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Une affaire de famille

Ça commence comme ça. Plutôt bien. Une journaliste et sa documentaliste qui bossent pour un magazine destiné aux risqueurs de capital découvrent le pot aux roses, autrement dit, que derrière des sociétés de bio-ingénierie se dissimulent des officines de blanchiment. Elles se font licencier sur le champ car leur publication fait partie du même groupe et est soumise aux mêmes intérêts. Ce qu'elles ignoraient, dommage pour des journalistes d'investigation en capital-risque. Bien fait pour elles. Passons…

Comme toute jeune femme moderne et indépendante qui se respecte et préfère donc dépendre d'un patron que d'un mari, Miriam, notre héroïne, fait ce que font toutes ces consœurs dans le même cas, lorsqu'elles se font virer : elle retourne chez sa mère !

Et c'est là que ça se gâte. La mère en question est une mère adoptive. La vraie, la biologique, dirons-nous, a été assassinée à coups de poignard par un inconnu qui n'a jamais été retrouvé. Miriam et sa mère font ce que l'on fait en pareille circonstance — non, elles ne balancent pas leur CV aux quatre vents d'Internet —, elles tirent une vieille boîte à chaussures pleines de photos jaunies du dessus d'une armoire… Jusque-là, tout va bien. Mais la boîte contient aussi un étrange médaillon qui appartenait à la défunte mère biologique. Pas de photo jaunie d'un éventuel père inconnu, mais un bizarre mandala… Miriam, rentrée chez elle, regarde attentivement cet étrange dessin et la voilà projetée de son bureau en pleine forêt, son fauteuil pour tout bagage. Curieux, tout de même…

La voici donc au Gruinmarkt, l'un des nombreux royaumes d'une Amérique médiévale. Il n'empêche que dans ces obscures forêts d'une Nouvelle Angleterre ignorant l'électricité, elle se fait tirer dessus au pistolet mitrailleur, dit pistolet qui n'est certes pas un instrument électrique, mais tout de même…

Peu de temps après, elle se fait enlever par un commando de pas rigolos super équipés super entraînés et tout et tout, le genre qui fout les jetons à Jean-Claude Van Damme et Steven Seagal réunis. Elle se retrouve captive dans un château du Gruinmarkt, où elle ne tarde pas à être présentée à son oncle Angbard, « parrain » d'un clan qui a la faculté de franchir les mondes. Clan dont on lui annonce qu'elle fait partie, que cela lui plaise ou non. Ce clan occupe une place à part au sein de la noblesse du Gruinmarkt, car il tire sa fortune en transportant des marchandises entre les mondes, notamment de la drogue.

Bien que ce clan vive pour moitié dans l'Amérique contemporaine, il a faite siennes les mœurs médiévales, notamment en ce qui concerne l'attitude qu'il convient aux femmes d'adopter. Ce qui n'est pas vraiment du goût de Miriam. Pour qu'elle s'y fasse, le cher oncle ne tarde pas à l'envoyer à la cour du Gruinmarkt, où les intrigues vont bon train. Elle échappe de peu à diverses tentatives d'assassinat… Au fil du roman, les personnages que l'on croise, Olga ou Roland en particulier, et probablement Matthias, s'évertuent à n'être pas ce qu'au premier abord ils paraissent…

Cette trilogie des Princes Marchands rejoint un courant de la fantasy — notons, une fois n'est pas coutume, qu'un livre de la collection « Ailleurs & demain » est qualifié en quatrième de couverture de fantasy — centré sur les univers parallèles. Après Les Princes d'Ambre de Zelazny, Irunium de Kenneth Bulmer, Les Hommes Dieux de Farmer ou encore Il y a des portes de Gene Wolfe, Charles Stross trouve le moyen de renouveler le thème en l'abordant sous le double angle des comédies de mœurs et des comédies policières. Il fallait réussir à faire troquer sa petite robe noire pour réception high tech sur la Sillicon Valley à une journaliste fouille-merde contre une robe à crinoline. On est pas dans la parodie ni dans la franche hilarité, on ne rit point à gorge déployée, par contre on est jusqu'à présent nullement effrayé et on se plait plutôt à sourire. Après le début tonitruant, à défaut d'être bien crédible, le livre perd son rythme et au bout du compte, l'action semble n'avoir pas encore vraiment commencé. On ne s'ennuie pas à la lecture de cette Affaire de famille somme toute plaisante, mais on reprochera à ce livre de n'être finalement qu'un prologue un peu long. Il faudra, une fois encore, attendre la suite pour se faire une véritable opinion sur cet auteur qui nous arrive d'outre-Manche nimbé d'une aura qui semble quelque peu surfaite aux vues l'ensemble de ces titres publiés par chez-nous, et notamment celui-ci.

Lurulu

En 1998, à propos d'Escales dans les étoiles, j'écrivais dans ces mêmes colonnes : « La verve picaresque qui est la marque de Vance est toujours bien là, la magie du verbe étincelle comme aux plus beaux jours, mais elle n'est plus qu'une mue chatoyante. La vigueur de l'intrigue n'est plus, enfuie au loin. Il ne reste qu'une peau de mots (…), un spectre de roman. »

C'est terrible, car tout ce que l'on pourrait dire de Lurulu est déjà dit, il n'y a rien à ajouter. En fait c'est même pire, car il s'agit d'une resucée. C'est une suite au sens le plus strict. À la fin d'Escales dans les étoiles, on s'était arrêté en un point du voyage duquel on repart pour Lurulu. Ceci étant, il n'est nullement indispensable de lire le premier opus naguère paru chez Rivages (et depuis réédité chez Pocket) pour apprécier autant que faire se peut. D'ailleurs, un résumé vous en dispense.

