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Witch World – Le cycle de Simon Tregarth

Si le nom d’Andre Norton (1912-2005) ne dira rien au lecteur français moyen, c’est en revanche une référence absolue pour le monde anglophone, lecteurs mais aussi, surtout, auteurs : avec près de 70 ans de carrière et plus de 300 livres publiés, Norton a eu une influence considérable sur des générations entières d’autres écrivains. L’autrice (qui adopta, comme d’autres, un pseudonyme masculin à une époque où ne pas le faire était compliqué) est ainsi une icône à l’égal d’une Leigh Brackett, voire d’une Ursula Le Guin.

Pour le 60e anniversaire de la parution du premier tome de son cycle phare « Witch World » (comprenant des dizaines de textes, dont des romans coécrits avec d’autres auteurs, et des recueils de nouvelles supervisés par Norton), Mnémos a l’excellente idée de proposer, dans une traduction inédite, un omnibus comprenant les deux premiers romans de cette vaste saga, 30 ans après la précédente édition française. Le point de départ est très classique, dans la lignée du Trois cœurs, trois lions de Poul Anderson, ou du Une Princesse de Mars d’E.R. Burroughs : un terrien moderne franchit, pour fuir ses ennemis, un portail dimensionnel, et se retrouve dans un autre lieu, et/ou peut-être un autre temps. Un monde de fantasy centré sur le pays d’Estcarp, dirigé par les Sorcières, étant entendu que seules certaines femmes peuvent posséder le Pouvoir. Ses ennemis, au nord et au sud, veulent sa perte, se défiant de sa magie et de sa gynocratie. Les hommes, cependant, n’y sont pas réduits à un statut inférieur : ils remplissent leur propre rôle, assurant la défense martiale de la contrée. La défiance envers les Sorcières s’étend cependant même à certains de leurs alliés, les Fauconniers, ce qui ne les empêche pourtant pas de faire front commun quand une mystérieuse nation venue d’Ailleurs (autre continent, autre temps, autre monde ?), le Kolder, use d’une autre forme de pouvoir, la science, d’une façon terrifiante. D’ailleurs, les vestiges d’âges plus avancés technologiquement ne sont pas inconnus à Estcarp et ses environs : lance-dards, lumières électriques, générateurs, etc.

Peut-être en réaction au fait d’être obligée de prendre un pseudonyme masculin, Norton a créé une science-(high)fantasy hautement féministe, sans pour autant donner dans la radicalité ou la guerre des sexes, sans sacrifier à un côté engagé le souffle épique de l’aventure, du combat entre magie et science, entre Bien et Mal. Sur quelque plan que ce soit (y compris celui de la romance), cet omnibus se révèle une lecture très enthousiasmante, magnifiée par une excellente traduction, et une œuvre sans nul doute à la hauteur de sa considérable réputation.

Après nous les oiseaux

Après nous les oiseaux, premier (court) roman de l’autrice danoise Rakel Haslund, emmène le lecteur dans un monde post-apocalyptique. Bien que les détails restent vagues, des catastrophes écologiques (pollution, montée des eaux) et humaines (guerres, épidémies) ont laissé une planète en ruines où la nature reprend doucement ses droits.

Au cœur de cette désolation, une jeune fille anonyme qui semble être la dernière survivante, décide de quitter son refuge et de marcher vers l’océan. Elle vit dans un isolement absolu depuis la perte de sa mère, une absence marquante qui teinte son cheminement de deuil et de sentiments complexes. Pour le lecteur, l’espoir de la survie d’autres êtres humains cohabite avec la crainte qu’une éventuelle rencontre entre survivants ne se transforme en affrontements.

Au cours de son voyage, notre héroïne tisse un lien ténu avec un oiseau qui semble l’accompagner. Les mots, jadis vecteurs de communication et de compréhension, s’effritent lentement dans son esprit. À mesure que le froid de l’hiver s’installe, l’emprise de l’oubli grandit, effaçant ses souvenirs. Bientôt, il ne subsiste plus de sa mère qu’une simple syllabe, « Am », qui encapsule la mémoire de toute une existence. La perte du langage reflète la dissolution du sens dans un monde sans repère. Pendant un temps, elle lutte contre cette amnésie grandissante en inventant un langage spécifique, imagé et parfois naïf, pour décrire son environnement. Mais à quoi sert le langage lorsqu’on n’a personne avec lequel dialoguer ?

