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Léviathan

1914. Le jeune prince Aleksandar joue à un wargame opposant l’Empire austro-hongrois à la France et à l’Angleterre, en utilisant les armes clankers les plus modernes, mécanopodes et Zeppelins, quand deux de ses précepteurs surgissent pour l’emmener sur les ordres de son géniteur l’archiduc. Alek se retrouve à piloter un Sturmgänger, un des engins dont il manipulait la maquette un peu plus tôt, et se voit traqué par de mystérieux adversaires. Ses parents, apprend-il, sont morts assassinés à Sarajevo. Pourquoi veut-on le tuer, puisque, de par le statut de sa mère, la loi impériale lui interdit d’accéder au trône dont son père aurait dû hériter ?

Deryn, de son côté, s’apprête à passer son examen d’entrée dans l’Air Service britannique. Elle a révisé sans relâche, et elle compte bien démontrer sa maîtrise des bêtes volantes darwinistes. Seul problème, l’Air Service n’accepte pas les filles, mais elle ne va pas se laisser arrêter par si peu. La complicité de son frère déjà enrôlé, des bandes d’étoffe pour aplatir sa poitrine, une voix savamment déguisée, et voilà « Dylan » paré. Mais la guerre approche à grands pas, qui va la jeter plus vite que prévu au cœur de l’action sur le théâtre européen.

Bien sûr, ces deux-là sont destinés à se rencontrer après moult péripéties.

Léviathan, premier volet mené tambour battant d’une trilogie steampunk à l’aspect uchronique d’autant plus prégnant pour un lecteur européen, joue avec maestria des codes du roman d’aventures à la Jules Verne et des feuilletons de la Belle Epoque pour offrir une intrigue haletante, enjolivée d’illustrations dignes d’Hetzel. Dans ce pur divertissement (mais pas que), Westerfeld, reconverti en auteur jeunesse à succès depuis plusieurs années, montre qu’il n’a rien oublié des qualités narratives de ses romans dits pour adultes, ni des thématiques qui infusaient, entre autres, L’IA et son double, notamment l’opposition/fusion du mécanique et du vivant. Riche, alerte, intelligent, documenté (et éclairé par une postface en forme de pense-bête pour qui dormait en cours d’histoire), voilà le livre idéal à piquer sur les étagères d’un jeunot de sa connaissance. Behemoth, sa suite, vient de sortir aux Etats-Unis. Vivement !

La Guerre tranquille

Macy Minnot a consacré beaucoup de temps et d’énergie au Biome de Callisto, un projet auquel collaborent ingénieurs et scientifiques locaux et d’autres, venus de Grand Brésil. Malheureusement un sabotage et plusieurs meurtres empêchent la mise en service de l’écosystème artificiel et ruinent temporairement la carrière de Macy, qui se réfugie dans la colonie extro d’A l’Est d’Eden où elle subira un certain nombre de vexations avant de comprendre qu’elle, terrienne non post-humaine, n’y aura jamais sa place.

Sur Terre et dans les colonies extros, l’affaire du Biome de Callisto dégénère, pour le plus grand plaisir du général Arvam Peixoto, désireux d’avoir sa guerre, enfin. Sur Terre encore, prise dans un tourbillon d’intrigues de plus en plus dangereuses, la sorcière génétique Sri Hong-Owen tente à la fois de sortir de la cuve de merde dans laquelle elle s’est plongée jusqu’au cou, de sauver la vie de ses deux fils et de gagner la partie qu’elle joue depuis très longtemps avec la sorcière génétique extro, Averne.

Et quelque part, des surdoués sont entraînés pour cette guerre tranquille (nouvelle guerre froide) qui s’annonce. Au départ, ce devait être des chimpanzés, mais les pauvres bêtes finiront mises à mort. Les garçons (qui viennent du Brésil) chargés de prendre leur place sont autrement plus terrifiants.

Ceux qui espèrent les « scènes de combat époustouflantes » promises par Tom Clegg sur le blog Bragelonne (et par la couverture de Sparth, dans une moindre mesure) en seront pour leurs frais ; La Guerre tranquille n’est pas un space opera pif-paf-boum à la David Weber, c’est un roman de politique-fiction et d’espionnage, plutôt ardu, situé dans un futur où le Système solaire a été colonisé (ça défouraille un peu, certes, notamment sur la fin, mais on met du temps à y arriver).

Bien que bon, il y a fort à parier que ce roman adipeux, complexe, morcelé, rate sa cible. Il y est beaucoup question de politique (de fascisme écologique et de démocratie directe, entre autres), de moyens de pression realpolitik, d’écologie et de biologie (avec un traitement hard-SF dans les deux cas). D’ailleurs, à ce sujet, McAuley en fait des tonnes pages ; c’est souvent fascinant, mais aussi parfois rebutant quand on ne maîtrise pas le sujet à fond.

Les Diables blancs (critiqué par votre serviteur dans Bifrost n°41) était à la fois un thriller (adipeux) et un puissant coup de pied au cul asséné à Michael Crichton. Première moitié d’un diptyque de science-fiction polyphonique, La Guerre tranquille revisite volontiers les thèmes centraux de plusieurs œuvres de S-F archiconnues comme La Stratégie Ender/Etoiles, garde à vous ! (les scènes d’entrainement des surdoués) et la Trilogie Martienne de Kim Stanley Robinson (terraformation et assassinat politique en entrée de jeu). On a d’ailleurs davantage de plaisir à voir la couche d’écologie hard-SF que McAuley ajoute au corpus S-F actuel qu’à suivre les aventures de Macy (pas très charismatique/sympathique) et les manœuvres politiques tordues de Sri. Au rang des défauts, on notera de longues tartines d’exposition et des dialogues qui répètent parfois ce qu’on sait déjà (des écueils courants dans le joli monde du thriller de plage et de plus en plus fréquents en S-F). A contrario, on soulignera la traduction impeccable de Jean-Daniel Brèque, la profondeur des passages biologiques et écologiques, la maîtrise de deux ou trois scènes d’action, bluffantes.

