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Transcendance

Après le récit historique et contemporain de la naissance de la Coalescence, et la plongée dans le futur lointain (25 000 ans !) d'une humanité jetée dans une guerre sans merci (Exultant), le dernier volume des « Enfants de la destinée » se déroule conjointement dans un futur proche miné par les bouleversements climatiques et cinq cent mille ans dans l'avenir, époque où les post-humains ayant essaimé sur plusieurs mondes sont regroupés dans un Commonwealth à l'échelle de la galaxie. Cette expansion a été rendue possible par l'exploitation d'une source récupérant l'énergie des particules de matière grâce à un réacteur à énergie de Higgs. Chaque individu, bardé de nanomachines, maîtrisant la téléportation (on parle de swiffer), est chargé d'Observer un ancêtre de l'humanité. La Transcendance, composée d'immortels, a en effet, dans son objectif de Rédemption, rendu obligatoire l'Observation.

À cette lointaine époque, Michael Poole, neveu du George Poole découvrant le monde souterrain de la Coalescence dans le premier tome (Michael, qu'on retrouvera d'ailleurs dans Singularité, second volet du cycle des Xeelees à paraître en 2009 au Bélial'), est considéré comme une figure majeure de l'humanité, celui qui lui a donné un avenir ; en 2047, il n'est pourtant qu'un individu aux rêves d'espace disparus avec la récession énergétique : on n'emprunte que très rarement l'avion et la voiture individuelle n'est plus qu'un souvenir. Méprisé par son fils dont il n'a pas su s'occuper pour s'être trop lamenté de la mort de son épouse Morag, ce brillant ingénieur du nucléaire n'est plus que l'ombre de lui-même. Il trouve cependant un regain de vitalité quand son fils Tom manque de périr dans l'explosion d'une poche de méthane libérée par la fonte du permafrost en Sibérie. Conscient que la planète risque de sauter dès lors qu'une réserve géante de gaz s'échappera vers la surface, il met au point, avec son fils et avec l'aide de Géa, une intelligence artificielle dédiée à la modélisation de la biosphère, un projet visant à éradiquer la menace. Ce semblant de réconciliation est pourtant contrarié par les apparitions de plus en plus fréquentes du fantôme de sa femme qui, manifestement, tente d'entrer en communication avec lui, ce qui irrite Tom, persuadé que son père s'entiche de surnaturel. Les relations familiales sont encore compliquées par un contentieux opposant Michael à son frère John, riche homme d'affaires, et par les liens qu'il renoue avec sa tante Rosa, vieille dame encore très active, prêtre catholique, qui accorde davantage de crédit aux visions de Michael.

Dans le futur, Alia, qui a en héritage la vie de Michael Poole, apprend qu'elle a été désignée pour rejoindre les immortels de la Transcendance, proches de la divinité vers laquelle tend à présent la post-humanité. C'est dans ce but qu'a été entrepris la Rédemption. Alia reste en proie au doute, s'apercevant que le remords et la torture que l'Observation démultiplie à l'infini ne sont pas le fait de la Rédemption mais des immortels eux-mêmes. La Rédemption vise cependant à réellement réparer le passé. Dans le cadre de la théorie d'un univers fini, passé et futurs se rejoignent, et l'écoute des ondes gravitationnelles, en permettant d'entrevoir la structure et le contenu de l'univers, autorise l'envoi de sondes dans le futur afin de mieux les projeter dans le passé profond.

La Transcendance, ultime étape de l'humanité, ne serait-elle pas en même temps la pire des menaces ? C'est autour de questions métaphysiques que s'organisent les diverses intrigues de ce dernier opus, autour de la place de l'homme dans l'univers et de sa destinée, sur son identité, s'il est amené à abandonner celle-ci au profit de l'espèce. C'est, à un autre niveau, ce qui advient à Berra, drone né dans une ruche de la Coalescence uniquement parce qu'Alia a besoin de s'entretenir avec elle et qui, prenant conscience de ce qu'elle est et n'ayant plus de motif de vivre une fois sa mission remplie, ne peut que mourir. Baxter oppose la coalescence, adaptative, à l'humanité, essentiellement volontariste, question qu'il examine sous tous les angles : l'adaptation n'a pas forcément besoin d'esprit, mais « mieux valait ne pas savoir qu'on vivait dans une ruche ». En bon compositeur de symphonies, Baxter ne cesse de jouer des motifs de son thème à plusieurs niveaux. À la culpabilité de la Coalescence correspond celle de Michael Poole envers sa femme et son fils. Il le fait également avec un sens de la narration jamais démenti et une écriture qui transforme la science en poésie. Ainsi, il voit un réseau de communication s'élever à la conscience « de la même façon que le schéma tracé par le givre émerge de l'interaction des molécules de glace ».

Sa hard science se fait plus discrète ou s'étoffe de considérations plus humanistes, ce qui ne l'empêche pas de se lancer à tout bout de champ dans de vertigineuses réflexions ou de donner à voir des images science-fictives proprement saisissantes — ainsi le Récif, immense dépôt d'ordures composé de voitures entassées, montagne sur laquelle s'est développée une écologie incluant les rats, les corbeaux mais aussi les humains. L'évolution, la destinée humaine, sont plus que jamais au centre de sa réflexion, et Transcendance clôt de façon magistrale les Enfants de la destinée, une trilogie à coup sûr promise au rang de classique.

Orphée aux étoiles : les voyages de Poul Anderson

Après la réhabilitation de Robert A. Heinlein par Eric Picholle et Ugo Bellagamba chez le même éditeur, voici celle de Poul Anderson par Jean-Daniel Brèque. Il est vrai que l'auteur, resté célèbre pour son cycle de La Patrouille du temps, était encore plus tenu à l'écart dans l'édition française en raison, à nouveau, de ses positions idéologiques. Il ne s'agit pas d'un malentendu comme pour Heinlein : même son gendre, Greg Bear, considère Poul Anderson comme le pire conservateur qui soit. D'entrée, Jean-Daniel Brèque expose ce qui fait débat, rappelle les polémiques du temps de Fiction, et propose de les dépasser afin de pouvoir examiner de façon plus sereine la production de cet auteur à la grande culture et l'imagination féconde dont l'œuvre bouillonnante va d'une S-F rigoureuse sur le plan scientifique à la fantasy épique, de la poésie à la saga historique. S'il critique violemment les excès de la contre-culture, c'est au nom de valeurs que ses héros incarnent et non d'un système. Anderson, proche comme Heinlein, qu'il admirait, du mouvement libertarien, lutte contre l'intolérance et pour la diversité, principe évolutif écartant la pensée unique, synonyme de sclérose. Devant les dégâts infligés à la nature, il finira d'ailleurs par renier son progressisme.