Le style poétique et évocateur de Rakel Haslund se manifeste à travers des descriptions précises qui reflètent le calme et la mélancolie d’un monde dévasté. La narration au présent et le point de vue de la jeune fille offre un aperçu parcellaire, intime, de sa réalité fragmentée. Épurée mais chargée en émotions, l’écriture, admirablement rendue par le travail de traduction de Catherine Renaud, crée une immersion totale et évoque des images parfois glaçantes de la mort.

Après nous les oiseaux se concentre sur l’exploration introspective plutôt que sur l’action. À travers le prisme de sa protagoniste solitaire, il explore les recoins obscurs de l’errance, du désir de continuer à vivre, de la quête de sens et du rôle fondamental des mots dans un monde où la nature impose sa suprématie et où l’homme est redevenu un animal comme les autres. Le roman peut se lire comme une fiction climatique, mais c’est aussi une fable philosophique qui invite à méditer sur la puissance intrinsèque du langage dans la construction et la perception de la réalité. Malgré un prix (trop) élevé au regard de sa brièveté, ce court roman, empreint de tristesse et de beauté, constitue une invitation à explorer les profondeurs de l’âme humaine qu’on aurait tort de décliner. Chaque mot résonne longtemps après la lecture de la dernière page.

Faunes

Déjà récompensé outre-Atlantique par pas moins de trois prix (le Prix du CALQ, le Prix des Horizons imaginaires et le Prix Ville de Québec), ce premier court roman a fait une entrée remarquée en France chez L’Atalante dans la collection « La Dentelle du Cygne », au sein de laquelle il détonne déjà : sous ses airs de fix-up, Faunes s’offre en « constellation » de moments dont le récit, très court, passe tel un coup de vent glacé dans la nuit. Le texte est brumeux, l’atmosphère sombre, l’intrigue inquiétante. L’éditeur, comme pour couronner cette singularité, a façonné un ouvrage d’une qualité appréciable, et pris soin de mettre sa maquette au service de l’œuvre. L’illustration de couverture, signée Martin Wittfooth et tirée de l’édition d’origine, installe idéalement le décor de cette aventure.

D’une page d’un noir profond à l’autre, l’autrice dépeint un monde étrange qui ne fera que s’esquisser aux yeux du lecteur avant de lui échapper aussitôt. Laura, une biologiste travaillant à la frontière de plus en plus poreuse entre l’humain et l’animal, dans un monde où la nature telle que nous la connaissons semble se dérober à l’emprise de l’humanité, demeure l’unique repère fiable de cette lecture. Car c’est bien elle que l’on voit se détacher peu à peu de ses pairs pour glisser vers une condition autre, tel le témoin d’une humanité nouvelle. Laura nous est contée au travers de ses expériences et de ses choix, ou dans le regard de ceux dont elle croise le chemin. Le lecteur ne fait ainsi que deviner son parcours, et à travers lui l’évolution d’une espèce humaine qui semble avoir perdu de sa superbe.

Christiane Vadnais, dont le style très organique ne fait que renforcer l’impression de cheminer à l’aveugle au bord d’une pente abrupte, réussit ici son pari. Située elle-même en frontière, cette œuvre impressionniste apparaît, faute de pouvoir s’inscrire franchement dans un genre précis, véritablement inclassable. Aucune importance, en fin de compte : peut-être le but était-il justement de laisser derrière elle un sentiment indéfini, de passer comme une ombre dont on n’a pas pu clairement identifier les contours. Œuvre performative, donc, qui échappe à son lecteur tout comme le franchissement de la frontière échappe à Laura. Une ouverture rafraichissante, en somme, et une occasion en or de s’échapper des sentiers parfois trop bien balisés de l’Imaginaire grâce cette voix nouvelle assurément talentueuse.

