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Le Tsar d'acier

[Critique commune à Le Seigneur des airs, Le Léviathan des terres et Le Tsar d'acier.]

Oswald Bastable, jeune capitaine britannique de l'armée des Indes, va connaître, malgré lui, un destin extraordinaire. Parti négocier avec un improbable potentat local, il se devient l'utilisateur involontaire d'une vénérable machinerie qui le propulse à travers le temps. Sans comprendre comment, le voilà projeté soixante-dix ans vers le futur, en 1973… Mais une année 1973 qui n'a pas grand-chose à voir avec celle que connaît le lecteur.
C'est sur ces prémices que débute l'intrigue de la trilogie du Nomade du temps. Le premier volume, Le Seigneur des airs, est présenté par Moorcock comme un document authentique : il s'agirait du récit qu'aurait fait Oswald Bastable au grand-père du célèbre auteur, lors d'un séjour sur l'improbable île de Rowe, au plein cœur de l'Océan Indien.

Oswald Bastable y décrit ses aventures en cette année 1973, dans un monde où les grandes puissances européennes ont su stabiliser leurs conquêtes coloniales et où les deux conflits mondiaux qu'a connu notre propre monde n'ont jamais eu lieu. Enfant de son époque, produit de la Révolution industrielle triomphante du début du XXe siècle, Oswald Bastable ne peut être que fier de la réussite du vaste Empire britannique : un empire où le soleil ne se couche jamais, où les progrès technologiques ont été fulgurants et où semble régner l'harmonie.

Mais ce monde arpenté par de très futuristes dirigeables n'est parfait qu'en apparence : Bastable découvre, au gré de ses aventures, des hommes et des femmes qui, loin de considérer le modèle occidental comme une panacée pour l'humanité, le combattent de toutes leurs forces. Assimilés en vrac, de manière un peu schématique, à des anarchistes par le soldat à la vision politique un peu trop simpliste qu'est Bastable, des personnages comme le capitaine Korzeniowski — le Joseph Conrad de notre monde —, la belle Una Persson, le Russe Vladimir Oulianov — notre Lénine dépeint sous les traits d'un vieillard radoteur — ou le général métis Shaw, le « seigneur des airs » du titre du volume, sont autant d'humanistes aux idéaux plus ou moins marqués par le socialisme ou le communisme. Mais, si leurs méthodes diffèrent, ils ont un but en commun : le renversement du monopole mondial de quelques petites nations européennes sur le reste de la planète. Bastable, peu à peu converti à leurs vues, devient un des instruments de cette lutte : en tant qu'aéronaute, c'est lui qui pilote le dirigeable qui lancera la première bombe atomique sur… Hiroshima.

Le deuxième volume, Le Léviathan des terres, est le plus court des trois. Il se présente lui aussi comme un document original, mais cette fois-ci écrit directement de la main du capitaine Bastable. Il est précédé d'un long prologue narrant les aventures supposées du grand-père de Moorcock. Cet autre Michael part pour la Chine dans le but d'y retrouver l'opiomane qu'est devenu l'ancien capitaine qui lui avait faussé compagnie sans crier gare, après leurs discussions de l'île de Rowe. L'aïeul de l'auteur anglais est sauvé d'une embuscade par la belle et énigmatique voyageuse temporelle Una Persson, qui lui remet le manuscrit de Bastable.

L'involontaire nomade du temps y explique que, sentant, à partir d'infimes détails que le monde de 1904 dans lequel l'avait replongé l'explosion d'Hiroshima n'était pas vraiment le sien, il a décidé de repartir en quête de la machinerie antique du temple, celle qui l'avait plongé au cœur de l'année 1973. Mais contre toute attente, si la machine fonctionne bel et bien, ce n'est que pour envoyer le pauvre nomade dans un monde encore plus sombre, encore plus terrible que celui qu'il vient de quitter.

Bastable débarque dans un début de XIXe siècle méconnaissable : l'Empire britannique n'est plus, Londres est détruite, des maladies inconnues aux noms exotiques pullulent sur le globe, des machines de guerre à l'incroyable puissance de feu ravagent le peu qui reste d'humanité dans d'incessantes guerres.

Tout avait pourtant bien commencé pour cette trame temporelle, puisque, dès les années 1870, un jeune génie chilien avait découvert à lui tout seul de multiples inventions bienfaitrices : des dirigeables sophistiqués pour le commerce, des machines agricoles d'une incroyable efficacité pour travailler la terre, des armes redoutables pour dissuader les ennemis potentiels. Tout semblait aller pour le mieux dans une époque utopique.

Cela aurait été sans compter sur un phénomène — au demeurant discutable : les hommes ayant désormais autre chose à faire que simplement survivre se mirent à réfléchir et décidèrent de sortir de la sujétion où une minorité dominatrice les enfermait. Encore une fois, ce fut la guerre coloniale, une guerre de libération des peuples soumis contre les dominateurs généralement européens. Cette suite de conflits vit la destruction des empires paternalistes et l'émergence d'une grande puissance en Afrique, le Nouvel Ashanti, sous la férule d'un despote étrange, qualifié par les Européens de sanguinaire, raciste et dément : Cicero Hoods, l'Attila noir.

Dans ce monde, Bastable retrouve Korzeniowski sous les traits d'un jeune et fringuant capitaine de sous-marin devenu pirate par nécessité, ou la belle Una Persson, espionne qu'il sauve des sauvages anthropophages que sont désormais les Anglais. Il passe quelques temps dans un havre de paix cosmopolite et particulièrement paradoxal — vis-à-vis de notre propre univers : le Bantoustan, nom que s'est donné l'Afrique du Sud, dirigé par l'affable avocat d'origine indienne Gandhi. Là, il rencontre l'Attila noir — accompagné de la mystérieuse Una Persson qui semble être toujours au bon endroit au bon moment — qui exige sa venue dans son empire sous couvert d'une mission diplomatique.

Vivant au cœur de ce Nouvel Ashanti qui effrayait tant les Européens, Bastable découvre peu à peu que la situation n'est pas aussi manichéenne qu'on aurait pu le croire. Cicero Hoods le convainc de participer à son grand rêve : la conquête des États-Unis, son pays d'origine. Il ne s'agit pas là d'une conquête de plus, dénuée de mobiles : l'objectif est de libérer les frères de couleur de Cicero Hoods de l'oppression blanche.

Bien entendu, seul Blanc à participer aux combats, Bastable a quelque mal à ne pas considérer Hoods comme un possédé aux idéaux sous-tendus par une racisme vengeur. Il est particulièrement effaré par le fait que l'Attila noir dispose d'une arme terrifiante, une sorte de gigantesque ziggourat blindée et armée de multiples canons, un Léviathan capable de raser une ville en un rien de temps. Mais lorsqu'il découvre ce que les Américains de ce temps — on croise des racistes patentés comme Hoover ou Kennedy père — sont prêt à commettre un crime qu'il juge encore plus abominable, il n'hésite plus et prend parti pour l'envahisseur africain.

Le Tsar d'acier, troisième et dernier volet de la série, n'est étrangement plus introduit par le truchement du grand-père de Moorcock : l'auteur, en effet, avoue avoir rencontré en personne la fameuse Una Persson, présentée ouvertement cette fois-ci comme une membre d'une guilde de voyageurs temporels. Elle lui a remis ce dernier manuscrit de Bastable en mains propres.

Assez étonnamment, Oswald Bastable n'explique pas cette fois comment il a voyagé dans le temps : il entre directement dans le vif de l'action en nous décrivant les assauts japonais sur Singapour en 1941… Mais, encore une fois, il ne s'agit aucunement de notre monde, pas plus que du futur d'un des deux univers précédemment décrits : ici encore, c'est avec des dirigeables que la guerre se propage, ici encore les grands empires coloniaux ont la vie dure.

Après une première partie de récit où Bastable raconte son arrivée sur l'île de Rowe — sans visiblement se souvenir qu'il s'y est déjà trouvé en compagnie de l'ancêtre de Michael Moorcock — et sa rencontre avec l'étrange Cornélius Dempsey, on se retrouve soudain en plein cœur des plaines ukrainiennes où notre capitaine anglais, s'étant accommodé de l'uniforme russe pour combattre les envahisseurs nippons, doit à présent bombarder des hordes de cosaques.

Après un combat épique de dirigeables — encore une fois un hommage à Conrad qui réapparaît sous les traits d'un nouveau capitaine Korzeniowski —, Bastable est fait prisonnier par un étrange personnage que tout le monde surnomme le Tsar d'Acier — bien connu dans notre monde sous le sobriquet assez proche de Staline, « l'homme d'acier ». La description du despote, séminariste géorgien devenu de manière étrange un chef de guerre chez les cosaques, est chargée et violente. Contrairement à Shaw ou à Hoods, la confusion n'est jamais possible : le Géorgien est un fou dangereux, un vulgaire criminel sanguinaire.

Pourtant, Bastable, pour exorciser le crime qu'il a jadis commis à Hiroshima et pour aider son double dans cet univers, le malheureux Dempsey — qui pilotait le premier engin à tester l'arme atomique — accepte d'utiliser encore une fois l'arme ultime au profit du pope dégénéré. Il faut dire qu'il ne se sent pas seul, cette fois : il a de nouveau retrouvé la belle Una Persson, qui semble un peu moins distante que durant ses précédentes aventures…

La série du Nomade du temps est avant tout un cycle de romans d'aventures. Hommage délibéré à l'œuvre de l'auteur anglais d'origine polonaise Joseph Conrad qui y figure en personnage récurrent1 , où tous les voiliers sont remplacés par d'imposants dirigeables — tous les univers que visite Bastable ont ce point commun — , cette série de Moorcock est aussi une œuvre à la gloire de la littérature qui a bercé la jeunesse de l'auteur : ainsi, le personnage même d'Oswald Bastable sort-il tout droit de l'œuvre du début du XXe siècle d'Edith Nesbit, notamment La Chasse au trésor.

Référentiel, Michael Moorcock l'est aussi bien entendu à des personnages historiques réels. Comme dans toute uchronie — et les mondes parallèles que découvre le voyageur temporel ne sont pas autre chose qu'autant de versions uchroniques du nôtre —, de nombreux personnages font des apparitions remarquées. Il serait long d'en faire la liste complète, mais, à titre d'exemple, on croise pêle-mêle : Ronald Reagan en chef scout pathétique2, Mick Jagger en officier des services secrets, Lénine en vieillard radoteur, Hoover en analphabète raciste, Gandhi en président de l'Afrique du Sud ou Staline en psychopathe d'extraction religieuse. Les portraits ne sont pas toujours d'une finesse extrême, mais ils contribuent, en sus des évidentes références à notre propre univers, à donner un sens plus partisan, moins purement aventureux, aux pérégrinations de Bastable.

