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Les Miracles du Bazar Namiya

Keigo Higashino, connu pour ses romans policiers, œuvre dans un autre registre avec Les Miracles du Bazar Namiya, qui relève plutôt du fantastique – voire de la SF, avec sa thématique de voyage dans le temps. Ceci de la part d’un écrivain qui a, en vérité, plus qu’à son tour flirté avec l’Imaginaire, en termes d’ambiance (La Maison où je suis mort autrefois) ou en raison de la place occupée par la science dans ses enquêtes (la série du physicien Yukawa). Mais le présent roman saute le pas – et tranche aussi sur le reste de la production de l’auteur par son côté… lumineux ? Dont la couverture très anime donne le ton…

2012. Trois jeunes délinquants, pas des plus experts dans leur domaine, se réfugient dans un bazar abandonné après un coup qui a foiré. Or, tandis qu’ils patientent, une enveloppe est glissée dans la fente du rideau de fer de la boutique… Ils lisent la lettre, dans laquelle une jeune femme demande au propriétaire du bazar de bien vouloir la conseiller sur un problème épineux. Les délinquants découvrent bientôt que le vieux du bazar répondait à toutes les demandes de conseil avec le plus grand sérieux, en déposant ses suggestions dans la boîte à lait à l’arrière de la boutique. Les intrus jouent le jeu, et répondent… et une autre lettre tombe aussitôt par la fente du rideau de fer. Bientôt, ils se rendent compte qu’il y a plus bizarre encore : ces lettres semblent parvenir… du passé ?

Et inversement. Car la suite du roman, au fil de différentes parties consacrées à autant de personnages et de dilemmes, nous fera voyager à travers une bonne cinquantaine d’années, et ce dans le désordre – le boycott des Jeux olympiques de Moscou, la Beatlemania, la bulle spéculative, l’apparition d’Internet et des téléphones portables… Quel que soit le contexte, il y a toujours des gens qui doutent, confrontés à des choix de vie d’une importance capitale – des gens qui ressentent le besoin de demander conseil au Bazar Namiya. Leurs échanges avec le Bazar bouleversent leurs vies – que l’auteur des réponses soit le vieux bonhomme qui a lancé l’affaire… où trois jeunes gens paumés, en 2012, pas exactement de ceux que l’on jugerait aptes à donner les conseils les plus probants.

Il y a indéniablement un aspect feel good dans ce roman, très bienveillant à l’égard de ses personnages, et prônant cette même bienveillance, cet altruisme insoupçonné, sous les façades les plus rêches. C’est parfois rafraîchissant, mais aussi, avouons-le, çà et là à la limite de la niaiserie. Ce qui n’empêche pas l’auteur de se montrer subtil – ne serait-ce que dans l’exposition des dilemmes affectant les personnages. Le contexte social ou sociétal y occupe une place importante, qui rend les interrogations des personnages plus rudes – l’occasion d’évoquer bien des thèmes dressant un portrait plus sombre de la société japonaise et de son évolution (ce qui faisait la force d’un autre roman de l’auteur, La Lumière de la nuit) ; ainsi des relations entre les générations, du patriarcat, de l’égoïsme associé à la bulle spéculative – on appréciera tout particulièrement la séquence liée aux Beatles, qui traite de la thématique de « l’évaporation » de manière très émouvante. Car oui, ce roman peut se montrer très touchant, et l’humanité des personnages en est une force.

Le métier de Keigo Higashino en est une autre. Si son style est simple, voire simpliste, il ne fait aucun doute qu’il sait raconter une histoire — et complexe, avec ça. Les paradoxes classiquement associés au voyage dans le temps se mêlent à une mécanique bien huilée dérivée du policier, pour dessiner un récit biscornu mais à bon droit, et bientôt palpitant, riche en coïncidences troublantes et en mystères parfois insolvables, où les causalités les plus étonnantes, et les rétroactions, produisent un schéma narratif déroutant et pourtant étrangement clair – sans doute parce qu’il l’était pour l’auteur.

Plutôt une bonne pioche, donc, que cette excursion imaginaire de Keigo Higashino – un roman en forme de fable qui n’est pas sans défauts, mais s’avère plus subtil et profond qu’il en a tout d’abord l’air… et plus palpitant, aussi.

Bienvenue à Sturkeyville

Bob Leman – inconnu au bataillon. Il faut dire que cet auteur, décédé en 2006, n’a jamais publié qu’une quinzaine de nouvelles – dont une bonne dizaine avait en son temps eu droit à des traductions françaises dans Fiction, cela dit. Mais il avait été largement oublié depuis. Pas par tout le monde, heureusement : une intégrale en anglais a été publiée, et un lecteur français enthousiaste, qui avait gardé un excellent souvenir de ses lectures des années 1980, a suggéré aux éditions Scylla d’y jeter un œil : le projet d’un recueil comprenant les six nouvelles prenant pour cadre la petite ville de Sturkeyville (dont certaines inédites en français) est ainsi né. Un nécessaire financement participatif plus tard, le livre est sorti – bel ouvrage illustré par Stéphane Perger et Arnaud S. Maniak, et joliment traduit par Nathalie Serval.