Le Programme Lazare

Dans ce premier roman, Brice Reveney imagine qu’afin de consoler des parents affligés par l’assassinat d’un enfant, on va inventer la vie que celui-ci aurait eue s’il n’avait croisé la route d’un tueur pédophile. Une re-création confiée à l’assassin lui-même en guise de réparation, qui appliquera le principe du déterminisme cher à Laplace pour extrapoler, avec une précision méticuleuse, ce futur volé à partir de la courte biographie de la victime. Dans sa cellule, il rédige de minutieux mémoires détaillant la vie de l’enfant, son évolution, ses études, ses relations… qu’on envoie aux parents endeuillés. Bien vite, on complétera ces chroniques par des artefacts de plus en plus élaborés : bulletins scolaires, traces de pas dans la maison, vêtement oublié dans l’entrée, acteurs…

Ici se situe le point le plus intéressant du roman : dans l’affirmation de la suprématie de la fiction sur la réalité : « Si la réalité entre en conflit avec le mirage, il ne reste qu’à changer la réalité. » (p. 248).

Mais en dehors de cet encensement du pouvoir de la fiction, le roman déçoit. Il échoue à créer la suspension d’incrédulité nécessaire à toute œuvre de SF. On ne parvient jamais à croire que des parents endeuillés vont accepter quelque chose d’aussi grotesque, d’aussi choquant que le programme Lazare. Si plusieurs chapitres se focalisent sur les géniteurs de Marjorie, leur ralliement au programme est expédié en un court paragraphe qui ne convainc pas le lecteur. Puis le système se met en place et débouche sans surprise sur des situations kafkaïennes (premières amours, entrée dans le monde du travail des « Enfants » parvenus à l’âge adulte…), jusqu’à conduire la mère à la folie. Reveney semble consacrer près de cinq cents pages à démontrer par l’absurde ce que tout lecteur sait avant d’avoir ouvert le livre : il est impossible d’oublier la mort de son enfant.

Au-delà de l’incrédulité que suscite l’histoire, son traitement pose aussi problème. L’écriture est élégante, tour à tour sentencieuse et ironique, la construction est subtile. Mais cette virtuosité provoque la gêne plus que l’admiration, un malaise s’installe que le double « gag » final ne viendra pas dissiper, au contraire.

Plus on avance dans le roman, plus l’histoire se focalise sur les pédophiles et leurs créatures virtuelles, laissant à l’arrière-plan les victimes et leurs parents. Tels les assassins qu’il prend pour personnages principaux, l’auteur finit par reléguer le crime au rang de l’anecdote, au profit du fantasme démiurgique de ses pervers pygmalions. L’assassin de Marjorie finira même par donner des leçons aux parents de la jeune fille, convaincu qu’il la comprend et l’aime davantage qu’eux. Ce serait drôle si ce n’était abject.

Le Programme Lazare est un roman non dénué de qualités, tant dans son écriture que dans l’originalité du sujet traité. Sauf que, bâti sur des prémisses bancales, il échoue à convaincre. Plus encore, il crée un malaise. Pas par le thème abordé (Ellis a montré avec American Psycho qu’on pouvait prendre pour héros un tueur psychopathe, et Enriquez a su raconter dans Notre part de nuit des sévices infligés à des enfants sans renoncer à l’empathie), mais par la façon de le traiter : s’égarant sur des voies ambiguës, l’ouvrage prend l’allure d’une blague de mauvais goût.

Paradox Hotel

Être cheffe de la sécurité d’un grand hôtel n’est pas de tout repos. Ce n’est pas January Cole, attachée au Paradox Hotel, qui dira le contraire. Victime d’une maladie professionnelle, le Décollement, qui l’a forcée à accepter ce travail au lieu de traquer les contrevenants sur le terrain, en deuil après la mort de sa compagne, elle traverse une mauvaise période. Alors qu’une tempête bloque tous les voyageurs dans l’hôtel pour une durée indéterminée, et qu’elle doit superviser la rencontre au sommet entre plusieurs repreneurs potentiels bourrés de fric, voici qu’elle découvre un cadavre de Schrödinger (allongé, dégoulinant de sang, sur le lit de la chambre 426… ou pas, suivant les observateurs), qu’un trio de bébés vélociraptors est lâché dans les couloirs, et que toute l’informatique de l’hôtel se déglingue, y compris, et surtout, la machine à café ! L’heure est grave… Plus encore quand on sait que les voyages proposés non loin du Paradox sont des voyages temporels. Les radiations sont responsables de la maladie de January, dont l’esprit dérive dans le temps – parfois le passé, parfois l’avenir – sans qu’elle puisse distinguer ses hallucinations du présent. Et les acheteurs potentiels de la technologie et des lieux veulent s’en servir selon leurs bons vouloirs et leurs caprices, sans se préoccuper de potentiellement annihiler quelques trucs totalement secondaires, comme la réalité…