On retrouve donc Myron Tany devenu subrécargue du Glicca, le capitaine Maloof, Schwatzendale, joueur professionnel et ingénieur mécanicien, et Wingo, l'intello cuisinier. Le Glicca laisse en transit à Coro-Coro, sur Fluter, sa cargaison de pèlerins, mais poursuit sa route avec Montcrief et sa troupe de femmes de cirque, Les chevaucheurs de souris.

Avant de reprendre leurs pérégrinations cosmiques, nos amis — ça, quand il le veut, et c'est le cas ici, Jack Vance sait rendre ses personnages sympathiques — vont tout d'abord régler un problème plus ou moins policier. L'écervelée de mère du capitaine nantie d'une rente non négligeable s'était entichée d'un bellâtre originaire de Fluter avec qui elle avait pris la poudre d'escampette. Maloof et Myron Tany mettent à profit l'escale pour tenter de savoir ce que devient la dame et découvre que Loy Tremaine, loin de n'être qu'un gigolo, est aussi un tueur pédophile. Maloof et Tany en réchapperont et tireront la dame des griffes de l'abominable personnage grâce aux pères des jeunes victimes prompts à jouer du fusil à pompe. On est chez Jack Vance, qui a toujours élevé un véritable culte à la vengeance, mais on reste à des lustres lumières de La Geste des Princes Démons

Tout en cabotant de monde en monde, comme entre Saint-Nazaire et La Rochelle, le capitaine du Glicca aura à trancher un épineux problème de droit de l'esclavage : déterminer si la prostitution fait partie de ce que l'on peut exiger d'un esclave. Peut-être, mais encore faut-il que les esclaves en soient bien et que les actes juridiques ne l'excluent pas.

Après avoir livré des bidons de colle puis les avoir récupérés après qu'ils ont été volés, l'équipage du Glicca va se faire — encore une fois au sens strict — marchands de tapis. Sur cette même planète, les Chevaucheurs de souris seront engagés pour un spectacle qui tournera court après que le public a été aspergé d'entrailles de poissons et qu'ils ont dû fuir à toutes jambes le théâtre poursuivi par la vindicte populaire. Vous parlez d'une aventure !

Après être repassé par Coro-Coro récupérer les pèlerins toujours en transit pour les convoyer enfin à leur destination, le Glicca fera un crochet opportun par un monde soi-disant source de jouvence, où Dame Esther Lajoie, la tante de Myron Tany, était censée se rendre. Ils la retrouveront agonisante et sans le sou au fond d'un hospice minable juste à temps pour lui faire signer un testament en faveur de Myron portant sur ses biens hors monde. Bien que devenu riche, Myron restera avec ses amis du Glicca, que les Chevaucheurs de souris auront entre temps quittés…

Alors qu'il aura 90 ans cette année, le vieux maître n'est plus ce qu'il était. À bord du Glicca, il essaie de nous faire parcourir un maximum de mondes de l'Aire Gaïane comme dans l'urgence. Lurulu est peut-être son dernier livre, l'un des derniers, assurément, et lorsque viendra la fin, les mondes qu'il a imaginés mais qu'il ne nous a pas encore présentés seront à jamais perdus. Jack Vance écrit là comme s'il voulait sauver, sauvegarder, des pièces de son imagination.

C'est charmant, plaisant, mais dépourvu de tout intérêt. Lurulu est un livre destiné aux seuls exégètes de Vance ; les autres auront grand profit à s'offrir les superbes omnibus publiés chez Denoël en « Lunes d'encre » ou, pour les moins fortunés, aux rééditions en Folio « SF » ou au Livre de Poche. L'œuvre de Jack Vance est largement disponible en français, il serait donc dommage de mettre la priorité sur cet ouvrage mineur au détriment d'authentiques chefs-d'œuvre tels qu'Emphyrio, pour n'en citer qu'un.

Manhattan Stories

Jean-Patrick Manchette disait que le polar était un genre essentiellement moral (au sens des mœurs). De mœurs — publiques ou privées —, il est beaucoup question dans ce recueil de Jonas Lenn, où l'auteur expose, dans un New York futuriste et crapuleux, les vicissitudes d'une vie de flic du XXIe siècle. Son héros, Ed Cairn, n'a rien du dur à cuire à la Philip Marlowe ; c'est un lettré buveur de thé et adepte de la non-violence, marié trois fois, trois fois père et trois fois divorcé, qui pleure à l'occasion, qui a besoin qu'on l'enlace quand ça va mal, vivant dans ses phantasmes, flirtant sans jamais conclure, sexuellement frustré, donc, dont les femmes disent même qu'il « ferait une fille tout à fait épatante ». Une tafiole, ou un homme moderne, en somme. Mais comme toute forte figure de polar, Ed est aussi un homme à la droiture évidente, qui tente d'« assumer ses obsessions en tâchant de ne pas s'aventurer trop au-delà de la ligne jaune ». En quatre chapitres/nouvelles, chacun confrontant Ed à de délicieux casse-tête d'ordre moral et/ou métaphysique, c'est cette droiture, le côté inflexible d'une philosophie personnelle, qui vont être patiemment découverts, éprouvés.