En effet, cette série est aussi le fruit d'une époque : celle de la guerre froide. Les diverses trames temporelles qui mènent à une apocalypse nucléaire ne sont pas innocentes : Moorcock, usant d'un personnage à l'origine naïf, sans grande conscience politique, témoigne à sa manière baroque des craintes des années 1970-1980. Toutefois, loin d'un manichéisme bipolaire, il imagine la sauvagerie humaine surgissant à d'autres détours, pour d'autres causes, pour d'autres idéologies. Sans être des pamphlets, loin de là, ces romans de Moorcock sont peuplés de gens qui luttent pour des idéaux sans toujours utiliser des méthodes différentes de celles de leurs oppresseurs. Shaw combattant l'impérialisme capitaliste ne trouve rien de mieux à faire que larguer la première bombe atomique ; Hoods luttant contre le raciste et la ségrégation emploie une arme destructrice terrifiante ; le Tsar d'Acier, sous couvert d'une religion qui n'est que prétexte, tente d'utiliser des robots soldats et voit se retourner contre lui l'arme ultime.

Sous couvert de romans d'aventures, le cycle du Nomade du temps est sans doute plus le témoin d'une époque que le précurseur de l'esthétique steampunk qu'on veut parfois y voir. Certes, on y trouve des dirigeables, des technologies exotiques et une ambiance digne du XIXe siècle — surtout due au style du protagoniste Bastable, sorti tout droit de l'armée des Indes. Mais ces romans se situent bien au cœur du XXe siècle, dans un 1973 fantasmé où les colonies britanniques se révoltent à coup de bombes atomiques, dans un 1903 où la technologie arrivée trop soudainement a détruit presque toute espérance en l'humanité, dans un 1941 aussi violent et sanguinaire que le nôtre, même si les dirigeables y remplacent élégamment les bombardiers.
Sans doute un peu plus près de la réalité que certaines des œuvres de fantasy de l'auteur, comme le cycle d'Elric le Nécromancien, cette part du « Champion éternel » présente d'autres formes d'intérêt. On y voit apparaître sous la plume de Moorcock des préoccupations sociales et politiques, voire religieuses, des considérations sur le voyage dans le temps, un certain nombre de personnages récurrents de son univers qui s'entrecroisent et, bien entendu, le tout est présenté sous la forme très moorcockienne d'un document authentique — témoignage du propre grand-père de l'auteur, manuscrit d'Oswald Bastable ou visite d'Una Persson dans la maison de l'écrivain.
S'il ne révèle pas de romans majeurs, mais d'agréables divertissements aventureux sous-tendus par un contexte précis et parsemés de réflexions non dénuées d'intérêt plus profonds, le cycle du Nomade du temps demeure sans conteste une pièce centrale de l'univers de Moorcock, une trilogie à lire absolument pour aborder l'univers foisonnant d'un auteur incontournable.

Notes :

1. La référence va au-delà du seul personnage de Joseph Conrad, puisque le Loch Etive, grand dirigeable sur lequel travaille Oswald Bastable, est une référence direct au voilier du même nom, premier vaisseau sur lequel servit le jeune marin polonais avant de devenir l'écrivain bien connu.

2. Portrait d'autant plus étonnant qu'il fut brossé par Michael Moorcock au début des années 1970. On reconnaît à ce genre d'intuition un grand auteur de fiction spéculative.

Le Léviathan des Terres

[Critique commune à Le Seigneur des airs, Le Léviathan des terres et Le Tsar d'acier.]

Oswald Bastable, jeune capitaine britannique de l'armée des Indes, va connaître, malgré lui, un destin extraordinaire. Parti négocier avec un improbable potentat local, il se devient l'utilisateur involontaire d'une vénérable machinerie qui le propulse à travers le temps. Sans comprendre comment, le voilà projeté soixante-dix ans vers le futur, en 1973… Mais une année 1973 qui n'a pas grand-chose à voir avec celle que connaît le lecteur.
C'est sur ces prémices que débute l'intrigue de la trilogie du Nomade du temps. Le premier volume, Le Seigneur des airs, est présenté par Moorcock comme un document authentique : il s'agirait du récit qu'aurait fait Oswald Bastable au grand-père du célèbre auteur, lors d'un séjour sur l'improbable île de Rowe, au plein cœur de l'Océan Indien.

Oswald Bastable y décrit ses aventures en cette année 1973, dans un monde où les grandes puissances européennes ont su stabiliser leurs conquêtes coloniales et où les deux conflits mondiaux qu'a connu notre propre monde n'ont jamais eu lieu. Enfant de son époque, produit de la Révolution industrielle triomphante du début du XXe siècle, Oswald Bastable ne peut être que fier de la réussite du vaste Empire britannique : un empire où le soleil ne se couche jamais, où les progrès technologiques ont été fulgurants et où semble régner l'harmonie.

Mais ce monde arpenté par de très futuristes dirigeables n'est parfait qu'en apparence : Bastable découvre, au gré de ses aventures, des hommes et des femmes qui, loin de considérer le modèle occidental comme une panacée pour l'humanité, le combattent de toutes leurs forces. Assimilés en vrac, de manière un peu schématique, à des anarchistes par le soldat à la vision politique un peu trop simpliste qu'est Bastable, des personnages comme le capitaine Korzeniowski — le Joseph Conrad de notre monde —, la belle Una Persson, le Russe Vladimir Oulianov — notre Lénine dépeint sous les traits d'un vieillard radoteur — ou le général métis Shaw, le « seigneur des airs » du titre du volume, sont autant d'humanistes aux idéaux plus ou moins marqués par le socialisme ou le communisme. Mais, si leurs méthodes diffèrent, ils ont un but en commun : le renversement du monopole mondial de quelques petites nations européennes sur le reste de la planète. Bastable, peu à peu converti à leurs vues, devient un des instruments de cette lutte : en tant qu'aéronaute, c'est lui qui pilote le dirigeable qui lancera la première bombe atomique sur… Hiroshima.

Le deuxième volume, Le Léviathan des terres, est le plus court des trois. Il se présente lui aussi comme un document original, mais cette fois-ci écrit directement de la main du capitaine Bastable. Il est précédé d'un long prologue narrant les aventures supposées du grand-père de Moorcock. Cet autre Michael part pour la Chine dans le but d'y retrouver l'opiomane qu'est devenu l'ancien capitaine qui lui avait faussé compagnie sans crier gare, après leurs discussions de l'île de Rowe. L'aïeul de l'auteur anglais est sauvé d'une embuscade par la belle et énigmatique voyageuse temporelle Una Persson, qui lui remet le manuscrit de Bastable.

L'involontaire nomade du temps y explique que, sentant, à partir d'infimes détails que le monde de 1904 dans lequel l'avait replongé l'explosion d'Hiroshima n'était pas vraiment le sien, il a décidé de repartir en quête de la machinerie antique du temple, celle qui l'avait plongé au cœur de l'année 1973. Mais contre toute attente, si la machine fonctionne bel et bien, ce n'est que pour envoyer le pauvre nomade dans un monde encore plus sombre, encore plus terrible que celui qu'il vient de quitter.

Bastable débarque dans un début de XIXe siècle méconnaissable : l'Empire britannique n'est plus, Londres est détruite, des maladies inconnues aux noms exotiques pullulent sur le globe, des machines de guerre à l'incroyable puissance de feu ravagent le peu qui reste d'humanité dans d'incessantes guerres.

Tout avait pourtant bien commencé pour cette trame temporelle, puisque, dès les années 1870, un jeune génie chilien avait découvert à lui tout seul de multiples inventions bienfaitrices : des dirigeables sophistiqués pour le commerce, des machines agricoles d'une incroyable efficacité pour travailler la terre, des armes redoutables pour dissuader les ennemis potentiels. Tout semblait aller pour le mieux dans une époque utopique.

Cela aurait été sans compter sur un phénomène — au demeurant discutable : les hommes ayant désormais autre chose à faire que simplement survivre se mirent à réfléchir et décidèrent de sortir de la sujétion où une minorité dominatrice les enfermait. Encore une fois, ce fut la guerre coloniale, une guerre de libération des peuples soumis contre les dominateurs généralement européens. Cette suite de conflits vit la destruction des empires paternalistes et l'émergence d'une grande puissance en Afrique, le Nouvel Ashanti, sous la férule d'un despote étrange, qualifié par les Européens de sanguinaire, raciste et dément : Cicero Hoods, l'Attila noir.

Dans ce monde, Bastable retrouve Korzeniowski sous les traits d'un jeune et fringuant capitaine de sous-marin devenu pirate par nécessité, ou la belle Una Persson, espionne qu'il sauve des sauvages anthropophages que sont désormais les Anglais. Il passe quelques temps dans un havre de paix cosmopolite et particulièrement paradoxal — vis-à-vis de notre propre univers : le Bantoustan, nom que s'est donné l'Afrique du Sud, dirigé par l'affable avocat d'origine indienne Gandhi. Là, il rencontre l'Attila noir — accompagné de la mystérieuse Una Persson qui semble être toujours au bon endroit au bon moment — qui exige sa venue dans son empire sous couvert d'une mission diplomatique.

Vivant au cœur de ce Nouvel Ashanti qui effrayait tant les Européens, Bastable découvre peu à peu que la situation n'est pas aussi manichéenne qu'on aurait pu le croire. Cicero Hoods le convainc de participer à son grand rêve : la conquête des États-Unis, son pays d'origine. Il ne s'agit pas là d'une conquête de plus, dénuée de mobiles : l'objectif est de libérer les frères de couleur de Cicero Hoods de l'oppression blanche.

Bien entendu, seul Blanc à participer aux combats, Bastable a quelque mal à ne pas considérer Hoods comme un possédé aux idéaux sous-tendus par une racisme vengeur. Il est particulièrement effaré par le fait que l'Attila noir dispose d'une arme terrifiante, une sorte de gigantesque ziggourat blindée et armée de multiples canons, un Léviathan capable de raser une ville en un rien de temps. Mais lorsqu'il découvre ce que les Américains de ce temps — on croise des racistes patentés comme Hoover ou Kennedy père — sont prêt à commettre un crime qu'il juge encore plus abominable, il n'hésite plus et prend parti pour l'envahisseur africain.

