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Trois Hourras pour Lady Évangeline

Trois Hourras pour Lady Évangeline, récit d’apprentis-sage aux atours de space opera organique et sensoriel dopé aux hormones, est né en 2010 dans les pages moites du Bifrost n°58. Lady Evangeline a continué de grandir sous la plume de Jean-Claude Dunyach, jusqu’à se déployer sous sa forme actuelle, un roman de 238 pages siglé L’Atalante.

L’humanité a envahi l’espace profond à coup de sauts dans l’espace-tau. Mais à faire des bonds dans l’inconnu, on risque d’attirer l’attention. Le vaisseau Le Temps incertain en fait l’expérience alors qu’il rejoint la colonie d’Esméralda. Sans avoir le temps (justement) de comprendre ce qui lui arrive, il est mis en pièces, digéré avec son équipage. Peu après, la colonie disparait. L’ennemi est invisible mais bien là. Un équipage militaire placé sous les ordres d’un diplomate est dépêché sur place.

Fille du diplomate en question et envoyée loin par papa sur une planète-école, Évangeline est une adolescente rebelle, ingérable et bourrée d’hormones. C’est ce qui va la sauver lorsqu’une espèce insectoïde décide de faire de la planète sa nouvelle ruche. La rencontre est violente, et seule Évangeline en réchappe. Si leur reine est morte dans l’invasion, les insectes perçoivent dans l’adolescente et ses phéromones l’opportunité de leur survie. Appelée à régner, Évangeline va devoir se transformer, physiquement et mentalement, pour apprendre à communiquer de manière organique.

Trois hourras pour Lady Évangeline met en scène une altérité dans laquelle l’autre est aussi bien l’extraterrestre que soi-même. Pour le premier contact, l’auteur imagine une gradation de l’étrangeté à travers deux formes d’intelligence. La première est une intelligence de ruche, un classique en SF, dotée d’une conscience collective. Elle est tangible et la communication est possible au prix de l’adaptation. La question de la survie n’est pas celle de l’individu, mais du groupe. La seconde est immatérielle, ou presque, et se présente sous la forme d’un nuage de particules intelligentes peinant à développer une conscience de soi et sans conscience d’autrui. L’ennemi n’est pas seulement invisible, il est aussi aveugle. La question de la survie se pose pour elle à l’encontre de sa propre nature. Pour Évangeline, l’autre est aussi elle-même. Elle traverse l’adolescence, prend conscience d’elle et de son corps en mutation, et cherche à signifier au monde sa présence. Sa survie est une question personnelle. La mise en parallèle des expériences constitue le cœur du récit. Ce sont trois hourras qu’Évangeline devra emporter de haute lutte.

On pourra trouver des faiblesses à Trois Hourras pour Évangeline. Le propos n’est pas à l’extrême rigueur scientifique, et l’amateur de hard SF aura parfois les yeux qui piquent. Si les talents d’écriture de Jean-Claude Dunyach opèrent, la brièveté du roman et sa composition, en chapitres courts et cliffhangers de ponctuation, imposent des raccourcis scénaristiques et son dénouement relève de la pensée magique. On fermera donc les yeux pour absorber les sensations et humer les phéromones.

Frontières

Depuis 2010, l’association Imajn’ère met à l’honneur la littérature de genre dans un appel à textes courts et la publication d’une anthologie. Frontières est celle de l’édition 2019. Elle regroupe vingt-cinq textes, chacun accompagné d’une gravure imaginée par un illustrateur. Thématique imposée : les frontières, qu’elles soient physiques ou psychologiques. Libre aux auteurs d’en faire toute une histoire. Voilà pour l’intention. Le résultat est une anthologie très inégale. On y trouve de la fantasy, du polar, de la science-fiction et du fantastique, des auteurs confirmés ou novices. Ce qu’on peine à y trouver, c’est un texte véritablement enthousiasmant. On se concentrera donc sur les plus notables.