La première enquête (« Chupa Dumdum ») plonge Ed dans le milieu interlope des trafiquants de libido, des fabricants de loisirs virtuels et autres mortelles pharmacopées. Censée provoquer la fusion avec la personnalité d'une vedette de la chanson (chantre de l'ultra violence et du sexe primitif — sic), une drogue synthétique conduit en fait ses utilisateurs au meurtre et à l'automutilation. Des fanatiques sont derrière cette manipulation, rêvant de se substituer à la loi, car « la loi réprime l'illégalité [la prostitution], non l'immoralité [la pornographie] ». Se pose la question suivante : peut-on, au nom d'un intérêt supérieur (l'ordre, la justice, la santé publique), faire justice soi-même ? Mais tendre un miroir à l'immoralité, retourner le spectacle de la violence contre lui-même, le transformer en moyen, en quelque sorte, c'est aussi rendre la morale immorale — et illégale…

Le reste est à l'avenant, l'auteur recyclant les schémas traditionnels du polar et les accommodant à la sauce S-F, extrapolant sur les éventuelles possibilités ouvertes au crime par la science du futur, car « la quête de nouveaux outils de domination est une histoire éternelle ». On commence toujours par un meurtre ; on aboutit invariablement à un dilemme. Deux fois Jonas Lenn s'interroge sur la notion de responsabilité. Dans « L'Invincible armada », deux cités virtuelles se livrent une guerre très réelle, employant des individus dont le comportement est altéré par des implants ; dans « Le Pharaon de Burbank », le clone virtuel de tonton Walt, ressuscité par la mémétique, assassine à tour de bras depuis un Disneyland en 3D. Dès lors, qui faut-il condamner du créateur ou de la créature, de la marionnette ou du marionnettiste, de l'ombre ou de l'homme ? Enfin, « Le Djinn amoureux » propose une variation sur le crime passionnel en chambre close et la figure du passe muraille, où Ed Cairn, en pleine crise d'identité et contrevenant à tous ses principes, va nouer une trouble relation avec un ange exterminateur.

Pas de doute, Jonas Lenn est un habile faiseur. Il n'innove certes pas, mais il est capable de trousser de divertissantes histoires. Manhattan Stories accuse néanmoins deux défauts, pêchant par une structure narrative un peu trop lâche et par un certain manque d'ambition.

En l'espèce, l'ouvrage se lit d'abord comme un roman, avant de laisser apparaître sa charpente composite (qu'on ne s'y trompe pas, nous sommes bien ici en présence d'un recueil). Les quatre chapitres/nouvelles fonctionnent comme autant d'épisodes indépendants, partageant une unité de lieu ainsi que quelques personnages récurrents, et entrecoupés de brèves transitions introspectives censées dévoiler le passé et expliquer les contradictions du lieutenant Cairn (son aversion pour les armes, pour les lesbiennes, pour la mâle arrogance du phallus, son homosexualité refoulée). Malheureusement, ce procédé échoue à relier entre eux les différents récits. On eût préféré un fil rouge axé sur l'unité de lieu, justement, le background new-yorkais. De fait, on a l'impression que l'auteur a élaboré ses vignettes à partir d'une base de polar sur lequel il a plaqué un décor et des artifices de S-F. Dans son New York fantasmé, on règle ses achats avec la paume de la main, on consulte l'heure sur des chronotatouages, il y a des Pontiacs volantes, des consoles empathiques, des molécules qui retardent l'éjaculation et des implants mammaires à volume variable, mais de taxis jaunes, point. Cette anecdote est caractéristique de ce qu'on peut reprocher à Jonas Lenn. S'il excelle à entremêler archétypes du cyberpunk et mythologie du polar (le duo de flics, l'informateur façon Huggy les bons tuyaux…), il le fait au détriment de toute perspective d'ensemble, évacuant notamment la dimension supernaturaliste (au sens du reportage) — symbiotique, comme dirait Joël de Rosnay. Qu'aurait donné un roman à problématique spéculative avec une approche globale du futur et des ressorts narratifs de polar ? C'est sans doute dans un tel contexte qu'un hybride des deux genres est amené à s'épanouir et à faire évoluer leur mythologie respective. Dommage pour Lenn, même s'il y a chez lui des choses prometteuses : il a très bien compris, par exemple, que les relations au temps du silicium (amour, politique) sont, seront compliquées d'une dimension virtuelle, quasi transmutatoire, venant renouveler en profondeur et d'une manière inédite les motifs qui agitent les hommes : sexe, argent, pouvoir.

Avec davantage d'audace, Jonas Lenn pourrait bien nous livrer un véritable polar futuriste. À propos de la violence, il fait dire à un de ses personnages qu'il s'agit d'« un moyen, pas un spectacle ». La parabole est vraie aussi pour la littérature.

Les Mages de Sumer

Dans le roman de Pagel comme dans les essais de Samuel Noah Kramer, l'histoire commence donc à Sumer, en 3200 avant Christ, lors de l'apparition de l'écriture.

Le pays entre les deux fleuves est une contrée paisible jusqu'au jour où deux mages, natifs de la ville d'Uruk, reçoivent d'une sorte de Noé mésopotamien le don de l'immortalité…

Avec, par ordre d'apparition : le bon mage Alad, dont la gentillesse est « la plus grande qualité et le plus gros défaut » ; le truand Eneresh, son frère aîné, à l'ambition féroce ; et la brute Gurunkash (ça rime avec hache), âme damnée du précédent. Soit. Eneresh veut dominer le monde, pour cela il est prêt à trahir et sacrifier les siens ; Alad, bien sûr, ne l'entend pas de cette oreille, trop couard peut-être pour revendiquer sa part d'un destin glorieux. Fuyant la voracité de son aîné, Alad disparaît soudain, avalé par la terre ; Eneresh, lui, se laisse avaler par les siècles. Pendant six cents ans, il peaufine ses talents, oublié des hommes mais non de sa chère déesse Innana ; revenu à Uruk, il se dépense en complots et exactions divers, gravissant les échelons du pouvoir jusqu'à devenir le personnage le plus influent de la Mésopotamie, après le roi. Quand Sargon l'Akkadien apparaît au tournant de l'Histoire, il y voit l'occasion de mettre la dernière main à son plan de conquête. Mais là : patatras. Alad réapparaît aussi soudainement qu'il a disparu, investi lui aussi, par le Peuple des esprits féeriques, de talents surnaturels — et accessoirement d'une mission : retarder (pour leur bien) l'hégémonie des hommes sur le monde. C'est à ce point qu'entrent en scène les seconds rôles : un couple de femmes fatales inféodées aux deux frères (une dryade pour Alad, une intrigante pour Eneresh), un jeune premier un peu benêt, une maîtresse de club sado-maso, et un nécromancien amateur de chair fraîche.

Entre Tigre et Euphrate, tout ce beau monde va s'agiter, assassiner à qui mieux mieux, invoquer des démons, copuler jusqu'à épuisement, dans le but (fumeux) de dominer/sauver l'ensemble du monde connu. La B.O. semble tirée d'un album de Bal Sagoth ; le décor, d'un film avec Brad Pitt ou Christophe Lambert, rehaussé par les notes éclairées de Jean Bottéro.

Avis cependant aux amateurs de péplums à rebondissements : sous des aspects musclés, voire sanglants, le scénario fait la part belle aux ressorts de l'intellect et aux intrigues de couloir. Le duel des mages, quant à lui, est une resucée de Magic : the gathering. Eneresh joue un jeu noir pur contrôle, Alad un tricolore vert/blanc/bleu (perso, j'ai une nette préférence pour le noir pur). L'interaction entre les différents protagonistes se révèle plus subtile qu'il n'y paraît ; d'où il ressort que condition humaine et condition divine se rejoignent sur bien des points (les passions, notamment ; mais on le savait depuis les anciens Grecs). Une immense métaphore en outre traverse le roman : la certitude que tout est lié, divinité, humanité, religion, écriture ; tout est lié par le fil de la fiction. Le mythe rejoint l'Histoire. Subtile évocation, certes, mais laissant un goût d'inachevé, la faute à une fin trop abrupte. En effet, là où on s'attend à un méga règlement de comptes avec effets spéciaux, on n'aura qu'un pétard mouillé. Soyons lucides, ce parti pris scénaristique relève de la stratégie commerciale : comme le concept d'immortels se déglinguant à travers les siècles a toujours eu du succès, autant le décliner en plusieurs épisodes. C'est vrai, quoi. Au diable l'avarice.

Après Le Roi d'août, ce nouvel ouvrage de fantasy historique de Michel Pagel est une franche réussite. Fluide, imaginatif, bien rythmé et bien écrit, orné parfois de superbes envolées ironiques conjuguées au subjonctif imparfait, il se lit d'une traite, fera prendre son pied au lecteur et languir après la suite (qu'on espère rapide).

Rêve de fer

Si Rêve de fer n'est sans doute pas le meilleur roman de Norman Spinrad, c'est sans conteste l'un des plus controversés, controverse dont l'actualité vient de nous confirmer amèrement la véracité.

Rêve de fer vaut davantage pour son procédé provocateur que pour son histoire — on me permettra de ne pas trop la développer ici — fort linéaire et totalement crétine. C'est en l'occurrence cette provocation, ciblée sur un aspect politiquement sensible, qui a causé quelque retard à la précédente réédition chez Folio « SF ». Vous ne verrez donc pas les svastikas de l'illustration d'Eric Scala initialement prévue en couverture, puisque les ouvrages ont été envoyés au pilon. La faute à un climat politique délétère dans lequel résoudre un problème consiste à l'éluder. La faute aussi à des commerciaux trop frileux qui n'ont sans doute pas lu/compris (cochez la bonne réponse) ce roman. Bref, c'est une réédition pourvue d'une nouvelle illustration d'une laideur affligeante et avec une quatrième de couverture complètement retouchée, histoire de gommer toute ambiguïté, qui vient de finalement arriver dans les bacs de nos libraires chéris.

Revenons maintenant à l'objet de toutes ces attentions, procès d'intention et frayeurs proto commerciales.

Rêve de fer s'annonce comme une uchronie. Et si… Tout le monde connaît le questionnement initial qui préside à ce domaine de l'imaginaire. Et si Adolf Hitler avait émigré aux Etats-Unis, l'ultime terre de liberté dans un monde dominé par le Communisme. Et s’il y avait fait carrière dans les pulps, débutant dans l'illustration puis rédigeant et éditant du texte au kilomètre. Et si il y était devenu l'objet de l'adulation du fandom au point d'être commémoré par ses fan(atique)s au cours de réunions costumées. Et si ses pairs avaient salué son talent, et si la convention mondiale de science-fiction l'avait récompensé à titre posthume d'un Hugo en 1954. Et si Folio « SF » nous proposait la réédition de Le Seigneur du Svastika, son chef-d'œuvre d'heroic fantasy post-apocalyptique.

Rêve de fer… pardon, Le Seigneur du Svastika est donc l'œuvre majeure de l'auteur culte Adolf Hitler. Mais oui, vous connaissez certainement, l'auteur de Le Triomphe de la volonté, du non moins célèbre L'Empire de mille ans, pour ne citer que quelques titres de sa prolifique bibliographie dont vous possédez certainement un exemplaire chez vous. Ce roman nous narre le destin du Purhomme Feric Jaggar, appelé à restaurer la fierté et la grandeur du peuple de la Grand République de Helden, menacé à la fois par la contagion cosmopolite des mutants et des métis et asservi par les Dominateurs.

La farce est grinçante. Bien sûr, sous ce récit transparaît l'itinéraire historique réel d'Adolf Hitler. Sous le masque de l'heroic fantasy binaire et musclée suinte l'idéologie raciste et belliciste nazie. Evidemment, rien n'est exactement identique à notre Histoire, mais tout est évoqué d'une manière décalée et assez proche pour être reconnaissable. On peut d'ailleurs — manière de trouver le temps moins long — s'amuser à pointer les références et les ressemblances avec la véritable histoire du dictateur nazi et de sa sinistre clique.

Fort heureusement, derrière le livre dans le livre et l'uchronie prétexte se profile une toute autre intention que l'on ne peut passer sous silence : Rêve de fer est un roman gigogne diablement affûté et furieusement iconoclaste.