À l’image du résumé ci-dessus, Paradox Hotel part dans tous les sens. L’histoire nous est racontée du point de vue de January Cole. Celle-ci, du fait de sa maladie, de son deuil et, avouons-le, de son caractère particulièrement imbuvable, n’est pas la narratrice la plus fiable qui soit. Et l’auteur de multiplier les fausses pistes dans ce faux roman noir, où il est impossible de savoir jusqu’au bout quel détail mentionné aura très vite son importance dans le récit, et quel autre ne sera qu’une scie agaçante revenant trop souvent. Heureusement, Rob Hart évite l’écueil de nombreux récits sur le voyage temporel, s’en sortant par une pirouette lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages que la théorie est à ce point complexe qu’ils ne savent pas eux-mêmes comment ça marche. Et pour compliquer le tout, Hart en rajoute une couche avec une critique à la truelle de l’ultracapitalisme et des références à peine voilées à Trump, Musk/Zuckerberg, et même aux relations entre le gouvernement des États-Unis et l’Arabie Saoudite. Ce qui a pour effet d’ancrer son récit dans l’époque où il a été écrit (2022, en VO) et d’amuser certains lecteurs de cette époque, mais qui risque fortement d’agacer ou de perdre les lecteurs futurs qui n’auront plus ces références. Au bout du compte, Paradox Hotel est une enquête en vase clos agréable, mais un peu trop fouillis, ne sachant jamais si elle doit aller à fond dans l’absurde, à la Douglas Adams ou à la Fredric Brown, ou bien rester sérieuse comme un Philip K. Dick…

Rossignol

L’avenir lointain, très lointain. Les diverses espèces sentientes peuplant le cosmos se sont entredéchirées durant des siècles de guerre totale, où la génétique a joué un rôle prépondérant : si vous voulez que vos guerriers soient à la hauteur de l’ennemi, pourquoi ne pas pratiquer l’hybridation afin d’obtenir des troupes d’élite ? Mais le revers de la médaille, c’est que les combattants en sont venus à tisser des liens de fraternité : plus le conflit faisait rage, plus ils se voyaient en semblables. Alors, déserteurs, réprouvés, pirates, contrebandiers se sont regroupés pour fonder dans la clandestinité leur propre nation – la station, un planétoïde artificiel conçu pour accueillir presque toutes les espèces, quel que soit leur biotope d’origine, leur intégrité étant garantie par un système de maintenance hypersophistiqué. La station est une sorte de Point central, un nœud de commerce, d’industrie et de communication, vite devenu indispensable au cosmos connu, et l’hybridation se poursuit, génération après génération, certains souhaitant une fusion totale de toutes les espèces. Mais le ver est peut-être dans le fruit… La maîtrise de l’antique système de maintenance est incertaine, un mouvement spécien milite pour la pureté plutôt que le métissage, et les intentions des puissances interstellaires ne sont plus très claires.

