des embrouilles monumentales. Secouez, ajoutez quelques délires remarquablement mooresques, et vous obtenez un roman certes déjanté, mais extrêmement bien fichu, intelligent et jubilatoire. Les plus sceptiques hausseront les épaules, mais les autres se précipiteront sur ce court bouquin qui, à défaut de transmuter toutes les valeurs de la littérature universelle, ne prétend à rien d'autre que ce qu'il est : quelques grammes de plaisir gourmand et bien raconté, dans un monde ennuyeux à mourir.

Décompositions

Roadbook tragi-comique centré autour d’une fille perdue comme il en existe tant en littérature, Décomposition vaut surtout pour sa description d’une Amérique ravagée par le néant. Le tout dans une ambiance de fin du monde parfaitement réelle, à l’approche du cyclone Katrina.

Publié aux éditions du Masque et impeccablement traduit par Claro, le roman de Jason Eric Miller pourrait n’être que la énième déclinaison d’une fuite automobile, mais grâce à un petit plus indéfinissable (le charme de l’héroïne, le ton faussement décalé, l’effroyable sérieux de l’ensemble ?), Décomposition prend des allures de petit miracle, même si la limite du roadbook est indépassable en soi. Pas de fin, pas de début, une simple tranche de vie, dans une langue simple et frontale, avec comme paysage les paumés si représentatifs d’une Amérique crasse, débile et détraquée. On y suit la fuite d’une jeune femme qui, bien décidée à refaire sa vie avec l’homme qu’elle a quitté plusieurs mois auparavant, fuit la Nouvelle Orléans avant l’arrivée du cyclone, le cadavre de son amant dans le coffre. Elle l’a tué, on ne sait pas encore comment (on le saura plus tard), elle déteste son existence, elle se déteste elle-même, elle a un passif (un enfant mort, un père aimant et une mère haineuse), des problèmes existentiels insolubles. Elle perd pied. Noyée dans un monde qui n’a plus aucune signification, elle tente de rallier Seattle par la route, sans dormir, sans rien prévoir, comme ça, avec un mort dans le coffre. Sur sa route, des hommes, des femmes, des gens normaux, moyens, tristes ou malades. Et ce cadavre qui commence à puer, ce cadavre qu’elle recouvre de fleurs, de déodorant, de faux yeux en carton pour en masquer l’horreur muette. En chemin, elle croise la route d’un camion qui mène une batterie de poulets à l’abattoir. Révoltée par ce qu’elle considère comme une injustice, elle tente d’en sauver un. Essai transformé, mais à cause d’un loquet mal fermé, les autres poulets s’enfuient, filent sur l’autoroute, se font écrabouiller par les véhicules, déclenchent des accidents et l’ensemble se termine en apocalypse. Jolie métaphore de l’existence, où quelques choix honnêtes, mais malheureux, ont parfois des conséquences catastrophiques. Bref, on s’en doute, c’est mal barré. Mais à mesure que l’espoir s’amenuise et que le comique de la situation se transforme tranquillement en indicible tristesse, Jason Eric Miller passe discrètement de l’absurde à l’intime, sans que le lecteur se rende compte qu’il s’est magistralement fait avoir. On fait corps avec la narratrice. On l’aime, on la suit, on y croit, on est désespéré avec elle, on comprend ses fêlures, on est calmé net par ce qui commençait comme un simple roman noir un poil décalé et qui se termine en fable humaniste d’une violente profondeur.

Affreusement triste ou tristement affreux, mais toujours sérieusement drôle, Décomposition est un livre à lire un soir, au calme, quand les ombres menacent et que la fin du monde s’annonce au 20 heures, comme ça, sans vraiment changer le cours des choses. Pas un roman renversant, non, juste une histoire touchante, injuste et douloureuse. Mais belle. Et c’est déjà beaucoup.