À noter que cet ouvrage est dédié à Richard D. Nolane, qui fut le premier à tenter, dès les années 80, une réhabilitation de l'œuvre de Poul Anderson avec Les Abîmes angoissants de Poul Anderson, anthologie parue chez Casterman, dans la collection d'Alain Dorémieux, ainsi qu'en publiant dans sa collection « Aventures Fantastiques », chez Garancière, quelques-uns des romans épiques, dont il confia les traductions à Pierre-Paul Durastanti et à… Jean-Daniel Brèque.

Ce que propose celui-ci n'est ni une biographie ni une étude universitaire de l'œuvre, plutôt une promenade empruntant à la vie et aux textes de quoi définir l'originalité de son apport à la S-F. L'exercice est parfois frustrant pour le lecteur, qui sent bien que des détails lui manquent, mais il est essentiel dans la mesure où l'œuvre de Poul Anderson n'était plus guère disponible et que l'entreprise de réhabilitation, faite de rééditions restaurées que l'on doit notamment à l'Atalante (cycle de Flandry), Folio « SF » (Les Croisés du cosmos, qui inspira Dan Simmons) et le Bélial' (intégrale du cycle de La Patrouille du temps, La Saga de Hrolf Kraki, Trois Cœurs, trois lions) doit, avant d'entamer une analyse approfondie de son œuvre, se poursuivre par la traduction des inédits, soit la presque totalité des vingt-cinq dernières années — à ce titre, saluons ici l'initiative des éditions Calmann-Lévy, qui ont entamé la tétralogie du Roi d'Ys, écrite en collaboration avec sa femme.

C'est donc une esquisse que propose Jean-Daniel Brèque, autour du parcours littéraire suivant plus ou moins l'ordre chronologique depuis les premiers récits d'une histoire du futur inachevée jusqu'à La Patrouille du temps, en passant par les cycles de la civilisation technique que forment La Ligue polesotechnique et l'Empire terrien/Flandry, et en poursuivant par la fantasy épique et les sagas historiques et mythiques des vikings et des celtes. Il livre des résumés souvent détaillés qui permettent de se faire une meilleure idée de l'œuvre, notamment des inédits (forts nombreux !). Se dégage progressivement le portrait d'un homme pessimiste quant à l'avenir de l'humanité, hanté par l'holocauste et par l'entropie en général, attaché à préserver l'humain au point de se méfier des systèmes et de cultiver les différences pour toujours combattre les préjugés et s'appuyer sur des contraires pour évoluer. Ce sont ces positions qui expliquent l'apparent grand écart entre la S-F et l'œuvre épique qui ne fait que se pencher sur les anciennes civilisations pour méditer sur leur déclin. C'est aussi le type de récit dans lequel il excelle ; on lui a longtemps reproché ses personnages stéréotypés au service d'idées brillantes, mais on a aussi toujours loué chez lui sa facilité à élaborer des intrigues aventureuses passionnantes et son sens de l'épique qui ont permit de le désigner comme le barde du futur. C'est aussi cet aspect que Jean-Daniel Brèque s'est attaché à dégager dans cet essai passionnant.

Complots capitaux

C'est bien connu : les complots, les secrets à révéler, sont un puissant moteur de l'Imaginaire, sur lequel reposent des succès comme le Da Vinci Code et qui font les choux gras des tabloïds acharnés à déceler, derrière les grands faits d'actualité, la vérité cachée qui ne cesse d'alimenter les plus folles rumeurs. Aussi, est-ce une brillante idée que de convoquer dix-huit auteurs de polar, de S-F et de BD (du moins dix-sept, l'anthologiste s'étant convoqué d'office) afin de reprendre quelques-unes des grandes affaires de notre temps et de raconter, enfin !, ce qui s'est réellement passé ! Voilà une anthologie qu'on pourrait aisément vendre avec le France-Soir du jour.

L'exercice est cependant moins facile qu'il n'y paraît : il ne s'agit pas de mettre en doute des faits comme le font certains dénonciateurs, mais de se glisser dans les failles de l'Histoire de façon suffisamment subreptice pour ne pas attirer l'attention sur ses intentions, tout en restant centré sur son sujet. « Les Aventuriers du temple de Jérusalem », de J. S. Victor, autour du chandelier à sept branches des Hébreux et de la mafia calabraise, n'est pas convaincant car hors sujet. Le dosage se doit d'être équilibré : « Over the Raimbow », de Claude Godfryd, livre une interprétation du Rainbow Warrior où les personnages de l'intrigue prennent le pas sur le complot. De même, « Pas de couronne pour Jean-Paul 1er », de Guillaume Bouilleux, astucieux récit expliquant la disparition du pape pour s'être mêlé de la politique britannique, aurait gagné en donnant moins d'importance à l'histoire en marge.

L'exercice est difficile car il suppose une solide connaissance de son sujet, surtout lorsqu'il s'agit d'exploiter une affaire qui a fait couler beaucoup d'encre. Ainsi, seul François Rivière, biographe de la grande dame du roman policier, semblait en mesure de revenir, avec « L'Enigme Agatha Christie », sur un trou de dix jours dans la biographie de l'écrivain, et de le combler avec un meurtre, forcément !, et des plus astucieux, cela va de soi. Et personne en-dehors de Benoît Peeters, grand tintinologue et spécialiste d'Hergé, n'aurait pu présenter avec tant de crédibilité « L'Affaire Tchang », où un faux Tchang aurait, pour des raisons politiques, pris la place de l'ami d'enfance, mort dans les geôles chinoises. C'est un des plus troublants récits du recueil.

La connaissance des événements ne suffit pas : il faut encore développer une thèse originale, au risque, sinon, de ne pas se démarquer des rumeurs classiques. « Une Bombe nommée Marylin », d'Olivier Delcroix, explique de façon plausible la mort de l'actrice, tout en jouant habilement avec les chromos de l'époque (seul bémol, le pseudo journal de Monroe sonne faux). « Le Téléphone pleure », où Philippe Ségur met en scène les démêlés de Claude François avec la mafia, colle trop aux faits pour être saisissant mais reste de bonne facture. En développant de délirantes mais savantes considérations sur les véritables origines de Mai 68, Jérôme Leroy, très pince-sans-rire, achève « Azimut 68 » de façon amusante.