Sturkeyville, donc, est une petite bourgade au pied des montagnes – un microcosme des États-Unis, qui pourrait, ailleurs, s’appeler Castle Rock ou Twin Peaks (ou Arkham). Rien d’une métropole, mais un semblant d’industrie a constitué le pôle autour duquel tout le reste tournait, et la ville était assez prospère, dominée par une gentry affichant avec narcissisme sa propre bienveillance. Ou pas tout à fait. Mais ça, de toute façon, c’était avant. Pour tout un tas de raisons (dont les plus fascinantes sont exposées dans la nouvelle « Loob », probablement le sommet du recueil, qui voit un géant simplet très sturgeonien faire bifurquer l’histoire dans le passé, à moins que sa responsabilité dans cette affaire ne soit qu’une hypothèse paranoïaque de déclassée), la ville a périclité, l’industrie l’a désertée : Sturkeyville, c’est ici l’histoire d’une déchéance.

Laquelle constitue un thème obsessif, qui se traduit souvent dans le recueil par des tragédies familiales. Ici, nous suivons un vampire curieux de son espèce et de son ascendance – ce qui ne peut que mal finir. Là, les excursions polynésiennes d’un ancêtre produisent les résultats que l’on est en droit d’attendre dans « le domaine Phillips […] en bordure du lac d’Howard ». Là-bas, la consanguinité white trash illustre plus que jamais la réalité sordide de la décadence, et du mal – avec comme signe révélateur récurrent une hygiène déplorable.

Tout cela évoque passablement Lovecraft —nul Grand Ancien ici pourtant, l’épouvante est plus matérielle que cosmique ; même si cette famille sous la coupe d’un ver, dans la nouvelle introductive, pourrait avoir une autre opinion à ce propos. En même temps, tout en développant une voix qui lui est au fond propre, Bob Leman explore d’autres références – dont, peut-être tout spécialement, Shirley Jackson, notamment dans la « maison hantée » de la dernière nouvelle. Et si la plume de l’auteur véhicule quelque chose d’anachronique, Stephen King est peut-être pourtant là, en embuscade – car tous ces auteurs, en racontant des histoires fantastiques riches en frissons, livrent en même temps des portraits sur le vif mais pas moins précis de la société américaine, dont la petite ville faussement tranquille synthétise les rancœurs et les échecs. Tout le monde y connaissant tout le monde, chacun a sa part dans les malheurs de la communauté – un constat navrant qui ne trouve une bizarre échappatoire que dans le constat plus navrant encore de l’impuissance généralisée.

L’ensemble constitue un recueil horrifique au charme certain – Bob Leman savait assurément raconter une histoire, poser un cadre comme des personnages –, une réussite indéniable. Bref, nous voici en présence d’une exhumation inattendue et pleinement justifiée, un beau projet qui mérite qu’on s’y attarde, de même que Bob Leman méritait qu’on se souvienne de lui et de son œuvre. Le boulot est fait.

La Piste des cendres

La Piste des cendres s’inscrit dans le même univers que L’Empire du léopard, un quart de siècle plus tard. Il n’en constitue pas une suite, et peut donc se lire de façon indépendante, voire même avant L’Empire du léopard.

L’action se passe au Nouveau-Coronado, contexte imaginaire mais s’inspirant de la colonisation espagnole en Amérique centrale et du sud. Formé vingt-cinq ans plus tôt, après la défaite de l’empire du léopard, le dernier et le plus puissant des royaumes indigènes, il présente un net contraste entre un nord (les ex-territoires impériaux) agricole et un sud industrialisé. Les divisions sont nombreuses, entre colons nordiques rêvant d’indépendance et sudistes fidèles à la métropole, entre indigènes et colons venus du Premier Continent, entre ceux qui ont connu celui-ci et ceux qui sont nés dans la péninsule, entre individus issus de parents d’une seule ethnie et métis, entre ceux issus d’un père colon et les autres. Alors que la grogne et les tensions pourraient prendre des allures de guerre civile, les indigènes montrent eux aussi des signes de révolte, et l’assassinat du vice-roi par l’un d’eux puis l’annonce de la venue prochaine de la reine Constance vont mettre le feu aux poudres. En parallèle à ce propos décolonisateur et sécessionniste, l’auteur en offre un second, plus personnel, montrant le chemin, psychologique, voire identitaire, parcouru par un chasseur de primes en quête de vengeance, issu des deux peuples de la péninsule, déchiré entre deux cultures (les deux trames se rejoignent d’une façon habile et surprenante à la fin du second tiers). La notion d’identité est un des axes structurant le roman, que ce soit celle d’une terre qui hésite entre n’être qu’une dépendance de la métropole ou une nation à part entière, celle des métis qui ne savent pas qui ils sont, celle des indigènes qui tentent sans succès de continuer à vivre sur des terres qui furent leurs mais ne le sont plus. L’auteur a déclaré avoir voulu proposer une fantasy de divertissement sans qu’elle soit pour autant dépourvue de fond, et sa réussite est totale, son roman abordant sans militantisme mais avec doigté des thèmes aussi profonds qu’actuels.