Trois autrices ont été distinguées par le jury du concours. Dans «  La Légende de Lémuthopia », Samantha Chauderon joue la carte de l’Imaginaire dans la construction de l’enfance en réaction au monde adulte. La guerre menace, un frère et une sœur s’inventent un village utopique peuplé de figurines ; il sera un miroir du réel. Un texte à l’approche assez classique, qui ne recèle malheureusement ni surprise ni grande émotion. Dans « La Passeuse d’âme », Myrtille Bastard imagine un monde où la mort a disparu ; les individus sont condamnés à décrépir sans fin. Taxés de terrorisme par les autorités, certains tentent d’alléger les souffrances en offrant un passage vers l’autre monde. Le résultat s’avère anecdotique, et l’autrice passe à côté de l’énormité de sa proposition. Avec « La Tenancière », Audrey Pleynet nous offre enfin un moment savoureux. On ne saura rien de ce bar où convergent les candidats au départ, à la recherche d’une frontière qui évoque plus une idée qu’une réalité, pas plus que de sa tenancière dont les attraits et le discours changent avec l’interlocuteur. Ce que l’on saura, toutefois, c’est qu’il faut être prêt pour atteindre la frontière. L’autrice met en image la dimension psychologique du récit fantastique, et c’est une réussite.

Côté science-fiction, deux textes sortent du lot : « Tango bleu », de Pierre-Paul Durastanti (oui, le Pierre-Paul Durastanti de Bifrost !), et « Last Frontier » de Laurent Whale. Le second pourrait servir de préquelle au premier. « Tango bleu » est un texte de 1986. Malgré une saveur flower-power un peu surannée, il s’agit d’une vraie SF utopique qui vise un monde meilleur. Le worldbuilding y est de première classe ; la nouvelle est lumineuse. Plus sombre, « Last Frontier » décrit l’agonie de l’ancien monde, la révolte des esclaves, la fin du mensonge, et semble préparer « Tango ».

Pour finir, on lira la nouvelle «  Si tous les aliens du monde… » de Jean-Laurent del Socorro. L’auteur inscrit son récit dans l’univers du roman Points chauds (Le Bélial’, 2012) de Laurent Genefort. Des portails s’ouvrent et des aliens arrivent en masse aux portes d’une France gouvernée par une certaine Océane Lacraie. Si l’allégorie politique est amenée avec la délicatesse du marteau-piqueur, le texte propose un récit bien construit avec même un peu d’espoir dedans.

Slade House

L’entrée de Weswood Road est à peine visible, tant la ruelle est étroite. Celle de Slade House encore moins. Tous les neufs ans, la maison attire à elle une personne solitaire au fort potentiel énergétique, avec des stratagèmes divers, déployant des artifices et des illusions pour mieux la retenir.

Conçu comme un fix up, chaque chapitre, écrit à la première personne, conte la trajectoire de la victime et les liens qui la rattachent à la précédente : voici Nathan en 1979, enfant précoce qui suit sa mère, Rita, invitée à jouer du piano, et tombe sur un étrange ami de jeu… En 1988, Gordon, le policier qui reprend l’enquête sur la disparition de Rita et Nathan à partir du témoignage d’un certain Fred Pink, tombe sous le charme de l’ensorcelante Chloe Chetwynd… Sally, adolescente complexée, participe à l’expédition de six jeunes amateurs de surnaturel qui investissent la maison en 1997, suite au récit du même Fred Pink, oncle de l’un d’eux, et s’invitent à l’étourdissante fête étudiante qui s’y déroule… L’étau se resserre lorsqu’en 2006, Freya, sur les traces de sa sœur de Sally, remonte la piste en rencontrant Fred Pink… Iris, psychiatre de Toronto, est en 2015 l’ultime visiteuse…

C’est un demi siècle qui défile, esquissé à partir de ses signes distinctifs, références politiques, morceaux de musique, jusqu’aux comportements et à la façon de s’exprimer des narrateurs.