Sa recette est la bonne : quand le terrain est trop balisé ou qu'au contraire il n'est pas suffisamment connu du grand public, mieux vaut se contenter de délivrer un hommage référencé ou se livrer à la plaisanterie qui réjouira le lecteur averti. Adepte de la première option, Michel de Pracontal exhume un manuscrit inédit de Dick, Numik, très sujet à caution : « La Machination K. Dick » mêle agréablement références biographiques et bibliographiques. L'humour plus appuyé adopté par Johan Heliot dans « Happy Birthday, Ground zero ! » désamorce par avance les critiques des adeptes de versions du 11 septembre nettement plus paranoïaques (saluons donc au passage Jean-Marie Bigard…) : bien que le récit soit classique, Heliot se tire honorablement de l'exercice. Avec « La Face cachée de l'Etoile Noire », Benjamin et Julien Guérif s'amusent bruyamment à démontrer combien la saga Star Wars ne sert finalement qu'à manipuler l'opinion dans une critique du système capitaliste. C'est en potaches qu'ils se moquent des délires interprétatifs des paranoïaques de l'actualité. Excessif aussi, « La Diva et le Vatican », dans lequel Nicolas d'Estienne d'Orves raconte l'assassinat de la Callas, n'emporte pas l'adhésion, peut-être parce son côté hénaurme modifie la personnalité de Maria Callas. Le seul à réussir à changer la perception communément admise d'une célébrité sans heurter ni démériter est Erik Wietzel, qui s'attaque pourtant à une icône très adulée, Lady Diana, ici égratignée sans vergogne. « L'Ange de l'Alma » n'est pas seulement un petit bijou de cynisme, il réussit la performance d'être écrit à la première personne, du point de vue du fantôme.

L'angle d'attaque doit aussi être choisi avec soin quand on n'a pas d'autre solution que de reprendre à son compte la rumeur autour du supposé complot, parce que celui-ci repose sur le principe de vrai/faux. C'est pourtant avec finesse et habileté que Rodolphe tisse sa trame autour des imitateurs de Presley pour nous persuader que le King, vous le saviez, est toujours vivant : « L'Homme de sucre » lui rend subtilement hommage. De même, Pierre Bordage, qui exploite un canular plus qu'un complot dans « On va marcher sur la Lune », est délicieusement retors en exploitant la crédulité populaire pour les versions officieuses. Il ne me semble pas que le suicide de Turing était sujet à controverse, mais la nouvelle de Chantal Pelletier, « Sur les traces de Blanche-Neige », est cependant au cœur du thème et aborde la disparition du père de l'informatique avec beaucoup d'humanité.

Mais l'exercice n'est jamais aussi bien réussi que quand le récit délivre une version différente de celle attendue tout en paraissant plausible. Pour Philippe Colin-Oliver, l'assassin de Kennedy est bien Lee Harvey Oswald, mais les raisons exposées dans « Tue-le pour moi ! » sont à mille lieues de ce qu'on pourrait imaginer.

Bref, cette anthologie est une agréable surprise qui contient quelques très bons textes, beaucoup de réjouissants et peu de déchets, à l'exception du « Crépuscule des libraires » de Bernard Werber, qui clôt le recueil (il faudrait arrêter la lecture avant), stupidité décrivant, 50 ans dans le futur, un monde sans livres (sauf protégés sous verre), des enfants illettrés ne connaissant que la télé et le Net (avec des claviers à icônes ?) et des embouteillages de voitures volantes dans le ciel, car les véhicules accidentés restent en l'air !

L'ensemble montre en tout cas les tendances paranoïaques de tout un chacun. Parfois, on se prend même à douter, tant les versions officieuses, vêtues de vérités soigneusement sélectionnées, prennent des allures d'authenticité. L'accueil mitigé de l'ouvrage sur le Net par ceux qui défendent avec assurance et à coups d'anathèmes les thèses du complot, prouve d'ailleurs qu'Olivier Delcroix a visé juste. Certains se demandent même qui le finance. C'est dire l'excellence de l'ouvrage.

Incandescence

Pour beaucoup d’auteurs de science-fiction, le lointain futur est un endroit bien pratique où ils peuvent situer des univers plus proches du beau royaume des désirs du cœur que du triste empire des informations que nous possédons sur le monde.

Après tout, si la S-F es une littérature extrapolative, c’est bien parce que, partant d’un point A, le présent selon l’auteur, on arrive à un point Z, le futur, toujours selon l’auteur, dont les choix ne peuvent que jeter une lumière singulière sur notre époque et sur la nature profonde de l’humanité.

Les événements racontés dans Incandescence se situent donc dans un bon million d’années, dans la ligne de l’univers décrit dans Diaspora, « Les Tapis de Wang » et « La Plongée de Planck ». En anglais, deux nouvelles, « Riding the Crocodile » et « Glory », situées dans l’univers de l’Amalgame, sont parues dans un recueil de quatre novellas, Dark Integers and other stories (Subterranean Books). Il vaut mieux selon moi avoir lu la première avant d’entamer le roman. D’abord parce que le couple héros de cette novella et leur découverte font référence 300 000 ans après pour les personnages d’Incandescence, et surtout parce qu’elle pose l’univers de manière beaucoup plus vivante que le début un peu pataud du roman.

Dans le lointain futur, la civilisation de l’Amalgame occupe le disque de la galaxie. Les problèmes qui assaillent l’humanité ont été résolus depuis si longtemps qu’on en parle même plus : les citoyens de l’Amalgame, qu’ils soient nés des processus naturels de l’évolution ou qu’ils aient été créés artificiellement, ont accès à tout, peuvent tout et possèdent tout, y compris changer d’enveloppe corporelle, modifier leur personnalité et leur esprit, posséder des copies de secours d’eux-mêmes, vivre ou non dans des réalités virtuelles, et ainsi de suite. Il va sans dire qu’ils sont pratiquement immortels. Cela s’accompagne pourtant de problèmes existentiels, surtout au sein d’une civilisation qui a catalogué et décrit jusqu’à la moindre molécule de l’univers.

Leila et Jasim, les deux héros de « Riding the Crocodile », ont vécu ensemble pendant 10 309 ans, ils ont fait tout ce qu’il est possible de faire dans leur civilisation, il ne leur reste plus qu’à partir en beauté, d’une mort qui soit un couronnement significatif de leur vie et qui se caractérise par une découverte. Il existe en effet un mystère dont l’Amalgame n’est jamais venu à bout. Le centre de la galaxie est occupé par une civilisation dénommée « the Aloof », les Lointains, et pour cause : en un million d’années, ils n’ont jamais daigné communiquer et ont systématiquement repoussé toute tentative de s’introduire dans leur domaine. Leila et Jasim choisissent donc d’observer le centre de la Galaxie et finissent, après quelques milliers d’années de travail, et tout en redéfinissant leur relation, par pouvoir s’enregistrer et s’envoyer dans le réseau de communication de ces énigmatiques voisins.