Le Tsar d'acier, troisième et dernier volet de la série, n'est étrangement plus introduit par le truchement du grand-père de Moorcock : l'auteur, en effet, avoue avoir rencontré en personne la fameuse Una Persson, présentée ouvertement cette fois-ci comme une membre d'une guilde de voyageurs temporels. Elle lui a remis ce dernier manuscrit de Bastable en mains propres.

Assez étonnamment, Oswald Bastable n'explique pas cette fois comment il a voyagé dans le temps : il entre directement dans le vif de l'action en nous décrivant les assauts japonais sur Singapour en 1941… Mais, encore une fois, il ne s'agit aucunement de notre monde, pas plus que du futur d'un des deux univers précédemment décrits : ici encore, c'est avec des dirigeables que la guerre se propage, ici encore les grands empires coloniaux ont la vie dure.

Après une première partie de récit où Bastable raconte son arrivée sur l'île de Rowe — sans visiblement se souvenir qu'il s'y est déjà trouvé en compagnie de l'ancêtre de Michael Moorcock — et sa rencontre avec l'étrange Cornélius Dempsey, on se retrouve soudain en plein cœur des plaines ukrainiennes où notre capitaine anglais, s'étant accommodé de l'uniforme russe pour combattre les envahisseurs nippons, doit à présent bombarder des hordes de cosaques.

Après un combat épique de dirigeables — encore une fois un hommage à Conrad qui réapparaît sous les traits d'un nouveau capitaine Korzeniowski —, Bastable est fait prisonnier par un étrange personnage que tout le monde surnomme le Tsar d'Acier — bien connu dans notre monde sous le sobriquet assez proche de Staline, « l'homme d'acier ». La description du despote, séminariste géorgien devenu de manière étrange un chef de guerre chez les cosaques, est chargée et violente. Contrairement à Shaw ou à Hoods, la confusion n'est jamais possible : le Géorgien est un fou dangereux, un vulgaire criminel sanguinaire.

Pourtant, Bastable, pour exorciser le crime qu'il a jadis commis à Hiroshima et pour aider son double dans cet univers, le malheureux Dempsey — qui pilotait le premier engin à tester l'arme atomique — accepte d'utiliser encore une fois l'arme ultime au profit du pope dégénéré. Il faut dire qu'il ne se sent pas seul, cette fois : il a de nouveau retrouvé la belle Una Persson, qui semble un peu moins distante que durant ses précédentes aventures…

La série du Nomade du temps est avant tout un cycle de romans d'aventures. Hommage délibéré à l'œuvre de l'auteur anglais d'origine polonaise Joseph Conrad qui y figure en personnage récurrent1 , où tous les voiliers sont remplacés par d'imposants dirigeables — tous les univers que visite Bastable ont ce point commun — , cette série de Moorcock est aussi une œuvre à la gloire de la littérature qui a bercé la jeunesse de l'auteur : ainsi, le personnage même d'Oswald Bastable sort-il tout droit de l'œuvre du début du XXe siècle d'Edith Nesbit, notamment La Chasse au trésor.

Référentiel, Michael Moorcock l'est aussi bien entendu à des personnages historiques réels. Comme dans toute uchronie — et les mondes parallèles que découvre le voyageur temporel ne sont pas autre chose qu'autant de versions uchroniques du nôtre —, de nombreux personnages font des apparitions remarquées. Il serait long d'en faire la liste complète, mais, à titre d'exemple, on croise pêle-mêle : Ronald Reagan en chef scout pathétique2, Mick Jagger en officier des services secrets, Lénine en vieillard radoteur, Hoover en analphabète raciste, Gandhi en président de l'Afrique du Sud ou Staline en psychopathe d'extraction religieuse. Les portraits ne sont pas toujours d'une finesse extrême, mais ils contribuent, en sus des évidentes références à notre propre univers, à donner un sens plus partisan, moins purement aventureux, aux pérégrinations de Bastable.

En effet, cette série est aussi le fruit d'une époque : celle de la guerre froide. Les diverses trames temporelles qui mènent à une apocalypse nucléaire ne sont pas innocentes : Moorcock, usant d'un personnage à l'origine naïf, sans grande conscience politique, témoigne à sa manière baroque des craintes des années 1970-1980. Toutefois, loin d'un manichéisme bipolaire, il imagine la sauvagerie humaine surgissant à d'autres détours, pour d'autres causes, pour d'autres idéologies. Sans être des pamphlets, loin de là, ces romans de Moorcock sont peuplés de gens qui luttent pour des idéaux sans toujours utiliser des méthodes différentes de celles de leurs oppresseurs. Shaw combattant l'impérialisme capitaliste ne trouve rien de mieux à faire que larguer la première bombe atomique ; Hoods luttant contre le raciste et la ségrégation emploie une arme destructrice terrifiante ; le Tsar d'Acier, sous couvert d'une religion qui n'est que prétexte, tente d'utiliser des robots soldats et voit se retourner contre lui l'arme ultime.

Sous couvert de romans d'aventures, le cycle du Nomade du temps est sans doute plus le témoin d'une époque que le précurseur de l'esthétique steampunk qu'on veut parfois y voir. Certes, on y trouve des dirigeables, des technologies exotiques et une ambiance digne du XIXe siècle — surtout due au style du protagoniste Bastable, sorti tout droit de l'armée des Indes. Mais ces romans se situent bien au cœur du XXe siècle, dans un 1973 fantasmé où les colonies britanniques se révoltent à coup de bombes atomiques, dans un 1903 où la technologie arrivée trop soudainement a détruit presque toute espérance en l'humanité, dans un 1941 aussi violent et sanguinaire que le nôtre, même si les dirigeables y remplacent élégamment les bombardiers.
Sans doute un peu plus près de la réalité que certaines des œuvres de fantasy de l'auteur, comme le cycle d'Elric le Nécromancien, cette part du « Champion éternel » présente d'autres formes d'intérêt. On y voit apparaître sous la plume de Moorcock des préoccupations sociales et politiques, voire religieuses, des considérations sur le voyage dans le temps, un certain nombre de personnages récurrents de son univers qui s'entrecroisent et, bien entendu, le tout est présenté sous la forme très moorcockienne d'un document authentique — témoignage du propre grand-père de l'auteur, manuscrit d'Oswald Bastable ou visite d'Una Persson dans la maison de l'écrivain.
S'il ne révèle pas de romans majeurs, mais d'agréables divertissements aventureux sous-tendus par un contexte précis et parsemés de réflexions non dénuées d'intérêt plus profonds, le cycle du Nomade du temps demeure sans conteste une pièce centrale de l'univers de Moorcock, une trilogie à lire absolument pour aborder l'univers foisonnant d'un auteur incontournable.

Notes :

1. La référence va au-delà du seul personnage de Joseph Conrad, puisque le Loch Etive, grand dirigeable sur lequel travaille Oswald Bastable, est une référence direct au voilier du même nom, premier vaisseau sur lequel servit le jeune marin polonais avant de devenir l'écrivain bien connu.

2. Portrait d'autant plus étonnant qu'il fut brossé par Michael Moorcock au début des années 1970. On reconnaît à ce genre d'intuition un grand auteur de fiction spéculative.

Le Seigneur des Airs

[Critique commune à Le Seigneur des airs, Le Léviathan des terres et Le Tsar d'acier.]

Oswald Bastable, jeune capitaine britannique de l'armée des Indes, va connaître, malgré lui, un destin extraordinaire. Parti négocier avec un improbable potentat local, il se devient l'utilisateur involontaire d'une vénérable machinerie qui le propulse à travers le temps. Sans comprendre comment, le voilà projeté soixante-dix ans vers le futur, en 1973… Mais une année 1973 qui n'a pas grand-chose à voir avec celle que connaît le lecteur.
C'est sur ces prémices que débute l'intrigue de la trilogie du Nomade du temps. Le premier volume, Le Seigneur des airs, est présenté par Moorcock comme un document authentique : il s'agirait du récit qu'aurait fait Oswald Bastable au grand-père du célèbre auteur, lors d'un séjour sur l'improbable île de Rowe, au plein cœur de l'Océan Indien.

Oswald Bastable y décrit ses aventures en cette année 1973, dans un monde où les grandes puissances européennes ont su stabiliser leurs conquêtes coloniales et où les deux conflits mondiaux qu'a connu notre propre monde n'ont jamais eu lieu. Enfant de son époque, produit de la Révolution industrielle triomphante du début du XXe siècle, Oswald Bastable ne peut être que fier de la réussite du vaste Empire britannique : un empire où le soleil ne se couche jamais, où les progrès technologiques ont été fulgurants et où semble régner l'harmonie.

Mais ce monde arpenté par de très futuristes dirigeables n'est parfait qu'en apparence : Bastable découvre, au gré de ses aventures, des hommes et des femmes qui, loin de considérer le modèle occidental comme une panacée pour l'humanité, le combattent de toutes leurs forces. Assimilés en vrac, de manière un peu schématique, à des anarchistes par le soldat à la vision politique un peu trop simpliste qu'est Bastable, des personnages comme le capitaine Korzeniowski — le Joseph Conrad de notre monde —, la belle Una Persson, le Russe Vladimir Oulianov — notre Lénine dépeint sous les traits d'un vieillard radoteur — ou le général métis Shaw, le « seigneur des airs » du titre du volume, sont autant d'humanistes aux idéaux plus ou moins marqués par le socialisme ou le communisme. Mais, si leurs méthodes diffèrent, ils ont un but en commun : le renversement du monopole mondial de quelques petites nations européennes sur le reste de la planète. Bastable, peu à peu converti à leurs vues, devient un des instruments de cette lutte : en tant qu'aéronaute, c'est lui qui pilote le dirigeable qui lancera la première bombe atomique sur… Hiroshima.

Le deuxième volume, Le Léviathan des terres, est le plus court des trois. Il se présente lui aussi comme un document original, mais cette fois-ci écrit directement de la main du capitaine Bastable. Il est précédé d'un long prologue narrant les aventures supposées du grand-père de Moorcock. Cet autre Michael part pour la Chine dans le but d'y retrouver l'opiomane qu'est devenu l'ancien capitaine qui lui avait faussé compagnie sans crier gare, après leurs discussions de l'île de Rowe. L'aïeul de l'auteur anglais est sauvé d'une embuscade par la belle et énigmatique voyageuse temporelle Una Persson, qui lui remet le manuscrit de Bastable.