Les Ruines de Paris en 4908

Alfred Franklin n'est pas un familier de ces colonnes. Il y a même fort à parier que peu d'habitués du genre ont simplement entendu parler de lui. Né en 1831, ce distingué érudit, bibliothécaire et historien, fût conservateur de la bibliothèque Mazarine et passa discrètement à la postérité avec deux ouvrages historiques d'une portée assez confidentielle : Paris et les parisiens au XVIe siècle et La Vie privée des Parisiens au temps des premiers capétiens. On lui doit aussi un Dictionnaire des arts, métiers et professions qui porte son nom. Collectionneur et bibliophile, cet excentrique tranquille nourrissait par ailleurs une passion dévorante pour la typographie, au point de s'être fait installer une imprimerie au sous-sol de son pavillon de Viroflay. Il s'amusait à y mettre sous presse des fantaisies de son cru, qu'il tirait à quelques dizaines d'exemplaires pour les offrir à une poignée d'amis choisis. On lui connaît ainsi un Mœurs et coutumes des Parisiens en 1882, dont il ne reste rien, mais dont on sait que la première page portait la mention suivante : « Imprimé par Charles Agnostet, éditeur, 23 rue de Plasmats, Paris, 3382. » Si Les Ruines de Paris en 4908 nous est parvenu, c'est qu'il connut un destin éditorial plus erratique. Plusieurs fois réédité, c'est aujourd'hui au tour de l'Arbre Vengeur de l'ajouter à son insolite catalogue.

Il s'agit du récit épistolaire d'une expédition scientifique sur les ruines de Paris, ordonnée par l'Empereur en cette fin d'année 4908. Cette aristocratie très « Second Empire » s'est installée, semble-t-il depuis plusieurs siècles, à Nouméa, alors que la France a depuis longtemps été victime d'un cataclysme dont on ne saura rien. Arrivé sur les rives de l'ancienne métropole, l'Amiral Quésitor et son équipage découvrent une population d'autochtones débonnaires et accueillants, dont la propension à renverser ses gouvernements n'a d'équivalent que la passion que tous ont à dégoiser sur la politique de leur pays. Très vite, les sympathiques sauvages emmènent les Impériaux aux portes de ce qu'il reste de Paris, où les premières découvertes qu'ils vont faire justifieront l'envoi d'un corps expéditionnaire plus imposant qui aura pour mission de sortir des ruines des trésors qui seront expédiés à Nouméa.

À la lecture des Ruines de Paris en 4908, on pense forcément à L'An 2440, rêve s'il en fût jamais de Louis-Sébastien Mercier. Mais là où ce dernier est fastidieux, le petit livre de Franklin est, lui, savoureux, et distille quelques vacheries érudites bien senties. Ecrit en 1875, quatre ans après la liquidation de la Commune et à la fin d'un siècle de révolutions et de coups d'états, le vieux bibliothécaire se moque de la versatilité de ses concitoyens. Les autochtones qu'il dépeint nous restent familiers dans leurs défauts. Aimables papoteurs et ragotiers râleurs, ce petit peuple s'en tire finalement mieux que les puissants de l'époque, que Franklin raille avec une causticité qui sonne comme un écho bourgeois de la verve libertaire de Zo d'Axa.

Mais s'il n'épargne ni les empereurs (les Poléons), ni les rois, c'est toutefois à sa propre chapelle qu'il réserve ses attaques les plus féroces. L'aréopage de scientifiques qu'il rassemble au chevet de la ville lumière s'illustre par son incompétence et sa prétention. On imagine facilement les interminables arguties des pompeux que le respectable bibliothécaire a dû subir tout au long de sa carrière, et dont il se venge ici. Ainsi en profite-t-il pour adresser quelques piques à ses contemporains. On appréciera, par exemple, la (re)découverte de l'Académie Française, que Franklin fait disparaître des cartes pour favoriser la méprise de ses distingués confrères du futur qui y verront les ruines du muséum d'Histoire Naturelle. Ironique destin pour cette auguste Coupole, sensée abriter les Immortels. Vanitas vanitatum, sic transit gloria mundi

Toutefois, derrière l'absurde des conclusions que les scientifiques impériaux tirent de leurs découvertes, Franklin pose la question plus profonde de la relativité des sources et met en garde quant à l'inébranlable certitude historique. Il fait ici montre d'une modernité dans l'approche de sa science tout à fait inhabituelle pour son époque, car il faudra attendre l'Ecole des Annales et la nouvelle histoire de Febvre, Braudel et Bloch — dans les années 1930 — pour qu'une approche scientifique de l'Histoire se répande dans les milieux universitaires.