En conclusion, il n’y a que quand la seconde partie, Gardens of the sun, sera parue en français (suite qui semble plus mouvementée, si on en croit la critique d’outre-Manche) qu’on verra l’importance réelle de ce roman aux personnages complexes, riche en passages fascinants et en situations originales. C’est pas dans notre caddie bifrostien, mais avec plus de rythme, cent cinquante pages en moins, ça aurait pu.

J.G. Ballard - Nouvelles complètes 1972 / 1996

Avec la sortie du présent ouvrage aux éditions Tristram, une page se tourne puisque se termine de manière flamboyante —mais un peu triste, convenons-en, de par la disparition récente de l’auteur — l’intégrale des nouvelles de Ballard. Ce tome trois est accessoirement, pour nous Français, le dernier livre — partiellement — inédit de l’auteur. Il nous faudra désormais nous résigner : nous n’aurons en principe plus jamais l’occasion, à moins de découvrir un manuscrit inédit ou inachevé — on songe notamment à un roman de jeunesse, évoqué ici et là —, de lire une quelconque nouveauté du génial britannique. Encore qu’il écrivait au moment de sa disparition un ouvrage en collaboration avec son médecin. Alors, sait-on jamais…

Quoi qu’il puisse advenir, Ballard restera, nous en avons fait la démonstration dans le numéro que nous lui avons consacré l’an dernier, comme un des meilleurs auteurs de son temps, tous genres confondus.

Pour nombre de ses admirateurs, dont je suis, il était certes un bon romancier classique (La Forêt de cristal, Le Monde englouti, Empire du soleil), voire parfois un exemplaire romancier « expérimental » (Atrocity Exhibition, Crash !), mais il devrait surtout demeurer comme un nouvelliste hors du commun, le plus important peut-être de la science-fiction moderne. De ce point de vue, que les choses soient claires : ce dernier volet de l’intégrale ne rassemble pas de nouvelles écrites sans conviction par un auteur vieillissant, mais tout au contraire la quintessence d’un écrivain au sommet de son art. Pour preuve, se trouvent réunis ici, entre autres, les textes d’Appareil volant à basse altitude (Denoël, « Présence du futur », 1978) et ceux de ses deux derniers — et meilleurs ? — recueils. Je veux parler de Fièvre guerrière, paru en 1992 chez Fayard, et surtout du cultissime Mythes d’un futur proche, qui faillit en son temps (1984) clôturer la belle collection de Robert Louit, « Dimensions ».

Y apparaissent, dans une Floride retournée à l’état sauvage et écrasée par le soleil, un Cap Kennedy abandonné et envahi par les oiseaux, des piscines asséchées, une humanité quasi inexistante, représentée par quelques astronautes vivant dans leurs souvenirs et assaillis par de mystérieuses absences. Comme le dit Ballard, « un petit bout d’espace était mort ». Oui, mais peut-être est-il possible de s’affranchir de la mort ou de la pesanteur dans cet univers à l’agonie. C’est en tout cas ce que semblent croire certains, persuadés qu’ils parviendront à s’envoler un jour ou à fabriquer une machine à remonter le temps au moyen de bandes vidéo, de photos pornographiques et de reproductions de Magritte ! Surréalisme, quand tu nous tiens…

On y retrouve en outre, en plus de « L’Autobiographie secrète de J.G.B*** » que nous vous avions proposée dans notre numéro 59, ou du fameux « Ce que je crois », une demi-douzaine de nouvelles inédites, les toutes dernières écrites par l’auteur et issues pour la plupart des pages d’Interzone, ainsi —cerise sur le gâteau ! — que sa toute première, publiée en 1951, soit cinq ans avant ses débuts officiels dans Science Fantasy, et que Bernard Sigaud, maître d’œuvre, nous propose alors qu’elle ne figure pas dans l’édition originale de l’ouvrage : une quasi avant-première mondiale vu qu’elle n’avait jamais été rééditée depuis sa parution initiale ! Une nouvelle où le Ballard d’Empire du soleil montre déjà le bout de son nez.

La boucle se trouve donc bouclée…

Au point où nous en sommes, il ne nous reste plus qu’à remercier ledit Bernard Sigaud pour son remarquable travail sur cette intégrale, et Tristram, un éditeur pas comme les autres (ouvrages de Mark Twain, Princesse Sapho, Hunther Thompson ou William Burroughs), qui s’impose peu à peu comme l’un des plus intéressants du paysage national.

Les Assoiffées

Bernard Quiriny est un jeune écrivain belge qui s’est fait remarquer avec deux excellents recueils de nouvelles fantastiques, L’Angoisse de la première phrase (Phébus) et Contes carnivores (Point). Des textes inventifs à l’écriture acérée, d’une ironie mordante, souvent teintés d’onirisme, de surréalisme, et qui doivent tout autant à Marcel Aymé qu’à Will Self. Intéressant mélange ! Les Assoiffées est donc le premier roman de Quiriny ; l’occasion de voir s’il confirme, sur un format plus long, toutes les qualités déjà présentes dans ses nouvelles.

En 1970, un mouvement révolutionnaire qui prône un féminisme radical prend le pouvoir aux Pays-Bas, puis en Belgique et au Luxembourg. L’ancien Benelux devient alors « l’Empire des femmes », une dictature féroce dirigée par les « Bergères », Ingrid et sa fille Judith. Dans ce territoire désormais fermé au reste du monde, les femmes règnent ; quant aux hommes (ceux qui ont survécu à la révolution !), ils sont traités, dans le meilleur des cas, comme des esclaves serviles et dociles. Une délégation française — constituée de journalistes, de féministes extrémistes, et emmenée par Pierre-Jean Gould, un intellectuel mondain — obtient l’autorisation de se rendre en Belgique pour un voyage officiel. Tous les membres de ce groupe ont en commun d’être fascinés par ce nouveau modèle social matriarcal. Mais arrivés sur place, ils sont ballottés sans ménagements d’un endroit à un autre selon un programme préétabli par les autorités. Encadrés, surveillés en permanence par des « soldates » et des « brigadières » ; ils comprennent vite qu’ils ne verront de ce pays que ce que le régime voudra bien leur montrer. Eux qui étaient venus pour rendre compte du vrai visage de cette Belgique nouvelle ! Les voilà muselés, ouvertement manipulés par les autorités belges. Ce qui n’a pas l’air de les troubler, bien au contraire : qu’il s’agisse d’une école, d’un « village de femmes », ou d’un « camp de rééducation » pour les hommes ; ils se font tous un devoir de s’extasier et d’applaudir… En parallèle au récit des pérégrinations des Français, on découvre — sous la forme d’un journal intime — la vie d’Astrid, une femme belge d’une quarantaine d’années, qui, par une suite de circonstances inattendues, va devenir très proche de Judith, la « Bergère », la dirigeante toute puissante de cet « Empire des femmes »…

Les Assoiffées est un curieux objet littéraire. En apparence, il s’agit d’une uchronie. Mais à la lecture, les choses se compliquent. Car Quiriny ne cherche à aucun moment à rendre son récit réaliste, ni même tout simplement crédible. Les Assoiffées est une parabole, une farce à l’humour grinçant, une fable décalée dans le temps et dans l’espace, souvent grotesque, parfois volontairement caricaturale, qui fait pourtant sans cesse écho à des faits historiques bien réels, même s’ils ne sont jamais nommés explicitement. En fait, le roman fonctionne plutôt par résonances, par analogies : Quiriny nous confronte à des situations imaginaires — délirantes, hallucinatoires, outrancières — totalement fictives, mais qui ont cependant un très fort goût de déjà vu. Au lecteur ensuite de faire la soudure entre fiction et réalité. On suit donc les mésaventures de ce groupe de Français aveuglés par leur idéologie, au point d’être incapables de voir ce qu’il y a réellement à voir : le spectacle atroce d’une tyrannie organisée et démente à la fois. Impossible de ne pas penser à l’actuelle Corée du Nord, à la Roumanie de Ceausescu, à la Chine de Mao, ou à tant d’autres exemples…

Au final, sous ses allures de « blague belge », Les Assoiffées est une critique acerbe de tous les fanatismes politiques. L’influence de Will Self est évidente (l’idée de départ du roman, le traitement narratif, l’ironie acerbe…), mais nullement gênante. Le seul vrai regret qu’on peut avoir par rapport à ce roman, c’est sa fin, trop vite expédiée. C’est d’autant plus dommage que le parti pris choisi par Quiriny — aller vers l’outrance, l’exagération, sans forcément chercher à être plausible — lui donnait une très grande latitude pour conclure son récit. Ceci dit, ce défaut n’empêche pas Les Assoiffées d’être une belle surprise. Bernard Quiriny nous offre un premier roman bien déjanté ; une farce incisive, décapante, efficace, et qui donne à réfléchir. Il n’y a pas de doute : cet écrivain belge — excentrique, légèrement fêlé, mais très talentueux — est à suivre de près.

Taitei no Ken T1 L'Epée de l'empereur

[Critique commune à The Sky Crawlers, Library Wars T1 : Conflits et Taitei no ken T1 : L'Épée de l'empereur.]

De la science-fiction japonaise, on connait un peu le cinéma, davantage les anime, et plus encore les mangas, mais rien ou presque côté littérature, à l’exception de quelques auteurs aux limites du genre, dont nous nous faisons de temps à autre l’écho dans ces pages (Murakami Ryû, Murakami Haruki). C’est ce vide que semble vouloir combler Glénat avec cette nouvelle collection. Et si les trois auteurs choisis pour l’inaugurer sont de parfaits inconnus, leurs œuvres en revanche nous sont déjà précédemment parvenues par le biais de diverses adaptations.

De The Sky Crawlers, on a pu voir il y a un an l’anime qu’en a tiré Mamoru Oshii, le réalisateur du classique Ghost in the Shell. Une version loin d’avoir fait l’unanimité (je vous renvoie notamment à la critique de Pierre Stolze in Bifrost n°58). En tous cas, on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir été fidèle à son matériau d’origine.

Le roman met en scène un groupe d’enfants particuliers, baptisés kildrens, pilotes de chasse participant à une guerre aérienne. Entre deux missions, ils passent le temps comme ils peuvent, dans une sorte de présent perpétuel et figé, sans souvenirs du passé, sans autre futur envisageable que de nouveaux combats, jusqu’à la mort. Longtemps on ne saura rien de la nature exacte de ces personnages, ni du conflit auquel ils participent. De manière assez artificielle (c’est le principal défaut de ce roman), Mori Hiroshi repousse ces révélations jusqu’aux dernières pages du livre.

Malgré cela, The Sky Crawlers fonctionne, avant tout grâce à l’ambiance singulière qu’il distille. Baignant dans une torpeur et une étrangeté permanentes, impeccablement servi par une écriture d’une élégante sobriété, le récit nous conduit vers une conclusion aussi tragique qu’inévitable. Créés pour tuer, ces enfants, malgré toutes leurs tentatives, s’avèrent incapables de donner une autre direction à leur vie. Sous ses airs nonchalants, le roman de Mori Hiroshi est en réalité d’une terrible noirceur, et le portrait qu’il fait de cette génération sacrifiée est particulièrement touchant.

Dans un tout autre registre, le premier tome des Library Wars de Hiro Arikawa, dont l’adaptation en manga est publiée par Glénat depuis quelques mois, repose sur une idée incongrue mais plutôt amusante : en 2019, dans un Japon où une censure stricte encadre toutes les œuvres culturelles, les bibliothèques font figure de dernier bastion de la liberté d’expression. Et face à des groupes extrémistes n’hésitant pas à tuer pour imposer leur point de vue, les bibliothécaires ont dû s’organiser en force paramilitaire pour se défendre. Imaginez le vôtre dissimulant un fusil d’assaut sous son bureau et vous aurez une petite idée du futur dans lequel se déroule le roman.