L'involontaire nomade du temps y explique que, sentant, à partir d'infimes détails que le monde de 1904 dans lequel l'avait replongé l'explosion d'Hiroshima n'était pas vraiment le sien, il a décidé de repartir en quête de la machinerie antique du temple, celle qui l'avait plongé au cœur de l'année 1973. Mais contre toute attente, si la machine fonctionne bel et bien, ce n'est que pour envoyer le pauvre nomade dans un monde encore plus sombre, encore plus terrible que celui qu'il vient de quitter.

Bastable débarque dans un début de XIXe siècle méconnaissable : l'Empire britannique n'est plus, Londres est détruite, des maladies inconnues aux noms exotiques pullulent sur le globe, des machines de guerre à l'incroyable puissance de feu ravagent le peu qui reste d'humanité dans d'incessantes guerres.

Tout avait pourtant bien commencé pour cette trame temporelle, puisque, dès les années 1870, un jeune génie chilien avait découvert à lui tout seul de multiples inventions bienfaitrices : des dirigeables sophistiqués pour le commerce, des machines agricoles d'une incroyable efficacité pour travailler la terre, des armes redoutables pour dissuader les ennemis potentiels. Tout semblait aller pour le mieux dans une époque utopique.

Cela aurait été sans compter sur un phénomène — au demeurant discutable : les hommes ayant désormais autre chose à faire que simplement survivre se mirent à réfléchir et décidèrent de sortir de la sujétion où une minorité dominatrice les enfermait. Encore une fois, ce fut la guerre coloniale, une guerre de libération des peuples soumis contre les dominateurs généralement européens. Cette suite de conflits vit la destruction des empires paternalistes et l'émergence d'une grande puissance en Afrique, le Nouvel Ashanti, sous la férule d'un despote étrange, qualifié par les Européens de sanguinaire, raciste et dément : Cicero Hoods, l'Attila noir.

Dans ce monde, Bastable retrouve Korzeniowski sous les traits d'un jeune et fringuant capitaine de sous-marin devenu pirate par nécessité, ou la belle Una Persson, espionne qu'il sauve des sauvages anthropophages que sont désormais les Anglais. Il passe quelques temps dans un havre de paix cosmopolite et particulièrement paradoxal — vis-à-vis de notre propre univers : le Bantoustan, nom que s'est donné l'Afrique du Sud, dirigé par l'affable avocat d'origine indienne Gandhi. Là, il rencontre l'Attila noir — accompagné de la mystérieuse Una Persson qui semble être toujours au bon endroit au bon moment — qui exige sa venue dans son empire sous couvert d'une mission diplomatique.

Vivant au cœur de ce Nouvel Ashanti qui effrayait tant les Européens, Bastable découvre peu à peu que la situation n'est pas aussi manichéenne qu'on aurait pu le croire. Cicero Hoods le convainc de participer à son grand rêve : la conquête des États-Unis, son pays d'origine. Il ne s'agit pas là d'une conquête de plus, dénuée de mobiles : l'objectif est de libérer les frères de couleur de Cicero Hoods de l'oppression blanche.

Bien entendu, seul Blanc à participer aux combats, Bastable a quelque mal à ne pas considérer Hoods comme un possédé aux idéaux sous-tendus par une racisme vengeur. Il est particulièrement effaré par le fait que l'Attila noir dispose d'une arme terrifiante, une sorte de gigantesque ziggourat blindée et armée de multiples canons, un Léviathan capable de raser une ville en un rien de temps. Mais lorsqu'il découvre ce que les Américains de ce temps — on croise des racistes patentés comme Hoover ou Kennedy père — sont prêt à commettre un crime qu'il juge encore plus abominable, il n'hésite plus et prend parti pour l'envahisseur africain.

Le Tsar d'acier, troisième et dernier volet de la série, n'est étrangement plus introduit par le truchement du grand-père de Moorcock : l'auteur, en effet, avoue avoir rencontré en personne la fameuse Una Persson, présentée ouvertement cette fois-ci comme une membre d'une guilde de voyageurs temporels. Elle lui a remis ce dernier manuscrit de Bastable en mains propres.

Assez étonnamment, Oswald Bastable n'explique pas cette fois comment il a voyagé dans le temps : il entre directement dans le vif de l'action en nous décrivant les assauts japonais sur Singapour en 1941… Mais, encore une fois, il ne s'agit aucunement de notre monde, pas plus que du futur d'un des deux univers précédemment décrits : ici encore, c'est avec des dirigeables que la guerre se propage, ici encore les grands empires coloniaux ont la vie dure.

Après une première partie de récit où Bastable raconte son arrivée sur l'île de Rowe — sans visiblement se souvenir qu'il s'y est déjà trouvé en compagnie de l'ancêtre de Michael Moorcock — et sa rencontre avec l'étrange Cornélius Dempsey, on se retrouve soudain en plein cœur des plaines ukrainiennes où notre capitaine anglais, s'étant accommodé de l'uniforme russe pour combattre les envahisseurs nippons, doit à présent bombarder des hordes de cosaques.

Après un combat épique de dirigeables — encore une fois un hommage à Conrad qui réapparaît sous les traits d'un nouveau capitaine Korzeniowski —, Bastable est fait prisonnier par un étrange personnage que tout le monde surnomme le Tsar d'Acier — bien connu dans notre monde sous le sobriquet assez proche de Staline, « l'homme d'acier ». La description du despote, séminariste géorgien devenu de manière étrange un chef de guerre chez les cosaques, est chargée et violente. Contrairement à Shaw ou à Hoods, la confusion n'est jamais possible : le Géorgien est un fou dangereux, un vulgaire criminel sanguinaire.

Pourtant, Bastable, pour exorciser le crime qu'il a jadis commis à Hiroshima et pour aider son double dans cet univers, le malheureux Dempsey — qui pilotait le premier engin à tester l'arme atomique — accepte d'utiliser encore une fois l'arme ultime au profit du pope dégénéré. Il faut dire qu'il ne se sent pas seul, cette fois : il a de nouveau retrouvé la belle Una Persson, qui semble un peu moins distante que durant ses précédentes aventures…

La série du Nomade du temps est avant tout un cycle de romans d'aventures. Hommage délibéré à l'œuvre de l'auteur anglais d'origine polonaise Joseph Conrad qui y figure en personnage récurrent1 , où tous les voiliers sont remplacés par d'imposants dirigeables — tous les univers que visite Bastable ont ce point commun — , cette série de Moorcock est aussi une œuvre à la gloire de la littérature qui a bercé la jeunesse de l'auteur : ainsi, le personnage même d'Oswald Bastable sort-il tout droit de l'œuvre du début du XXe siècle d'Edith Nesbit, notamment La Chasse au trésor.

Référentiel, Michael Moorcock l'est aussi bien entendu à des personnages historiques réels. Comme dans toute uchronie — et les mondes parallèles que découvre le voyageur temporel ne sont pas autre chose qu'autant de versions uchroniques du nôtre —, de nombreux personnages font des apparitions remarquées. Il serait long d'en faire la liste complète, mais, à titre d'exemple, on croise pêle-mêle : Ronald Reagan en chef scout pathétique2, Mick Jagger en officier des services secrets, Lénine en vieillard radoteur, Hoover en analphabète raciste, Gandhi en président de l'Afrique du Sud ou Staline en psychopathe d'extraction religieuse. Les portraits ne sont pas toujours d'une finesse extrême, mais ils contribuent, en sus des évidentes références à notre propre univers, à donner un sens plus partisan, moins purement aventureux, aux pérégrinations de Bastable.

En effet, cette série est aussi le fruit d'une époque : celle de la guerre froide. Les diverses trames temporelles qui mènent à une apocalypse nucléaire ne sont pas innocentes : Moorcock, usant d'un personnage à l'origine naïf, sans grande conscience politique, témoigne à sa manière baroque des craintes des années 1970-1980. Toutefois, loin d'un manichéisme bipolaire, il imagine la sauvagerie humaine surgissant à d'autres détours, pour d'autres causes, pour d'autres idéologies. Sans être des pamphlets, loin de là, ces romans de Moorcock sont peuplés de gens qui luttent pour des idéaux sans toujours utiliser des méthodes différentes de celles de leurs oppresseurs. Shaw combattant l'impérialisme capitaliste ne trouve rien de mieux à faire que larguer la première bombe atomique ; Hoods luttant contre le raciste et la ségrégation emploie une arme destructrice terrifiante ; le Tsar d'Acier, sous couvert d'une religion qui n'est que prétexte, tente d'utiliser des robots soldats et voit se retourner contre lui l'arme ultime.

Sous couvert de romans d'aventures, le cycle du Nomade du temps est sans doute plus le témoin d'une époque que le précurseur de l'esthétique steampunk qu'on veut parfois y voir. Certes, on y trouve des dirigeables, des technologies exotiques et une ambiance digne du XIXe siècle — surtout due au style du protagoniste Bastable, sorti tout droit de l'armée des Indes. Mais ces romans se situent bien au cœur du XXe siècle, dans un 1973 fantasmé où les colonies britanniques se révoltent à coup de bombes atomiques, dans un 1903 où la technologie arrivée trop soudainement a détruit presque toute espérance en l'humanité, dans un 1941 aussi violent et sanguinaire que le nôtre, même si les dirigeables y remplacent élégamment les bombardiers.
Sans doute un peu plus près de la réalité que certaines des œuvres de fantasy de l'auteur, comme le cycle d'Elric le Nécromancien, cette part du « Champion éternel » présente d'autres formes d'intérêt. On y voit apparaître sous la plume de Moorcock des préoccupations sociales et politiques, voire religieuses, des considérations sur le voyage dans le temps, un certain nombre de personnages récurrents de son univers qui s'entrecroisent et, bien entendu, le tout est présenté sous la forme très moorcockienne d'un document authentique — témoignage du propre grand-père de l'auteur, manuscrit d'Oswald Bastable ou visite d'Una Persson dans la maison de l'écrivain.
S'il ne révèle pas de romans majeurs, mais d'agréables divertissements aventureux sous-tendus par un contexte précis et parsemés de réflexions non dénuées d'intérêt plus profonds, le cycle du Nomade du temps demeure sans conteste une pièce centrale de l'univers de Moorcock, une trilogie à lire absolument pour aborder l'univers foisonnant d'un auteur incontournable.

Notes :

1. La référence va au-delà du seul personnage de Joseph Conrad, puisque le Loch Etive, grand dirigeable sur lequel travaille Oswald Bastable, est une référence direct au voilier du même nom, premier vaisseau sur lequel servit le jeune marin polonais avant de devenir l'écrivain bien connu.