Tout en s'inscrivant dans une tradition presque voltairienne, et derrière une apparente légèreté, c'est bel et bien l'œuvre d'un érudit que réédite ici l'Arbre Vengeur, augmentée pour l'occasion des illustrations un brin trop naïves d'Amandine Urruty. Si celles-ci n'ajoutent rien au propos, il nous reste ce texte insolite et caustique que goûteront certainement avec plus de gourmandise les familiers de Paris. Les autres devront se faire à cette idée des ruines de la Capitale que ne domine pas de sa hauteur la Tour Eiffel, construite quatorze ans après la parution du présent opuscule. Un détail qui suffit seul à dater cette petite fantaisie, mais pas au point de lui faire perdre sa saveur. Une gourmandise oubliée, qui amusera le palais des amateurs de l'histoire du genre.

L’œil du Purgatoire

Homme discret s'il en fut, ce polytechnicien, ingénieur de son état et vieux garçon, a distillé, dans une réclusion obstinée, une œuvre rare hélas tombée dans un relatif oubli duquel quelques acharnés tentent de l'arracher depuis peu. Ainsi Serge Lehman, en 2006, qui choisit d'inclure l'un de ses romans — Les Signaux du soleil — dans son anthologie monstre Chasseurs de chimères (cf. critique d'Ugo Bellagamba dans le Bifrost n°45). Ainsi Laurent Genefort, qui annonce Joyeuses apocalypses pour le premier trimestre 2009, omnibus à paraître dans sa belle collection « Trésors de la SF », chez Bragelonne, qui réunira trois romans (La Guerre des mouches dans sa version de 1938, L'Homme élastique et La Guerre Mondiale numéro trois, ce dernier titre étant inédit !) et six nouvelles (dont cinq inédites). Ainsi aujourd'hui les éditions de l'Arbre Vengeur, avec cet indispensable Œil du purgatoire, augmenté de la préface que Bernard Eschasseriaux avait signée pour la réédition de 1972 chez « Ailleurs & Demain ». Le vrai plus produit étant, incontestablement, les illustrations d'Olivier Bramanti, qui a parfaitement su saisir la noirceur atrabilaire de Spitz. Petit tour de force, d'ailleurs, que d'ajouter à la perfection ombrageuse de ce chef-d'œuvre.

C'est volontiers en noir et blanc (après tout, cet Œil… fut écrit en 1945) et, pourquoi pas, sous les traits de Pierre Fresnay, qu'on se représenterait Jean Poldonski. Peintre évidemment maudit, il porte sur ses semblables un regard empreint d'un mépris rageur. Fermement convaincu que son génie le prive, tout autant qu'il le préserve, de la fréquentation du vulgaire, il vit presque reclus, attendant que l'évidence de son immortel talent s'impose d'elle-même au monde. Finalement, plus poseur qu'artiste, il laisse son ressentiment nourrir sa misanthropie. Clairement bipolaire, il passe de courtes phases d'euphorie à de sombres périodes de dépression.

C'est par hasard qu'il va faire la connaissance de Christian Dagerlöff. Le vieil homme, qu'il prend d'abord pour une sorte de professeur Nimbus, s'avère en fait n'être qu'un garçon de laboratoire à l'Institut Pasteur, qu'un deuil a définitivement fait divorcer de la réalité. Ce dernier prétend avoir percé le secret du voyage dans le temps. Pas par le biais d'une machinerie quelconque, non, mais plus étrangement via un parabacille cultivé sur la moelle du lièvre de Sibérie. La théorie de Dagerlöff est simple : selon lui, toutes les créatures ne vivent pas dans le même temps. Ainsi, l'oiseau qui s'envole alors que le chasseur épaule a-t-il la capacité d'anticiper sur le temps dudit chasseur, et donc de s'enfuir. Le vieil illuminé prétend être parvenu à isoler sur le lièvre de Sibérie un parabacille qui, injecté à un homme, lui permettrait d'accélérer dans le temps à mesure que le germe se développerait et prolifèrerait dans son organisme.