Ecrit à dessein dans un style exécrable, Le Seigneur du Svastika est doté d'une postface assez critique attribuée à un universitaire nommé Homer Whipple. Ce personnage fictif y livre une analyse acerbe de la psychologie tordue de Hitler. Il y relève l'homosexualité latente qui culmine avec le clonage des Soldats du Svastika et ridiculise l'adoration dont fait l'objet l'auteur et son œuvre. Vous l'aurez compris, Rêve de fer est aussi une machine de guerre tournée vers une certaine conception de la science-fiction. De celle que l'on affectionnait pendant l'Âge d'or.

Reste un problème. Mettre en exergue Adolf Hitler et son idéologie, même de manière voilée, ne risque-t-il pas de prêter le flanc à ce que l'on dénonce ? Je suis tenté de penser, à l'instar de Roland C. Wagner, qui préface d'une manière fort juste cette réédition, qu'il faut être soit complètement crétin, soit totalement néo-nazi pour prendre au premier degré ce roman. On pourrait même ajouter que le style adopté, volontairement mauvais et outrancier, contribue à discréditer son auteur auprès d'éventuels individus décérébrés désireux d'utiliser l'ouvrage. D'ailleurs, jusqu'à preuve du contraire, les organisations d'extrême droite n'ont pas inscrit Le Seigneur du Svastika à leur programme de lecture.

En l'attente d'un démenti, contentons-nous d'affirmer que Rêve de fer n'est pas un roman. C'est un bras d'honneur envoyé à la face de l'Establishment science-fictif états-unien. C'est une ordalie punk (avant la lettre) menée à un train d'enfer. C'est un exorcisme personnel, comme le souligne là aussi Roland C. Wagner. Bref, une expérience que le lecteur reçoit de plein fouet et accepte ou rejette avec violence.

Hollywood Blues

Kim Newman n'est pas un inconnu pour les quelques adeptes qui se sont aiguisés les canines sur la série initiée à partir du roman Anno Dracula paru naguère en France dans la hideuse — esthétiquement parlant — collection « Ténèbres » des éditions J'ai Lu. Néanmoins, comme tout le monde n'appartient pas à cette caste baroque de lecteurs que n'effraie pas une illustration dégoulinante et que réjouit la narration des mésaventures de nosferatus assoiffés de sang frais, rappelons que Kim Newman tient sa réputation sous nos longitudes à une suite de trois textes qualifiés de romanesque gothique et dérivée du Dracula de Bram Stoker. Pratiquant une réjouissante intertextualité — certains membres d'une autre caste évoquent même le steampunk —, Newman a malmené dans cette déclinaison textuelle de multiples références fictives et réelles pour le plus grand profit de son œuvre personnelle. Hollywood Blues (The Night Mayor dans la version originale, allusion probable à un film de 1932) qui est son premier roman (il date de 1989), évolue sous d'autres auspices. Le lecteur y retrouve d'une façon assez similaire le procédé décrit ci-dessus. Mais Kim Newman transfère son attention vers un autre médium, celui qui égaie le grand écran — j'ai nommé l'industrie cinématographique incarnée par cette usine à rêves qu'est Hollywood —, usant de l'argument science-fictif de la simulation virtuelle en lieu et place de celui du monde alternatif. En conséquence, Hollywood Blues ne dépare pas dans une collection S-F et l'on peut même lui trouver une filiation avec Simulacron 3 de Daniel F. Galouye, filiation par la main gauche cependant, car la grande source d'inspiration et les références de Newman demeurent avant tout ici le cinéma américain du début des années 1940 et de la fin des années 1950, en gros l'âge d'or du cycle noir américain. Bref, vous l'avez compris, Hollywood Blues est l'exemple parfait du roman hybride proposant un double niveau de lecture.

Au premier niveau, l'intrigue est assez facile à résumer. Nous sommes dans le futur, la Terre est désormais gérée par une conscience artificielle planétaire prénommée Yggdrasil. Pour distraire les citoyens, des rêveurs — des artistes ingénieux — conçoivent les rêves — des simulations informatiques — dans lesquels ceux-ci peuvent s'immerger afin de vivre en direct des aventures méticuleusement scénarisées. Malheureusement, le crime n'a pas été éliminé et Truro Daine, un dangereux maniaque emprisonné à perpétuité dans le centre de détention de Princetown, en Grande-Bretagne, a réussi à s'évader d'une manière singulièrement gênante pour tout le monde : en transférant sa conscience dans le rêve dont il est l'auteur et qu'il a enkysté, à la manière d'un virus, parmi les milliards de fichiers d'Yggdrasil. Deux rêveurs, Tom Tunney et Susan Bishopric, sont dépêchés « in situ », dans le rêve de Daine, donc, afin de l'abattre et de ramener ainsi son esprit dans son corps en cellule. Mais ce rêve est la propriété de Daine. Il y est le Maire de la nuit, le maître absolu, et distribue à sa guise les rôles ou façonne les personnalités et le script. Très fort et particulièrement retors, il s'y terre, masquant son apparence sous les archétypes du film noir et faisant de son rêve le cauchemar de Tunney et de Bishopric. L'intrigue propose ainsi, d'une façon alerte et mouvementée, le schéma classique de l'affrontement entre le Crime et la Justice, affrontement qui suscite idéalement un écho avec l'univers des films noirs auquel Kim Newman ne cesse de se référer pour bâtir le décor de la simulation virtuelle de Daine. La composante science-fictive est légère mais malicieusement utilisée, Newman n'hésitant pas à jouer de quelques thèmes du genre comme il s'amuse des codes du film noir. Cette manière de faire n'est pas sans évoquer, à un degré de dinguerie moindre, quand même, le cocktail décalé développé par Jasper Fforde. Malheureusement, le dénouement abrupt, voire ridicule du roman, viendra tempérer (doucher ?) l'amorce d'enthousiasme jusqu'alors développé.