2. Portrait d'autant plus étonnant qu'il fut brossé par Michael Moorcock au début des années 1970. On reconnaît à ce genre d'intuition un grand auteur de fiction spéculative.

Les Rives du Crépuscule

Dans un lointain futur, de mystérieux extraterrestres sont venus, puis repartis. Durant leur passage, ils ont arrêté la rotation de la Terre qui est désormais divisée entre une face éclairée, luxuriante, jouissant d'un climat estival, et une face nocturne, sombre et froide, aride et déserte, couvrant l'ancien océan Pacifique où est tombée la Lune, les deux hémisphères étant séparés par une zone crépusculaire où Clovis Marca est né des amours incestueuses de son père et de sa sœur et mère.

Ce roman est l'un des seuls dans l'œuvre de Moorcock que l'on puisse explicitement rattacher à la S-F., avec futur, extraterrestres, fusée, astronaute, colonie sur Titan et biologie avancée. Ceci ne constituant que le background d'un livre auquel il faudrait bien davantage pour ôter l'empreinte d'un auteur tel que Moorcock.

En ces temps-là, l'humanité se découvre condamnée et l'une de ces périodes troubles ô combien chères à l'auteur s'annonce donc. Plusieurs factions ont chacune leur idée de la manière dont elles entendent user du temps imparti à l'humanité agonisante : laisser un message posthume, pour Narvo Velusi, ou au contraire en effacer toute trace, pour les Frères de la Coulpe, faire encore la fête ou prendre le pouvoir tant qu'il en est encore temps, pour Andros Almer. Clovis Marca, qui est amoureux de Fastina, n'entend pas plus accepter l'extinction dans la joie que dans l'indifférence. Aussi part-il à la recherche d'Orlando Sharvis, biologiste de génie, peut-être malfaisant, qui n'en représente pas moins l'ultime chance de l'humanité.

La trame sous-jacente des Rives du crépuscule est bien sûr l'histoire d'amour qui lie Clovis et Fastina, contrariée par son rival, Andros Almer, qui, en instaurant un régime totalitaire, entend se venger en amoureux éconduit. Par chance, l'énigmatique M. Rafle veille.

Sharvis s'avère un génie, tant au sens moderne que mythologique. Il est capable de satisfaire les désirs de chacun, l'intelligence, l'immortalité, etc. Mais ces dons ont un prix équivalent ; ce qui fait que Rafle, rendu immortel mais privé d'émotion, considère Sharvis comme un monstre pervers. Les principaux protagonistes se retrouveront pour voir Sharvis assouvir leurs divers désirs avec plus ou moins de dérision.

Daté de 66, ce roman n'est déjà plus une œuvre de jeunesse de Michael Moorcock ; les qualités tant d'originalité que d'ambition qui en feront un écrivain majeur émergent sans ambiguïté. On y trouve en germe le cycle des Danseurs de la fin des temps : romantisme extravagant, décadence hédoniste et désabusée, mort du désir. Par ailleurs, la facture des Rives du Crépuscule, que l'on pourra comparer au Maître des ombres de Roger Zelazny, rappellera la véhémence - plutôt que la violence - d'Elric, Marca étant l'un des personnages les plus actifs et entreprenants créés par Moorcock. Comme pour Elric, là encore, le roman s'ouvre sur des relations incestueuses et présente des personnages proches d'archétypes, très moorcockiens donc. Andros Almer est l'habituel agent de l'entropie, force de mort en lutte contre les bouillonnements du chaos et dont le triomphe consacrerait la mort de l'humanité, ici de manière plus explicite que jamais. Rafle incarne toute la pusillanimité du monde, exigeant des dons de Sharvis tout en refusant d'en payer le prix en lequel il voit une injustice, celle du monde adulte.

Si, dans ce livre, qui n'a pas été rattaché aux cycles du Multivers, Michael Moorcock ne donne pas encore la pleine mesure de son talent, celui-ci s'exprime déjà non sans brio. D'autre part, Les Rives du crépuscule est un roman bien plus intéressant que nombre d'œuvres alimentaires postérieures. Sans être d'une lecture indispensable, il mérite une attention bien plus large que celle des seuls fans de l'auteur et constitue par ailleurs un bon choix pour découvrir l'univers moorcockien.

Mother London

Mother London s'impose d'emblée comme un hymne à Londres, puis comme la quintessence de l'œuvre moorcockienne. Parce que c'est un roman de littérature générale écrit à la manière d'un roman de S.-F., celle-ci y apparaît diaphane, tel un voile irisé d'hydrocarbure à la surface de l'eau.

L'unique élément de S.-F. ici présent est la télépathie, un outil générique dont Moorcock n'est absolument pas familier. Il l'utilise comme nulle part ailleurs, laissant le Silverberg de L'oreille interne, le Bester de L'homme démoli et a fortiori la McCaffrey de La Rowane très loin derrière. La télépathie est enchevêtrée au plus profond du roman, mêlée à son substrat, incorporée à l'argile dans lequel sont pétris les personnages. Omniprésente et presque invisible, voix de la ville, voix de Londres, elle devient le coryphée de l'éternel théâtre moorcockien.
Avec ce roman, la littérature moorcockienne atteint à sa pleine maturité. La métaphysique de l'auteur n'a jamais connu de rupture mais n'a cessé de s'affiner pour trouver ici son apogée formelle. Si la narration de plus en plus éclatée des aventures de Jerry Cornélius pouvait poser problème à un lectorat trop habitué à la confortable linéarité des intrigues standards de la littérature populaire traditionnelle, l'absence radicale d'intrigue de Mother London risque de leur faire perdre pied à moins d'un considérable effort. Disons qu'il y a des prérequis à la lecture de cet ouvrage. Ce n'est pas un best-seller que tout un chacun peut avaler tout rond. Il faut, soit être profondément familiarisé avec l'œuvre de Moorcock et ses thèmes, en avoir une approche intellectuelle et pas seulement divertissante - avoir lu et apprécié Jerry Cornélius en connaissance de cause - , soit bien connaître les formes littéraires les plus puissantes du siècle échu et les plus aptes à le dépeindre.

David Mummery, Joseph Kiss et Mary Gesalee sont de vrais Londoniens. Ils sont nés à Londres, y vivaient durant le Blitz et y vivent encore dans les années Thatcher. Jamais ils n'ont quitté la ville hormis pour de courts séjours. Ils y ont leurs racines. Ce sont des gens comme vous et moi. Toutefois, ils sont télépathes. Ce qui les conduit à fréquenter assidûment les institutions psychiatriques. Cette capacité n'est donc pas forcément un don béni des dieux. Autant pour les fantasmes de pénétration, de viol, induits par la télépathie… Ce n'est pas non plus une affliction. Ce ne sont pas des forcenés. Il leur faut s'assumer, ce n'est pas facile mais possible. Dans L'oreille interne, Selig devait s'évertuer à survivre à la perte de son pouvoir, en laquelle il voyait une castration ; ici, il s'agit de vivre avec. Face aux télépathes, la société anglaise ne réagit pas, elle ne les élimine pas plus qu'elle ne les exploite : elle les ignore, tout comme s'ils n'étaient pas télépathes. Elle ne se remet pas en cause parce qu'ils existent, c'est à eux de trouver leur place en usant ou non de leurs talents.

Par-delà ce récit sans intrigue, quand on en vient à regarder sur champ ces tranches de vies plus ou moins disparates, la véritable héroïne finit par transparaître à la façon chatoyante d'un hologramme : LONDRES. Londres apparaît. Comme matrice - d'où le titre - offrant ses lieux de régression (serres, appartements, jardins…) et proposant maints lieux d'évolution, de mutation (des pubs, pour beaucoup). Elle se manifeste aussi comme une entité évolutive, donc toujours alternative, à laquelle, bien qu'elle autorise des pauses, il faut s'adapter. La ville exige cette adaptation, et donc la permet. C'est-à-dire qu'il faut, à l'instar de l'acteur qu'est Joseph Kiss, adopter moult masques. Plus l'adaptation est difficile, plus large est l'éventail offert.

Les personnages déambulent dans la ville, à travers l'espace urbain, mais aussi à travers le temps. Ils y entraînent le lecteur. Et ils emportent leurs repères avec eux : les relations qu'ils ont tissées entre eux, qu'ils soient principaux ou secondaires, télépathes ou pas. Ces personnages sont des citadins, la ville est leur habitat naturel. Ils transcendent Jerry Cornélius qui, s'il savait survivre dans la ville, n'aspirait qu'à être l'un d'eux. Mummery, Kiss et Gasalee, eux, savent vivre dans la cité, pas seulement y survivre. Les personnages de Mother London sont intenses ; ce sont des créations littéraires très élaborées avec leur personnalité, leur caractère, leurs relations et surtout leurs souvenirs. À un million de lieues des personnages vecteurs d'action si commun en S.-F. Impossible au lecteur de procéder à une quelconque identification ; ils ne sont ni vous ni moi ; ils ne sont qu'eux-mêmes, pleins, et ne sauraient accueillir le lecteur bernard-l'ermite. Désolé, les coquilles sont habitées. Leurs amis ne sont pas nos amis, ni leurs souvenirs les nôtres. Et nous voici contraints d'apprendre à vivre et à lire en adultes, voire même en humains, ne serait-ce que pour nous hisser au niveau des personnages. Ou de la différence qu'il peut y avoir entre vivre en ville et y fonctionner comme un robot du métro.