Les incroyables révélations de Dagerlöff ne parviennent toutefois pas à distraire Poldonski de la seule chose qui l'intéresse vraiment : lui. Arrivé à la conclusion que ce monde vulgaire et insensible au Beau n'est plus pour lui, il choisit d'en finir. Son suicide programmé, il s'en ouvre au vieux laborantin au cours d'un des dialogues de sourds qui lient bizarrement les deux hommes, l'un et l'autre enfermés dans leurs obsessions respectives. Dagerlöff décide de tester son invention sur le peintre. Comme il ne peut trouver prétexte à une injection, il va se contenter de la lui appliquer sur les yeux avec un mouchoir imbibé de sa solution. Commence alors pour Poldonski un étrange voyage. Puisque si ses yeux voient bien le futur, son corps, lui, reste ancré dans le présent.

Et étrange est bien le mot qui décrit le mieux ce court roman. On y retrouve la plume précise de Spitz, celle de La Guerre des mouches, probablement son livre le plus connu. On savait qu'il portait sur l'Homme un regard sans illusions (cf. « Les Anticipateurs », rubrique de Fred Jaccaud in Bifrost n°52 et 53), mais la première partie de L'Œil du purgatoire nous révèle une misanthropie qui ne peut se résumer à une simple licence artistique. Il met une telle méticulosité dans la détestation de son prochain — qu'il semble mépriser avec la précision maniaque d'un entomologiste fou —, qu'on pense à un Cioran qui aurait délaissé, pour une fois, l'aphorisme. Spitz a le même sens de la formule, de l'image. De la provocation aussi. Oppressant tout autant qu'admirable, ce long préambule à l'histoire n'est qu'une diatribe brillamment haineuse et cynique qui pourra, j'imagine, sortir du texte les plus optimistes (ou les moins lucides, c'est selon) des lecteurs.

Puis, comme une épiphanie, l'administration par Dagerlöff du parabacille semble éclairer le monde d'une lumière neuve. « Il m'arrive une aventure extraordinaire : je m'éveille guéri ! », écrit Poldonski en ouverture du troisième chapitre. Au passage, on notera comment Spitz se dégage de cette extrême misanthropie, l'assimilant à une maladie. Le procédé pourrait être facile, si l'on n'en venait bien vite à trouver éminemment suspecte l'euphorie nouvelle de son héros. Se baladant ainsi entre les antipodes de la sociabilité, Spitz éveille notre méfiance, et cette félicité retrouvée sera, au final, toute aussi malsaine que l'acrimonie quinteuse qui avait présidée aux prémices du récit. D'autant plus qu'elle va très vite se heurter aux effets du parabacille de Dagerlöff.

Dès lors, à la noirceur aigre des premiers chapitres succède un surréalisme qu'on pourrait facilement qualifier de merveilleux s'il ne s'attachait pas expressément au morbide, à la déliquescence de toutes choses. C'est évidemment l'effet premier du sérum, qui va révéler à Poldonski le pourrissement, le délabrement des lieux, mais aussi celui des corps, puis enfin la mort et la finitude ultime de tout ce qui l'entoure. Et même si, très habilement, Spitz ne manque jamais de rappeler que tout cela n'est qu'une sinistre illusion neurochimique, comme Poldonski nous ne parvenons plus à faire la part des choses, et avec lui, nous nous acheminons vers l'inéluctable mais sublime apothéose de ce court roman. Molle apocalypse privée, où le temps n'est plus rien. Où rien n'est plus rien.

L'Œil du purgatoire dérange, bouscule. Jacques Spitz y démontre toute sa singularité et le génie de son écriture. Paradoxe, au fond, que de s'offrir avec une telle application à la lecture de ceux qu'on estime si peu. C'est le cri poussé dans le désert par tous les grands misanthropes, modulé ici avec une telle perfection qu'il porte l'exécration au rang d'art majeur. Que l'Arbre Vengeur décide de sauver cette perle noire est une chance à ne rater sous aucun prétexte. Livre rare et rigoureusement indispensable, rendu plus indispensable encore par le formidable travail d'Olivier Bramanti, qui œuvre ici au cœur même des ténèbres, brossant l'encre dans la masse pour lui arracher dans la douleur l'image qu'elle renfermait. Immanquable1.

Notes :
1. On précisera pour les curieux que ce roman de Jacques Spitz a récemment été adapté en BD par Jean-Michel Ponzio aux éditions Carabas, en deux tomes sous le titre Dernier Exil. [NDRC]

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug