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La Machine de Léandre

Alex Evans a deux particularités : elle aime revenir dans un même univers pour en explorer l’évolution, et, à lire La Machine de Léandre, elle déteste se répéter. Ses deux précédents romans, Sorcières associées et L’Échiquier de jade, nous entraînaient dans la frénésie d’une ville-État au climat tropical où l’argent est roi et la magie, un outil de puissance comme un autre – si ce n’est moins fiable.

Dans La Machine de Léandre, l’atmosphère change du tout au tout. Alex Evans nous projette quelques années auparavant, dans une autre ville, plus proche du Paris ou du Londres de la Belle Époque. Ici, nous ne suivons pas deux femmes d’âge mûr dans leur carrière professionnelle de sorcière, mais une jeune professeur d’université ; la magie n’est pas une simple source de revenus, mais une science oubliée qu’il convient de maîtriser et de codifier. La protagoniste, Constance Agdal, cherche à comprendre les principes thaumaturgiques tout en se débattant avec son passé. Réfugiée d’une nation où la magie est taboue, Constance a dû dissimuler ses talents en la matière et n’a jamais pu depuis les développer correctement. Un particularisme qui la servira et la desservira tout à la fois lorsqu’elle se retrouvera mêlée à une guerre économique entre industriels, et face à un incube sorti sans ménagement de sa propre dimension…

L’histoire s’avère assez intrigante pour tenir le lecteur en haleine de bout en bout, et les concepts – notamment une magie fluctuante qu’il faut réapprendre à maîtriser après des années d’oubli – assez originaux pour ce registre de fantasy. Les thèmes abordés en arrière-plan (l’intégration des réfugiés, la place des femmes dans la sphère technique, et dans la société en général) sont parfaitement d’actualité, sans pour autant imposer une leçon de morale aux lecteurs. Ce qui n’empêche pas La Machine de Léandre de souffrir de sa comparaison avec ses prédécesseurs. Constance n’a pas une personnalité aussi affirmée que Tanit ou Padmé, les deux sorcières associées de Jarta. Un travers que le passé de l’héroïne explique, mais qui ne fait pas moins d’elle un personnage spectateur des événements émaillant sa propre vie.

Le livre comprend une nouvelle, « La Chasseuse de livres », sorte de jonction entre les deux univers mettant en scène un personnage mineur deSorcières associées et de L’Échiquier de jade. Un récit qui démarre quelques années après La Machine de Léandre dans une situation similaire : une jeune doctorante, qui, face au machisme de son environnement, éprouve des difficultés à finir sa thèse et accepte l’offre d’une bienfaitrice pour retrouver un grimoire légendaire dans la ville d’origine de Constance Agdal ; histoire brève avec un côté « pulp » plutôt agréable.

Malgré son apparence soignée, ce livre n’est pas la porte d’entrée idéale pour découvrir l’univers d’Alex Evans. Il fait en effet référence à des événements historiques, magiques ou géopolitiques qui pourraient dérouter les novices. En revanche, pour qui a dévoré les précédents récits de l’autrice, il s’avère un bel addendum.

Cette histoire est pour toi

Une histoire forte engluée dans un texte laborieusement scolaire. Voici comment pourrait se résumer les impressions ressenties en tournant la dernière page de Cette histoire est pour toi de Satoshi Hase. Il faut dire que ce spécialiste de l’analyse sémantique et du langage naturel des machines s’est mis en tête d’écrire un roman sur ce qu’il connaît le mieux : une intelligence artificielle basée sur un langage de traduction entre les neurones humains et la programmation informatique. Par conséquent, sur les 352 pages de son histoire, les 150 premières ne sont qu’une exposition extrêmement détaillée de la situation de départ. À savoir, une chercheuse en intelligence artificielle découvre qu’elle souffre d’une maladie auto-immune alors qu’elle vient de créer un programme capable d’inventer des histoires. N’ayant plus que six mois à vivre, elle se jette à corps perdu dans son travail. Et repousse au passage les limites entre l’humain et le logiciel, entre l’être et l’outil.