À proprement parler, il n'y a dans ce livre nulle autre action que le quotidien. Moorcock a travaillé ses personnages, les a fignolés, polis, lustrés, remis cent fois sur le métier, jusqu'à leur faire exsuder Londres, la faire sourdre des gestes, des regards, des paroles, des souvenirs et des pensées mêmes. La ville devient alors un lieu éminemment humain. Plus fort, même, elle devient, moyennant un bel effort, certes, un nexus où il est possible d'être plus humain qu'ailleurs. Pour y être heureux, il y faut davantage d'humanité - de parole, de sens, de souvenir, de réseaux ; et, comme corollaire, de mensonges et de masques. Les repères y sont souvenirs, fantômes qui hantent les mémoires collectives (le Blitz) et individuelles. Ceux-là seuls persistent. Privé de ses repères naturels, le citadin doit se fier à l'humain dont la dimension doit croître en lui. À défaut de confiance dans cette dimension humaine, faute de croire aux fantômes, à ce qui subsiste quand la chair n'est plus, l'équilibre sera rompu tant dans l'être qu'en la cité. Partout guettent les forces mortifères qui veulent faire de la ville une « Cité Radieuse » comme celles qui rêvent de la métamorphoser en un enfer incohérent de changements stroboscopiques. Ces forces se compensent, fluent, refluent. L'ouvrage demande une lecture à quatre dimensions. Par le jeu des souvenir et des désirs, de la mémoire et du fantasme, la linéarité entropique du temps ne cesse d'y être battue en brèche. Au fil du roman, on ne cesse de passer du présent au passé, à l'avenir et, bien sûr, le référent change. Or, ce passé est mythique, évidemment : structuré par le mythe. Il n'y a aucune authentique réalité dans le souvenir, fût-il collectif - seulement du sens, du mythe, de cette matière première dont sont façonnés les désirs. Sans sa dimension mythique, la vie serait dépourvue de sens. Juste une survie. Londres, la Ville par excellence, riche d'histoire et donc de mythes, lieu ambigu de toutes les subjectivités qui apparaît comme le haut lieu nodal où l'humanité se rencontre elle-même et se crée, ne cesse jamais de mourir pour mieux ressusciter. En injectant du mythe dans la ville, Jerry Cornélius préludait Mother London, où le lecteur peut désormais s'immerger. Ce que Moorcock propose dans ce livre n'est rien d'autre que de ne pas vivre en ville comme des cafards sous l'évier. La différence entre l'homme et l'animal gît dans l'imaginaire, cette capacité à se représenter le passé et l'avenir au gré des désirs, et par là, à façonner le monde. Produit de la parole, nourri des mythes, l'imaginaire est mensonger ; il permet l'introduction dans le monde d'un minimum de fantaisie et d'espoir qui le rend vivable, humain. Mother London restitue à l'illusion toute son importance en tant que réalité indissociable et inhérente à la condition humaine.

Mother London, chef d'œuvre de Michael Moorcock, le hisse au panthéon de la littérature du 20e siècle. À l'instar de Tous à Zanzibar de Brunner, mais sans recourir aux artifices que l'auteur a déjà utilisés pour Jerry Cornélius, ce roman, faute de dépeindre le feu siècle, lui confère du sens et surtout, le rend habitable.

Certes, l'ouvrage déroutera, voire décevra, les amateurs de S.-F. classique, les fans de la fantasy de l'auteur. Par contre, il réjouira qui apprécie la grande littérature occidentale, de Faulkner à Pynchon en passant par Samuel Butler ou Kurt Vonnegut et autres. Avec ce livre, Moorcock entre dans cette catégorie. Mother London est à inscrire au patrimoine littéraire pour l'humanité.

La Fille de la voleuse de rêves

Ce quatrième récit1 issu de la lignée des von Bek eut tout autant pu être rattaché au cycle d'Elric le Nécromancien tant celui-ci y tient une place de premier plan à l'instar d'Ulric von Bek. C'est bien ce qu'ils sont d'ailleurs : des alter egos appartenant à différents plans du Multivers.

Ulric von Bek, descendant homonyme de celui qui conquit le Graal lors des événements contés dans Le Chien de guerre et la douleur du monde, vit également en des temps troublés. Il réside sur un plan du Multivers très proche du vôtre, lecteur, qui ne diffère guère que par l'existence de la principauté du Waldenstein et de sa capitale, Mirenbourg. Or, les années 30 du feu siècle furent quelque peu troublées du fait des menées d'un agressif petit moustachu natif d'Autriche.

Comme chacun sait, la clique d'Hitler comptait bon nombre de nostalgiques des mythologies et des légendes nordiques, celtes ou germaniques auxquels la réalité ne permettait pas de donner la pleine mesure de leur malveillance. Parmi eux, derrière Rudolph Hess, se tenait le prince Gaynor de Mirenbourg, cousin d'Ulric von Bek, campé dans le rôle d'avatar d'Yrkoon et de Frank Cornélius. Gaynor entend mettre la main sur Ravenbrand, l'épée runique — pendant de Stormbringer — au nom du Reich… mais surtout pour son propre compte.

Le nazisme se trouve n'être qu'un écho d'une attaque qui frappe plusieurs plan du Multivers. La cité des Off-moo, Mu Ooria dans les Mittelmarch, est assiégée par Gaynor. Jusqu'au havre de Tanelorn qui est menacé par la duchesse de la Loi, Miggéa. Or, la chute de Tanelorn pourrait signifier celle du Multivers entier. Elric, dépossédé de Stormbringer, ne peut plus se déplacer qu'en rêve, mais, avec l'aide d'Oona qui se révèle être sa fille, il parvient à aider von Bek. En compagnie du capitaine Bastable, et du prince Lobkowitz en provenance de l'univers de Jerry Cornélius, ils font évader Ulric d'un camp de concentration où Gaynor l'a fait interner. Ce faisant, Moorcock entrelace davantage les divers fils de son Multivers.

Outre la maître idée moorcockienne, récurrente dans toute son œuvre — du pire au meilleur — qui veut que tant l'ordre que le chaos soient, dans leurs absolus respectifs, maléfiques tandis que la notion de bien est concomitante d'un équilibre instable et constamment remis en question, La Fille de la voleuse de rêves ne vaut guère que par quelques réflexions acerbes sur le nazisme : régime brutal et sadique à l'idéologie simpliste qui, dans son souci d'imposer un ordre mortifère, n'engendre qu'un épouvantable chaos.

Ce n'est pas un grand Moorcock, juste une œuvre alimentaire plus aboutie que naguère, qui n'en ravira pas moins les fans d'Elric.

Note :

1. Outre les romans critiqués dans ce Guide de lecture (Le Chien de guerre, La Cité des étoiles d'automne) se rattache en effet à la série le très beau et très épuisé La maison de Rosenstrasse, paru dans une éphémère collection « Erotique », chez J'ai Lu. (N.d.l.R.)

Vous aimez la muzak ?

[Critique commune à Le Programme final, À bas le cancer !, L'Assassin anglais et Vous aimez la muzak ?]

Avec une cinquantaine de livres traduits, Michael Moorcock est l'un des auteurs les plus connus du public, notamment pour son œuvre de fantasy. Mais, outre Elric et ses nombreux avatars alimentaires qui popularisèrent Moorcock — sur le tard, il est vrai —, il fut un précurseur du steampunk, donna dans l'uchronie baroque et, surtout, s'imposa comme l'acteur majeur de la New Wave britannique des années 60, en tant que rédacteur en chef de New Worlds et en tant qu'auteur des aventures de Jerry Cornélius. Il prêta ensuite le personnage à d'autres auteurs dans la mouvance de New World, tels que Spinrad, Aldiss ou Hilary Bailey…

Jerry Cornélius a été présenté comme un James Bond pop et un dandy cynique vivant dans un monde en proie à l'entropie : le nôtre au milieu des sixties. C'est un brin superficiel et racoleur.

En premier lieu, à l'instar d'Elric dont il est un énième avatar, Jerry Cornélius est un agent du Chaos. Dans Le Programme final, le parallèle avec son modèle est particulièrement cultivé. Ainsi, Jerry Cornélius investissant le château faux Le Corbusier de son père fait écho au sac de Melniboné par Elric, son amour pour sa sœur, Catherine, répond à celui d'Elric pour sa cousine, Cymoril, de même que leurs morts respectives de la main de l'un et l'autre. Franck, son frère, endosse le rôle du prince Yrkoon. Le Multivers moorcockien — on entend ici la manière dont se répondent les textes de Moorcock les uns aux autres à travers toute son œuvre en une construction conceptuelle devenue délibérée — commençait à prendre forme.

Jerry Cornélius, dont les initiales ne doivent rien au hasard, est un moderne messie hédoniste et dérisoire qui s'évertue à provoquer l'avènement d'un monde moins froid, moins faux. Ses aventures sont une farce, une comédie où l'humour vient conjurer l'horreur mise en images du monde postmoderne avant qu'elle ne nous anesthésie. Personnage né dans une réaction de colère à la guerre du Vietnam, Jerry Cornélius déchiffre pour nous le labyrinthe discontinu de nos sociétés où l'on est voué, non seulement à se perdre, mais à s'évanouir. Il expérimente diverses attitudes, cherche avant tout à se présenter en tant qu'être humain épris de sincérité et de sensibilité. Pour ce faire, il lui faut lutter contre les systèmes, les organisations incarnées par la froide — et frigide — Miss Brunner. Jerry ne propose rien d'autre que d'introduire un brin de fantaisie dans la dérisoire rigidité de systèmes absurdes prétendant tout contrôler et réduire les gens au rôle déshumanisé d'agent d'un processus. Jerry Cornélius est un antihéros, acteur de la farce, qui s'arme toujours d'un poignard de théâtre pour que seuls meurent les masques ou les rôles. Il ne faut pas davantage se laisser abuser par les oripeaux dont il se vêt, les artefacts dont il s'entoure ; à travers lui, Moorcock montre tout ce qu'ils ont de futile et dérisoire. C'est un rêveur. Et l'imagination, moteur de tous les rêves, lui permet de détourner la technologie, de la réduire en gadgets… En tant que tel, fringues et gadgets ne sont là que pour donner l'illusion de la plénitude et combler la vacuité affective ; en fait de voie, ils aboutissent à une impasse. Tous ces artefacts ne sont qu'artifices incapables de produire du sens. Autant pour le consumérisme !

Datant des années 65/75, Les Aventures de Jerry Cornélius ont certes vu leur cadre vieillir ; le nec plus ultra du gadget high-tech d'alors a pris des allures de pièces de musée de province. Pourtant, comme un grand cru de Bourgogne, elles se sont bonifiées avec les années. La pertinence du propos moorcockien s'accroissant avec l'entropie, il n'en prend que davantage de saveur et de relief. Pour apprécier pleinement, il suffit de se resituer dans le contexte de l'époque, à la manière dont on lit du steampunk. Bien qu'écrit hier, Jerry Cornélius est plus que jamais au goût du jour.