Au second niveau, Hollywood Blues est un exercice de style qui pratique joyeusement l'intertextualité, si je puis dire, car ici les références sont essentiellement cinématographiques, même si Newman s'autorise un ou deux clins d'œil en passant aux créatures du folklore lovecraftien. En matière de références, le roman est un foutoir exubérant parcouru de fulgurances aussi étonnantes que cette ouverture simple et accrocheuse : « Il était deux heures et demie du matin et il pleuvait. Dans la Ville, il était toujours deux heures et demie du matin et il ne cessait de pleuvoir. » Cette Ville, qui impose d'entrée sa présence, tant visuelle que sonore, constitue l'acteur essentiel du roman. Paradoxalement dotée de davantage d'épaisseur que tout autre personnage, elle focalise l'imagination et participe au décor. Newman est aux petits soins avec elle. Dépeinte en noir et blanc, elle apparaît multiforme et aucune carte n'est capable d'en figer le territoire. Patchwork cosmopolite, elle se compose de fragments issus des univers de divers films noirs américains — bas-fonds crapuleux, Chinatown animée et louche, zone portuaire interlope — et lorgne à l'occasion en direction du Weird et du détail macabre. Théâtre de drames individuels, elle est sillonnée de simulacres cinématographiques numérisés et d'icônes cinégéniques jouant et rejouant leur script éternellement : « Il y a huit millions d'histoires dans la Ville. » Fusillades, courses poursuites automobiles, femmes fatales, pègre menaçante, destin désespéré, la Ville n'est pas avare de personnages secondaires et de situations dramatiques. Néanmoins, à trop vouloir en faire, Newman finit par égarer le lecteur. La multiplication des péripéties et le croisement frénétique des références ne cessent de croître en un maelström démoniaque. Le lion de la MGM affronte Godzilla, les protagonistes se battent à l'épée sur le pont de bateaux pirates en pleine tempête par avatars interposés, tandis que des pygmées en deltaplanes les mitraillent avec des fléchettes. L'action et le rythme des métamorphoses s'accélèrent sans cesse. Newman nous bombarde — concentration maximum — d'impressions audio-visuelles empruntées à son panthéon de cinéphile. Plus le temps de douter. Plus le temps de répondre à cette lancinante question posée à plusieurs reprises : « Tout ce que nous voyons ou paraissons n'est-il qu'un rêve ? » Newman nous assène un ultime affrontement avec retournement au risque de nous abandonner le cœur au bord des lèvres. Et tout cela pourquoi ? Pour arriver, en fin de roman, à cette unique et décevante constatation : tout ça pour ça !

Consolons-nous quand même en nous disant que nous avons passé un moment distrayant. Distrayant, certes, mais pas inoubliable.

Les Hauts-esprits

Vallargues, petite bourgade paumée dans un coin des Alpes-de-Haute-Provence. Village sans attrait et déserté par le tourisme. Vallargues, sa boulangerie, son café, ses habitants, leurs mœurs rustiques, leurs rancœurs tenaces, leurs superstitions et… un virage à la courbe fatale.

Bon, autant ne pas perdre davantage de temps puisque la quatrième de couverture du livre résume fort fidèlement l'enjeu dramatique du roman — une énième variation sur le thème du vampirisme psychique : on renverra les éventuels lecteurs à leur fournisseur préféré afin de la lire. Aussi se contentera-t-on d'un aveu public à formuler dans ces colonnes, tribune dont je profite avec fourberie…

En lisant Les Hauts esprits de Claude Ecken — auteur dont le talent n'est plus à prouver, notamment pour les lecteurs de Bifrost —, ce n'est pas l'angoisse qui m'a noué les tripes mais, hélas, un ennui inexorable1. Et pourtant, brave bête, je me suis efforcé, à maintes reprises, de relancer la lecture à coups de vigoureux encouragements mentaux. Las, rien n'y a fait. Les Hauts esprits est demeuré un calvaire de lecture, un roman longuet et poussif au lieu d'être haletant ou tout simplement inquiétant. Pourtant, les ingrédients nécessaires pour générer l'intérêt sont bien présents : un microcosme villageois, peuplé de spécimens issus de la ruralité profonde, dont Claude Ecken nous dépeint sans tabou les mœurs rugueuses. Cependant, tout ceci ne dépasse guère le stade de la caricature tant les caractères sont croqués à gros traits. Le tableau sociologique de Vallargues demeure une esquisse sommaire. On est à mille lieues, par exemple, d'un Michel Pagel (on se souvient notamment de L'Esprit du vin, dans lequel il dressait un tableau de la viticulture que l'on ressentait marqué du sceau de l'authenticité), ou encore du Pierre Pelot de La Forêt muette.

Reste l'ingrédient du fantastique. Mais là aussi, malheureusement, cet aspect du roman n'emporte pas l'adhésion. Certes, la tension monte peu à peu. Les accidents bizarres s'enchaînent et les péquenots relèvent les faits inexpliqués. Ils discutent, échangent, spéculent et s'énervent. Les commères jettent de l'huile sur le feu. Alors, les péquenots vitupèrent, accusent et vouent aux gémonies. Puis ils décrochent leurs armes de la cheminée et effectuent une sortie punitive car rien ne vaut la justice expéditive…

Bref, il y a du travail dans la dramatisation de l'histoire et on ne peut nier les compétences de Claude Ecken en ce domaine. Sauf que tous les éléments qui contribuent à créer une ambiance étrange dans laquelle s'immerger font défaut. En fait, à trop montrer, à insister sur les détails macabres : pendaison, éviscération, mutilation, empoisonnement, combustion spontanée, décapitation — nous sommes gâtés —, des accidents successifs, Les Hauts esprits ne génère finalement aucun malaise ou alors de manière très fugitive (de mémoire, le chapitre XVI m'a fait frissonner quelque peu). Quant au dénouement, convenu, il ne vient en rien tempérer la déception…

En conclusion, on regrettera qu'un livre sensé couper l'envie de dormir n'aboutisse qu'à l'effet contraire : un bon gros bâillement. À moins que ce ne soit moi qui, après tout, aie mauvais esprit ?