Chaque partie de ce livre met en œuvre l’un des cinq articles composant la loi sur la liberté des bibliothèques : droit de collecter et de proposer librement des documents, obligation de protéger la confidentialité des lecteurs et de s’opposer à toute forme de censure, nécessité de se défendre contre quiconque menacerait ces prérogatives. Ainsi voit-on les bibliothécaires refuser d’aider la police dans une enquête sur une série de meurtres, organiser un débat sur l’accès des jeunes à certaines œuvres, et de temps à autre sortir la grosse artillerie. La plupart de ces épisodes renvoient à des sujets d’actualité récurrents, au Japon comme ici, et on ne reprochera certainement pas à l’auteur sa condamnation de toute forme de censure, mais sa réflexion sur ces questions reste superficielle et n’apporte au bout du compte à peu près rien au sujet. Surtout, trop souvent, Library Wars prend des allures de bluette assez risible. L’héroïne du roman, Iku Kasahara, nouvelle recrue du corps des bibliothécaires, passe énormément de temps à la recherche du prince charmant. La demoiselle minaude beaucoup, chouine énormément, et plombe le roman par ses gamineries à répétition. Les autres personnages, instructeur grincheux, collègue neuneu ou bonne copine écervelée, sont tout aussi caricaturaux et achèvent de faire basculer ce premier volet du côté du roman sentimental pour midinettes. Les lecteurs n’appartenant pas à cette catégorie feraient donc bien de s’abstenir.

Comme Library Wars, Taitei no Ken a été adapté en manga — et également publié par Glénat. C’est à peu près le seul point commun qu’on pourra trouver à ces deux œuvres. La série de Baku Yumemakura se déroule dans le Japon du XVIIe siècle, et introduit une dose de science-fiction dans le roman historique. Le récit débute lorsqu’un ovni s’écrase dans une zone montagneuse. On ignore ce qui se trouve à son bord, mais cet évènement va bouleverser la vie d’une poignée de personnages : Genkuro Yorozu, un guerrier solitaire au physique impressionnant armé d’une épée gigantesque, Mai, une jeune femme poursuivie par une armée de tueurs, Saizo, son protecteur, et quelques autres… Dans ce premier volume, Baku Yumemakura n’explicite quasiment aucun élément de son intrigue, et se contente d’enchainer les scènes de combat, lesquelles s’avèrent particulièrement sanglantes. On cesse très vite de compter les décapitations, les éventrations et les démembrements. On cesse encore plus vite de s’intéresser à cette succession mécanique de carnages, tournant au ridicule à force d’outrance. Il n’est qu’à voir cette scène grotesque dans laquelle un guerrier continue de se battre comme si de rien n’était tandis que son adversaire lui tranche membre après membre (p. 25). L’Epée de l’empereur, c’est le Sacré Graal des Monty Python réécrit par Uwe Boll. Pathétique.

Premier bilan mitigé donc pour cette nouvelle collection. Si The Sky Crawlers mérite le détour et nous fait découvrir un univers fort singulier, on conseillera en revanche d’ignorer les deux autres, produits de série des plus médiocres.

Library Wars T1 Conflits

[Critique commune à The Sky Crawlers, Library Wars T1 : Conflits et Taitei no ken T1 : L'Épée de l'empereur.]

De la science-fiction japonaise, on connait un peu le cinéma, davantage les anime, et plus encore les mangas, mais rien ou presque côté littérature, à l’exception de quelques auteurs aux limites du genre, dont nous nous faisons de temps à autre l’écho dans ces pages (Murakami Ryû, Murakami Haruki). C’est ce vide que semble vouloir combler Glénat avec cette nouvelle collection. Et si les trois auteurs choisis pour l’inaugurer sont de parfaits inconnus, leurs œuvres en revanche nous sont déjà précédemment parvenues par le biais de diverses adaptations.

De The Sky Crawlers, on a pu voir il y a un an l’anime qu’en a tiré Mamoru Oshii, le réalisateur du classique Ghost in the Shell. Une version loin d’avoir fait l’unanimité (je vous renvoie notamment à la critique de Pierre Stolze in Bifrost n°58). En tous cas, on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir été fidèle à son matériau d’origine.

Le roman met en scène un groupe d’enfants particuliers, baptisés kildrens, pilotes de chasse participant à une guerre aérienne. Entre deux missions, ils passent le temps comme ils peuvent, dans une sorte de présent perpétuel et figé, sans souvenirs du passé, sans autre futur envisageable que de nouveaux combats, jusqu’à la mort. Longtemps on ne saura rien de la nature exacte de ces personnages, ni du conflit auquel ils participent. De manière assez artificielle (c’est le principal défaut de ce roman), Mori Hiroshi repousse ces révélations jusqu’aux dernières pages du livre.

Malgré cela, The Sky Crawlers fonctionne, avant tout grâce à l’ambiance singulière qu’il distille. Baignant dans une torpeur et une étrangeté permanentes, impeccablement servi par une écriture d’une élégante sobriété, le récit nous conduit vers une conclusion aussi tragique qu’inévitable. Créés pour tuer, ces enfants, malgré toutes leurs tentatives, s’avèrent incapables de donner une autre direction à leur vie. Sous ses airs nonchalants, le roman de Mori Hiroshi est en réalité d’une terrible noirceur, et le portrait qu’il fait de cette génération sacrifiée est particulièrement touchant.

Dans un tout autre registre, le premier tome des Library Wars de Hiro Arikawa, dont l’adaptation en manga est publiée par Glénat depuis quelques mois, repose sur une idée incongrue mais plutôt amusante : en 2019, dans un Japon où une censure stricte encadre toutes les œuvres culturelles, les bibliothèques font figure de dernier bastion de la liberté d’expression. Et face à des groupes extrémistes n’hésitant pas à tuer pour imposer leur point de vue, les bibliothécaires ont dû s’organiser en force paramilitaire pour se défendre. Imaginez le vôtre dissimulant un fusil d’assaut sous son bureau et vous aurez une petite idée du futur dans lequel se déroule le roman.

Chaque partie de ce livre met en œuvre l’un des cinq articles composant la loi sur la liberté des bibliothèques : droit de collecter et de proposer librement des documents, obligation de protéger la confidentialité des lecteurs et de s’opposer à toute forme de censure, nécessité de se défendre contre quiconque menacerait ces prérogatives. Ainsi voit-on les bibliothécaires refuser d’aider la police dans une enquête sur une série de meurtres, organiser un débat sur l’accès des jeunes à certaines œuvres, et de temps à autre sortir la grosse artillerie. La plupart de ces épisodes renvoient à des sujets d’actualité récurrents, au Japon comme ici, et on ne reprochera certainement pas à l’auteur sa condamnation de toute forme de censure, mais sa réflexion sur ces questions reste superficielle et n’apporte au bout du compte à peu près rien au sujet. Surtout, trop souvent, Library Wars prend des allures de bluette assez risible. L’héroïne du roman, Iku Kasahara, nouvelle recrue du corps des bibliothécaires, passe énormément de temps à la recherche du prince charmant. La demoiselle minaude beaucoup, chouine énormément, et plombe le roman par ses gamineries à répétition. Les autres personnages, instructeur grincheux, collègue neuneu ou bonne copine écervelée, sont tout aussi caricaturaux et achèvent de faire basculer ce premier volet du côté du roman sentimental pour midinettes. Les lecteurs n’appartenant pas à cette catégorie feraient donc bien de s’abstenir.

Comme Library Wars, Taitei no Ken a été adapté en manga — et également publié par Glénat. C’est à peu près le seul point commun qu’on pourra trouver à ces deux œuvres. La série de Baku Yumemakura se déroule dans le Japon du XVIIe siècle, et introduit une dose de science-fiction dans le roman historique. Le récit débute lorsqu’un ovni s’écrase dans une zone montagneuse. On ignore ce qui se trouve à son bord, mais cet évènement va bouleverser la vie d’une poignée de personnages : Genkuro Yorozu, un guerrier solitaire au physique impressionnant armé d’une épée gigantesque, Mai, une jeune femme poursuivie par une armée de tueurs, Saizo, son protecteur, et quelques autres… Dans ce premier volume, Baku Yumemakura n’explicite quasiment aucun élément de son intrigue, et se contente d’enchainer les scènes de combat, lesquelles s’avèrent particulièrement sanglantes. On cesse très vite de compter les décapitations, les éventrations et les démembrements. On cesse encore plus vite de s’intéresser à cette succession mécanique de carnages, tournant au ridicule à force d’outrance. Il n’est qu’à voir cette scène grotesque dans laquelle un guerrier continue de se battre comme si de rien n’était tandis que son adversaire lui tranche membre après membre (p. 25). L’Epée de l’empereur, c’est le Sacré Graal des Monty Python réécrit par Uwe Boll. Pathétique.

Premier bilan mitigé donc pour cette nouvelle collection. Si The Sky Crawlers mérite le détour et nous fait découvrir un univers fort singulier, on conseillera en revanche d’ignorer les deux autres, produits de série des plus médiocres.

The Sky Crawlers

[Critique commune à The Sky Crawlers, Library Wars T1 : Conflits et Taitei no ken T1 : L'Épée de l'empereur.]

De la science-fiction japonaise, on connait un peu le cinéma, davantage les anime, et plus encore les mangas, mais rien ou presque côté littérature, à l’exception de quelques auteurs aux limites du genre, dont nous nous faisons de temps à autre l’écho dans ces pages (Murakami Ryû, Murakami Haruki). C’est ce vide que semble vouloir combler Glénat avec cette nouvelle collection. Et si les trois auteurs choisis pour l’inaugurer sont de parfaits inconnus, leurs œuvres en revanche nous sont déjà précédemment parvenues par le biais de diverses adaptations.

De The Sky Crawlers, on a pu voir il y a un an l’anime qu’en a tiré Mamoru Oshii, le réalisateur du classique Ghost in the Shell. Une version loin d’avoir fait l’unanimité (je vous renvoie notamment à la critique de Pierre Stolze in Bifrost n°58). En tous cas, on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir été fidèle à son matériau d’origine.

Le roman met en scène un groupe d’enfants particuliers, baptisés kildrens, pilotes de chasse participant à une guerre aérienne. Entre deux missions, ils passent le temps comme ils peuvent, dans une sorte de présent perpétuel et figé, sans souvenirs du passé, sans autre futur envisageable que de nouveaux combats, jusqu’à la mort. Longtemps on ne saura rien de la nature exacte de ces personnages, ni du conflit auquel ils participent. De manière assez artificielle (c’est le principal défaut de ce roman), Mori Hiroshi repousse ces révélations jusqu’aux dernières pages du livre.

Malgré cela, The Sky Crawlers fonctionne, avant tout grâce à l’ambiance singulière qu’il distille. Baignant dans une torpeur et une étrangeté permanentes, impeccablement servi par une écriture d’une élégante sobriété, le récit nous conduit vers une conclusion aussi tragique qu’inévitable. Créés pour tuer, ces enfants, malgré toutes leurs tentatives, s’avèrent incapables de donner une autre direction à leur vie. Sous ses airs nonchalants, le roman de Mori Hiroshi est en réalité d’une terrible noirceur, et le portrait qu’il fait de cette génération sacrifiée est particulièrement touchant.

Dans un tout autre registre, le premier tome des Library Wars de Hiro Arikawa, dont l’adaptation en manga est publiée par Glénat depuis quelques mois, repose sur une idée incongrue mais plutôt amusante : en 2019, dans un Japon où une censure stricte encadre toutes les œuvres culturelles, les bibliothèques font figure de dernier bastion de la liberté d’expression. Et face à des groupes extrémistes n’hésitant pas à tuer pour imposer leur point de vue, les bibliothécaires ont dû s’organiser en force paramilitaire pour se défendre. Imaginez le vôtre dissimulant un fusil d’assaut sous son bureau et vous aurez une petite idée du futur dans lequel se déroule le roman.