Progressivement, on en apprend un peu plus sur les deux occupants de Slade House, les jumeaux Norah et Jonah, qui interviennent à chaque fin de chapitre et commentent la situation. Ils n’appartiennent plus tout à fait à ce monde. Les fantasmagories déployées sont suffisamment variées pour entretenir un climat propre à ce type de récit, l’intérêt résidant dans la façon dont la victime se fera piéger. Le roman s’inscrit dans l’univers du précédent opus de l’auteur, L’Âme des horloges, qui reçut le prix Utopiales en 2018, mais peut se lire indépendamment. Classique mais efficace, une habile variation sur le thème de la maison hantée que ne renierait pas Shirley Jackson.

Semiosis

On a oublié, sur Terre, combien les plantes sont indispensables à la vie, fournissant nourriture, vêtements, ustensiles et éléments de construction, mais aussi les molécules entrant dans la composition des médicaments, et jusqu’aux substances altérant la conscience. La cinquantaine de colons qui fuit la famine, la pollution et la guerre, a l’occasion de le réapprendre en débarquant sur un monde neuf qu’ils rebaptisent Pax, avec la ferme intention de bâtir une utopie. Ils ont pour cela rédigé une Constitution dont on découvre des extraits au fil des chapitres, basée sur le partage et l’équilibre.

Dès le départ, la fragile communauté est mise à mal suite à des empoisonnements et des récoltes abîmées, sur un des versants du campement seulement. Ils sont en outre confrontés à la dangerosité de certaines espèces, comme des aigles agressifs ou des limaces acides. Les noms des animaux sont sans rapport avec les espèces terrestres. Ainsi, les lions sont pourvus de pattes antérieures capables d’abattre un arbre, les limaces sifflent et bourdonnent, et les éponges souterraines palpitent. Les fippochats sont eux d’aimables commensaux prompts à jouer, dont les dépouilles servent de terreau aux graines des lianes qui se font la guerre entre Est et Ouest.

Il s’avère rapidement que les végétaux constituent la forme dominante du vivant et que les animaux sont domestiqués et exploités à divers niveaux. Considérés comme des intrus cherchant à s’insérer dans l’écologie d’une planète depuis longtemps à l’équilibre, les humains doivent apprendre à fournir des services en échange des produits nécessaires à leur survie.

Ils ne sont pas les seuls à s’être soumis aux lois végétales : la découverte des ruines d’une civilisation leur apprend qu’il y eut des prédécesseurs. On ignore toutefois ce que sont devenus les Verriers, ainsi nommés en raison des artefacts ouvragés qu’on a retrouvés.

Étalé sur six générations, chacune faisant l’objet d’un chapitre, le roman narre la construction de cette utopie en lien avec la nature. Bien que fuyant la violence, les colons conservent les vieux réflexes qui poussent au mensonge et à l’autoritarisme lors de divergences de vue. La punition plutôt que le pardon, l’éradication d’une menace plutôt que la recherche d’une entente, se manifestent lors de tout événement tragique. Chaque génération y répond à sa façon. Ce sont autant d’histoires qui s’imbriquent autour de notions philosophiques réactualisées par le contexte très particulier de cet écosystème.

Le renversement de perspective est aussi pertinent qu’habilement mené. En rappelant que les plantes communiquent entre elles via le rhizome, le pollen ou les composés volatils et parfumés, qu’elles voient, via les phototropines, et sont capables de développer des défenses chimiques, Sue Burke amène à modifier le regard anthropocentriste de l’humain. Le bambou intelligent, plus instruit, plus âgé, presque immortel, qui voit en eux des créatures inférieures à apprivoiser et à manipuler via la composition de drogues, apparaît comme une menace : bien que proposant une coopération sur la base de bénéfices mutuels, les humains sont nettement en position d’infériorité. Comme le rappelle le bambou : «  L’égalité n’est pas un fait, comme la longueur du jour. L’égalité est une idée, une croyance, comme la beauté. »

Bien qu’étalé sur la durée d’un siècle, l’intrigue se déploie harmonieusement autour de ses axes principaux. Riche et dense, Semiosis est une réflexion intelligente sur la recherche des fragiles équilibres garantissant la paix et l’harmonie. Un premier roman d’une belle qualité.

La Fracture

Partie retrouver une copine, Julie Rouane, la grande sœur de Selena, disparaît à l’âge de dix-sept ans dans la région de Manchester, dans des circonstances jamais élucidées, quand bien même des pistes se sont dessinées autour d’un possible prédateur sexuel.

Vingt ans plus tard, Selena, devenue vendeuse dans une modeste bijouterie, reçoit un coup de fil de sa sœur qui affirme être de retour. On imagine le choc, surtout après la mort du père, devenu fou, ayant quitté son emploi puis le domicile conjugal pour consacrer le reste de sa vie à la retrouver, accumulant jusqu’à sa mort les rumeurs et les indices les plus improbables, échangeant avec des médiums et des adeptes de paranormal.

Que lui est-il arrivé et pourquoi se manifeste-t-elle si tard ? Il faut de part et d’autre des discussions alambiquées et de prudentes rencontres pour réapprendre à se connaître… ou apprendre à se reconnaître. Selena ne doute pas qu’il s’agit de sa sœur, en raison d’un souvenir d’enfance qu’elles seules détiennent. Mais l’explication de sa disparition défie la raison : pour échapper à une menace, Julie aurait basculé dans un univers parallèle, miroir du nôtre, sur la planète Tristane, connectée via la surface d’un lac près duquel elle fut vue pour la dernière fois, qui serait la pliure de cette tache de Rorschach quadridimensionnelle. Elle y aurait vécu toutes ces années, jusqu’à trouver le moyen de retourner sur Terre.

Le récit insère d’ailleurs le journal de son séjour sur ce monde aux mœurs sexuelles très libres, où se trouvent encore des ichtyosaures, et dont la planète voisine, Déa, a été colonisée jadis, puis abandonnée. Il comprend d’ailleurs des extraits d’un faux récit de voyage, où le narrateur accompagne l’explorateur Farsett et son épouse dans une région hantée par une créature qui a la faculté de se loger dans un volume plus petit qu’elle et d’infecter l’humain jusqu’à prendre son apparence.

On trouve aussi des extraits de journaux datant de la disparition, la liste des objets récupérés lors du dragage du lac, et même des devoirs de Julie étudiante, dont une analyse du film de Peter Weir, Pique-nique à Hanging Rock, tiré du roman éponyme de Joan Lindsay, récit de la disparition mystérieuse de jeunes filles au début du XXe siècle, des mises en abîme qui posent question, sachant ce qui lui arrivera par la suite. Est-ce vraiment Julie ?

À sa manière équivoque et labyrinthique, Nina Allan raconte, par fragments diffractés, ces troublantes retrouvailles. Progressivement, le récit apporte des réponses qui intriguent, égarent, se télescopent et entrent en résonance. Elles rendent le dossier plus touffu, chaque pièce supplémentaire ne faisant que recouvrir un peu plus la vérité. Mais la vie intime des protagonistes s’intercale avec l’intrigue de base et y génère d’autres échos, éclairant fugacement des zones d’ombre.

Il est impossible de ne pas penser à quelques œuvres de Christopher Priest  : le récent Conséquences d’une disparition (critique in Bifrost 93), qui déploie les mêmes artifices autour des événements du 11 Septembre, les incursions sur les îles de l’Archipel du Rêve, monde adjacent du nôtre, dont la planète Tristane est le pendant. Le titre de La Fracture n’est pas non plus sans rappeler celui de La Séparation (critique in Bifrost 39), où s’esquisse une Histoire parallèle. Les moirés des récits en miroir se manifestent aussi entre leurs deux œuvres.

