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Les Océans stellaires

Les Océans stellaires, deuxième roman de Loïc Henry après Loar (dont nous disions du bien pile vingt numéros plus tôt), a la lourde charge d’inaugurer la nouvelle collection de science-fiction des éditions Scrinéo. Une collection dirigée par Stéphanie Nicot, anciennement rédac’chef de la revue Galaxies et actuelle organisatrice des Imaginales, et destinée à un lectorat adulte, chose que ne laisse guère percevoir la couverture de ce premier titre, très typée jeunesse.

Les Océans stellaires prend place dans un futur lointain où l’humanité a essaimé sur diverses planètes grâce aux Seuils, ces portails spatiaux systématiquement situés dans les abysses océanes. L’Empire, la Ligue et la Fédération se disputent régulièrement pour étendre leur influence ; au milieu de tout cela, la belle et talentueuse Luu Luy fait son job d’Explo : arpenter les fonds marins et dénicher de nouveaux Seuils, qui donneront l’accès à de nouvelles planètes. Un job qui la place au cœur des enjeux entre les trois grandes puissances. Quant à l’éthologue Stella, elle est en émoi : aurait-on découvert une race extraterrestre sentiente ? Ce serait une première. La voilà bientôt suppléée d’un jeune homme aux capacités particulières – un mutant ? Leurs parcours vont se croiser et se recroiser alors que l’humanité, au bord d’une découverte à même de tout changer, continue son œuvre de colonisation destructrice…

Les Océans stellaires brasse plusieurs tropes – premier contact alien, mutants, sociétés interplanétaires –, avec pour originalité la situation sous-marine des Seuils. De fait, on a ici affaire à un space opera qui ne se déroule pas dans l’espace – les abysses remplaçant les tréfonds du cosmos. Loïc Henry fait preuve d’un style élégant et riche, parfait pour évoquer des décors chatoyants (mais qui ne restent hélas que des décors), malheureusement moins pour susciter l’adhésion auprès des personnages ou de l’intrigue, dont les enjeux se diluent au fil du roman. Quant à l’univers mis en place, il demeure à l’état d’esquisse. En somme, assez vite on s’ennuie poliment, et c’est dommage.

Un coup d’épée dans l’eau ? On espère qu’Étoiles sans issue de Laurent Genefort, prochain titre à paraître au sein de cette collection, s’avérera plus convaincant.

La Miséricorde de l'Ancillaire

À défaut de susciter l’unanimité, les « Chroniques du Radch » d’Ann Leckie ne laissent personne indifférent : on accroche ou on décroche. Dans notre 83e livraison, nous vous avions entretenus des deux premiers volumes, romans ayant raflé les plus grands prix de SF (Hugo, Nebula, Locus, BSFA…) et qui, pour notre part, nous avaient laissé une impression pour le moins mitigée, La Justice de l’Ancillaire et L’Épée de l’Ancillaire n’apparaissant pas à la hauteur de la réputation qui les précédait. Avec La Miséricorde de l’Ancillaire, troisième volet, récompensé par – seulement – un prix Locus, il est temps de voir si cette impression se maintient…

Bref rappel des événements précédents : Breq, anciennement le vaisseau Justice de Toren, avait décidé de se venger d’Anaander Mianaaï, despote immortel du Radch impérial ayant causé sa perte. Mais Breq a découvert que l’empereur, réparti dans des centaines de corps clonés, n’est plus uni et que deux factions se livrent un conflit larvé qui se transforme en guerre civile. Envoyé dans le système Athoek par l’une des factions d’Anaander, Breq y fait face à des frictions entre la planète et la station spatiale. Lorsque débute La Miséricorde de l’Ancillaire, une paix fragile semble être revenue sur Athoek, mais un rien suffirait à la briser : le retour d’un vaisseau supposé perdu, la venue d’un nouvel ambassadeur presger – cette race redoutable –, ou encore l’approche de l’un des avatars d’Anaander Mianaaï (et pas forcément la faction favorable à Breq). Ces trois arrivées vont finir par bouleverser l’équilibre du Radch.