La réflexion de Satoshi Hase est à la fois passionnante et provocante dans le fond, mais malheureusement, elle se perd dans la forme de la première moitié de son livre. Pour vous faire une idée de cette partie, imaginez Le Tombeau des Lucioles entrecoupé de longs extraits d’un dossier de presse sur le fonctionnement de l’intelligence artificielle et sur les réseaux de neurones avec, pour parachever le tout, les descriptions les plus précises possible des différentes crises de douleurs et autres hémorragies internes de la protagoniste. Si vous avez eu assez d’estomac pour passer la première partie du livre, vous entrerez dans la seconde nettement plus intéressante. C’est ici que le dialogue se noue entre Samantha, la chercheuse et Wanna Be, sa création. Au fur et à mesure qu’elle progresse vers la mort et que lui acquiert une simili-conscience de soi, le dialogue se fait plus riche, plus philosophique, et l’héroïne devient enfin plus attachante. Cela d’autant plus que vous connaissez sa fin dès la première phrase du roman : « Samantha Walker était morte. Par “morte”, il fallait comprendre que l’humaine prénommée Samantha avait vécu. » Cette évolution des relations entre l’homme et la machine récompense largement la première partie. À ce sujet, la confrontation finale entre Samantha l’humaine et Samantha le programme, confrontées toutes deux à la mort imminente, s’avère douloureusement juste sur le rôle restant alloués aux humains biologiques quand de plus en plus de fonctions corporelles sont confiées aux machines. Toutefois, les lecteurs n’ayant pas le courage de se plonger dans les entrailles de la maladie de Samantha, pourront se contenter de voir ou revoir l’intégrale des anime Ghost in the Shell avec des thématiques très similaires, tout en étant nettement moins viscéral.

À la pointe de l’épée

Quel bel ouvrage ! Une couverture soignée, un choix de couleur à dominante bordeaux et or, une belle épaisseur, un papier souple au grain agréable quoiqu’un peu fragile pour qui tourne les pages trop vite… La nouvelle édition de À la pointe de l’épée (initialement paru chez Calmann-Lévy, cf. la critique de Bertrand Bonnet) d’Ellen Kushner est décidément un bien beau livre sorti par les éditions ActuSF, de ceux que l’on exhibe fièrement dans les rayons de sa bibliothèque ou qu’on laisse traîner sur la table basse pour montrer l’étendue de son érudition.

Le contenu est à l’avenant. Cette version reprend le roman déjà traduit en 2008 (et réédité chez Folio « SF » en 2010, édition toujours disponible) en y ajoutant les nouvelles ayant comme personnage principal le bretteur Richard Saint-Vière, mais aussi des courriers fictifs entre certains personnages secondaires apportant un éclairage différent sur le couple formé par Saint-Vière et son mystérieux compagnon, Alec. Avant même d’entrer dans l’histoire, il convient de souligner combien le style d’Ellen Kushner est un régal, restitué au mieux par la traduction de Patrick Marcel. Un style qui évoque les romans, les pièces de théâtre et les lettres tels qu’ils pouvaient s’écrire au xvie ou au xviie siècle. Il faut aussi préciser qu’il n’y a aucun élément de fantasy dans À la pointe de l’épée. Seul le monde lui-même où se passe l’histoire, c’est-à-dire la Ville sans nom et les territoires l’environnant, relève de l’imaginaire. Tout le reste, même si l’époque n’est pas clairement indiquée, pourrait se situer dans n’importe quelle grande cité d’Europe à une période où l’escrime était une pratique courante, soit du xve au xviiie siècle. Que ce soit les noblesses de la Colline ou la populace des bas-fonds des Bords-d’Eaux, aucun d’entre eux n’est doté du moindre pouvoir magique, victime de la plus petite malédiction. Tous ces personnages pourraient se glisser sans effort dans un texte de Marivaux, Balzac ou Dumas.