Chaque partie de ce livre met en œuvre l’un des cinq articles composant la loi sur la liberté des bibliothèques : droit de collecter et de proposer librement des documents, obligation de protéger la confidentialité des lecteurs et de s’opposer à toute forme de censure, nécessité de se défendre contre quiconque menacerait ces prérogatives. Ainsi voit-on les bibliothécaires refuser d’aider la police dans une enquête sur une série de meurtres, organiser un débat sur l’accès des jeunes à certaines œuvres, et de temps à autre sortir la grosse artillerie. La plupart de ces épisodes renvoient à des sujets d’actualité récurrents, au Japon comme ici, et on ne reprochera certainement pas à l’auteur sa condamnation de toute forme de censure, mais sa réflexion sur ces questions reste superficielle et n’apporte au bout du compte à peu près rien au sujet. Surtout, trop souvent, Library Wars prend des allures de bluette assez risible. L’héroïne du roman, Iku Kasahara, nouvelle recrue du corps des bibliothécaires, passe énormément de temps à la recherche du prince charmant. La demoiselle minaude beaucoup, chouine énormément, et plombe le roman par ses gamineries à répétition. Les autres personnages, instructeur grincheux, collègue neuneu ou bonne copine écervelée, sont tout aussi caricaturaux et achèvent de faire basculer ce premier volet du côté du roman sentimental pour midinettes. Les lecteurs n’appartenant pas à cette catégorie feraient donc bien de s’abstenir.

Comme Library Wars, Taitei no Ken a été adapté en manga — et également publié par Glénat. C’est à peu près le seul point commun qu’on pourra trouver à ces deux œuvres. La série de Baku Yumemakura se déroule dans le Japon du XVIIe siècle, et introduit une dose de science-fiction dans le roman historique. Le récit débute lorsqu’un ovni s’écrase dans une zone montagneuse. On ignore ce qui se trouve à son bord, mais cet évènement va bouleverser la vie d’une poignée de personnages : Genkuro Yorozu, un guerrier solitaire au physique impressionnant armé d’une épée gigantesque, Mai, une jeune femme poursuivie par une armée de tueurs, Saizo, son protecteur, et quelques autres… Dans ce premier volume, Baku Yumemakura n’explicite quasiment aucun élément de son intrigue, et se contente d’enchainer les scènes de combat, lesquelles s’avèrent particulièrement sanglantes. On cesse très vite de compter les décapitations, les éventrations et les démembrements. On cesse encore plus vite de s’intéresser à cette succession mécanique de carnages, tournant au ridicule à force d’outrance. Il n’est qu’à voir cette scène grotesque dans laquelle un guerrier continue de se battre comme si de rien n’était tandis que son adversaire lui tranche membre après membre (p. 25). L’Epée de l’empereur, c’est le Sacré Graal des Monty Python réécrit par Uwe Boll. Pathétique.

Premier bilan mitigé donc pour cette nouvelle collection. Si The Sky Crawlers mérite le détour et nous fait découvrir un univers fort singulier, on conseillera en revanche d’ignorer les deux autres, produits de série des plus médiocres.

Dimension Brian Stableford

Voilà quelques années que les éditeurs français semblent s’être désintéressés de l’œuvre de Brian Stableford. Découvert dans les années 70 par les éditions Opta (une dizaine de titres dans la collection « Galaxie-Bis » et un gros roman, Les Royaumes de Tartare, au prestigieux « CLA »), l’auteur a connu un regain d’intérêt vingt ans plus tard (plusieurs romans parus chez Rivages, Denoël ou J’ai Lu) avant de sombrer une nouvelle fois dans l’oubli avec l’arrivée du nouveau siècle. Ce n’est probablement pas la parution confidentielle de ce recueil qui va relancer la carrière de Stableford en France, mais au moins fera-t-elle plaisir à ses admirateurs. D’autant que, bonne nouvelle, la qualité est au rendez-vous.

Des neuf textes qui composent ce volume, trois sont inédits, les autres étant parus sur des supports plus ou moins confidentiels. Pas de ligne directrice visible, les nouvelles sélectionnées relèvent autant de la science-fiction que du fantastique, voire de la fantasy. « L’Exposition secrète », qui ouvre ce volume, est une uchronie faisant partie d’un cycle (« The Wayward Muse ») dans lequel l’empire romain existe toujours au XXe siècle. L’action se déroule sur une île, Mnémosyne, entièrement dédiée aux beaux-arts, et où deux créateurs vont s’affronter jusqu’à la mort. Outre son cadre original, cette nouvelle don-ne à voir une galerie de personnages naviguant entre génie et folie.

Les anciens lecteurs de la revue Cyber-Dreams se souviendront peut-être de « L’Homme qui inventa le bon goût », autrefois paru dans ses pages, où un scientifique découvre une méthode pour adapter le goût des gens à la nourriture plutôt que l’inverse. Une invention qui offre des opportunités nouvelles pour l’ensemble de l’humanité… jusqu’à ce que les industriels s’en mêlent. Sans dramatisation exagérée des enjeux, Stableford opte au contraire pour un point de vue ironique sur ce bras de fer entre idéalisme et pragmatisme, et de manière assez étonnante ce sont les tenants de cette dernière option qui nous sont présentés sous le jour le plus favorable.

Dans un registre très différent, « Les Flûtes de Pan » se déroule dans un futur où l’humanité est devenue immortelle, mais n’a pas pour autant abandonné ses anciennes structures sociales, ce qui va avoir des conséquences dramatiques pour un couple dont l’enfant présente des symptômes inquiétants. Une tragédie intime mettant en lumière les dysfonctionnements d’une telle société. Tout aussi grave est le ton de « La Grande chaîne de la vie », où une femme atteinte d’un cancer en stade terminal choisit, contre l’avis de ses proches, d’accéder à une certaine forme d’immortalité. Parmi les textes relevant de la S-F, seul « Les Immortels de l’Atlantide », court récit dans lequel une femme est séquestrée par un inconnu, peine à convaincre.