Sans surprise, ce troisième volet des « Chroniques du Radch » s’inscrit dans la droite lignée des deux précédents, avec les mêmes défauts et qualités. Du côté des premiers, une intrigue qui suit tours et détours ennuyeux dans ses deux premiers tiers, une prose râpeuse et hachée – et cet emploi par défaut du féminin pour désigner les personnages apparaît définitivement comme un gadget. Quelques qualités cependant : un peu plus de sensibilité avec le personnage de Breq s’humanisant peu à peu ; un brin d’émerveillement avec les étranges Presgers, davantage présents par le biais de l’inénarrable traducteur/ambassadeur Zéiat ; un peu plus d’action et des conclusions aux fils d’intrigue laissés en suspens à la fin de L’Épée de l’Ancillaire. La conclusion reste toutefois assez ouverte pour laisser place à des tomes futurs. Pas sûr qu’on y suive Ann Leckie.

Chaos

À Paris, de nos jours, une mystérieuse inconnue lâche en pleine Gare de Lyon une fiole. À l’intérieur, une substance hautement contagieuse qui frappe d’une léthargie proagressive tous ceux qu’elle touche. Au bout de quelques jours, les malades sombrent dans l’apathie la plus totale, et se chiffrent par centaines, par milliers. Paris est frappé, puis les autres villes, puis bientôt le reste du monde. Les médecins sont dépassés, et tombent bien vite malades à leur tour. Seules quelques personnes échappent à la contamination, s’organisent en bandes dans la capitale. Parmi ces survivants, ils sont quatre – une actrice porno, un lycéen, un banquier retraité et un jeune assistant parlementaire – à ressentir confusément qu’ils doivent « trouver l’étoile », quelque part dans un Paris de plus en plus désert. Ces quatre individus comprennent bientôt qu’ils ne sont que les jouets de puissances supérieures : les pions d’un homme en blanc, en lutte contre un autre homme aux yeux couleur d’eau polluée. Et que le destin des mondes est en jeu…

Dans la lignée du Fleuve Noir « Anticipation », les éditions Critic axent leur collection de science-fiction sur une littérature de genre populaire, alternant le vieux (P. J. Héraut ou B. Passegué), le vieux rénové (Laurent Genefort réécrivant ses « FNA ») et le neuf, avec Antoine Traqui ou Clément Bouhélier, dont il s’agit ici du premier roman. D’emblée, Chaos marque par son ambition : un bon gros diptyque, le premier volume proposant une véritable fin du monde tandis que le second négocie le virage de la science-fiction. Au-delà de la taille, qu’en est-il ?

Lorsque Chaos décrit la catastrophe, toujours à hauteur d’homme, c’est impeccable. Encore que l’on pourra reprocher à Clément Bouhélier de centrer son action un peu trop sur la capitale et de proposer un échantillon de population pas forcément très représentatif de la société française – en particulier en ce qui concerne le petit groupe de survivants. Mais l’épais premier volume tient cependant son lecteur en haleine, et propose une intéressante variation sur le thème du mort-vivant (enfin, ici plutôt du vivant-mort) au lieu de ressasser les mêmes clichés. Impossible de ne pas penser au Stephen King du Fléau pour Ceux qui n'oublient pas. Quant au second tome, Les Terres grises, il a de faux airs de « La Tour sombre » et, malheureusement, patine un peu. Focalisé sur le petit groupe d’élus perdu sur un monde crépusculaire, les péripéties passionnent moins et le final ne convainc pas. On passe cependant un bon moment de lecture avec ce page turner mêlant les genres, et on se plaît à croire que Clément Bouhélier fera mieux la prochaine fois.