L’ensemble (À la pointe de l’épée et les cinq nouvelles qui l’accompagnent – « Un jeune homme de mauvaise vie »,« Au temps où j’étais brigand »,« Le Bretteur qui n’était pas la Mort », « Le Duc des Bords-d’Eaux » et « Cape-Rouge ») brosse un portrait par petites touches de Richard Saint-Vière, de son enfance campagnarde à la pleine maturité de son art. Présenté par l’autrice comme un « mélodrame de mœurs », le roman met certes en scène un bretteur et son amant, mais les combats à l’épée et l’amour ou le désir qui lient les deux hommes passent au deuxième plan, au profit de la description du monde où ils évoluent et les jeux de pouvoir qui se nouent et guident leurs destins aussi bien sur la Colline que dans les Bords-d’Eaux. Moins que l’intrigue, assez décousue pour être lue à la manière d’un feuilleton, c’est la galerie de personnages présentée qui va séduire le lecteur. Aucun n’est franchement bon ni franchement mauvais, et surtout pas les deux héros principaux. Tous se croient plus intelligents et retors qu’ils ne le sont réellement. Un à un, ils se feront piéger par leurs sentiments et le sens du devoir lié à leur position sociale. Toute la saveur du livre va se situer dans les non-dits et les allusions des personnages. Ainsi, hormis une mort parfaitement incompréhensible à la fin de « Au temps où j’étais brigand », aucune scène ne choque réellement le lecteur. On y parle de sang, de stupre et de perversions variées, mais sans jamais l’étaler au grand jour. Chez Ellen Kushner, on reste entre gens de bonne compagnie : la cruauté, l’envie ou la passion avancent à pas feutrés dans un sens de la nuance remarquable.

Des différentes nouvelles présentées, si« Au temps où j’étais brigand » et « Le Bretteur qui n’était pas la Mort » sont parfaitement oubliables, les trois autres ne manquent pas d’intérêt. « Un jeune homme de mauvaise vie » et « Le Duc des Bords-d’Eaux » servent de prologue et d’épilogue parfaits au roman lui-même. Quant à « Cape-Rouge », elle ajoute une touche fantastique à la Maupassant ou la Poe qui conclut parfaitement l’ensemble. À savourer en prenant tout son temps, donc, avant de remiser l’objet bien en lumière dans sa bibliothèque.

Les Portes célestes

Les lecteurs de La Fleur de Dieu savaient à quoi s’attendre : Les Portes célestes promettaient d’aller plus loin, que ce soit dans la réinterprétation du schéma dunien, dans la confrontation entre matérialisme et spiritualité, et dans la critique des systèmes sociaux monolithiques sans cesse réinventés pour le malheur du monde – à moins que ce ne soit l’hybris de quelques-uns qui parvienne toujours à les imposer au plus grand nombre. Jean-Michel Ré ne déçoit pas et tient les promesses du premier opus de sa trilogie : pour aller plus loin, il fallait faire plus intense, plus violent, plus cruel et plus dantesque. Force est de constater que sur le plan du divertissement pur, l’auteur fait mieux qu’attendu : les scènes de combat, chorégraphiées à la seconde près, donnent l’impression que Hypérion figure aussi parmi les dettes littéraires de ce livre ; les phases toniques sont séparées par les nécessaires temps de repos destinés à introduire de nouveaux concepts. Les Portes célestes se paye même le luxe d’offrir à son lecteur un temps de tension croissante morcelé entre plusieurs chapitres où les masques tombent et où le Seigneur de Latroce – principal ennemi de l’Empereur – en vient à révéler son dessein.