Loin d’être une enquête à caractère policier, le roman interroge la crédulité de tout un chacun, la façon de voir des corrélations dans des coïncidences et de se forger des certitudes en additionnant des concordances. Mais à bien lire entre les lignes, ce qu’on choisit de relier n’est pas non plus anodin. Il y a une histoire derrière l’histoire qui lie les deux femmes, derrière les histoires. Le prologue comme le dernier addenda, qui traite des hypothèses entourant le satellite Black Knight, indiquent aussi qu’il faut voir dans ce roman une éblouissante démonstration de prestidigitation littéraire. Subtil et fascinant, vraiment.

Une cosmologie de monstres

L’attrait pour les récits d’horreur, particulièrement ceux de Lovecraft, est-il dangereux ? On pourrait le penser en suivant la trajectoire de la famille de Harry et Margaret Turner, un couple de la middle class d’une petite ville du Texas, Vandergriff. Harry a une fabuleuse collection de pulps et romans et prépare pour Halloween une maison de l’horreur à laquelle toute la famille, Margaret, les filles Sidney et Eunice, de même que les voisins, participent. Mais un jour, Eunice voit un personnage à la fenêtre et sa mère y découvre des traces de griffes, sauf qu’il est impossible de déterminer si ces marques n’étaient pas présentes avant l’acquisition de la maison. Si monstre il y a, c’est peut-être Harry – dont le comportement est parfois violent. La cause est cependant plus prosaïque que fantastique…

Son troisième enfant, Noah, narrateur du présent récit, est né juste un peu avant son décès. Enfant solitaire et délaissé, Noah reçoit l’affection de sa sœur Eunice, qui lui lit Lovecraft avant de se coucher. Il finit par voir à sa fenêtre un vrai monstre à tête de loup, capable, entre autres, de voler. Loin de s’en effrayer, il apprend à communiquer avec lui, en fait son Ami, et nourrit durant des années des relations très intimes ponctuées de quelques disputes et rejets. Le fantastique est aussi devenu le cœur de métier du reste de la famille et des voisins associés qui prospèrent avec des attractions de maison hantée d’un type nouveau. Cependant, des drames secouent la petite ville, notamment des disparitions inquiétantes. S’agit-il d’un effet paratonnerre ?

Difficile de classer ce roman : l’ombre de Lovecraft, et aussi celle de King, plane en permanence, à travers des références explicites, depuis la cité de Kadath en passant par Le Rôdeur devant le seuil, sans oublier d’autres références à Ann Rice ou Le Guin, ou à travers des patronymes comme Hawthorne, Gaines, James O’Neil… L’ambiance est cependant moins fantastique qu’orientée vers la culture fantastique, version comics et parc d’attractions. Il s’agit avant tout d’une chronique familiale qui suit les Turner sur quelques décennies, avec ses hauts et ses bas, les révoltes adolescentes, les éveils troubles de la sexualité et les drames plus tardifs. Il s’avère en tout cas que le réel regorge de monstres en tous genres, qui impactent davantage la vie des protagonistes. Une constante se dégage autour du mensonge, pour de bonnes ou mauvaises raisons, qui pervertit les relations et éloignent les gens. Les deux trames, réaliste et fantastique, se rejoignent insensiblement dans un final qui bascule définitivement dans un univers lovecraftien.

En cours de récit, Shaun Hamill réfute l’affirmation de Stephen King selon laquelle le fantastique est un genre moral où le Mal est éradiqué à la fin : cela dépend de l’endroit où placer le curseur de fin. Dans la vie, le happy end est rare. Pourtant, le roman s’achève avec la conviction très états-unienne que si la vie transforme n’importe qui en monstre, la métamorphose n’est jamais irréversible grâce à l’amour, au pardon, et bien sûr à la famille.

Quelques bons passages parsèment ce premier roman, un peu maladroit mais sincère, autobiographique par endroits, hommage appuyé au maître de Providence et au panthéon fantastique dans son ensemble.