L'Affaire Jésus

À l’occasion de la sortie de L’Affaire Jésus, le nouveau roman d’Andreas Eschbach, l’Atalante a eu la bonne idée de ressortir Jésus Vidéo, sous une couverture plus parlante que la précédente. Avec son troisième roman, notre auteur allemand réinventait le thriller historico-ésotérique en le mâtinant d’une bonne louchée de SF. Rappel des événements : sur un chantier de fouille en Israël, Stephen Foxx, jeune archéologue amateur et petit génie de l’informatique, met au jour un artefact hautement improbable, à savoir le manuel d’une caméra… qui ne serait mise sur le marché que d’ici quelques années. Un manuel que les analyses affirment pourtant dater de deux mille ans. Et qui dit manuel de caméra dit caméra… et cassette vidéo. Un voyageur temporel aurait-il filmé le Christ ? Une course-poursuite s’engage entre Foxx, l’impitoyable magnat de la télé John Kaun, qui finance les fouilles et voit là une opportunité unique, et le Vatican pour s’emparer de cette fameuse cassette – si tant est qu’elle existe.

Thriller d’une solidité sans faille, Jésus Vidéo se suffisait pourtant à lui-même. À moins que ?… Plus de quinze ans après, l’auteur des Milliards de tapis de cheveux a décidé d’y donner une suite. Si vous n’avez pas lu Jésus Vidéo, lâchez dès à présent ce numéro de Bifrost et filez dans la librairie la plus proche.

L’Affaire Jésus commence presque là où Jésus Vidéo se terminait : Stephen Foxx vient de regarder la fameuse vidéo lorsque des individus masqués surgissent et s’emparent de la cassette. Les services secrets du Vatican ? C’est ce que soupçonne le jeune homme. Il n’en est rien : ces troupes d’élites sont au service du milliardaire Samuel Barron, chrétien farouchement intégriste. Cet homme a de bonnes raisons de savoir que le voyage dans le temps est possible, et il va tout faire pour le concrétiser… quitte à hâter une Apocalypse qu’il appelle de tous ses vœux – d’après la Bible, le Christ n’est-il pas censé revenir ? Le meilleur atout de Barron n’est autre que son fils cadet (l’aîné ayant viré homo, c’est comme s’il était mort), qu’il va former à sa mission : effectuer ce fameux voyage temporel à l’époque où Jésus de Nazareth arpentait la Galilée. Ailleurs, John Kaun, qui s’est retiré du big business, apprend que sa fille chérie est atteinte d’une leucémie. Ailleurs encore, Stephen Foxx pense couler des jours pépères… mais le passé va brutalement se rappeler à lui.

Rebattant les cartes du premier volet et s’insérant dans ses quelques zones d’ombre, L’Affaire Jésus s’avère tout aussi prenant, voire davantage. Le roman débute calmement pourtant, choisissant de se concentrer sur la formation du jeune Michael Barron, puis sur le calvaire de Kaun. Puis les enjeux grimpent, et le dernier tiers s’avère explosif : dur de reposer le bouquin. Eschbach y fait montre d’un art consommé du cliffhanger, les éléments du roman s’emboîtent impeccablement (le temps est une chose si malléable), le tout porté par des personnages ayant gagné en substance et la peinture effrayante d’un monde gangréné par les fondamentalistes chrétiens prêts à tout. Une lecture que l’on recommande chaudement.

Merfer

Des rails à perte de vue. Des dizaines, des centaines, des milliers. Telle est la Merfer. Une gigantesque étendue peuplée d’animaux extraordinaires, à l’instar de la grande darboune australe, une taupe géante (plusieurs dizaines de mètres de hauteur) que l’on chasse pour sa viande et sa graisse. Mais aussi un monde où l’on trouve, ici et là, des bouts d’exhume, cette technologie d’un temps passé qui se revend à prix d’or sur tous les marchés. De nombreux trains sillonnent donc la Merfer, pour tomber sur l’une ou l’autre de ces merveilles, causes potentielles d’enrichissement durable.

