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Les critiques de Bifrost

Mother London s'impose d'emblée comme un hymne à Londres, puis comme la quintessence de l'œuvre moorcockienne. Parce que c'est un roman de littérature générale écrit à la manière d'un roman de S.-F., celle-ci y apparaît diaphane, tel un voile irisé d'hydrocarbure à la surface de l'eau.

L'unique élément de S.-F. ici présent est la télépathie, un outil générique dont Moorcock n'est absolument pas familier. Il l'utilise comme nulle part ailleurs, laissant le Silverberg de L'oreille interne, le Bester de L'homme démoli et a fortiori la McCaffrey de La Rowane très loin derrière. La télépathie est enchevêtrée au plus profond du roman, mêlée à son substrat, incorporée à l'argile dans lequel sont pétris les personnages. Omniprésente et presque invisible, voix de la ville, voix de Londres, elle devient le coryphée de l'éternel théâtre moorcockien.
Avec ce roman, la littérature moorcockienne atteint à sa pleine maturité. La métaphysique de l'auteur n'a jamais connu de rupture mais n'a cessé de s'affiner pour trouver ici son apogée formelle. Si la narration de plus en plus éclatée des aventures de Jerry Cornélius pouvait poser problème à un lectorat trop habitué à la confortable linéarité des intrigues standards de la littérature populaire traditionnelle, l'absence radicale d'intrigue de Mother London risque de leur faire perdre pied à moins d'un considérable effort. Disons qu'il y a des prérequis à la lecture de cet ouvrage. Ce n'est pas un best-seller que tout un chacun peut avaler tout rond. Il faut, soit être profondément familiarisé avec l'œuvre de Moorcock et ses thèmes, en avoir une approche intellectuelle et pas seulement divertissante - avoir lu et apprécié Jerry Cornélius en connaissance de cause - , soit bien connaître les formes littéraires les plus puissantes du siècle échu et les plus aptes à le dépeindre.

David Mummery, Joseph Kiss et Mary Gesalee sont de vrais Londoniens. Ils sont nés à Londres, y vivaient durant le Blitz et y vivent encore dans les années Thatcher. Jamais ils n'ont quitté la ville hormis pour de courts séjours. Ils y ont leurs racines. Ce sont des gens comme vous et moi. Toutefois, ils sont télépathes. Ce qui les conduit à fréquenter assidûment les institutions psychiatriques. Cette capacité n'est donc pas forcément un don béni des dieux. Autant pour les fantasmes de pénétration, de viol, induits par la télépathie… Ce n'est pas non plus une affliction. Ce ne sont pas des forcenés. Il leur faut s'assumer, ce n'est pas facile mais possible. Dans L'oreille interne, Selig devait s'évertuer à survivre à la perte de son pouvoir, en laquelle il voyait une castration ; ici, il s'agit de vivre avec. Face aux télépathes, la société anglaise ne réagit pas, elle ne les élimine pas plus qu'elle ne les exploite : elle les ignore, tout comme s'ils n'étaient pas télépathes. Elle ne se remet pas en cause parce qu'ils existent, c'est à eux de trouver leur place en usant ou non de leurs talents.

Par-delà ce récit sans intrigue, quand on en vient à regarder sur champ ces tranches de vies plus ou moins disparates, la véritable héroïne finit par transparaître à la façon chatoyante d'un hologramme : LONDRES. Londres apparaît. Comme matrice - d'où le titre - offrant ses lieux de régression (serres, appartements, jardins…) et proposant maints lieux d'évolution, de mutation (des pubs, pour beaucoup). Elle se manifeste aussi comme une entité évolutive, donc toujours alternative, à laquelle, bien qu'elle autorise des pauses, il faut s'adapter. La ville exige cette adaptation, et donc la permet. C'est-à-dire qu'il faut, à l'instar de l'acteur qu'est Joseph Kiss, adopter moult masques. Plus l'adaptation est difficile, plus large est l'éventail offert.