À l’état de nature

À première vue, on pourrait croire à un récit basé sur l’opposition entre la ville et la campagne, sujet de rédaction bien connu des collégiens. Le contexte est ici poussé jusqu’à la caricature, avec d’une part des villes-États à l’image de Sparte ou d’Athènes, prospères, hyper technologiques, et une ruralité composée de Bourbeux forcément sales et malodorants, à la nourriture infecte, qui ont appris à se passer des villes et même s’en méfient.

L’argent étant le nerf de la guerre, une ville comme Grand New York a cependant besoin de développer le commerce à l’extérieur de ses frontières, et ses concurrentes bien dotées ne sont pas la cible idéale. Aussi a-il été mis en place un plan marketing en direction de la ruralité, qui n’a jamais vu revenir ses émissaires. C’est pourquoi on demande à un acteur de cinéréel, séduisante image iconique, d’aller porter la bonne parole à bord d’un aérobarge, avec quelques gadgets. Le début du récit justifie le fait qu’il est pratiquement impossible à Alvah Gustad de refuser la mission malgré le préjudice sur son activité, et qu’il voyage seul, quand bien même il ne connaît rien de l’extérieur.

Une première partie s’amuse de difficultés d’adaptation à l’environnement et aux codes sociaux, la seconde, des efforts d’Alvah Gustad pour survivre à présent que son appareil endommagé lui retire toute possibilité de retour à moins de chercher plus loin de quoi le réparer.

Ses efforts ne sont pas couronnés de succès : ses articles se révèlent inutiles et mêmes dérisoires face aux outils locaux, qui font, à partir de produits naturels, mieux et moins cher. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un retour à la nature, car on rencontre des insectes métallophages, des oiseaux index, récipients de la mémoire encyclopédique, chaque individu récitant comme un perroquet le savoir dont il est porteur. L’opposition technologie contre écologie n’est pas tout à fait pertinente : c’est davantage la machine que la technologie qui est ici critiquée. Du reste, certaines avancées sur le plan biologique ne sont probablement pas envisageables sans un appareillage technologique.

Un autre effet délétère du modernisme est le conditionnement qui réduit les chances de survie : quelqu’un de la campagne s’adapte partout. L’homme de la ville ne s’adapte qu’en ville, est-il écrit. Mais la symbiose avec la nature est tout aussi artificielle : provoquée, manipulée, il s’agit davantage d’une exploitation sans machine que d’un respect écologique. Il n’en reste pas moins que le récit anticipe les effets de l’urbanisation sans contrôle qu’on constate actuellement : « Les grandes Villes ont englouti les petites, comme les insectes mangent leur propre corps quand la nourriture vient à manquer . »

Situé quelque part entre la fable de La Fontaine du « Rat des villes et du rat des champs » ou des Lettres persanes de Montesquieu, ce récit vite écrit, mené tambour battant avec une bonne dose d’humour, se laisse lire sans déplaisir.

Tainaron

Aucune carte géographique ne porte la mention de Tainaron, la cité donnant son titre à ce roman de la Finlandaise Leena Krohn. La ville est pourtant d’une « taille immense » selon la narratrice. Elle offre par ailleurs tout ce que l’on est en droit d’attendre d’une métropole : des magasins, une université, un musée municipal et même des pompes funèbres. Se décomptant par « millions », la population de Tainaron présente cependant une apparence aussi singulière que celle de son prince. Entre autres traits anatomiques remarquables, son Altesse possède « deux pinces duveteuses [émergeant] d’un de ses membres inférieurs. » À l’image de ses sujets, le souverain est un insecte humanoïde, à moins qu’il ne s’agisse d’un humain insectoïde. Se signalant encore par son cosmopolitisme entomologique, Tainaron abrite aussi bien des êtres aux « antennes délicatement déployées » que nantis d’un « camouflage mimétique », ou bien aux yeux «  si grands qu’ils occupent jusqu’au tiers de leur visage. » D’autres jouissent d’une longévité étonnante, tel le voisin de palier de la narratrice, dont «  certains affirment qu’il a plus de cent cinquante ans »…