Sham est un jeune garçon embarqué à bord du Mèdes en tant qu’aide médecin, sous les ordres de la capitaine Picbaie, laquelle n’a qu’une seule obsession : Jackie la Nargue, une darboune ivoire. Dans une carcasse de train, Sham découvre un jour des photographies d’un couple d’explorateurs disparus représentant une région de Merfer où seule subsiste une unique voie de chemin de fer. Cette découverte sème le doute dans l’esprit de Sham et de son entourage. Et s’il existait, quelque part, une fin à la Merfer ?

Dans ce roman qui s’adresse autant aux adolescents (tranche d’âge à destination de laquelle il fut publié en VO) qu’à un lectorat plus âgé, China Miéville prend plaisir à inventer un monde et les codes qui le régissent. Qu’importe au fond l’origine de cette Merfer (Railsea, en VO), même si bien sûr la quête de Sham lui dévoilera certains faits historiques relatifs à son univers : l’auteur part d’un postulat de départ original, comme dans The City and The City et Légationville, dont il analyse les impacts. Sur l’organisation de la société, par exemple, puisque celle-ci tourne intégralement autour des trains, à bord desquels il faut faire sa vie ; les villes deviennent ainsi d’immenses gares, où l’on peut faire son marché ou se délasser. Sur les croyances, comme les « philosophies » des capitaines de trains, entendez les animaux fabuleux que ces derniers se sont mis en tête de pourchasser, telle la baleine blanche de Moby Dick, auquel Merfer est un hommage évident. Jusqu’au langage, particulièrement fleuri, parfois tordu, marqué par quelques trouvailles ou coquetteries, ainsi cette manie d’utiliser « & » (comme ces rails qui s’entrecroisent en permanence) au lieu des deux lettres habituelles. On pense à la traductrice, Nathalie Mège, dont le travail n’a pas constitué ici une sinécure, et (& ?) qui s’en sort à merveille.

Au rang des inspirations pour ce roman, hormis Melville, on distinguera également Robert Louis Stevenson, pour la trame aventureuse et « piratesque » à laquelle est confronté son jeune héros, ainsi que pour l’incroyable catalogue de personnages exubérants, anticonformistes, drolatiques ou inquiétants. Mais aussi, bien sûr, les frères Strougatski, dont les stalkers ont inspiré les chercheurs d’exhume – et quelques westerns pour les courses-poursuites haletantes en train. Sans virer au catalogue d’hommages, Merfer en réalise une synthèse très réussie, qui happe le lecteur au rythme effréné des motrices. China Miéville montre ainsi qu’il n’a rien perdu de son inventivité, et on ne s’en plaindra pas, tant le plaisir de l’auteur à livrer une histoire universelle pleine de rebondissements est ici communicatif.

L'Espace d'un an

Le Voyageur est un vaisseau spatial dont la finalité est de creuser des trous de ver dans l’espace afin d’accélérer les itinéraires commerciaux. Ashby Santoso, son capitaine, a réuni un aréopage de techniciens compétents issus d’horizons différents. La pilote est une sorte de reptile emplumée ; le cuisinier, en pleine maturation sexuelle qui le voit changer de sexe, possède six mains, ce qui lui est bien utile puisqu’il exerce aussi la profession de médecin de bord. L’équipage comprend aussi un nain, un alien à la personnalité multiple, et quelques autres individus hauts en couleurs. Cette communauté soudée accueille un jour Rosemary en qualité de greffière, destinée à gérer l’aspect légal des travaux du Voyageur laissé un peu de côté par Ashby. Elle ignore comment elle va être accueillie, d’autant plus que la guerre gronde et que Santoso reçoit un contrat pour aller construire un tunnel dans une région proche de la zone de combat.