C’est ici que le schéma dunien évoqué se voit réinterprété d’une façon plus originale qu’on ne l’attendait. Le Messie de Dune est la véritable fin de Dune : le triomphe militaire et politique de Paul Atréides n’était qu’une étape qui devait le conduire au sacrifice de son individualité ; sa déchéance et son départ au désert ne sont qu’un sacrifice d’un autre genre imposé parce qu’il refuse d’accomplir son destin et en transmet la lourde charge à son fils Leto II. Ici, la débâcle militaire qui guette l’Empire de Chayin X et entraîne son effondrement sont la conséquence d’un triple échec : celui des religions établies qui – à cause des effets psychotropes de la Fleur de Dieu – ont renoncé à la notion de salut et se sont faites matérialistes et sécularisées ; celui de la science officielle qui a endossé les oripeaux de la religion – hommage transparent à la Sainte Église Industrielle de L’Incal — et s’est de toute façon dévoyée dans le commerce de ses propres inventions  ; et celui d’un pouvoir impérial qualifié de paresseux, où l’Empereur prolonge son règne depuis une éternité sans réel projet politique… Si les causes de la sclérose ne sont pas identiques à celles que Frank Herbert avait choisies pour son propre Imperium, l’erreur pour Jean-Michel Ré aurait été d’introduire dans son intrigue un personnage messianique et donc de réécrire Dune : c’est ici que le schéma du livre trouve son originalité, car ce qui fait tomber l’Empire n’est rien d’autre, au fond, que le refus de toute forme de pouvoir centralisé. Le système malade suscite en effet sa propre opposition : l’Empereur voit son Seigneur de la Guerre s’imposer comme pouvoir concurrent (ou non) ; les scientistes voient leur monopole le plus précieux brisé par le piratage d’une faction anarchiste ; les religions organisées se voient incapables d’expliquer l’anomalie que constituent le maître soufi-shinto Kobayashi et son mentor, l’Enfant.

Aux trois piliers du système impérial condamné, Jean-Michel Ré oppose donc trois groupes distincts – et qui, bien qu’alliés objectifs, ont malgré tout des antagonismes – dont la pensée se voit teintée d’anarchisme à un degré ou à un autre : anarchisme nihiliste du Seigneur de Latroce et de ses clones, anarchisme goguenard aux méthodes parfois criminelles de la Fawdha’Anarchia, anarchisme idéaliste et spirituel de l’Enfant et de ses disciples. La leçon de l’auteur est claire : il n’y a ni tribuns, ni chevaliers blancs, ni messies, et si l’on prétend faire tomber un Empire, mieux vaut que ce ne soit pas pour en construire un autre. Le propos, cohérent, mérite bel et bien d’être entendu – surtout de nos jours –, et s’il s’éloigne quelque peu des idées de Frank Herbert, il ne dénature pourtant pas le décor d’inspiration dunienne adopté par son auteur.

Le lecteur découvrira au terme de ce livre un abondant glossaire qui permet de prolonger mais aussi d’enrichir l’expérience de La Fleur de Dieu : au-delà de quelques détails d’ordre civilisationnel, il offre aussi, par moments, un éclairage sur la suite que l’auteur compte donner à ce volume central. En effet, si l’anarchie semble avoir gagné à la fin des Portes célestes, la question est posée de savoir à quoi au juste va ressembler le nouveau monde humain. Détruire est simple, reconstruire souvent complexe, et c’est peut-être là que se trouve la difficulté du projet littéraire de Jean-Michel Ré, car faire une proposition revient à sortir de l’ambiguïté : on en conviendra, ce moment-là est toujours délicat…

Je suis fille de rage

Après les guerres de religions françaises du XVIe siècle (Royaume de vent et de colère) et celle d’indépendance du premier siècle en Angleterre (Boudicca), Jean-Laurent Del Socorro continue d’inscrire son œuvre romanesque dans la Grande Histoire avec Je suis Fille de rage, qui survole en 500 pages la guerre civile qui ensanglanta les États-Unis de 1861 à 1865. Un conflit dont, en France, on ne connaît souvent que les grandes lignes et quelques batailles célèbres, Gettysburg en premier lieu, et que l’auteur nous fait revivre à travers une multiplicité de points de vue, confédérés et unionistes, généraux et soldats, noirs et esclavagistes. On retrouve ici comme dans ses précédents romans la capacité de Del Socorro à camper des personnages et des situations dramatiques en de très courts chapitres qui vont droit à l’essentiel, à tirer les grandes lignes de cette guerre – de nombreux chapitres proviennent de correspondances réelles – et en parallèle à nous plonger dans l’horreur qu’elle fut au quotidien, les assauts suicidaires, les morts inutiles et absurdes.