Cet univers foisonnant, on le découvre par les yeux d’une narratrice humania dont le nom nous restera inconnu – ou presque : c’est son pire ennemi qui lui en donnera un – et qui évoque ses souvenirs d’enfance et de jeunesse en même temps qu’elle cherche à échapper à ses poursuivants, qui la soupçonnent de posséder un secret essentiel pour parvenir à leurs fins : son amitié amoureuse avec une ’Ha, ses relations tendues avec sa mère, son fils Joshua, ses rencontres avec des représentants d’autres espèces et les dangers qu’elle court non par conviction idéologique, mais par amour pour ceux et celles qui lui sont chers. La lutte sera âpre, et se conclura dans la tragédie…

Immersion totale dans un micro-univers autre, « expérience de xénopensée », pour reprendre l’expression de l’éditeur, cette novella est, disons-le d’emblée, une réussite totale. D’abord par sa construction, faite d’allers-retours entre présent et passé qui permettent de mieux brosser le portrait du lieu et de ses habitants – une population d’aliens tous plus étranges et fascinants les uns que les autres. Ensuite, il faut souligner la rigueur avec laquelle l’aspect SF de la situation de base et de ses conséquences est développé parallèlement à la métaphore qui le sous-tend – une guerre civile larvée : bienvenue dans l’évasion du monde réel ! –, si bien que les deux s’enrichissent mutuellement. Enfin, Audrey Pleynet maîtrise son récit de bout en bout : il n’y a pas un temps mort, les révélations s’enchaînent et la conclusion survient, amère mais lucide et non dénuée d’espoir (il faut imaginer Freyja heureuse). Son écriture, tout en fluidité et en retenue, s’accompagne d’un sens certain de l’orchestration qui fait que le livre se dévore.

Une fois parvenu à son terme, le lecteur reprend son souffle et repense à mille détails qui enrichissent le récit, dont la concision force l’admiration. Je n’en citerai qu’un, le plus significatif, peut-être : la vieille chanson servant de leitmotiv et donnant son titre au livre. Soyez-en sûrs, elle n’a pas été choisie au hasard. En dire plus serait divulgâcher.

Spéculation, sense of wonder, richesse d’évocation, maîtrise du récit, générosité de conception, et de réalisation… Rossignol fera date.

Du thé pour les fantômes

On avait découvert Chris Vuklisevic à l’occasion de son premier roman, Derniers jours d’un monde oublié, paru en Folio « SF » à l’issue d’un concours pour fêter les vingt ans de la collection. Un récit de fantasy prometteur à défaut d’emporter totalement l’adhésion (cf. notre 103e livraison). Deux ans après, c’est en grand format que l’autrice nous revient, en « Lunes d’Encre », avec Du thé pour les fantômes.

On dit qu’il ne faut pas juger un livre à sa couverture : si celle du présent roman évoque volontiers un récit gothique à l’anglaise, qu’on imagine alourdi d’une préciosité toute victorienne, il n’en sera rien ou si peu, au bout du compte, car nous voici… à Nice. Attention, pas la Nice ensoleillée de la Promenade des Anglais, des touristes, mais une Nice volontiers pluvieuse où, au détour d’une ruelle, on peut trouver une boutique proposant des étranges-thés. Pour peu qu’on le fasse causer, son tenancier vous parlera volontiers des légendes de la région. Comme celle qui entoure Bégoumas, village situé non loin du mont Bégo, dans le massif du Mercantour, et abandonné soudainement par ses habitants une nuit de 1956. C’est dans ce même village qu’une certaine Carmine a donné naissance, en 1940, dans des circonstances étranges, à deux jumelles : Félicité et Agonie, vite renommée Egonia. La première a les cheveux qui blanchissent trop vite ; de la bouche de la seconde sortent des papillons ayant la fâcheuse propriété d’accélérer le vieillissement de tout ce qu’ils touchent. Adolescentes, les deux sœurs se brouillent. Les années passent et Félicité devient passeuse de fantômes : à l’aide de ses thés, elle console les vivants et aide les spectres à trouver le repos ; Egonia, elle, vit recluse, considérée par tous comme une sorcière. C’est le décès soudain de leur mère en plein cœur des années 80 qui va les rapprocher, et les mener dans une longue quête sur les rives de la Méditerranée pour comprendre qui était véritablement cette Carmine, qui, de toute évidence, avait plus d’un secret.