Oubliez le titre français, L’Espace d’un an, pas très explicite, voire même un peu gnangnan (mais du même acabit que le titre original, The Long Way to a Small Angry Planet), car le roman vaut beaucoup mieux que ça. Oubliez même le contexte global, le conflit armé qui, graduellement, s’envenime et se rapproche : l’ambition de l’auteure est davantage à chercher dans la petite communauté qu’elle décrit, la manière dont elle y immerge son lecteur. Aussi, à l’embarquement de Rosemary sur le Voyageur, quand elle mange les plats préparés par le docteur Miam, c’est nous qui en apprécions le goût. Quand Kizzy et Jenks mettent les mains dans le cambouis pour réparer le vaisseau, ce sont bien nos mains qui se retrouvent pleines de graisse. Tout le travail de l’auteure tend vers ce but immersif, à savoir nous intégrer à cette famille. Car c’est cela dont il s’agit : malgré les divergences entre les membres d’équipage, malgré, pour certains, leur incapacité à se sociabiliser, le groupe est au final aussi uni qu’une cellule familiale. Rosemary – et le lecteur avec elle – devra se faire une place, mais sera au final acceptée comme un nouveau membre à part entière, le temps pour elle de réussir à décoder le comportement parfois imprévisible lié à la grande disparité des us et coutumes des différentes espèces réunies ici. L’Espace d’un an rappelle énormément l’ambiance et le propos de la série Firefly de Joss Whedon, dans sa description des relations entre personnages (même si, dans la série, il s’agit essentiellement d’êtres humains), qui prennent nettement le pas sur des péripéties extérieures. Si vous avez aimé Firefly – ce qui est le cas d’un nombre de lecteurs relativement important de Bifrost, gageons-le – pour son ambiance, vous adorerez ce livre. Becky Chambers, dont c’est ici le premier roman, affirme d’emblée une voix qui lui est propre, une voix empreinte d’humanité et de tolérance, loin de toute esbroufe. Autant dire qu’on attendra avec impatience la suite parue en 2016 aux États-Unis, A Closed and Common Orbit.

L'Installation de la peur

Portugal, dans un futur proche, à peine dix minutes. On sonne à la porte d’une jeune femme, qui n’a que le temps de cacher son fils dans la salle de bains avant d’ouvrir aux fonctionnaires agréés, installateurs de la peur. Une mesure nationale, conforme à la Directive no 359/13, le progrès n’attend pas. Bien sûr, impossible de refuser l’intervention, d’autant que c’est pour le bien collectif. Mieux, on attend des citoyens qu’ils participent, collaborent à leur propre montée d’angoisse. Tout cela, et bien d’autres choses, est détaillé par l’élégant Carlos, beau parleur, et son subordonné Sousa, technicien aux allures de brute. Au fil de l’installation, par tableaux comme on le dirait d’un chemin de croix, la jeune mère endure l’épreuve tout en ne pensant qu’à son fils. Reste qu’à la moindre anicroche, la donne peut complètement changer…

Ce roman, à la fois étrange et inquiétant, à la forme quasi théâtrale, tient autant de la farce grotesque que du récit d’anticipation. Les duettistes, que Rui Zink compare à nombre de célèbres acolytes accouplés, (Laurel et Hardy ; Dupond et Dupont ; Napoléon Solo et Illya Kuriakine, et bien sûr les Vladimir et Estragon échappés de Beckett), détaillent leur catalogue de toutes les peurs possibles, ancestrales et enfantines, mais aussi viol et virus, ainsi que quantité d’autres, sans oublier évidemment le terrorisme « fait maison », « c’est ce qui marche en ce moment » (le roman est paru initialement en 2012). L’angoisse, mère de toutes les peurs, se décline à l’infini, vise à l’exhaustivité jusqu’à y inclure Cthulhu. Le récit s’achève sur un coup de théâtre, conforme à la dimension scénique du texte, et nous laisse pantelant. Il ne reste plus qu’à ranger tout le bazar, bien que les peurs ne fassent pas désordre. Au contraire, de l’ordre, elles sont le garant.