La construction, de plus en plus fragmentée au fil des volumes, dans la mouvance du Nouveau Roman — atomisant la narration, recourant à des inclusions de coupures de presse, des commentaires « off » —, loin de parasiter le récit, en pose le contexte de l'unique manière possible. En effet, la narration la mieux aboutie s'avérerait désormais impuissante à restituer la complexité de l'époque d'une manière autre que parcellaire, impropre au propos de Moorcock. Cette construction ne facilite pas la tâche d'un lecteur habitué à une confortable linéarité, mais elle est indispensable pour créer une « impression du monde » suffisamment globale. Le monde de Jerry Cornélius, c'est ça, ça, ça, ça, ça, ça… ça, ça ! Tout ça ! Et c'est le nôtre ! Si le choix formel de Moorcock — encore exacerbé dans les nouvelles mettant Jerry Cornélius en scène — n'est pas exempt de difficultés, cela tient au fait que le monde n'est plus facile à appréhender. Marshall McLuhan n'a-t-il pas dit que le médium était le message ? Le sens ne réside nullement dans une hypothétique réunion des fragments épars dont l'auteur eût laissé le soin au lecteur. Il n'y a pas de cohérence à rechercher, rien à comprendre. Tous ces éclats de récit n'ont qu'une fonction sensitive. Le sens gît dans l'éclatement même de la forme. Peut-être n'est-ce pas facile, peut-être l'expérience est-elle étrange et laisse-t-elle le lecteur un instant désorienté, à l'instar du monde actuel où la falsification globale s'esquive dans la vitesse. Mais lire Les Aventures de Jerry Cornélius est bien plus facile que de se forger une bonne image du monde. En tout cas il y contribue. Jerry Cornélius propose rien moins qu'une grille de lecture du monde contemporain, une manière de le décoder pour y survivre et en tirer un minimum de bonheur.

Les Aventures de Jerry Cornélius sont une lecture dont on tire d'autant plus profit que l'on éprouve le besoin de décrypter le monde actuel. Voici bien l'une des œuvres les plus essentielles de la S.-F.

L'Assassin anglais

[Critique commune à Le Programme final, À bas le cancer !, L'Assassin anglais et Vous aimez la muzak ?]

Avec une cinquantaine de livres traduits, Michael Moorcock est l'un des auteurs les plus connus du public, notamment pour son œuvre de fantasy. Mais, outre Elric et ses nombreux avatars alimentaires qui popularisèrent Moorcock — sur le tard, il est vrai —, il fut un précurseur du steampunk, donna dans l'uchronie baroque et, surtout, s'imposa comme l'acteur majeur de la New Wave britannique des années 60, en tant que rédacteur en chef de New Worlds et en tant qu'auteur des aventures de Jerry Cornélius. Il prêta ensuite le personnage à d'autres auteurs dans la mouvance de New World, tels que Spinrad, Aldiss ou Hilary Bailey…

Jerry Cornélius a été présenté comme un James Bond pop et un dandy cynique vivant dans un monde en proie à l'entropie : le nôtre au milieu des sixties. C'est un brin superficiel et racoleur.

En premier lieu, à l'instar d'Elric dont il est un énième avatar, Jerry Cornélius est un agent du Chaos. Dans Le Programme final, le parallèle avec son modèle est particulièrement cultivé. Ainsi, Jerry Cornélius investissant le château faux Le Corbusier de son père fait écho au sac de Melniboné par Elric, son amour pour sa sœur, Catherine, répond à celui d'Elric pour sa cousine, Cymoril, de même que leurs morts respectives de la main de l'un et l'autre. Franck, son frère, endosse le rôle du prince Yrkoon. Le Multivers moorcockien — on entend ici la manière dont se répondent les textes de Moorcock les uns aux autres à travers toute son œuvre en une construction conceptuelle devenue délibérée — commençait à prendre forme.

Jerry Cornélius, dont les initiales ne doivent rien au hasard, est un moderne messie hédoniste et dérisoire qui s'évertue à provoquer l'avènement d'un monde moins froid, moins faux. Ses aventures sont une farce, une comédie où l'humour vient conjurer l'horreur mise en images du monde postmoderne avant qu'elle ne nous anesthésie. Personnage né dans une réaction de colère à la guerre du Vietnam, Jerry Cornélius déchiffre pour nous le labyrinthe discontinu de nos sociétés où l'on est voué, non seulement à se perdre, mais à s'évanouir. Il expérimente diverses attitudes, cherche avant tout à se présenter en tant qu'être humain épris de sincérité et de sensibilité. Pour ce faire, il lui faut lutter contre les systèmes, les organisations incarnées par la froide — et frigide — Miss Brunner. Jerry ne propose rien d'autre que d'introduire un brin de fantaisie dans la dérisoire rigidité de systèmes absurdes prétendant tout contrôler et réduire les gens au rôle déshumanisé d'agent d'un processus. Jerry Cornélius est un antihéros, acteur de la farce, qui s'arme toujours d'un poignard de théâtre pour que seuls meurent les masques ou les rôles. Il ne faut pas davantage se laisser abuser par les oripeaux dont il se vêt, les artefacts dont il s'entoure ; à travers lui, Moorcock montre tout ce qu'ils ont de futile et dérisoire. C'est un rêveur. Et l'imagination, moteur de tous les rêves, lui permet de détourner la technologie, de la réduire en gadgets… En tant que tel, fringues et gadgets ne sont là que pour donner l'illusion de la plénitude et combler la vacuité affective ; en fait de voie, ils aboutissent à une impasse. Tous ces artefacts ne sont qu'artifices incapables de produire du sens. Autant pour le consumérisme !

Datant des années 65/75, Les Aventures de Jerry Cornélius ont certes vu leur cadre vieillir ; le nec plus ultra du gadget high-tech d'alors a pris des allures de pièces de musée de province. Pourtant, comme un grand cru de Bourgogne, elles se sont bonifiées avec les années. La pertinence du propos moorcockien s'accroissant avec l'entropie, il n'en prend que davantage de saveur et de relief. Pour apprécier pleinement, il suffit de se resituer dans le contexte de l'époque, à la manière dont on lit du steampunk. Bien qu'écrit hier, Jerry Cornélius est plus que jamais au goût du jour.

La construction, de plus en plus fragmentée au fil des volumes, dans la mouvance du Nouveau Roman — atomisant la narration, recourant à des inclusions de coupures de presse, des commentaires « off » —, loin de parasiter le récit, en pose le contexte de l'unique manière possible. En effet, la narration la mieux aboutie s'avérerait désormais impuissante à restituer la complexité de l'époque d'une manière autre que parcellaire, impropre au propos de Moorcock. Cette construction ne facilite pas la tâche d'un lecteur habitué à une confortable linéarité, mais elle est indispensable pour créer une « impression du monde » suffisamment globale. Le monde de Jerry Cornélius, c'est ça, ça, ça, ça, ça, ça… ça, ça ! Tout ça ! Et c'est le nôtre ! Si le choix formel de Moorcock — encore exacerbé dans les nouvelles mettant Jerry Cornélius en scène — n'est pas exempt de difficultés, cela tient au fait que le monde n'est plus facile à appréhender. Marshall McLuhan n'a-t-il pas dit que le médium était le message ? Le sens ne réside nullement dans une hypothétique réunion des fragments épars dont l'auteur eût laissé le soin au lecteur. Il n'y a pas de cohérence à rechercher, rien à comprendre. Tous ces éclats de récit n'ont qu'une fonction sensitive. Le sens gît dans l'éclatement même de la forme. Peut-être n'est-ce pas facile, peut-être l'expérience est-elle étrange et laisse-t-elle le lecteur un instant désorienté, à l'instar du monde actuel où la falsification globale s'esquive dans la vitesse. Mais lire Les Aventures de Jerry Cornélius est bien plus facile que de se forger une bonne image du monde. En tout cas il y contribue. Jerry Cornélius propose rien moins qu'une grille de lecture du monde contemporain, une manière de le décoder pour y survivre et en tirer un minimum de bonheur.

Les Aventures de Jerry Cornélius sont une lecture dont on tire d'autant plus profit que l'on éprouve le besoin de décrypter le monde actuel. Voici bien l'une des œuvres les plus essentielles de la S.-F.

À bas le cancer !

[Critique commune à Le Programme final, À bas le cancer !, L'Assassin anglais et Vous aimez la muzak ?]

Avec une cinquantaine de livres traduits, Michael Moorcock est l'un des auteurs les plus connus du public, notamment pour son œuvre de fantasy. Mais, outre Elric et ses nombreux avatars alimentaires qui popularisèrent Moorcock — sur le tard, il est vrai —, il fut un précurseur du steampunk, donna dans l'uchronie baroque et, surtout, s'imposa comme l'acteur majeur de la New Wave britannique des années 60, en tant que rédacteur en chef de New Worlds et en tant qu'auteur des aventures de Jerry Cornélius. Il prêta ensuite le personnage à d'autres auteurs dans la mouvance de New World, tels que Spinrad, Aldiss ou Hilary Bailey…

Jerry Cornélius a été présenté comme un James Bond pop et un dandy cynique vivant dans un monde en proie à l'entropie : le nôtre au milieu des sixties. C'est un brin superficiel et racoleur.

En premier lieu, à l'instar d'Elric dont il est un énième avatar, Jerry Cornélius est un agent du Chaos. Dans Le Programme final, le parallèle avec son modèle est particulièrement cultivé. Ainsi, Jerry Cornélius investissant le château faux Le Corbusier de son père fait écho au sac de Melniboné par Elric, son amour pour sa sœur, Catherine, répond à celui d'Elric pour sa cousine, Cymoril, de même que leurs morts respectives de la main de l'un et l'autre. Franck, son frère, endosse le rôle du prince Yrkoon. Le Multivers moorcockien — on entend ici la manière dont se répondent les textes de Moorcock les uns aux autres à travers toute son œuvre en une construction conceptuelle devenue délibérée — commençait à prendre forme.

Jerry Cornélius, dont les initiales ne doivent rien au hasard, est un moderne messie hédoniste et dérisoire qui s'évertue à provoquer l'avènement d'un monde moins froid, moins faux. Ses aventures sont une farce, une comédie où l'humour vient conjurer l'horreur mise en images du monde postmoderne avant qu'elle ne nous anesthésie. Personnage né dans une réaction de colère à la guerre du Vietnam, Jerry Cornélius déchiffre pour nous le labyrinthe discontinu de nos sociétés où l'on est voué, non seulement à se perdre, mais à s'évanouir. Il expérimente diverses attitudes, cherche avant tout à se présenter en tant qu'être humain épris de sincérité et de sensibilité. Pour ce faire, il lui faut lutter contre les systèmes, les organisations incarnées par la froide — et frigide — Miss Brunner. Jerry ne propose rien d'autre que d'introduire un brin de fantaisie dans la dérisoire rigidité de systèmes absurdes prétendant tout contrôler et réduire les gens au rôle déshumanisé d'agent d'un processus. Jerry Cornélius est un antihéros, acteur de la farce, qui s'arme toujours d'un poignard de théâtre pour que seuls meurent les masques ou les rôles. Il ne faut pas davantage se laisser abuser par les oripeaux dont il se vêt, les artefacts dont il s'entoure ; à travers lui, Moorcock montre tout ce qu'ils ont de futile et dérisoire. C'est un rêveur. Et l'imagination, moteur de tous les rêves, lui permet de détourner la technologie, de la réduire en gadgets… En tant que tel, fringues et gadgets ne sont là que pour donner l'illusion de la plénitude et combler la vacuité affective ; en fait de voie, ils aboutissent à une impasse. Tous ces artefacts ne sont qu'artifices incapables de produire du sens. Autant pour le consumérisme !