Quelque part entre le fantastique, le réalisme magique et un merveilleux sombre, Chris Vuklisevic nous invite, au fil des pages, à la rencontre de nombreux fantômes, pas toujours disposés à partir, d’une association de liseurs de tombes, ou encore de bibliothécaires théilogues, évoquant au passage la manière d’apprivoiser une théière ou la nature des outrenoms, dans un arrière-pays niçois peuplé de gens et de plantes étranges et prenant des allures à mille lieues des clichés. Cela fait beaucoup, peut-être un tout petit peu trop… mais l’autrice mène sa barque avec une adresse certaine, alternant les registres : l’oralité de nombreux chapitres amènera illico à l’oreille l’accent chantant du Sud, mais on sera en droit de rester plus dubitatif devant les (looongs) passages en vers libres. Il n’empêche, au bout du compte, Du thé pour les fantômes emporte l’adhésion et représente une belle confirmation pour l’autrice.

Houston, Houston, me recevez-vous

La façon la plus pertinente de résumer cette novella tient en trois mots : James Tiptree Jr. Car en réalité, l’auteur du texte s’appelle Alice Sheldon, mais elle a trouvé plus simple, dans un monde dominé par les hommes, de se faire passer pour l’un d’eux, une ruse qui tiendra dix ans. Pratique de toute façon courante pour les autrices de l’époque (en l’espèce, nous sommes dans les années 1970), une bonne part du lectorat et des éditeurs (masculins, faut-il le préciser ?) étant alors persuadée qu’une femme ne peut pas écrire de la bonne SF.

 

Dans le futur proche, la mission circumsolaire d’un an de trois astronautes américains de la NASA, trois hommes, prend un tour inattendu quand, frappés par une éruption de l’astre du jour, et alors que le Système solaire traverse un essaim de micro-trous-noirs, les astronautes sont projetés trois siècles dans l’avenir. La vitesse acquise étant trop élevée pour rentrer directement sur Terre, l’équipage est recueilli par un vaisseau proche inconnu. Et découvre une société humaine qui a radicalement changé, où la religion, le gouvernement, les hiérarchies, les rapports de domination, ont disparu, où… Impossible d’en dire davantage sans dévoiler la nature réelle du changement de paradigme complet dans lequel les protagonistes viennent de pénétrer. Pour les trois astronautes, tous différents mais tous de purs produits de leur époque, de leur culture, la réalité s’annonce rude…

Texte référentiel de l’autrice, lauréat des prix Hugo et Nebula, Houston, Houston, me recevez-vous ? est la parfaite illustration des thèmes qui irriguent la majeure partie l’œuvre de James Tiptree Jr. La démonstration est impitoyable, au point qu’il ne fait aucun doute qu’une part non négligeable des futurs lecteurs de ce classique méconnu par chez-nous, aura à coup sûr du mal à encaisser la violence psychologique et la conclusion inévitable de la chose. Un texte brillant, dans son registre particulier, parfaitement dans l’air du temps, sans nul doute à même de devenir une des ventes les plus prospères de la collection, mais qui, pourtant, possède un défaut qu’on pardonnera d’autant plus volontiers qu’il était typique de l’époque de son écriture (1976) : il est effroyablement américano-centré. N’était cette réserve, voilà assurément un incontournable.

Le pays sans lune

Après un premier roman de SF sans grand relief, Cantique pour les étoiles (cf. Bifrost n° 104), Simon Jimenez signe avec Le Pays sans lune un récit dans une veine plus fantasy, dont la narration et l’attention portée à l’écriture comptent au rang de ses grandes qualités.

Au cœur de ce roman divisé en sept parties (avant, cinq jours, après) se trame un double récit, dont le point de rencontre est une scène, celle d’une représentation dansée. Le premier aspect du récit – narré avec maîtrise à la seconde personne du singulier – concerne un personnage qui se remémore les contes et légendes qu’il a appris de sa lola, provenant d’un lieu d’où les siens ont émigré pour un pays qui semble, technologiquement, similaire à notre époque (radio, téléphones…). Racine et maison familiales que son père et ses frères délaissent peu à peu. De cette tradition orale émergera un rêve, un lieu, où le personnage assistera au récit dansé de la chute d’un Empire.

Ici se joue alors l’autre part du récit, qui débute par la disparition de l’oiseau chéri d’un Empereur tyrannique ayant reçu des pouvoirs de la déesse Lune. Cette dernière est retenue captive, et nous apprendrons que la lignée royale est issue de sa captivité. On s’avance ainsi dans un territoire littéraire plus proprement fantasy où s’entrecroisent plusieurs personnages : héritiers, mercenaires, guerriers sous serment, despotes, généraux mais aussi les innombrables anonymes.