Pour Rakesh, 300 00 ans après, Leila et Jasim sont des références. Le malheureux traîne son ennui dans un « scape » à l’intérieur d’un node, « quelques mètres cubes de processeurs dérivant dans l’espace interstellaire…», lorsqu’il rencontre Lahl, à qui les Aloof ont permis d’examiner un météore contenant de mystérieuses traces d’ADN. Ayant trouvé ce qu’il cherchait pour que sa vie prenne enfin un sens, Rakesh décide de suivre la piste indiquée. Ce qui signifie ni plus ni moins quitter tout ce qu’il a connu jusqu’alors — dans l’univers de l’Amalgame, on ne voyage pas plus vite que la lu-mière : visiter les autres mondes signifie donc voyager dans le futur sans espoir de retour.

Cependant, à l’intérieur d’un petit monde de roche transparente baignant dans un flux nommé l’« Incandescence », Roi, une citoyenne presque ordinaire, est recrutée par Zak. Zak est un solitaire qui tente de découvrir pourquoi et comment on change de poids quand on voyage d’un bout à l’autre de leur monde. Il éveille la curiosité de Roi et la détourne de son équipe d’agriculteurs. Le roman est donc bâti, de manière fort classique, sur deux lignes narratives : d’un côté Rakesh et Parantham tentent de retrouver le peuple qui a laissé des traces d’ADN qui intriguent les « Aloof », de l’autre Roi et Zak s’efforcent de comprendre la nature de leur monde et de ses lois.

Le plus étonnant est qu’au début, on est plus intéressé par Roi que par Rakesh : d’une part parce que les premiers chapitres ne sont pas d’une lecture aussi agréable que « Riding the Crocodile », qui décrit la civilisation de l’Amalgame de manière bien plus vivante et détaillée, d’autre part parce que Roi est une héroïne selon le cœur d’un amateur de S-F : une créature un peu en marge de sa société, dans un environnement délicieusement exotique lancée dans une quête pour la compréhension et la connaissance. Bizarrement, et alors que je ne suis pas très sûre d’avoir tout compris des expériences de Zak, c’est parce que j’avais envie de savoir ce qu’il allait arriver à Roi que j’ai persisté dans la lecture d’un début de roman somme toute laborieux. Peut-être un coup d’œil au site de l’auteur aidera-t-il les lecteurs plus à l’aise que moi en physique ou en mathématiques (ce n’est pas difficile !) à comprendre ces chapitres. L’article intitulé « The Big Idea », paru en juillet sur le blog de John Scalzi a le mérite d’éclaircir parfaitement les choses : « Incandescence est né de l’idée selon laquelle la théorie de la relativité générale, qui de manière générale est considérée comme l’un des sommets de la réussite intellectuelle de l’humanité, aurait pu être découverte par une civilisation préindustrielle ne possédant ni machines à vapeur, ni lumières électrique, ni postes de radio, et absolument aucune tradition astronomique. » Les chapitres pas vraiment digestes du début montrent donc nos héros en train de réinventer Newton et Einstein avec des cailloux et des bouts de ficelles. Personnellement, l’idée m’amuse beaucoup même si je suis incapable de suivre le détail des expériences.

Mais passé ce début, et une fois dans le livre, on a, comme Rackesh, envie de savoir qui étaient les ancêtres de Roi et comment leur petit astéroïde s’est retrouvé en orbite autour d’un trou noir. Les choses se corsent de manière délicieuse lorsque Roi et Zak comprennent que le sort de leur peuple dépend de leurs recherches. Voir des créatures à six pattes tenter d’empêcher leur monde de disparaître tout en réinventant les lois de la physique est un plaisir dont on ne saurait se passer.

Car si les héros des deux intrigues ne se rencontrent pas à la manière que l’on attendrait, ils ont des points communs évidents. Pour des gens comme Rakesh, la connaissance et la découverte de la nouveauté sont tout ce qu’il reste à des êtres qui ont résolu l’ensemble des problèmes de la survie immédiate. Pour Roi, Zak et leurs équipiers, la survie tout court dépend de leurs recherches, et la curiosité intellectuelle de Roi, qui l’encombrait avant sa rencontre avec Zak, s’avère vitale. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que dans un cas comme dans l’autre, on assiste, ni vu ni connu, à la disparition du politique au sens large : dans la civilisation de l’Amalgame, l’abondance des biens et des connaissances permet à tout individu de vivre la vie qu’il désire en toute liberté sans avoir à participer aux intrigues et aux querelles de palais qui remplissent des dizaines de romans. Pour les créatures du Splinter, c’est la biologie qui détermine les structures de base de la société et qui dirige ses mœurs : les intrigues de palais n’y ont probablement jamais existé, et l’action collective est rapide, y compris lorsqu’un changement radical s’avère nécessaire. Comme souvent chez Greg Egan, le lecteur est libre d’en tirer les conclusions qu’il désire.

Et ledit lecteur peut passer outre un début de roman plutôt maladroit et peu digeste en sachant qu’en fin de compte, il pourra vivre une aventure de l’esprit autour du thème de la connaissance et une aventure spatiale mouvementée autour d’un trou noir — par ces temps de disette science-fictive, c’est un plaisir qu’on ne saurait bouder.

Novice

Depuis la fin des années 50, les vampires n'ont jamais cessé d'être à la mode, pas même quelques mois ; pour s'en convaincre il suffit de regarder la liste des films et livres qui, depuis l'époque où Christopher Lee a chaussé son premier dentier, leur donnent le beau rôle…. sans parler de la télévision, et notamment de ces chers Buffy et Angel.

De temps à autre, un auteur (ou un cinéaste — Kathryn Bigelow en 1987 avec Aux frontières de l'aube ; Abel Ferrara en 1995 avec The addiction ; Po-Chih Leong en 1998 avec La Sagesse des crocodiles) tente une approche originale à défaut d'être totalement inédite, ce qui donne parfois des œuvres marquantes. Pour ce qui est du strict domaine littéraire, on citera L'Aube écarlate de Lucius Shepard (critique dans Bifrost n°51), Riverdream de George R. R. Martin (critique dans Bifrost n°42) ou Âmes perdues de Poppy Z. Brite. Novice raconte l'histoire de Shori, une vampire amnésique de 53 ans dont le corps, toujours en pleine croissance, ressemble à celui d'une petite fille noire de 10 ans. Alléchant, sauf que l'ouvrage échoue dès le départ à convaincre, plus d'ailleurs comme roman que comme « roman de vampires ».

Bourré de très bonnes idées (beaucoup malheureusement moissonnées chez Stephen King), audacieux (puisque le vampirisme décrit est un vampirisme de plaisir, de sélection génétique et de symbiose avant tout, et non un vampirisme de folklore, de domination et de meurtre), Novice se lit davantage comme un best-seller à la Michael Crichton que comme un livre fantastique. Ainsi n'est-on pas surpris de voir cet ouvrage souffrir des habituels défauts du tout-venant catégorie « thriller de plage » : c'est long, très bavard et construit sur une trame usée jusqu'au moindre de ses atomes : héroïne amnésique poursuivie par des tueurs implacables, vampirette pleine de ressources qui vogue de révélation en révélation, pour laquelle la vérité se retourne comme un gant, une fois, deux, trois fois, ad nauseam. Seule surprise, la fin du livre, qui tend vers le « film de procès » cher au cinéma américain depuis Douze hommes en colère.