Par sa forme comme par son propos, l’étrange univers urbain de Tainaron n’est pas sans évoquer celui du « Cycle des Contrées » de Jacques Abeille. À l’instar de ce dernier, Leena Krohn use d’une prose élégamment ouvragée, discrètement ourlée de poésie. Sous-titré « Lettres d’une ville étrangère », le roman adopte en outre une construction impressionniste. Les chapitres consistent en autant de missives adressées par la narratrice, depuis Tainaron, à un correspondant. De l’une et de l’autre, on ne sait que peu de choses. Sans doute sont-ils humains. Le destinataire des lettres réside dans une ville inconnue se situant de l’autre côté d’Oceanos, la mer baignant Tainaron. On devine qu’il fut l’amant de celle qui est venue vivre au milieu de ces créatures « faisant claquer les plaques de chitine sur leur dos ».

Courrier après courrier, la narratrice dresse une intrigante topographie, oscillant constamment entre exactitude scientifique et flottement onirique. Ainsi dessiné, le paysage urbain devient le révélateur de la psyché du protagoniste de Tainaron. Découvrir ses habitants à élytres, observer leurs « habitudes bien singulières » sont autant d’occasions pour elle d’interroger son rapport à l’amour, à la vérité, au temps ou bien encore à la mort. D’abord angoissée, puis de plus en plus apaisée, la trajectoire de l’héroïne se fait in fine libératrice.

Cette belle traduction de Tainaron vient révéler aux francophones un versant poétique et métaphorique de la « Finnish Weird » (sur celle-ci, cf. notre critique de Quand je ne regarde pas, Bifrost n°92). Une mouvance dans laquelle Leena Krohn – née en 1947 et auteure d’une trentaine d’ouvrages – occupe une place majeure… mais quasi ignorée en France, où seuls deux de ses livres ont été traduits. Alors que les anglophones disposent depuis 2015 d’un fort volume de Collected fiction, édité par Ann et Jeff VanderMeer chez Cheeky Frawg Books. Sans doute pourrait-il inspirer quelque éditeur hexagonal…

Substance

Benoit, le jeune narrateur de Substance, appartient à l’inhabituelle catégorie des « Orphelins Spontanés ». Il est de ceux qui n’ont jamais eu, ni n’auront jamais de père ou de mère, comme le lui a révélé « la Tante », sa singulière tutrice. Elle l’élève dans un pavillon de Bar-sur-Aube qui, au-delà de ses allures benoîtement provinciales, se dessine peu à peu comme un étrange endroit. Certaines pièces demeurent obstinément interdites à Benoit : la chambre de la Tante toujours fermée à double tour, la cave emplie d’obscurité. Nourrissant son pupille de plats bizarres, tel ce «curry maléfique » préparé dans une «  cocotte en fonte rouge sang », la Tante paraît être l’adepte d’une cuisine aux relents sorciers. Une aura magique nimbe encore ses trois fidèles amies, nanties de noms pouvant évoquer anagrammatiquement des figures mythologiques. C’est avec elles que la Tante pratique tous les mercredis soir une manière moderne de culte consistant à communier devant « House of Horror », émission télévisée animée par « Tarantula Ghoul » que seul l’antique téléviseur de la Tante semble en mesure de capter… D’abord spectateur de ce monde bizarre rappelant ceux de Shirley Jackson ou de Mervyn Peake, Benoit en devient l’acteur après s’être découvert des talents médiumniques. Se faisant désormais chasseur d’ectoplasmes, le jeune homme croise bientôt la route de Marguerite. Cette dernière se présente à lui comme ayant été « abductée » par des « êtres venus del’espace […] capuchonnés d’ozone ou d’éther ». De leur rencontre naîtront d’autres événements encore plus troublants…