Au cours de sa longue carrière, Brian Stableford s’est également adonné de temps à autre au fantastique, et a obtenu quelques beaux succès dans le domaine (Les Loups-garous de Londres et sa suite, L’Ange de la douleur chez J’ai Lu, L’Extase des vampires chez Denoël). Il s’y essaie également ici avec « Après l’âge de pierre », amusante nouvelle où les vampires font fureur auprès d’une partie de la population féminine. Plus ambitieux, « Le Sauvetage du Titan, ou la futilité revisitée » invite à bord d’un paquebot quelques grandes figures de la fin du XIXe siècle, réelles ou fictives (Alfred Jarry et Rocambole, Mark Twain et Allan Quatermain) pour une grande cérémonie mystico-pataphysique. Terminons par deux récits plus anecdotiques : « Le Mal que font les hommes », conte moral plaisant mais beaucoup trop long, mettant en scène un ancien monarque particulièrement cruel qui, en tentant de s’amender, ne va parvenir qu’à aggraver la situation, et « L’Elixir de jouvence », où un cadavre enfermé dans un tonneau de vin va causer beaucoup d’émois à la cour d’un seigneur local.

Dans l’ensemble, Dimension Brian Stableford est un très bon recueil, autant conseillé aux amateurs de l’œuvre du britannique qu’aux néophytes. On attend déjà avec impatience le deuxième volume, que Rivière Blanche nous promet pour janvier 2012.

Mantra

[Critique commune à Le Fond du ciel, Vies de saints et Mantra.]

« Ce livre n’est pas un roman de science-fiction, mais il se nourrit de science-fiction ». Ainsi Rodrigo Fresán définit-il dans sa postface Le Fond du ciel. Et de fait, la science-fiction y est omniprésente. Elle occupe une place essentielle dans la vie de deux amis, Isaac et Ezra, enfants de la Grande Dépression nourris aux pulps. L’un deviendra écrivain, l’autre scientifique. A travers leur histoire commune, on découvre quelques-unes des figures les plus singulières de ce milieu : les premiers membres du fandom, Warren Wilbur Zack, auteur génial n’ayant connu le succès qu’après sa mort (toute ressemblance avec Philip K. Dick n’a rien de fortuit), ou Jeff Darlingskill, personnage réunissant les pires travers de H. P. Lovecraft et de L. Ron Hubbard. La première partie du ro-man, recréation de l’âge d’or de la S-F américaine, n’est pas sans rappeler Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, avant que Fresán ne fasse partir son roman dans une direction très différente.

La science-fiction ne constitue pas uniquement l’environnement culturel des personnages. Elle est omniprésente dans l’écriture même du romancier, dans ses métaphores, dans sa façon de décrire le monde. « J’ai parfois fortement l’impression que tous les habitants de cette planète sont, sans en avoir conscience, des écrivains de science-fiction » (p. 15). C’est à travers l’évolution de la science-fiction au fil des décennies qu’il mesure l’évolution du monde. Fresán adopte alors le point de vue de son narrateur, regrettant le temps où les récits de S-F étaient « des manuels d’instruction pour mettre le futur en marche » (p. 67). Un futur qui, lorsqu’il rejoint notre présent, donne l’impression d’être en panne.

On aurait bien du mal à énumérer les innombrables emprunts à la S-F qui parsèment ce livre : glissements brusques vers le passé, l’avenir ou un monde parallèle, extra-terrestre observant l’humanité à distance, interprétations religieuses délirantes tout droit tirées d’un mauvais pulp, mais aussi toute une collection de fins du monde auxquelles nous n’avons semble-t-il échappé que de justesse. A la fois déclaration d’amour au genre et analyse de la manière dont il a en partie façonné notre vision collective du monde, Le Fond du ciel est à ranger à côté du Il est parmi nous de Norman Spinrad parmi les romans ne relevant pas de la S-F que tout amateur de S-F se doit impérativement de lire.

Un bonheur ne venant jamais seul, dans la foulée de la parution de ce roman, Le Passage du Nord-Ouest publie Vies de Saints, le deuxième livre de l’auteur, et ressort Mantra, un texte plus récent, dans une version actualisée. Quinze ans avant Le Fond du ciel, Fresán réalisait avec Vies de Saints un travail assez similaire, en prenant cette fois pour sujet la religion. Ce n’est pas tant la métaphysique qui l’intéresse ici que les potentialités fictionnelles d’un tel thème. « Dieu n’existe pas, mais c’est un grand personnage » (p. 215), fait-il dire à un ivrogne. Il chausse donc ses « Lunettes de Jésus » pour mettre en scène une galerie de personnages tout à fait fascinants : le frère jumeau du Christ, ayant glissé entre les mailles de l’Histoire depuis deux mille ans, un messie reconverti en tueur en série, un écrivain ayant prophétisé le 11 septembre 2001, ainsi que quelques célébrités, de Robert Johnson à Robert Oppenheimer. Surtout, Rodrigo Fresán s’amuse. Qu’il signe le synopsis d’un thriller religieux à la Da Vinci Code ou qu’il transforme l’élection papale en reality-show, il fait montre d’une inventivité de tous les instants. Collection d’histoires qui se croisent, s’interpellent et se répondent, Vies de Saints est un livre ludique, mêlant avec jubilation le sacré et le profane.

En matière de récit désarticulé et foutraque, Mantra va encore plus loin et, après une première partie relativement linéaire, se poursuit durant plus de trois cents pages sous la forme d’un lexique, sautant d’un sujet à l’autre tout en construisant progressivement une vision globale de son sujet. Pour le résumer d’une ligne, Mantra est un guide de la ville de Mexico. Sauf que, comme le fait remarquer l’un de ses personnages, « dans tout l’univers, rien n’est plus inutile qu’un guide de Mexico… » (p. 273). D’où ce collage de faits, d’impressions et de fantasmes, donnant à l’ensemble son aspect chaotique. Argentin d’origine, Rodrigo Fresán aborde la ville en étranger, et confronte son point de vue à celui d’autres illustres visiteurs, Sam Peckinpah, Antonin Artaud ou William Burroughs. Un regard extérieur qui lui autorise toutes les libertés. Sous sa plume, Godzilla devient un monstre précolombien ou un guérillero révolutionnaire, tandis que les films mettant en scène les célèbres lutteurs masqués locaux empruntent leur esthétique à la Nouvelle Vague. La science-fiction est elle aussi présente dans Mantra, à travers quelques-unes de ses figures les plus représentatives (Rod Serling et sa Twilight Zone, Philip K. Dick), ou diverses réflexions sur la question, rejoignant celles développées dans Le Fond du ciel. Quant à l’épilogue du roman, situé dans une Mexico future anéantie par une succession de cataclysmes, il s’agit de pure S-F. Roman tentaculaire où, à l’instar de la ville qui l’inspire, il est aisé de se perdre, Mantra est un livre stupéfiant, sorte de work-in-progress permanent (Fresán a rajouté divers chapitres pour cette nouvelle édition) et une expérience de lecture tout à fait unique.