À le regarder de près, le texte est encore moins convaincant : style inexistant ou presque, failles scénaristiques, nombreuses, qui vous sortent de votre lecture comme si vous veniez de recevoir un coup de poing à l'estomac, scènes d'un manque de crédibilité incroyable (notamment la première « vampirisation » de Shori, et tout le passage où un groupe de fermes brûle pendant deux jours, sans que personne ne s'en aperçoive), tout comme est incroyable l'incompétence crasse des autorités locales chaque fois qu'un nid de vampires est éradiqué dans un immense feu de joie. Pour tout arranger, l'édition française est à l'avenant : traduction falote, Bram Stoker orthographié Stocker, et j'en passe…

Les livres ratés ne manquent pas, mais en plus d'être raté, Novice m'a semblé — commentaire subjectif en diable — déplaisant, sans trop que je sache d'où venait précisément le malaise. Rien de précis, donc, mais une accumulation de petits détails, de petites remarques sur les races, les sectes, la foi, la génétique, qui donnent une drôle de texture à l'ensemble, un peu comme quand vous mâchez un fortune cookie trop vieux. Shori, noire, a des esclaves (qu'elle considère comme des symbiotes), mais n'a pas d'état d'âme puisqu'ils sont a priori heureux, comme il se doit. Par ailleurs, même si on arrive fastidieusement à considérer l'héroïne comme une adulte, sa sexualité régulièrement remise sur la table finit par lasser, et l'audace laisse rapidement la place à une impression déplaisante de gratuité (Lolita est un chef-d'œuvre sur le plan du style, enrobage qui fait « passer » beaucoup de choses susceptibles de rester en travers de la gorge, sans même parler de son humour ; Novice n'arrive ni à la cheville, ni à la semelle du plus célèbre roman de Vladimir Nabokov).

Avec Novice, l'afro-américaine Octavia Butler (surtout connue pour son diptyque La Parabole du semeur, La Parabole des talents — Au Diable Vauvert) a, ce qui ne surprendra personne, voulu écrire sur l'esclavagisme, les préjugés, les différences raciales, les forces et faiblesses du métissage, chassant ainsi sur les terre de Toni Morrison (Beloved, Jazz), de Percival Everett (Effacement) et de Pete Dexter (Train). Malheureusement Novice, présenté par l'éditeur français comme son testament littéraire (Octavia Butler est morte en 2006, à l'âge de 59 ans), souffre terriblement de telles comparaisons et semble « inachevé ». Là où Toni Morrison (Prix Nobel de littérature en 1993) avale à pleins poumons les problématiques raciales, les inspire et les expire avec force jusqu'à créer une tempête sous le crâne de ses lecteurs, Octavia Butler crapote, ne s'élève jamais très haut et provoque avant tout l'ennui.

Crépuscule-ville

Il y a des livres, on ne sait pas trop par quel bout les prendre, le bout qui colle, le bout qui pue, ou le bout qui s’étire à l’infini comme du bubble-gum trop chaud. Crépuscule Ville fait partie de ces livres. L’histoire (dont on se tape de la première à la dernière page) pourrait se résumer ainsi : un flic alcoolo (cliché) qui vient de vivre une rupture difficile (cliché) et qui est au bout du rouleau (cliché) enquête sur le suicide de plusieurs obèses (pointe d’originalité sans grand intérêt), avant de rencontrer une femme fatale aux yeux bleu acier (cliché, cliché, cliché). Pourront-ils vivre leur histoire d’amour dans ce monde méchant ? (riff de guitare électrique, un peu saturé, mais pas trop).

Le tout se passe dans une ville future crépusculaire, une ville-forteresse qui ne tient pas debout, déchirée entre allégorie bancale, symbolisme lourdingue, philosophie ultra-profonde du genre : « Y’en a plein le cul des marques et du marketing ! Vive la drogue quand elle ne tue pas les petites filles de sept ans ! »

Difficile d’être renversé par le sirotage d’un opium-coca à la terrasse du Hilton-Nokia.

L’histoire est nulle, les personnages sont creux, l’incohérence du décor ferait pisser de rire n’importe quel créateur de jeux vidéo, mais il y a pire : le style. Lolita Pille ne sait pas écrire, du moins pas dans ce livre ; elle n’a compris/digéré aucune des techniques narratives de base. Incapable de réussir ne serait-ce qu’une description, un dialogue ou une scène d’action, elle se con-tente de pondre de la bouillie qui s’étire, s’étire, va, vient, s’étale, vous glisse entre les doigts, se répète. Et maintenant une bonne grosse giclée de confiture moisie ! De temps en temps, elle ponctue sa logorrhée d’un « il avait une furieuse envie de pisser », d’un « j’ai eu envie de la baiser dès que je l’ai vue » ou d’un subtil « il était temps de foutre la paix à sa putain de persona », histoire de montrer qu’elle n’a pas peur de « cogner ». Le problème c’est qu’elle peut « cogner » autant qu’elle veut la Lolita, avec ses petits poings de nouvelle star catégorie littérature (mademoiselle Pille est l’auteur du médiatique Hell, récemment adapté au cinéma), son histoire on s’en… cogne, justement.

Que ceux qui craignent que ce livre puisse être confondu avec de la science-fiction se rassurent, si Crépuscule Ville appartient à un genre (ce dont on peut douter) c’est avant tout celui de la fiente-fiction.

Comme il convient de finir telle exécution sur une note positive, la voici : à mon humble avis, il y a plus d’idées, de style, d’audace dans une seule page du Narcose de Jacques Barbéri (critiqué dans Bifrost n°51) que dans les 384 pages de Crépuscule Ville de Lolita Pille.