Ce monde aux frontières du réel dépeint par Benoit trahit-il l’existence d’authentiques forces surnaturelles et extraterrestres ? Ou bien est-il le symptôme d’une « folie orpheline qui lui fait faire un tour de trop sur le ma-ège de ses anciens cauchemars  » ? Claro laisse ses lecteurs et lectrices libres de trancher, faisant ainsi de Substance un roman fantastique au sens où le définit Tzvetan Todorov. Tout en focalisation interne, le récit de Benoit peut être appréhendé comme la confession d’un esprit traumatisé, s’efforçant de conjurer sa souffrance par le recours à l’extraordinaire. À moins que la force d’évocation de l’écriture particulièrement ouvragée de Claro n’entraîne ses lecteurs et lectrices de l’autre côté du mi-roir : là où les cadavres exsudent réellement des ectoplasmes, là où les jeunes filles sont véritablement la proie des aliens.

Ambigu quant à son propos, complexe par sa forme, Substance constitue une expérience parfois exigeante, souvent excitante. Une sorte de déclinaison française de la weird fiction, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on se rappelle que Claro est (entre autres) le traducteur de Mark Z. Danielewski, Jason Hrivnak ou Alan Moore.

Mrs Caliban

Il était une fois, dans une paisible banlieue américaine, Dorothy une « housewife » un peu plus désespérée que les autres. Aux frustrations de la vie domestique s’ajoutent pour elle les souffrances de la mort d’un fils de trois ans et d’une fausse couche. Une double perte qui a porté un coup quasi fatal au couple qu’elle forme avec Fred : « Si le premier malheur les avait assommés, le second les avait éloignés. » Trompée par un é-poux avec qui elle se contente de cohabiter, Dorothy a la plupart du temps « l’impression d’être morte ». Elle ne reprend fugitivement goût à la vie qu’au contact d’Estelle, une amie aussi libérée qu’elle est aliénée. Jusqu’à ce qu’un jour « une créature pareille à une grenouille géante de presque deux mètres  » pénètre dans sa cuisine tandis qu’elle prépare le dîner. Capturé par des scientifiques en Amérique latine, cet être étrange a fui l’institut de recherches où il endurait de douloureuses expériences et autres mauvais traitements. Une fois passé le choc de cette rencontre d’un certain type, Dorothy tombe sous le charme de celui qui en réalité ressemble « en tout point aux statues de dieux grecs, si cen’est que sa tête [est] légèrement plus grosse et ronde. » Ne se contentant pas de donner refuge à Larry (il a été nommé ainsi par ses geôliers), Dorothy entame avec lui une intense relation amoureuse…

 

C’est une sorte de conte que Rachel Ingalls a composé avec Mrs Caliban, un roman paru en 1982 aux États-Unis et enfin traduit en français. Une tonalité qui tient, d’abord, à sa trame narrative entrelaçant ingénieusement des emprunts à des récits traditionnels (La Belle et la Bête, bien évidemment) et à des fables plus contemporaines : les unes littéraires (Le Magicien d’Oz), les autres cinématographiques (L’Étrange Créature du Lac noir). S’inscrivant dans l’univers du conte par ses références, Mrs Caliban en participe encore par son écriture. Adoptant un style simple et fluide, Rachel Ingalls campe un univers dans lequel l’étrange relève d’une manière d’évidence. À la fois fantastique et réaliste, Mrs Caliban use du merveilleux pour embrasser en un même regard critique les questions de la condition féminine, du racisme ou bien encore de l’écologie. Cette réinterprétation intersectionnelle du conte fait écho à la relecture qu’en a effectué Angela Carter, notamment dans La Compagnie des Loups. Un ouvrage dont Mrs Caliban se rapproche encore par son âpreté. Car après avoir débuté sous les auspices d’un enchantement libérateur, la singulière aventure de Dorothy se mue peu à peu en conte cruel au dénouement désespéré…

P.S. : Coïncidence éditoriale, ce roman au titre citant La Tempête de Shakespeare paraît au même moment que Graine de sorcière (Robert Laffont) de Margaret Atwood. Si cette transposition réussie de La Tempête dans une prison canadienne ne relève que de très loin de l’Imaginaire, on en recommandera cependant la lecture aux fans de l’auteure de La Servante écarlate.

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