Tout cela est très bien fait, Jean-Laurent Del Socorro a un talent de conteur qui n’est plus à démontrer. Pourquoi en parler dansBifrost ? Là, j’avoue que les arguments me manquent. Je suis Fille de rage est un roman historique qui n’a pas à peu près rien à voir avec les littératures de l’imaginaire. La part historique était déjà prépondérante dans ses romans précédents, mais ils se rattachaient in fine à la fantasy, que ce soit par l’utilisation, même discrète, de la magie (Royaume de vent et de colère) ou par le côté légendaire de son héroïne (Boudicca). Ici, le seul élément qui pourrait relier ce livre à nos genres de prédilection se limite aux dialogues d’Abraham Lincoln avec une incarnation de la mort, laquelle tient un compte macabre sur les murs de son bureau en traçant à la craie un trait pour chaque victime de cette guerre. C’est peu. Plus généralement, on pourrait éventuellement reprocher à ce roman de coller de trop près à la réalité historique, de ne pas faire appel à un imaginaire qui irriguait ses œuvres précédentes. Ça n’en reste pas moins un très bon texte, même s’il n’a pas grand-chose à faire ici.

Archives de l’exode

Après L’Espace d’un an et Libration, Becky Chambers fait son retour sur les tables des libraires, fraîchement auréolée d’un prix Hugo de la meilleure série amplement mérité. Le fait est que, au fil des parutions, elle a su imposer un ton et un esprit tout à fait singuliers au sein de la production actuelle. Dans sa critique de Libration, Claude Ecken parlait à juste titre d’histoire feel good, mais il ne faudrait pas pour autant ranger ses romans dans la catégorie bluettes inoffensives. Archives de l’exode, en particulier, touche à des thèmes plus sombres que ses prédécesseurs, et la mort y occupe une place centrale. L’action se déroule intégralement au sein de la flotte d’exode, ces vaisseaux qui ont quitté une Terre agonisante à la recherche d’un avenir meilleur. Mais de quel avenir peut-il s’agir ? C’est l’interrogation qui habite les différents protagonistes de ce récit. Par bien des aspects, la société que décrit Becky Chambers a des allures d’utopie. L’humanité y apparaît unie, chaque individu a un rôle à jouer pour le bien collectif, violence et criminalité y sont très marginales. Pourtant, tous n’envisagent pas de passer leur vie à bord d’une flotte lancée à travers l’espace sans destination précise.

Becky Chambers suit le parcours d’une demi-douzaine de protagonistes dont les chemins vont parfois se croiser. Rien de spectaculaire, elle préfère s’intéresser à leur quotidien, lequel pourra prendre à l’occasion une tournure dramatique et amener chacun à questionner ses certitudes et ses doutes. Comme toujours, la romancière colle au plus près de ses personnages, tout en donnant à voir un ensemble plus vaste, une société qui a fait de ses contraintes (la place limitée, la nécessité de tout recycler, etc.) un mode de vie. C’est parfois amusant, souvent touchant, sans que Chambers ait jamais besoin de tirer sur la corde émotionnelle (reproche que l’on pouvait faire parfois à L’Espace d’un an). Un space opera intimiste, tout en humanisme et en empathie. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu les précédents pour apprécier ce roman, mais on aurait bien tort de s’en priver.

Trafalgar

Après l’excellent Kalpa impérial en 2017, La Volte a l’heureuse idée de publier un second livre de l’Argentine Angélica Gorodischer – autrice réputée dans son pays et ailleurs dans le monde, mais pour ainsi dire inconnue en France avant que l’éditeur ne s’y mette. Il s’agit cette fois de Trafalgar —sorte de fix-up centré sur le fantasque personnage nommé Trafalgar Medrano, voyageur de commerce de son état, et (forcément) conteur de premier ordre par vocation.

À chacune de ses escales à Rosario, Argentine (la ville de l’autrice), fin des années 1970, en même temps qu’il fait la démonstration de sa consommation pathologique de café, il régale son auditoire (souvent Angélica Gorodischer elle-même) avec les récits totalement fous de ses explorations interstellaires. Car il en a vu, du pays, Trafalgar – quantité de planètes au nom à coucher dehors, entre lesquelles il navigue avec sa « guimbarde », au petit bonheur la chance, et où il se débrouille toujours pour vendre sa camelote à des extraterrestres qui n’en ont probablement pas vraiment besoin, séduisant plus qu’à son tour les charmantes jeunes femmes qu’il y rencontre forcément. Il y sème aussi un peu la zone, avouons-le…