Les motifs y semblent connus : une arme à haute valeur symbolique, dieux emprisonnés, animaux fantastiques, trahisons et rédemption, stratagèmes et affrontements, superstition et dévastation, sans oublier les liens familiaux, amicaux et amoureux. Cependant tous sont utilisés avec intelligence, ménageant leurs effets, jouant de ce qu’un lecteur (ou spectateur) avisé saura reconnaître, sans ôter le sel du récit, la joie des résolutions et retournements. En parallèle, les avancées dans les souvenirs du personnage d’une époque plus contemporaine, ainsi que la représentation à laquelle il semble assister en rêve, amène une distance quant au récit épique.

S’il faut assurément faire confiance à Simon Jimenez pour avancer dans ce roman, la curiosité envers le monde passé et présent, entre ce qui est narré et conté, ainsi que la polyphonie assurée par un jeu d’inserts en plein texte permettent de s’y plonger sans trop de mal. Les deux aspects du récit s’entrecroisent comme les fils d’une trame – d’une tapisserie au motif plus large… révélant une danse.

En somme, l’une des qualités certaines de ce roman est son inventivité narrative, sa volonté d’utiliser les outils littéraires pour faire effet, en synergie avec des motifs de fantasy familiers auxquels se mêle la notion de transmission. Pari réussi : le roman se dévore, et à la fin de la représentation, on applaudit, charmés.

Éclats dormants

Alix E. Harrow est une autrice qui monte. Déjà remarquée dans ces pages avec sa nouvelle « Guide sorcier de l’évasion : atlas pratique des contrées réelles et imaginaires » (in Bifrostn° 99, un texte Prix des lecteurs, et Hugo 2019) ou son roman Les Dix mille portes de January (critique in Bifrost n° 105), elle s’attaque cette fois aux contes, pour ce qui est le premier tome d’une série de « Contes fracturés ». Le volume suivant est d’ailleurs annoncé en fin d’opus.

L’histoire est celle de Zinnia. Elle s’apprête à fêter ses 21 ans, mais, atteinte d’une maladie incurable, elle sait que ses jours sont comptés. Elle va se retrouver projetée dans un univers parallèle, nez-à-nez avec une princesse qui coche toutes les cases du genre – en apparence, du moins. Commence alors une aventure qui va l’amener à s’interroger tant sur le multivers que sur les moyens de s’arracher à son « destin ». Une histoire d’amitié et d’amour, où il s’agira de reprendre le contrôle et de faire ses propres choix.

Alix E. Harrow nous propose un patchwork des différentes versions du conte de la Belle au bois dormant, et, en compagnie de son héroïne, s’amuse avec érudition, ainsi que sur l’aspect méta de son texte. Les clins d’œil et piques envers la fantasyou les contes sont légion. On trouvera aussi des références aux clichés véhiculés sur le Moyen Âge. En creux, l’autrice mord également les mollets du patriarcat. De très beaux passages évoquent la maladie, et la posture des proches, et notamment des parents, dans ces tragiques contextes – l’amour qui enferme et écrase, le vernis à maintenir pour les protéger, etc.

Quelques surprises émaillent aussi la novella, mais la plus importante est la fin. Non pas pour son contenu, mais… pour le moment où elle arrive : page 189 ! Le reste du volume se compose des remerciements, d’une page biographique et du premier chapitre de ses deux premiers romans publiés au sein du « Rayon Imaginaire » – Les Dix mille portes… et Le Temps des sorcières (cf. Bifrostn° 109). L’écrin est hautement travaillé, avec embossage, signet et autre tranche jaspée, ce qui doit justifier le prix. (1)

Alix E. Harrow continue de montrer son amour des livres et la finesse de sa plume dans des histoires de portal fantasy, mais cette livrée est un peu moins enthousiasmante. Mais si ce livre permet au lectorat de découvrir son univers et lui donne envie de s’y plonger, après tout pourquoi pas.

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