Thomas « Talisker-Citroën-Levi’s » Day

Bastard Battle

« Le dix décembre mil quatre cents trente-sept, les paysans entendirent un galop sourd monter dans les plaines et traverser les blés depuis Riaucourt à Treix, prendre environ tout autour comme troupeau, et plus lourd que bœufs, plus rapide que nuée, plus sombre, soulevant peu, marquant fort, un grondement de mâtin affamé, puis martelé, un roulement éclatant, un orage sous couvée, sec, craquant, gonflé, résonnant, sur le donjon et par tous côtés, ce jour ils l'entendirent, et ce jour ils crurent au démon. » (page 9)

Avant toute autre considération, il est clair qu'il faut aimer ce genre de prose pour se lancer dans la courte mais intense lecture de Bastard Battle, quatrième roman de Céline Minard (après R., La Manadologie et Le Dernier Monde, critiqué dans Bifrost n°46, razzié dans le n°49). Roman de « wu shu et d'épée », Bastard Battle vaut avant tout pour son travail sur la langue (mélange de vieux français, de français plus proche de nous, appartenant à des époques différentes, et même d'anglais !). Un gros travail sur la langue, donc, qui rappelle celui de Pierre Pelot dans C'est ainsi que les hommes vivent et celui de Bernard du Boucheron avec Court serpent (disponible en Folio, hautement recommandable). Mais là où Pelot et du Boucheron jouent la carte du réalisme via l'illusion d'une langue « recréée », adaptée aux lecteurs du XXIe siècle, Minard dynamite son propre travail de recherches, s'intéresse avant tout à la collision de deux mondes éloignés : d'un côté la Haute-Marne, brutale, de l'an mil quatre cents trente sept ; de l'autre, une figure mythique du cinéma de Hong Kong, l'hirondelle d'or (ou une de ses nombreuses imitatrices, comme Yu Jiao Long dans Tigre et dragon), ici appelée Vipère-d'une-toise. La collision ne suffisant pas, Minard va plus loin, parlant, par exemple page 38, de « tragédie jeskspirienne », alors que Shakespeare est (dans notre monde) né vers 1564.

En fin de compte, Bastard Battle c'est la bataille de Chaumont mise en scène par Tsui Hark, après ingestion de champignons magiques. L'éditeur parle de « fantaisie anachronique », d'hommage aux films de sabre et à François Villon. Bien vu, pour une fois on n'est nullement trompé sur la marchandise.

Avec ses flots de sang giclé, de merde et de vomissures, ses pillages, ses tortures, ses mutilations et ses viols (« en cul, en con et aultre »), Bastard Battle relève d'une forme extrême de création, un brin excessive ?, qui nous ramène, on l'a dit, au Pierre Pelot de C'est ainsi que les hommes vivent, ou, sur grand écran, à La Chair et le sang de Paul Verhoeven. Une fois n'est pas coutume, ici on loue la beauté de l'ordure et le charme de la charogne, chers à Baudelaire. Et à Villon. Les excès en tout genre sont matière à poésie.

Evidemment, pour se lancer dans une telle aventure, il faut aimer les livres qui ne ressemblent à aucun autre, les phrases concassées qui vous frappent comme avalanche, les images qui meurtrissent, la beauté qui surgit, parfois au moment le plus inattendu, comme des rais de lumière empalant une forêt trop sombre. Sans oublier l'humour, car Bastard Battle est parfois si hilarant qu'on se croirait projeté dans le Sacré Graal ! des Monty Python (le tournoi de chevaliers, pages 52 à 61, est tout simplement inoubliable).

Quelque part entre C'est Ainsi que les hommes vivent et Seven Swords (l'improbable hommage de Tsui Hark aux Sept samourais), Bastard Battle nous parle de la culture d'aujourd'hui, où tout peut être mixé, mélangé, où plus que jamais les règles ont été abolies — bijoux gothiques dans Gangs of New-York, tatouages tribaux et armes S-F dans Seven Swords. De Battle Royale à Bastard Battle, il n'y a qu'un pas vers un passé qui ne fut jamais, un gouffre que Céline Minard franchit sabre au clair.

Au final, un régal… et une surprise, car chez Bifrost ce n'est pas de Céline Minard que l'on attendait l'un des textes les plus forts de l'année qui s'achève. Cette jeune femme n'a probablement pas fini de nous surprendre.

Flight

[Critique commune à Abattoir 5 de K. Vonnegut et Flight de Sherman Alexie]

L'exemplaire d'Abattoir 5 en ma possession est un paradoxe temporel à lui tout seul, puisqu'on peut lire, en quatrième de couverture et en page 191, qu'il a été imprimé en juin 2004, tout comme on peut lire sur cette même quatrième de couverture que Kurt Vonnegut est mort en 2007. Je suis sûr que là où il se trouve, l'alter ego de Kilgore Trout a apprécié/apprécie/appréciera.

Abattoir 5, c'est l'histoire(s) de Billy Pèlerin, vieil opticien tranquille, ami des Tralfamadoriens, « petits extraterrestres verts, hauts de deux pieds, doués d'une vision particulièrement aiguisée », qui survit à un accident d'avion à peu près au même moment où sa femme se tue accidentellement avec les gaz d'échappement de sa bagnole. Abattoir 5, c'est l'histoire(s) d'un bombardement terrifiant, celui de Dresde (de 35 000 à 400 000 morts, selon les sources). C'est aussi l'histoire(s) d'Edgar Derby, exécuté pour avoir volé une théière dans les décombres du bombardement suscité. Abattoir 5, c'est surtout des va-et-vient temporels qui, entre un semis de seaux de merde, certains renversés, et l'abattoir est-allemand du titre, nous racontent que l'univers est un sacré bordel et que des gens meurent à peu près partout, tout le temps (c'est la vie…). Et puisqu'on parle de morts et de causes perdues, ce n'est pas parce que la paix universelle n'arrivera jamais qu'on ne peut pas militer pour son avènement.

[Ici, dans la marge, face à cet entre crochets de quelques lignes, le lecteur de Bifrost dessinera un doigt, un majeur comme il se doigt, tendu à Dieu ; ça ne fait pas mal et c'est vonnegutien en diable. Merci pour eux (Vonnegut et Dieu)].

Chef-d'œuvre de la littérature du XXe siècle (qui, il est vrai, en compte beaucoup), Abattoir 5 fait partie de ces œuvres qui quittent les droits rails de la réalité (historique ou quotidienne) pour la transcender, en tirer un matériau qui, contrairement à un reportage photos, ne reste pas à la surface glacée des choses. On pense au Labyrinthe de Pan sur la guerre d'Espagne ou au Pianiste sur la Shoah, ou au diptyque de Mircea Cartarescu Orbitor/L'Œil en feu. Il y a eu d'autres œuvres de ce genre avant 1969, il y en aura d'autres après. L'important, ce n'est pas de faire vrai, c'est de porter ses coups. Et Kurt Vonnegut frappe fort. Son livre est une explosion d'humour, d'idées, d'images saugrenues, de trouvailles, de vertiges, d'humanité (alors qu'il pourrait tout aussi bien en vouloir au monde entier). À une époque où les livres explorent bien souvent sur 500 pages, dont 400 de trop, une idée d'hôtesse de caisse acariâtre fauchée dans une revue féminine (l'idée, pas la caissière), Abattoir 5 fait du bien, c'est une lecture tellement riche, tellement forte, qu'on en sort un brin épuisé. Incontournable, tout simplement.