Et ces mondes lointains (« sans doute du côté de l’Inde », suppose une tante de l’autrice) sont tout de même sacrément différents de la calme et provinciale Rosario : ici, l’histoire entière est chamboulée de fond en comble à chaque nuit qui passe ; là, la planète s’avère un double historique de la Terre, où notre VRP peut faire l’article à des Rois Catholiques qui n’ont pas encore dépêché Colomb de l’autre côté de l’océan ; là-bas, encore, les habitants semblent plongés dans une apathie constante qui perturbe les scientifiques venus observer le phénomène ; et, plus loin, la planète entière appartient à la famille… disons González. Etc., etc.

Bien sûr, tout ce que raconte Trafalgar Medrano est parfaitement authentique. Personne ne saurait en douter – certainement pas ses interlocuteurs, hommes et femmes de lettres, souvent, qui se délectent, quoi qu’ils prétendent, de ces épisodes rocambolesques où toutes leurs certitudes et anticipations s’effondrent joyeusement au détour d’une page. C’est qu’il y en a des idées, dans les contes de Trafalgar. Des idées qui ne manquent pas d’un certain panache et qui évoquent passablement cette science-fiction très populaire du type de l’âge d’or, ou aube de l’âge d’argent, et sans doute déjà bien surannée en 1979. Mais cela fait partie du charme ! De même que les savants artifices de narration de Trafalgar comme d’Angelica Gorodischer, car nous avons ici une conteuse d’exception qui met en scène un conteur d’exception. L’un et l’autre partagent au fond bien des choses, notamment le goût de la digression savoureuse, ou encore des retournements inattendus – ainsi que des détails en apparence anodins, qui ancrent pourtant le récit dans le réel.

Car tout cela est authentique, hein ! Parfaitement.

L’ensemble s’avère très drôle, toujours malin, parfois étrangement profond, d’une richesse picaresque et d’un style fluide mais surtout réjouissant. On engloutit ces contes comme Trafalgar ses cafés. Et comme lui, bien entendu, on en redemande : un régal !

Chiens de guerre

Auteur très productif, en SF comme en fantasy, Adrian Tchaikovsky s’est surtout fait connaître en France pour son excellent roman Dans la toile du temps, qui mettait en scène une civilisation d’araignées. Comme le titre le laisse supposer, les animaux sont toujours de la partie dans Chiens de guerre – mais c’est un roman bien différent, et on y croise bien d’autres animaux que des toutous.

Rex est un bon chien. Sa puce (…) le lui dit quand il obéit aux ordres. Quand il renâcle, il est un vilain chien – sa puce le lui dit, et il gémit. Rex a un Maître, qui, comme tel, décide du Bien et du Mal, et le tient métaphoriquement en laisse. Mais Rex n’est pas un animal de compagnie : c’est un chien de guerre, un biomorphe développé pour se battre à la place des humains. Il ne ressemble à vrai dire plus guère à un chien – et il en va de même pour ses collègues, l’ourse Miel, Dragon le reptile, Abeilles qui est tout un essaim d’abeilles (le personnage le plus fascinant du lot). Ils se battent au Mexique – ils font partie d’une armée corporatiste appuyant les reliquats du gouvernement central, face à des Anarchistas aux abois (…). Il n’y a pas de guerre propre, mais celle-ci est particulièrement sale : les biomorphes, conçus pour obéir aux ordres, commettent bien des atrocités sans en avoir conscience. Ce sont des machines à tuer, des monstres terrifiants. Le Maître, Murray, enchaîne ainsi les crimes de guerre sans se salir directement les mains. Pourtant, les circonstances (provoquées ?) font que les biomorphes se retrouvent coupés des ordres du Maître. Rex, le chef de cette escouade, doit prendre des décisions, librement – et il déteste ça : la laisse est tellement plus confortable ! Par chance, Miel, qu’il sait être bien plus intelligente que lui, est de bon conseil…

C’est une base au fond très classique. Adrian Tchaikovsky reprend des thèmes et des procédés éventuellement anciens – il cite ouvertementL’Île du docteur Moreau, mais on peut aussi penser à Demain les chiens, à Cordwainer Smith, plus récemment à David Brin ou encore (surtout ?), du fait du contexte militaire appuyé et des relations entre les biomorphes d’espèces diverses, à la bande dessinée We3 de Grant Morrison et Frank Quitely. Et cela ne joue pas vraiment en faveur du roman d’Adrian Tchaikovsky : il est plus que correct, mais peine à sortir du lot.