Notes :
On signalera toutefois que si Les Hauts esprits vient tout juste de paraître, sa rédaction date en revanche d'une dizaine d'années. (NDRC)

Deathworld

« Comme à regret, avec un chuintement à peine perceptible, la capsule tomba dans le panier de réception. La sonnette retentit une fois et se tut. Jason dinAlt fixa cette capsule inoffensive, comme s'il s'était agi d'une bombe à retardement. » (« Deathworld » — épisode 1.)

Parmi les baby-boomers publiés jusqu'à présent dans la collection « Science-fiction » cœur de cible des éditions Bragelonne, Harry Harrison fait figure de grand ancien avec ses quatre-vingt-un printemps au compteur. Pour cette raison et une autre plus sentimentale — on y reviendra —, le lecteur que je suis éprouve un pincement douloureux au cœur : celui qu'un jeune enfant, à la fois attendri et indulgent, ressent devant son grand-papa gâteau lui ressassant les histoires du temps où il était jeune. L'autre raison qui me pousse à juger avec une certaine mansuétude Harry Harrison est imprimée de manière cinématographique dans ma mémoire. Il est l'auteur du roman à l'origine du film Soleil vert. Et peut me chaut que cette adaptation ne corresponde pas exactement, ni à l'histoire, ni au titre (Make room ! Make room ! en VO) du roman. Que voulez-vous, on ne tergiverse pas avec ses sentiments. Malheureusement, l'omnibus Deathworld — réédition de trois courts romans, dont un inédit, complétés d'une nouvelle également inédite — ne joue pas dans le même registre.

« Un instant, dit Jason. (Il se détourna du micro pour abattre un cornediable qui menaçait de passer à l'attaque.) Non, je ne fais rien de particulier. J'arrive. Je pourrais peut-être vous aider. » (« Deathworld » — épisode 2.)

Il était donc une fois un irrésistible et rusé héros. Son nom était Jason dinAlt. Joueur professionnel particulièrement couillu et téméraire, il écumait les casinos de la galaxie, mettant sa vie en jeu à chaque fois, tout en disposant, quand même, d'un atout caché dans sa manche : sa capacité psi à contrôler les jets de dés… Rassurons-nous immédiatement, cette faculté est éludée très rapidement par son autre nom : la chance, car Jason avait — comme on dit grossièrement — le cul bordé de nouilles. Il y avait chez lui un peu de Morgan Chane — la force en moins — et de Kirth Gersen — le désir de vengeance en moins. Il y avait surtout la curiosité, vilain défaut qui poussait à régulièrement se jeter dans la gueule du loup. Mais Jason était un vrai héros. Rien de grave ne pouvait lui arriver. Maniant avec autant d'aisance le pistolet et son cerveau — imaginez, le bougre était capable d'improviser une leçon sur l'éthique et l'ethos, rien que pour détourner l'attention d'un adversaire —, Jason s'amusait à passer de Charybde en Scylla avec une désinvolture et une facilité confondantes.

« Le lieutenant Talenc haussa les énormes jumelles électroniques devant ses yeux et tourna un bouton pour en régler l'intensité. Malgré un épais voile nuageux et un soleil blanc déclinant à cette heure entre chien et loup, le dispositif d'intensification restituait en noir et blanc une image de la plaine vallonnée d'une netteté parfaite. Talenc jura entre ses dents tout en balayant l'horizon devant lui. De l'herbe à perte de vue. Un océan d'herbe couverte de givre et agité par le vent. Rien. » (« Deathworld » — épisode 3.)

C'était le bon vieux temps. La galaxie était vaste, sauvage et peuplée d'une faune interlope de costauds et de monstruosités pas forcément commodes. Le lectorat n'était pas blasé par tous ces gadgets abracadabrantesques. Il avait le sense of wonder facile et faisait montre d'un enthousiasme juvénile devant ces voyages interstellaires accomplis en un éclair sans se relever de sa couchette d'accélération. Il s'extasiait sans sourciller de ces mondes exotiques et terrifiants où l'on pouvait quand même retirer de l'argent en liquide à la banque, recevoir des messages dans des capsules, se déplacer en voiture ou échanger des coups de feu à balle réelle.

Notons au passage que l'intégrale que nous proposent les éditions Bragelonne est celle du premier cycle. En effet, un second cycle a été coécrit avec des auteurs russes, uniquement dans leur langue natale (apparemment, les Lituaniens ont eu le privilège d'une traduction), afin de contenter les fans de cette série qui, paraît-il, sont très nombreux dans ce pays depuis l'effondrement du rideau de fer. Troquer les frères Strougatski contre la série Deathworld est une grande victoire dont la Démocratie doit s'enorgueillir.

« Je vais m'approcher encore un peu, annonça Meta. Ses doigts couraient sur les commandes de pilotage du vaisseau pyrrusien. Je ne ferai pas ça si j'étais toi, objecta Jason d'un ton empli de fatalisme résigné. » (« Deathworld » — épisode 4.)

C'est donc tout cela, Deathworld. Un récit léger, naïf, voire complètement crétin et répétitif. Un sense of wonder bon marché mais balisé pour ne pas trop égarer le lecteur. Des caractères aux traits grossiers qui fleurent bon le cliché affiché. De l'humour lourd à force de tirer sur les mêmes ficelles. Du pulp qui ne se cache même pas, malgré un emballage se parant d'une modernité aguichante.

Avis aux amateurs.

Kafka sur le rivage

On s'étonnera sans doute de trouver dans ces pages la chronique d'un roman nippon qui ne soit pas signé Yôko Ogawa… Pour la majorité des lecteurs, la production du Japon se résume aux mangas ou aux films-catastrophe de série Z, style Godzilla contre les Martiens ou Les Derniers jours avant l'Apocalypse… Les romans de S-F ? Rien à signaler !