Vies de saints

[Critique commune à Le Fond du ciel, Vies de saints et Mantra.]

« Ce livre n’est pas un roman de science-fiction, mais il se nourrit de science-fiction ». Ainsi Rodrigo Fresán définit-il dans sa postface Le Fond du ciel. Et de fait, la science-fiction y est omniprésente. Elle occupe une place essentielle dans la vie de deux amis, Isaac et Ezra, enfants de la Grande Dépression nourris aux pulps. L’un deviendra écrivain, l’autre scientifique. A travers leur histoire commune, on découvre quelques-unes des figures les plus singulières de ce milieu : les premiers membres du fandom, Warren Wilbur Zack, auteur génial n’ayant connu le succès qu’après sa mort (toute ressemblance avec Philip K. Dick n’a rien de fortuit), ou Jeff Darlingskill, personnage réunissant les pires travers de H. P. Lovecraft et de L. Ron Hubbard. La première partie du ro-man, recréation de l’âge d’or de la S-F américaine, n’est pas sans rappeler Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, avant que Fresán ne fasse partir son roman dans une direction très différente.

La science-fiction ne constitue pas uniquement l’environnement culturel des personnages. Elle est omniprésente dans l’écriture même du romancier, dans ses métaphores, dans sa façon de décrire le monde. « J’ai parfois fortement l’impression que tous les habitants de cette planète sont, sans en avoir conscience, des écrivains de science-fiction » (p. 15). C’est à travers l’évolution de la science-fiction au fil des décennies qu’il mesure l’évolution du monde. Fresán adopte alors le point de vue de son narrateur, regrettant le temps où les récits de S-F étaient « des manuels d’instruction pour mettre le futur en marche » (p. 67). Un futur qui, lorsqu’il rejoint notre présent, donne l’impression d’être en panne.

On aurait bien du mal à énumérer les innombrables emprunts à la S-F qui parsèment ce livre : glissements brusques vers le passé, l’avenir ou un monde parallèle, extra-terrestre observant l’humanité à distance, interprétations religieuses délirantes tout droit tirées d’un mauvais pulp, mais aussi toute une collection de fins du monde auxquelles nous n’avons semble-t-il échappé que de justesse. A la fois déclaration d’amour au genre et analyse de la manière dont il a en partie façonné notre vision collective du monde, Le Fond du ciel est à ranger à côté du Il est parmi nous de Norman Spinrad parmi les romans ne relevant pas de la S-F que tout amateur de S-F se doit impérativement de lire.

Un bonheur ne venant jamais seul, dans la foulée de la parution de ce roman, Le Passage du Nord-Ouest publie Vies de Saints, le deuxième livre de l’auteur, et ressort Mantra, un texte plus récent, dans une version actualisée. Quinze ans avant Le Fond du ciel, Fresán réalisait avec Vies de Saints un travail assez similaire, en prenant cette fois pour sujet la religion. Ce n’est pas tant la métaphysique qui l’intéresse ici que les potentialités fictionnelles d’un tel thème. « Dieu n’existe pas, mais c’est un grand personnage » (p. 215), fait-il dire à un ivrogne. Il chausse donc ses « Lunettes de Jésus » pour mettre en scène une galerie de personnages tout à fait fascinants : le frère jumeau du Christ, ayant glissé entre les mailles de l’Histoire depuis deux mille ans, un messie reconverti en tueur en série, un écrivain ayant prophétisé le 11 septembre 2001, ainsi que quelques célébrités, de Robert Johnson à Robert Oppenheimer. Surtout, Rodrigo Fresán s’amuse. Qu’il signe le synopsis d’un thriller religieux à la Da Vinci Code ou qu’il transforme l’élection papale en reality-show, il fait montre d’une inventivité de tous les instants. Collection d’histoires qui se croisent, s’interpellent et se répondent, Vies de Saints est un livre ludique, mêlant avec jubilation le sacré et le profane.

En matière de récit désarticulé et foutraque, Mantra va encore plus loin et, après une première partie relativement linéaire, se poursuit durant plus de trois cents pages sous la forme d’un lexique, sautant d’un sujet à l’autre tout en construisant progressivement une vision globale de son sujet. Pour le résumer d’une ligne, Mantra est un guide de la ville de Mexico. Sauf que, comme le fait remarquer l’un de ses personnages, « dans tout l’univers, rien n’est plus inutile qu’un guide de Mexico… » (p. 273). D’où ce collage de faits, d’impressions et de fantasmes, donnant à l’ensemble son aspect chaotique. Argentin d’origine, Rodrigo Fresán aborde la ville en étranger, et confronte son point de vue à celui d’autres illustres visiteurs, Sam Peckinpah, Antonin Artaud ou William Burroughs. Un regard extérieur qui lui autorise toutes les libertés. Sous sa plume, Godzilla devient un monstre précolombien ou un guérillero révolutionnaire, tandis que les films mettant en scène les célèbres lutteurs masqués locaux empruntent leur esthétique à la Nouvelle Vague. La science-fiction est elle aussi présente dans Mantra, à travers quelques-unes de ses figures les plus représentatives (Rod Serling et sa Twilight Zone, Philip K. Dick), ou diverses réflexions sur la question, rejoignant celles développées dans Le Fond du ciel. Quant à l’épilogue du roman, situé dans une Mexico future anéantie par une succession de cataclysmes, il s’agit de pure S-F. Roman tentaculaire où, à l’instar de la ville qui l’inspire, il est aisé de se perdre, Mantra est un livre stupéfiant, sorte de work-in-progress permanent (Fresán a rajouté divers chapitres pour cette nouvelle édition) et une expérience de lecture tout à fait unique.

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