Chiens de guerre prend pourtant des directions plus inattendues ensuite – encore que toujours très référentielles à l’occasion. La fresque intime faisant le liant, on passe à un point de vue plus large, sur la place des biomorphes dans la communauté humaine – il s’agit de s’interroger sur leurs responsabilités ainsi que sur leurs droits, et les liens entre les unes et les autres. Le débat juridique est perturbé par une opinion versatile et prompte aux retournements soudains mais pas moins enflammés – ce qui, à l’heure des tweetstorms à répétition, n’est au fond pas si improbable, encore que la manière dont l’auteur nous décrit ces phénomènes a quelque chose d’un peu trop naïf et soudain ; il en demande parfois beaucoup, côté suspension volontaire d’incrédulité – pas aux plans scientifique et technologique, mais humain et sociétal. Un désir d’utopie parcourt en outre ces pages, qui ne résiste pas toujours à la réalité sordide – ou aux manipulations opérées dans l’ombre par d’autres entités de nature à bouleverser la conception de l’humanité, inégalement sympathiques… Rex est une figure de ces débats – même s’il s’en passerait bien, lui qui n’a guère confiance en ses capacités intellectuelles, et aimerait retrouver l’apaisante sensation d’un Maître lui assurant qu’il est un bon chien…

Ce Maître est pourtant un des soucis majeurs du roman. C’est un méchant de feuilleton, vraiment très très méchant, au point où c’en est quelque peu ridicule. Et les autres humains sont presque aussi caricaturaux. Au fond, comme dans Dans la toile du temps, l’alternance des points de vue accentue le sentiment que l’auteur est bien plus à l’aise et convaincant quand il se met à la place des animaux (ou, plus généralement, des non-humains). Les limitations mêmes de Rex en font un point de vue intéressant – un personnage tour à tour terrifiant et émouvant. Le Maître, lui, est tout d’un bloc.

Chiens de guerre se lit bien, cela étant. Il n’a pas le brio de Dans la toile du temps : sur le fond comme sur la forme, il est autrement convenu, et parfois pâtit de ce que les thèmes dont il traite l’ont été par de prestigieux devanciers : leur ombre porte sur le roman et en limite l’impact. On lira pourtant volontiers d’autres œuvres d’Adrian Tchaikovsky – mais Chiens de guerre n’est clairement pas au niveau de son prédécesseur. Araignées 1, chiens 0.

Le Maître de la lumière

Maurice Renard, chantre du merveilleux scientifique, a été quasiment oublié pendant un temps, mais diverses publications, ces dernières années, l’ont rappelé à notre bon souvenir, comme l’enthousiaste et habile pionnier qu’il était. En 2019, nous avons eu droit à deux exhumations éclairant la dernière phase de l’œuvre de l’auteur… à vrai dire une époque où il avait tendance à remiser le merveilleux scientifique, pas assez vendeur, quand d’autres genres, à l’image de la romance ou du policier, lui garantissaient des revenus plus sûrs.

[Lire la critique de Celui qui n'a pas tué.]

Quelques mois plus tôt, la BNF, dans sa collection des « Orpailleurs », avait publié un autre ouvrage de Maurice Renard – un roman, cette fois, Le Maître de la lumière. Proposé en feuilleton en 1933, il est donc postérieur aux nouvelles de Celui qui n’a pas tué . Cependant, le merveilleux scientifique y revient en force, tout en se mêlant de quantité d’autres genres : là encore, le récit sentimental et le policier ont une importance majeure, mais Maurice Renard y ajoute une dose non négligeable de roman historique, et s’autorise même un détour via les aventures maritimes.