Trente-huit ans après la publication américaine d'Abattoir 5, Sherman Alexie (auteur de deux fort bons romans rattachés aux mauvais genres : Indian Killer pour le polar, Indian Blues pour le fantastique) publiait Flight aux USA, livre dont le titre aurait pu être traduit par Vols indiens vers hier et qui s'ouvre sur une citation d'Abattoir 5 : « Po-tee-weet ? ».

Dans Flight, on suit Spots (boutons), un adolescent orphelin (mère irlandaise, père amérindien) souffrant d'acné sévère. Spots a connu vingt familles d'accueil, fréquenté vingt-deux écoles et peut entasser toutes ses possessions dans un sac en plastique de supermarché. Un jour, il rencontre Justice, se laisse convaincre qu'il faut frapper un grand coup la ploutocratie américaine, prend une arme et fait un carnage dans un hall de bank, avant de prendre une balle dans la tête (page 48). C'est la vie. Mais c'est aussi là que le voyage peut commencer, voyage dans le temps et les corps, d'une cervelle brisée vers une cervelle de nouveau irriguée. Agent du FBI engagé pour effectuer une bien sale besogne, enfant indien mutilé et assistant écœuré à la bataille de la Little Big Horn, Spots va voler de corps en corps, à des époques différentes, toutes cruciales pour lui ou plus largement les Indiens d'Amérique.

Sherman Alexie n'a rien perdu de son sens de la formule : « Si je devais faire le portrait-robot de ce type, je dirais qu'il ressemble à la page des sports avec une horrible coupe de cheveux » (page 23) ; il n'a pas, non plus, perdu de sa verve dès qu'il s'agit d'appuyer là où ça fait mal. Simple exemple : les Indiens et l'alcool. N'importe quel Blanc écrivant la moitié de ce qu'il écrit sur l'imbibition des Indiens d'Amérique provoquerait une émeute raciale, mais comme Sherman Alexie est indien, Cœur D'Alene du côté de son père, Spokane du côté de sa mère, alors respect. Ce n'est pas par lui que prolifèrera le politically correct.

Traumatismes et voyages dans le temps, ainsi se construit Flight (avec d'inévitables pages sur le 11 septembre, d'autres tout aussi inévitables sur les attouchements pédophiles subis par Spots, pages dont, personnellement, je me serais bien passé). L'hommage est sincère, et le livre, court, vaut vraiment le coup d'œil… même si Indian Blues et Indian Killer étaient un bon cran au-dessus.

[Si alors que cette double notule se clôt, vous vous demandez ce que veut dire cet énigmatique « Po-tee-weet ? », sachez que je ne vous le dirai pas et qu'il vous faudra lire Abattoir 5 pour trouver une des différentes réponses possibles. Vous pouvez de nouveau dessiner un majeur tendu aux cieux… Trois fois hélas : Vonnegut n'est plus, Dieu va prendre mon pied au cul].

Abattoir 5

[Critique commune à Abattoir 5 de K. Vonnegut et Flight de Sherman Alexie]

L'exemplaire d'Abattoir 5 en ma possession est un paradoxe temporel à lui tout seul, puisqu'on peut lire, en quatrième de couverture et en page 191, qu'il a été imprimé en juin 2004, tout comme on peut lire sur cette même quatrième de couverture que Kurt Vonnegut est mort en 2007. Je suis sûr que là où il se trouve, l'alter ego de Kilgore Trout a apprécié/apprécie/appréciera.

Abattoir 5, c'est l'histoire(s) de Billy Pèlerin, vieil opticien tranquille, ami des Tralfamadoriens, « petits extraterrestres verts, hauts de deux pieds, doués d'une vision particulièrement aiguisée », qui survit à un accident d'avion à peu près au même moment où sa femme se tue accidentellement avec les gaz d'échappement de sa bagnole. Abattoir 5, c'est l'histoire(s) d'un bombardement terrifiant, celui de Dresde (de 35 000 à 400 000 morts, selon les sources). C'est aussi l'histoire(s) d'Edgar Derby, exécuté pour avoir volé une théière dans les décombres du bombardement suscité. Abattoir 5, c'est surtout des va-et-vient temporels qui, entre un semis de seaux de merde, certains renversés, et l'abattoir est-allemand du titre, nous racontent que l'univers est un sacré bordel et que des gens meurent à peu près partout, tout le temps (c'est la vie…). Et puisqu'on parle de morts et de causes perdues, ce n'est pas parce que la paix universelle n'arrivera jamais qu'on ne peut pas militer pour son avènement.

[Ici, dans la marge, face à cet entre crochets de quelques lignes, le lecteur de Bifrost dessinera un doigt, un majeur comme il se doigt, tendu à Dieu ; ça ne fait pas mal et c'est vonnegutien en diable. Merci pour eux (Vonnegut et Dieu)].

Chef-d'œuvre de la littérature du XXe siècle (qui, il est vrai, en compte beaucoup), Abattoir 5 fait partie de ces œuvres qui quittent les droits rails de la réalité (historique ou quotidienne) pour la transcender, en tirer un matériau qui, contrairement à un reportage photos, ne reste pas à la surface glacée des choses. On pense au Labyrinthe de Pan sur la guerre d'Espagne ou au Pianiste sur la Shoah, ou au diptyque de Mircea Cartarescu Orbitor/L'Œil en feu. Il y a eu d'autres œuvres de ce genre avant 1969, il y en aura d'autres après. L'important, ce n'est pas de faire vrai, c'est de porter ses coups. Et Kurt Vonnegut frappe fort. Son livre est une explosion d'humour, d'idées, d'images saugrenues, de trouvailles, de vertiges, d'humanité (alors qu'il pourrait tout aussi bien en vouloir au monde entier). À une époque où les livres explorent bien souvent sur 500 pages, dont 400 de trop, une idée d'hôtesse de caisse acariâtre fauchée dans une revue féminine (l'idée, pas la caissière), Abattoir 5 fait du bien, c'est une lecture tellement riche, tellement forte, qu'on en sort un brin épuisé. Incontournable, tout simplement.

Trente-huit ans après la publication américaine d'Abattoir 5, Sherman Alexie (auteur de deux fort bons romans rattachés aux mauvais genres : Indian Killer pour le polar, Indian Blues pour le fantastique) publiait Flight aux USA, livre dont le titre aurait pu être traduit par Vols indiens vers hier et qui s'ouvre sur une citation d'Abattoir 5 : « Po-tee-weet ? ».