Or, s'il a déjà produit au moins deux livres relevant de notre domaine favori (La Course au mouton sauvage et La Fin des temps — tous deux disponibles dans la collection « Points » des éditions du Seuil), Murakami présente la particularité de n'écrire des romans qui ne s'adressent de façon privilégiée qu'aux amateurs de S-F. Pour employer des gros mots, on dira qu'il fait appel à l'intelligence, à l'ouverture d'esprit et au sens du merveilleux caractéristiques des familiers du genre.

Dans Kafka sur le rivage, en effet, tout est à la fois étrange, inquiétant et doux. La cruauté y est une étape de la tendresse, l'insolite une phase du banal, la chair un moment de l'intellect. Le récit débute de manière assez simple : d'un côté, un après-midi de promenade, des enfants tombent les uns après les autres inanimés, puis se réveillent peu après sans paraître autrement affectés par l'incident. D'un autre côté, un adolescent nommé Kafka Tamura s'enfuit de la demeure paternelle et part pour un périple en solitaire.

En excellent romancier, c'est petit à petit que Murakami en appelle aux facultés d'émerveillement de son lecteur. Outre que l'intrigue se complique au fil des pages, ses développements deviennent de plus en plus insolites, et l'on rencontre des personnages et situations auxquels on finit par prêter un côté « ordinaire » comme s'il s'agissait des innovations courantes dans une histoire d'amour entre personnes assez sensées pour ne pas se contenter du quotidien… Les poissons pleuvent, un homme tue des chats en série pour n'en conserver que les têtes qu'il range dans le frigo, une putain discute philosophie, on se livre à des expériences militaires insolites, un personnage sans âge réel remet ses souvenirs en question, et la logique finit par être si tordue qu'on ne s'étonne plus de rien.

À tous ceux qui doutent que le réel soit franchement réel, que l'inattendu reste hors du commun, etc., bref à tous ceux qui considèrent les développements « classiques » du récit comme affreusement ennuyeux, on ne peut que conseiller un auteur comme Murakami, dont l'existence même paraît relever de la S-F.

Kathleen

Kathleen, trois récits, trois périples qui jalonnent ce beau texte.

D'abord : l'histoire de Louis, enfant du début du XXe siècle, partagé entre l'amour de sa mère et la rudesse de son père, perturbé par les difficultés que rencontrent ses parents dans leur couple, incommunication, jalousie, folie. Ensuite : Charles, fils du premier, photographe, en quête de l'histoire de ce père qu'il n'a jamais réussi à cerner ; histoire qui lui échappe car Louis souffre de la maladie d'Alzheimer en phase terminale et les seuls repères de Charles sont fournis par un journal intime parcellaire, irréel, où son père raconte son expérience au sein d'une communauté dirigée par un gourou excentrique et sa rencontre avec Catherine Mansfield, Kathleen. Finalement : la voix intérieure de Louis, récit introspectif rendant tangibles dans le fantasme les peurs, doutes et recherches personnelles de ce père qui n'est jamais parvenu à savoir qui il était en tant qu'humain.

Le roman de Colin est une lente recomposition des psychés d'un père et d'un fils ; récit introspectif pour le père, pseudo-biographie et recherche initiatique pour le fils, chacun des récits aborde les mêmes thèmes, principalement la connaissance de soi, l'élaboration du moi dans un monde où les repères tombent en déliquescence. Kathleen est une quête de sens à différents niveaux — psychologiques, philosophiques, humains — et sous différentes formes — scripturales, visuelles. D'une extrême finesse dans son approche psychologique, Colin fait se côtoyer des situations dures et pénibles, des éclairs de beauté et la cruauté de l'esprit humain lorsque celui-ci doit se (re)construire. L'écriture, quant à elle, transcende souvent le roman ; les discours introspectifs atteignent des profondeurs abyssales, traversées d'images sensorielles et psychanalytiques. Le roman est à l'image de ses personnages, une recherche formelle, une recherche de sens au sein même de ses lignes, paragraphes et chapitres. Il y a de très belles échappées, notamment lors des chapitres qui allient plusieurs niveaux discursifs et visuels, retranscrivant le discours de Louis, son introspection et les paroles d'une hypothétique Kathleen. Dans ces moments, le récit introspectif est ce qu'il y a de plus sûr, de plus tangible, alors que les extraits de paroles qui essaiment les marges sont comme ces sons que le noyé entend du monde au-dehors de l'eau.

Kathleen est donc un texte maîtrisé dans la forme, avec une belle idée sensitive, mais qui pêche parfois par intellectualisme. Devenant à certains endroits une véritable antithèse, la forme textuelle dessert le fond de celui-ci. C'est un paradoxe sur lequel le texte s'est enfermé : la complexité de la forme, des points de vue et des modes narratifs qui, au lieu d'apporter du sens, brouille parfois totalement le message. Le roman pêche par ses propres armes. La complexité de la construction, l'écriture et, surtout, les théories vides de sens qui elles-mêmes influencent les modes d'écriture auraient dû se retrouver dans un contrepoint final. Pourtant, le livre n'arrive pas à s'échapper de ce qui est soutenu dans la narration, le vide de l'existence, le vide des théories fumeuses, le vide des choses simples. Ajoutons encore que certains effets sont plus proches d'une recherche purement esthétique, par exemple la présence de photographies ou de dessins qui n'apportent rien à la lecture du texte, voire même détournent l'attention. Tout cela est d'autant plus frustrant que le livre tente d'exposer la simplicité de la vie.

La fermeté de la critique est à la mesure de l'ambition de ce roman et de ses fulgurances : que cela n'empêche aucune personne éprise de littérature d'aller se plonger dans ce grand maelstrom de phrases, de sentiments et de psychés.

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