Il serait dommage que l’amateur d’Imaginaire passe à côté de ce roman. En quelques pages incisives et mordantes, Rui Zink éveille le pétochard qui sommeille en chaque lecteur. Un récit qui rappelle l’excellent « Mr Clubb et Mr Cuff », novella de Peter Straub, assurément l’un de ses meilleurs textes.

Superposition

Il existe assez peu de fictions axées sur la physique quantique. Les gens qui rejettent la SF le font car ils ne parviennent pas à suspendre suffisamment leur incrédulité pour accepter les divers objets science-fictifs. Bien qu’il s’agisse de science, et non de science-fiction, la physique quantique exige le même genre de démarche intellectuelle. Au niveau subatomique où s’applique la théorie quantique apparaissent comme possibles, comme vrais, des événements qui heurtent violemment le bon sens commun. La physique quantique résiste à sa traduction littéraire car, étant difficile à se représenter, elle est impropre à l’élaboration des métaphores dont se nourrit le genre. C’est la gageure qu’a entrepris de relever l’auteur.

Lorsqu’un soir d’hiver, Brian Vanderhall déboule chez Jacob Kelley, son ancien collaborateur, ce dernier sent que les ennuis viennent de lui tomber sur le râble. Vanderhall a réussi à transposer les phénomènes quantiques dans le macrocosme. Ce faisant, il a provoqué des entités quantiques qui semblent voir d’un mauvais œil (qu’elles n’ont pas) cette découverte et entendent bien refermer la boîte de Pandore.

Le lendemain, Kelley retrouve Vanderhall mort dans leur ancien laboratoire de l’accélérateur de particules du New Jersey. Exactement dans le même temps, il est arrêté par la police pour le meurtre de Vanderhall alors qu’il vient, lui, d’assister au massacre de sa famille par l’entité quantique bien qu’il n’y ait nul cadavre. Fuyant le labo de Vanderhall pour échapper à l’entité quantique, Jacob Kelley et son oncle tombent sur un Vanderhall bien vivant, planqué dans sa bagnole… Faut suivre, oui.

Tandis que les chapitres impairs nous montre Kelley enquêtant pour tenter de se disculper, d’y comprendre quelque chose et si possible de retrouver sa famille, on le voit passer au tribunal dans les chapitres pairs pour le meurtre de Vanderhall, de nouveau disparu. Pour flics et magistrats, il est clair que l’on cherche à leur faire prendre des vessies pour des lanternes, même quand un second Jacob Kelley se présente à la barre pour témoigner au procès de l’autre lui-même.

Le monde de Kelley finira par retomber sur les pattes de la normalité (ou presque) une fois que les probabilités se seront effondrées, comme lorsque l’on ouvre la boîte du fameux minou qui cesse dès lors d’être « à la fois » mort et vivant.

Superposition est un thriller judiciaire et un polar où les phénomènes quantiques d’ordinaire circonscrits à l’univers des particules se voient transcrits à échelle humaine pour y défier le sens commun. Le tour de force de David Walton est de réussir à offrir un roman accessible bien qu’à base de concepts ardus. Peut-être pour y parvenir en fait-il un peu trop en ce sens, d’ailleurs. Il demande une telle suspension de l’incrédulité qu’on peine à y croire. Et si vous étiez jurés, vous, à ce procès-là ? Même s’il ne satisfait pas pleinement, si on est loin de recevoir toutes les explications qu’on est en droit d’espérer, l’ensemble n’en fonctionne pas moins et se lit fort agréablement.