Dans Flight, on suit Spots (boutons), un adolescent orphelin (mère irlandaise, père amérindien) souffrant d'acné sévère. Spots a connu vingt familles d'accueil, fréquenté vingt-deux écoles et peut entasser toutes ses possessions dans un sac en plastique de supermarché. Un jour, il rencontre Justice, se laisse convaincre qu'il faut frapper un grand coup la ploutocratie américaine, prend une arme et fait un carnage dans un hall de bank, avant de prendre une balle dans la tête (page 48). C'est la vie. Mais c'est aussi là que le voyage peut commencer, voyage dans le temps et les corps, d'une cervelle brisée vers une cervelle de nouveau irriguée. Agent du FBI engagé pour effectuer une bien sale besogne, enfant indien mutilé et assistant écœuré à la bataille de la Little Big Horn, Spots va voler de corps en corps, à des époques différentes, toutes cruciales pour lui ou plus largement les Indiens d'Amérique.

Sherman Alexie n'a rien perdu de son sens de la formule : « Si je devais faire le portrait-robot de ce type, je dirais qu'il ressemble à la page des sports avec une horrible coupe de cheveux » (page 23) ; il n'a pas, non plus, perdu de sa verve dès qu'il s'agit d'appuyer là où ça fait mal. Simple exemple : les Indiens et l'alcool. N'importe quel Blanc écrivant la moitié de ce qu'il écrit sur l'imbibition des Indiens d'Amérique provoquerait une émeute raciale, mais comme Sherman Alexie est indien, Cœur D'Alene du côté de son père, Spokane du côté de sa mère, alors respect. Ce n'est pas par lui que prolifèrera le politically correct.

Traumatismes et voyages dans le temps, ainsi se construit Flight (avec d'inévitables pages sur le 11 septembre, d'autres tout aussi inévitables sur les attouchements pédophiles subis par Spots, pages dont, personnellement, je me serais bien passé). L'hommage est sincère, et le livre, court, vaut vraiment le coup d'œil… même si Indian Blues et Indian Killer étaient un bon cran au-dessus.

[Si alors que cette double notule se clôt, vous vous demandez ce que veut dire cet énigmatique « Po-tee-weet ? », sachez que je ne vous le dirai pas et qu'il vous faudra lire Abattoir 5 pour trouver une des différentes réponses possibles. Vous pouvez de nouveau dessiner un majeur tendu aux cieux… Trois fois hélas : Vonnegut n'est plus, Dieu va prendre mon pied au cul].

Un hôpital d'enfer

Si vous ne connaissez pas encore Toby Litt, voilà l'occasion rêvée de découvrir cet écrivain anglais excentrique et turbulent. Un hôpital d'enfer est son cinquième roman, et comme à chaque fois, Litt crée la surprise en étant très exactement là où on ne l'attendait pas. Après avoir commis deux thrillers décalés (Gang et Doux carnage), après avoir rendu un hommage tordu mais sincère au roman à suspens à la Agatha Christie (Qui a peur de Victoria About ?) et au roman fantastique (Fantômes), le voilà qui s'attaque à un tout autre genre littéraire : le roman d'épouvante. Et le résultat est tout simplement époustouflant. Un hôpital d'enfer (Hospital en VO) est une bombe littéraire, une œuvre extrême et radicale, gore et survoltée. Un roman comme on pensait que seul Chuck Palahniuk était capable d'en écrire. Un choc. Un vrai.

Un soir, quelque part en Angleterre, un hélicoptère se pose en urgence sur le toit d'un hôpital. À l'intérieur de cet hélicoptère, un homme de trente-cinq ans dans un état critique, et un jeune garçon qui se plaint de violentes douleurs au ventre. L'homme est aussitôt pris en charge par le service de traumatologie ; quant au jeune garçon, il se retrouve isolé dans une chambre en attendant la visite d'un médecin. Jusqu'ici, rien d'anormal. La simple routine d'un centre hospitalier parmi tant d'autres. Mais comme on ne va pas tarder à le découvrir, il se passe des choses étranges dans cet hôpital : opérations chirurgicales hasardeuses, bébés qui disparaissent, messes noires organisées par des adorateurs de Satan, infirmière en caoutchouc, végétaux qui poussent à l'intérieur d'un organisme humain, rites vaudous… Et ce n'est qu'un début. Car ensuite, c'est pire : décapitations, défenestrations, résurrections, sacrifices humains, orgies sexuelles où tous les participants s'amusent à se découper l'épiderme à l'arme blanche, mutilations diverses et variées, viols, meurtres… Et après ? Eh bien après, ça s'aggrave : passé minuit, c'est une véritable apocalypse qui commence. Les chairs se disloquent, se déchirent. Le sang coule et le chaos règne à tous les étages. Hallucinatoire, énorme et outrancier, Un hôpital d'enfer est un pur cauchemar qui va sans cesse crescendo, toujours un peu plus loin dans l'horreur. Avec inventivité — et sur un rythme très soutenu —, Toby Litt enchaîne les situations délirantes et multiplie les points de vue en faisant intervenir une myriade de personnages (une bonne centaine au total !). Mais il le fait avec une telle maîtrise narrative qu'il ne perd jamais son lecteur. L'écriture minimaliste, condensée à l'extrême, est d'une efficacité terrible. Toby Litt nous traumatise, nous opère à cœur ouvert et sans anesthésie, tout en nous invitant à rire de la mort et des souffrances humaines. On est sidéré par la violence convulsive de certaines scènes — quelque part entre Tex Avery, Stephen King, et le marquis de Sade — et on se dit qu'on n'a jamais rien lu de pareil. Original et fou, voilà un roman qui fera date. Lire Un hôpital d'enfer, c'est un peu comme se regarder dans un miroir déformant : l'image qui nous est renvoyée est grotesque, surréelle, mais effrayante parce qu'elle nous révèle nos peurs les plus intimes, les plus viscérales. Et c'est sans doute le vrai sujet d'Un hôpital d'enfer : déformer les corps, les distordre à l'extrême, les faire imploser pour mettre à nu quelques vérités humaines essentielles (à l'instar des tableaux de Francis Bacon). Bien plus qu'un simple exercice de style ou qu'une parodie déjantée de récit d'épouvante, Un hôpital d'enfer est un livre-monstre, novateur et visionnaire, comme a pu l'être, en son temps, Le Festin nu de William Burroughs. Dans Fantômes, un de ses précédents romans, Toby Litt livrait quelques éléments autobiographiques, et notamment le fait que sa compagne a fait trois fausses couches successives, avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer. Ceci explique peut-être cela. Car on ne peut pas écrire un livre tel qu'Un hôpital d'enfer sans être porté, littéralement habité par des traumatismes profonds. Certains n'y verront sûrement qu'un catalogue de scènes gore. Ils auront tort. Car pour le lecteur qui sait lire entre les lignes, ce roman est un cri, un accouchement dans la douleur. Et l'image finale — un enfant mi-humain mi-végétal qui sort de l'hôpital pour rejoindre sa mère — en dit long. Toby Litt a eu le courage d'aller tout au bout de ce qu'il avait à dire. Et il en a ramené un très grand roman.

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