Datant des années 65/75, Les Aventures de Jerry Cornélius ont certes vu leur cadre vieillir ; le nec plus ultra du gadget high-tech d'alors a pris des allures de pièces de musée de province. Pourtant, comme un grand cru de Bourgogne, elles se sont bonifiées avec les années. La pertinence du propos moorcockien s'accroissant avec l'entropie, il n'en prend que davantage de saveur et de relief. Pour apprécier pleinement, il suffit de se resituer dans le contexte de l'époque, à la manière dont on lit du steampunk. Bien qu'écrit hier, Jerry Cornélius est plus que jamais au goût du jour.

La construction, de plus en plus fragmentée au fil des volumes, dans la mouvance du Nouveau Roman — atomisant la narration, recourant à des inclusions de coupures de presse, des commentaires « off » —, loin de parasiter le récit, en pose le contexte de l'unique manière possible. En effet, la narration la mieux aboutie s'avérerait désormais impuissante à restituer la complexité de l'époque d'une manière autre que parcellaire, impropre au propos de Moorcock. Cette construction ne facilite pas la tâche d'un lecteur habitué à une confortable linéarité, mais elle est indispensable pour créer une « impression du monde » suffisamment globale. Le monde de Jerry Cornélius, c'est ça, ça, ça, ça, ça, ça… ça, ça ! Tout ça ! Et c'est le nôtre ! Si le choix formel de Moorcock — encore exacerbé dans les nouvelles mettant Jerry Cornélius en scène — n'est pas exempt de difficultés, cela tient au fait que le monde n'est plus facile à appréhender. Marshall McLuhan n'a-t-il pas dit que le médium était le message ? Le sens ne réside nullement dans une hypothétique réunion des fragments épars dont l'auteur eût laissé le soin au lecteur. Il n'y a pas de cohérence à rechercher, rien à comprendre. Tous ces éclats de récit n'ont qu'une fonction sensitive. Le sens gît dans l'éclatement même de la forme. Peut-être n'est-ce pas facile, peut-être l'expérience est-elle étrange et laisse-t-elle le lecteur un instant désorienté, à l'instar du monde actuel où la falsification globale s'esquive dans la vitesse. Mais lire Les Aventures de Jerry Cornélius est bien plus facile que de se forger une bonne image du monde. En tout cas il y contribue. Jerry Cornélius propose rien moins qu'une grille de lecture du monde contemporain, une manière de le décoder pour y survivre et en tirer un minimum de bonheur.

Les Aventures de Jerry Cornélius sont une lecture dont on tire d'autant plus profit que l'on éprouve le besoin de décrypter le monde actuel. Voici bien l'une des œuvres les plus essentielles de la S.-F.

Voici l'homme

[Critique commune à La Défonce Glogauer et Voici l'homme.]

« Tout ceci frappait Glogauer en tant que psychiatre manqué, mais Glogauer, l'homme, était partagé entre les pôles du rationalisme absolu et du désir d'être convaincu par le mysticisme lui-même. »

« Il y vit un libraire juif, au teint brouillé, à l'air extrêmement sérieux, maussade même, la tête remplie d'image et d'obsessions irrésolues, la sensibilité à fleur de peau. » C'est ainsi que Karl Glogauer se voit dans un miroir. Deux notations physiques et deux notations « morales » chapeautées par une étrange expression qui a plus de sens pour lui que pour nous, à moins de sombrer dans un anti — ou un pro-sémitisme plus ou moins primaire…

Qui est Karl Glogauer ?

Un des avatars de Moorcock, qui lui sert à se poser une question cruciale : être ou ne pas être ? en avoir ou pas ? Une de ces créations éphémères qu'un romancier épuise, avant de la ressusciter pour le plaisir…Qu'importe, il est manifeste que ses initiales, K et G, renvoient aux prénoms de Jung (Carl Gustav) et que, dans les deux premières apparitions du héros, le disciple et concurrent de Freud est responsable du questionnement sur la réalité des gens et des choses. À savoir : est-ce l'idée que je me fais des choses qui préside aux choses ou leur réalité qui s'impose à l'idée que je m'en fais ? Question dickienne ? En tout cas, on peut dire qu'il s'agit d'une interrogation récurrente. Est-ce moi qui suis en prison ou les autres ? Suis-je prisonnier de moi ou des désirs des autres ? Qui confirmera ma vie, et par rapport à qui ou quoi ? Par rapport au père, à Dieu, à moi ou à celle que j'aime, ou qui m'aime….?

Karl Glogauer, fils de libraire et libraire lui-même, est poussé par un personnage manifestement gay à voyager dans le temps. Quoi de plus fascinant de prendre pour destination non pas l'origine/l'instant précis où, descendu de l'arbre, l'homme se dresse — on notera que ce moment est plus qu'incertain dans la mesure où il n'est pas daté —, mais l'année de naissance du Christ en tant que personnage politico-religieux ? Pour vérifier que tout cela n'est pas le fruit de notre imagination, pour trouver le Christ et en garantir l'authenticité. Pour contredire ou prouver que « L'idée a précédé la réalité de Christ » (c'est Moorcock qui souligne) ? Clarke et Baxter, dans Lumière des jours enfuis, reprennent eux aussi cette idée — en revenant faire un rapport circonstancié de la réalité des faits, racontés postérieurement par des disciples empressés à établir une religion basée sur la croyance en leurs récits… Mais voilà — et comme, depuis Nietzsche, il fallait s'y attendre —, rien ne se déroule comme prévu…

L'appareil à voyager dans le temps est sérieusement endommagé et Karl Glogauer condamné à rechercher le Christ tout en se confrontant à ses souvenirs de cette époque. C'est le mythe qui forge la réalité a posteriori, un peu comme si, pour justifier le Nouveau Testament, on envoyait un Christ différent mais acceptable. « Il se convainquit lui-même qu'il n'avait pas une idée claire du cours qu'avait pris l'Histoire de ce temps. Il n'y avait que des légendes, pas de relations […]. Les livres du Nouveau Testament avaient été écrits des dizaines et même des centaines d'années après les événements qu'ils décrivaient… » Un mystificateur mystifié au point de devenir créateur de mythe… « C'était un rôle archétypal dans tous les sens du terme, un rôle fait pour séduire un disciple de Jung. C'était un rôle qui transcendait l'imitation pure. C'était un rôle qu'il devait maintenant jouer jusque dans les plus petits détails. »

Je passe sur les scènes qui marquent la différence entre la longue nouvelle — laquelle figure, sous le même titre, dans Le Cavalier chaos — et le roman (on pourrait schématiser en comparant la version initiale aux évangiles et la version romanesque à un étirement littéraire…) : je retiendrai juste une relation inaboutie et/ou inachevée entre Karl et Marie, et le fait que le Jésus de cette Marie-là est un « innocent ». Pour le reste on retrouve : passage au désert, tentations, trahison organisée avec Judas…L'important n'est pas vraiment dans les différences et les ressemblances avec l'Histoire de la religion, mais dans ce dont Moorcock se sert et dans la façon dont il utilise le rapport à Jung.

On aura compris que Karl Glogauer se cherche en même temps que le Christ. Et lorsque, au moment de la mortelle confusion entre lui et l'autre — jusqu'à la crucifixion, dans le roman — , K. G. dit : « C'est fait. Ma vie est confirmée », on peut se demander de quelle vie il s'agit…Même si, tout de suite après, l'amie de Karl se plaint qu'il fasse n'importe quoi pour se faire remarquer.

On trouve dans Voici l'homme : « Être juif, c'est être immortel, lui avait dit Friedman peu de jours après qu'Eva soit retournée chez ses parents. Être juif, c'est avoir un destin… même si ce destin n'est que de survivre. » Et Karl Glogauer réapparaît dans La Défonce Glogauer, en quête de la paix ou de l'innocence enfantine au Jardin suspendu, en plein Londres, où il se plaît à rêver. En proie au doute, c'est à un inconnu, un Nigérian, qu'il doit ses voyages à des époques particulières de l'histoire : la commune de Paris en 1871 ; sous Bismarck en 1883 ; en Afrique du Sud en 1892 ; à Londres en 1905 en juif polonais émigré ; en Inde en 1911 ; en France en 1918 ; en Russie en 1920 ; dans une boite à New York en 1929 ; à Shanghai en 1932 ; à Berlin en 1935 ; à Auschwitz en 1944 ; à Tel-Aviv en 1947 ; à Budapest en 1956 ; au Kenya en 1959 ; au Vietnam en 1968 ; dans Londres en 1990 (soit 19 ans dans l'avenir par rapport à la rédaction). Dans ce dernier cas, le passage est au futur : Karl aura 51 ans et ne sera plus qu'un ex-mercenaire sur le point de mourir. Le roman s'achève au Jardin suspendu. Entre ces deux séquences les divers épisodes sont construits de manière identique : un extrait d'article de presse ou d'essai concernant l'époque, un bref dialogue entre Karl et son Nigérian, le passage concernant une des possibles vies de Karl Glogauer, enfin une interrogation : Que feriez-vous ? Dans telle ou telle circonstance ? À chaque épisode, l'âge et la situation familiale de Karl — qui pour moi tient plus de Faust que du Christ — changent. Il n'est plus messianique, il semble simplement subir les désirs de son dieu d'ébène qui, bien sûr, ressemble à Méphisto. On a le sentiment que Moorcock se fait plaisir en introduisant son personnage dans notre passé collectif où une autre approche des choses aurait pu en modifier le déroulement. C'est sans doute pour cela que le sous-titre de l'œuvre est « roman cruel ».

Moorcock iconoclaste ? Pas vraiment ! Démystificateur plus simplement… en tout cas soucieux de se poser des questions, comme tout écrivain qui se respecte, et de nous proposer des réponses.

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