Shikasta

La galaxie est partagée entre divers empires et autant de prodigieuses civilisations, dont ceux de Sirius et de Canopus, voués au bien, mais aussi celui de Putiora et de sa planète damnée, Shammat, incarnant le mal absolu. Ils s’affrontent au travers des influences néfastes ou bénéfiques qu’ils exercent sur les mondes et les civilisations qu’ils y font apparaître. Quant à Shikasta, c’est bien sûr de notre Terre qu’il s’agit…

Quand Canopus entreprend le développement de Rohanda, c’est un monde qui dispose d’un potentiel fabuleux et possède tous les atouts pour devenir l’un des fleurons de l’empire du bien. Canopus y importe des géants vivant plus de dix mille ans chargés d’éduquer les primitifs indigènes qui commencent tout juste à émerger de l’animalité. De magnifiques cités géométriques sont édifiées ainsi que des champs de mégalithes assurant la communication avec Canopus, jusqu’au jour où un malencontreux désalignement de planètes offre à Shammat l’opportunité de reprendre la main et d’étendre son influence maléfique sur ce monde devenant Shikasta, la planète martyre. Tandis que le flux de « substance absolue de fraternité » provenant de Canopus tend à se tarir, les populations dégénèrent, leur espérance de vie passant de milliers, à des centaines puis à quelques dizaines d’années, la taille des individus diminuant également. On voit l’Homme « chassé » du jardin d’Eden où il vivait en parfaite harmonie avec les bêtes, à l’abri du besoin. Tout ça, jusqu’à finir dans une belle flambée nucléaire (rappelons que le roman fut publié voici une quarantaine d’années, avant la dissolution du bloc de l’Est).

L’univers que propose Doris Lessing s’inscrit dans une cosmogonie bien différente de ce que nous connaissons, avec des alignements de planètes, des mégalithes permettant la circulation de flux d’énergie très largement spirituelle où l’on est plus proche de l’astrologie que de l’astronomie. Ensuite viennent les six zones qui ne sont pas sans rappeler La Divine Comédie. Notamment la zone Six, sorte de purgatoire crépusculaire, où les âmes des morts patientent en instance d’une nouvelle incarnation. Nombre de passages renvoient à l’Ancien Testament, entre autres au Déluge et à l’anéantissement de Sodome et Gomorrhe (par la flotte de Canopus). L’idée qu’il s’agisse là de la manière dont se manifeste la « bonté » d’un dieu ou d’une civilisation supérieure ne peut que laisser dubitatif. Combien de massacres n’ont-ils pas été commis au nom du bien ?

Ce roman se veut une somme de rapports et de commentaires laissés par les émissaires de Canopus sur Shikasta, au premier chef desquels Johor. Mais ce n’est pas vraiment un rapport. Ce n’est pas écrit comme un rapport. Où ? Quand ? Qui ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Conséquences et plan d’action. Ni comme un roman d’ailleurs ! Il n’y a pas à proprement parler de mise en scène – plutôt que le compte rendu, il s’agit davantage du récit d’un observateur fortuit faisant état de son jugement à propos d’une situation sur laquelle il n’a pu enregistrer de données, lourd et redondant. Doris Lessing va, de propos délibéré, à l’encontre du principe de base de la fiction : show, don’t tell. Elle ne cesse de dire et dire encore, de ressasser, sans jamais rien montrer. Affirmer que le processus est malheureux relève de l’euphémisme : c’est carrément catastrophique ! En fin de compte, Shikasta apparaît comme un récit à vocation moralisante, un brin simpliste, où l’on « découvre » que certains traits humains tels que la jalousie, l’égoïsme, le matérialisme, etc., ne sont pas « bien ». Dans ce livre, c’est Shammat (le diable) qui est responsable d’exalter les plus bas instincts de l’humanité. À quoi peut bien servir d’adresser une leçon de morale à des êtres sous l’emprise d’une puissance métaphysique, s’ils sont en quelque sorte possédés ? Le choix d’opter pour le point de vue d’une civilisation cosmique sur l’ensemble de l’histoire humaine, d’un passé mythique à l’époque contemporaine, désamorce le discours moral qui semble bien être le but du livre.