La singularité et le charme de cet univers, modelé sur la Patagonie, avec son ambiance western, ses vachers et chasseurs de primes, ses puits de pétrole et ses montgolfières, est ce qui frappe en premier, mais c’est loin d’être le seul point positif à mettre au crédit d’Emmanuel Chastellière. Il a su tisser une ambiance envoûtante, il a, contrairement à L’Empire du léopard, maîtrisé le rythme de bout en bout, ses personnages sont aussi variés (métis fils de grand propriétaire terrien, nouveau vice-roi qui est un ancien mercenaire en quête de gloire, indigène, journaliste) qu’intéressants et attachants, tout comme l’est leur évolution. Le style est fluide et agréable sans jamais être pédant, l’intrigue prenante, la construction narrative habile et astucieuse, et la fin tout à fait réussie, à l’image d’un épilogue qui ne pourra pleinement se comprendre que par ceux qui ont lu l’autre roman, bien que cela ne soit pas une obligation (mais permet une mise en perspective).

On pourrait reprocher à l’auteur l’utilisation de deux tropes éculés (même si c’est fait habilement), et l’emploi de la technique narrative constituant le twist de la fin du second tiers (et qui pourrait gêner certains lecteurs). On pourrait, oui. Mais cela ne doit pas masquer le fait que ce nouveau roman est facilement deux crans au-dessus de L’Empire du léopard (pourtant déjà fort recommandable) et consacre Emmanuel Chastellière comme un des nouveaux grands écrivains français de fantasy, dans sa forme la plus novatrice et pleine de sens, extra-européenne, post-médiévale et coloniale.

La Fileuse d'argent

Myriem a un don avec l’argent : elle sait où le trouver, elle sait comment le récupérer, et surtout, elle sait comment le faire prospérer. Normal, pour une fille et petite-fille de prêteur. Mais si son père a souvent échoué dans son métier parce qu’il écoutait ses bons sentiments, Myriem, elle, a compris qu’un cœur de glace lui permettrait d’éviter la misère, et plus que tout, de survivre. Ce qui se révèle être un défi de chaque jour dans leur contrée si particulière, où l’hiver est de plus en plus long, où chaque plante lutte pour pousser, où la nourriture vient à manquer, où les hommes sont égoïstes… Et où les Staryk, ces êtres froids qui règnent en maître féodaux sur leur pays (et qui ne sont pas sans rappeler les marcheurs blancs hantant un autre grand royaume de la fantasy), n’ont aucune pitié pour le peuple de Myriem. Malheureusement, le talent de la jeune femme ne passe pas inaperçu. Et quand le roi des Staryk lui demande de changer son argent en or, elle n’a d’autre choix que de se lancer corps et âme dans la tâche qui l’attend…

Naomi Novik reprend ici les éléments qui avaient fait le succès de Déracinée. S’inspirant de ses origines slaves, elle nous plonge dans un conte d’apparence traditionnelle, mais en y introduisant les codes de la fantasy moderne. Myriem pourrait être la fille d’un Rumpelstiltskin ambivalent, une créature sensible se cachant derrière ses grandes manières pour éviter de montrer sa souffrance et sa douleur. Froide, parfois cruelle – mais nécessité fait loi –, elle est aussi une représentation de femme forte qui décide un jour de ne plus subir le joug d’un destin masculin, mais de créer son propre chemin, malgré les obstacles, et de faire entendre sa voix. D’ailleurs, il est bien ici question de voix, celle de Myriem, qui porte le récit principal, mais celles aussi des autres femmes (et de l’enfant), qui alternent tout au long du roman, et qui filent toutes ensemble une histoire dont le motif principal est composé de nombreuses volutes.

Et c’est précisément là que le lecteur peut trouver son véritable plaisir littéraire : le détail est plus intéressant à observer que la tapisserie toute entière… Chaque chapitre crée un ornement différent et unique, et les petites voix glacées et frileuses sont toutes aussi essentielles que les grandes chansons flamboyantes. Certes, la trame de fond a un aspect de déjà-vu, l’écriture n’est pas révolutionnaire, et on pourrait trouver quelques personnages trop ternes… mais l’ambiance polaire (ou volcanique selon le chapitre) est rendue avec une belle justesse, l’effleurement stylistique des personnages tient de la pudeur et de la protection glacée, maîtrisées par l’écrivain, et quand l’action classique vient à manquer, elle se déploie en fait sur des fils internes si fins qu’ils échapperaient presque au spectateur trop rapide.

Une belle histoire, donc, qui nous rappelle qu’un chuchotement bref est parfois bien plus tonitruant qu’un brouhaha de cris, et que sous la glace brûle souvent un feu insatiable…

Vigilance

Vigilance de Robert Jackson Bennett (trad. Gilles Goullet) est désormais disponible !

Les Agents de Dreamland

Les Agents de Dreamland de Caitlín R. Kiernan (trad. Mélanie Fazi) est dès à présent disponible !

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