Tout commence avec une histoire d’amours impossibles, très Roméo et Juliette, mais avec des Corses : les amoureux sont issus de clans qui se livrent une impitoyable vendetta depuis un siècle en raison d’un assassinat qui rend toute réconciliation impensable. Or, notre héros fait la découverte d’un étrange matériau, la «  luminite », qui « ralentit » la lumière : les images que l’on voit à travers proviennent ainsi du passé, à la manière du spectacle des étoiles. De fait, ce que l’on voit ainsi pourrait peut-être éclairer l’assassinat qui s’est produit en 1835… au jour et à l’endroit mêmes de l’attentat de Fieschi (encore un Corse).

L’idée relevant du merveilleux scientifique est bonne, et méticuleusement explorée. Cette trouvaille produit une double enquête, à la fois policière – très astucieuse, pour le coup – et historique, avec la « machine infernale » à l’arrière-plan. Les genres se conjuguent très bien, et la romance qui les sous-tend de même (passé les tout premiers chapitres, elle ne phagocyte pas excessivement le récit). À ceci près que Le Maître de la lumière s’avère à nouveau une impensable collection de coïncidences – c’est plus sensible encore que dans Celui qui n’a pas tué du fait de l’unité (malgré tout !) du récit. Par chance, là encore l’auteur sait inciter le lecteur à jouer le jeu, et, si l’on excepte un antépénultième deus ex machina bien falot qui ne devait pas davantage convaincre en 1933 qu’aujourd’hui, l’ensemble, même un brin trop bavard, se montre aussi charmant que palpitant.

Bienvenues, ces deux publications illustrent, dans des registres divers, le talent multiforme de Maurice Renard. Elles ne constituent sans doute pas le pinacle de sa carrière, mais qu’importe : elles sont tout à fait séduisantes.

Celui qui n’a pas tué

Maurice Renard, chantre du merveilleux scientifique, a été quasiment oublié pendant un temps, mais diverses publications, ces dernières années, l’ont rappelé à notre bon souvenir, comme l’enthousiaste et habile pionnier qu’il était. En 2019, nous avons eu droit à deux exhumations éclairant la dernière phase de l’œuvre de l’auteur… à vrai dire une époque où il avait tendance à remiser le merveilleux scientifique, pas assez vendeur, quand d’autres genres, à l’image de la romance ou du policier, lui garantissaient des revenus plus sûrs.

En témoigne surtout Celui qui n’a pas tué, recueil de nouvelles publiées essentiellement entre 1927 et 1930 ; le recueil avait été composé par Renard, et devait paraître en 1931… mais la faillite de son éditeur mit un terme au projet. Curieusement, le livre paru au Visage Vert presque cent ans plus tard… en est ainsi la première édition ! Le merveilleux scientifique et le fantastique y sont somme toute assez rares, ce qui ne les empêche pas de produire quelques jolies pépites. Les deux longues nouvelles initiales (il faut singulariser « La Photographie de Mme Lebret », une sacrée réussite), suivies par vingt-cinq très courts récits, témoignent combien la romance occupe une place importante dans le recueil, qui abonde en couples où l’un soupçonne à tort l’infidélité de l’autre, ou ne la soupçonne pas quand elle est bien réelle ; mais on y trouve bien d’autres choses, du policier à l’humour. Toutefois, s’il est un trait qui rassemble la majorité de ces contes, c’est la multitude des coïncidences qu’ils mettent en scène. Le destin joue avec les protagonistes, de la manière la plus improbable qui soit, et c’en serait presque risible si le lecteur n’était amené de mille et une manières à jouer le jeu. Maurice Renard avait du métier, il savait tourner un récit, et sa plume agréable y participait. L’ensemble ne manque dès lors pas de charme ludique, et si le lecteur de Bifrost pourra regretter un chouia que l’Imaginaire n’occupe pas la première place dans ces récits, il y trouvera sans peine son content de nouvelles attrayantes dans d’autres registres plus ou moins proches.

[Lire la critique du Maître de la lumière.]

Bienvenues, ces deux publications illustrent, dans des registres divers, le talent multiforme de Maurice Renard. Elles ne constituent sans doute pas le pinacle de sa carrière, mais qu’importe : elles sont tout à fait séduisantes.

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