Rarement lecture me fut aussi pénible. S’il a été jugé bon d’attribuer le Prix Nobel à Doris Lessing, il doit bien y avoir des raisons, mais elles m’échappent à la lecture de cet ouvrage – peut-être les y trouverai-je dans les quatre autres volumes du cycle à paraître : il est permis d’en douter…

Existence

David Brin s’était fait rare sous nos longitudes. La réédition de plusieurs de ses anciens romans et la parution d’un inédit chez Bragelonne semblent marquer un regain d’intérêt pour l’un des auteurs de hard SF les plus intéressants de la fin du XXe siècle. Un fait dont on ne se plaindra pas, tant ce briseur d’étagère (pas moins de 700 pages) intitulé Existence, malgré des prémisses un tantinet mollassonnes et une propension à tirer à la ligne, se révèle au final passionnant.

Fin du XXIe siècle. Dans son berceau natal, au fin fond du puits de gravité terrestre, l’humanité vit dans la hantise de sa propre extinction. Les États-Unis ont disparu, remplacés par plusieurs États de seconde zone, et la Chine, désormais promue superpuissance mondiale, ne semble pas en mesure d’imposer son leadership sur une planète divisée en clades, castes et zones de libre-échange. Dans ce monde ravagé par les catastrophes climatiques, en proie à la pénurie, aux migrations incontrôlées et aux inégalités criantes, où de vastes espaces côtiers sont engloutis par l’élévation des mers, ils sont bien peu encore à tourner leur regard vers des cieux désespérément déserts. L’espace profond est désormais dévolu aux sondes robotisées. Seul l’espace proche, à l’abri de la ceinture de Van Allen, attire encore l’humanité. Converti en terrain de jeu par les plus riches, il est parcouru aussi par des éboueurs qui le nettoient des déchets abandonnés après le boom de la course à l’espace. Pourtant, la découverte d’un artefact extraterrestre vient bousculer les routines de cette société de l’immédiateté où l’information, disponible en multiples couches de réalité augmentée, requiert l’assistance d’IA dévouées. La nouvelle inquiète la néoblesse, cette oligarchie attachée à ses privilèges pour qui la transparence ne va pas de soi. Elle remet en question la stratégie de conquête du pouvoir du mouvement des Renonciateurs, une secte prônant la rupture avec le progrès technologique. Elle attise enfin les convoitises, menaçant d’entraîner l’apocalypse tant crainte.

Existence illustre le versant purement spéculatif de l’œuvre de David Brin. S’inscrivant dans le registre de la hard SF, même s’il s’autorise un clin d’œil en direction du très séminal « cycle de l’Élévation », l’auteur américain amorce ici une multitude de pistes de réflexion qui titille le sense of wonder, tout en acquittant son tribut à la mémoire collective du genre. Le roman apparaît comme une sorte de boîte à outils pour un post-humanisme conçu comme seul débouché pour une humanité acculée au bord du gouffre par un progrès exponentiel. Entre Pandore et Prométhée, les hommes doivent ainsi se résoudre à se choisir un destin et une place dans l’univers, conscients que la vie est chose fragile et fugace.

À la question posée par le paradoxe de Fermi, Existence apporte ses réponses. Un foisonnement d’hypothèses, parfois exposées de manière trop didactiques, dévoilant des perspectives vertigineuses comme on les aime en science-fiction. En dépit de personnages fades et d’intrigues secondaires superflues, l’auteur américain trace sa route, compensant la faiblesse des uns et l’ennui suscité par les autres. Il explore ainsi les possibles, tissant avec habileté une trame dense et parfois confuse, où fort heureusement émergent des fulgurances saisissantes.

Bref, avec Existence, David Brin accomplit un retour gagnant dans nos contrées. De quoi réjouir les adeptes de prospective mais également de space opera, sans oublier les amoureux des dauphins. Ils sont légion chez les fans de l’auteur depuis le rafraîchissant Marées stellaires.

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