Les personnages déambulent dans la ville, à travers l'espace urbain, mais aussi à travers le temps. Ils y entraînent le lecteur. Et ils emportent leurs repères avec eux : les relations qu'ils ont tissées entre eux, qu'ils soient principaux ou secondaires, télépathes ou pas. Ces personnages sont des citadins, la ville est leur habitat naturel. Ils transcendent Jerry Cornélius qui, s'il savait survivre dans la ville, n'aspirait qu'à être l'un d'eux. Mummery, Kiss et Gasalee, eux, savent vivre dans la cité, pas seulement y survivre. Les personnages de Mother London sont intenses ; ce sont des créations littéraires très élaborées avec leur personnalité, leur caractère, leurs relations et surtout leurs souvenirs. À un million de lieues des personnages vecteurs d'action si commun en S.-F. Impossible au lecteur de procéder à une quelconque identification ; ils ne sont ni vous ni moi ; ils ne sont qu'eux-mêmes, pleins, et ne sauraient accueillir le lecteur bernard-l'ermite. Désolé, les coquilles sont habitées. Leurs amis ne sont pas nos amis, ni leurs souvenirs les nôtres. Et nous voici contraints d'apprendre à vivre et à lire en adultes, voire même en humains, ne serait-ce que pour nous hisser au niveau des personnages. Ou de la différence qu'il peut y avoir entre vivre en ville et y fonctionner comme un robot du métro.

À proprement parler, il n'y a dans ce livre nulle autre action que le quotidien. Moorcock a travaillé ses personnages, les a fignolés, polis, lustrés, remis cent fois sur le métier, jusqu'à leur faire exsuder Londres, la faire sourdre des gestes, des regards, des paroles, des souvenirs et des pensées mêmes. La ville devient alors un lieu éminemment humain. Plus fort, même, elle devient, moyennant un bel effort, certes, un nexus où il est possible d'être plus humain qu'ailleurs. Pour y être heureux, il y faut davantage d'humanité - de parole, de sens, de souvenir, de réseaux ; et, comme corollaire, de mensonges et de masques. Les repères y sont souvenirs, fantômes qui hantent les mémoires collectives (le Blitz) et individuelles. Ceux-là seuls persistent. Privé de ses repères naturels, le citadin doit se fier à l'humain dont la dimension doit croître en lui. À défaut de confiance dans cette dimension humaine, faute de croire aux fantômes, à ce qui subsiste quand la chair n'est plus, l'équilibre sera rompu tant dans l'être qu'en la cité. Partout guettent les forces mortifères qui veulent faire de la ville une « Cité Radieuse » comme celles qui rêvent de la métamorphoser en un enfer incohérent de changements stroboscopiques. Ces forces se compensent, fluent, refluent. L'ouvrage demande une lecture à quatre dimensions. Par le jeu des souvenir et des désirs, de la mémoire et du fantasme, la linéarité entropique du temps ne cesse d'y être battue en brèche. Au fil du roman, on ne cesse de passer du présent au passé, à l'avenir et, bien sûr, le référent change. Or, ce passé est mythique, évidemment : structuré par le mythe. Il n'y a aucune authentique réalité dans le souvenir, fût-il collectif - seulement du sens, du mythe, de cette matière première dont sont façonnés les désirs. Sans sa dimension mythique, la vie serait dépourvue de sens. Juste une survie. Londres, la Ville par excellence, riche d'histoire et donc de mythes, lieu ambigu de toutes les subjectivités qui apparaît comme le haut lieu nodal où l'humanité se rencontre elle-même et se crée, ne cesse jamais de mourir pour mieux ressusciter. En injectant du mythe dans la ville, Jerry Cornélius préludait Mother London, où le lecteur peut désormais s'immerger. Ce que Moorcock propose dans ce livre n'est rien d'autre que de ne pas vivre en ville comme des cafards sous l'évier. La différence entre l'homme et l'animal gît dans l'imaginaire, cette capacité à se représenter le passé et l'avenir au gré des désirs, et par là, à façonner le monde. Produit de la parole, nourri des mythes, l'imaginaire est mensonger ; il permet l'introduction dans le monde d'un minimum de fantaisie et d'espoir qui le rend vivable, humain. Mother London restitue à l'illusion toute son importance en tant que réalité indissociable et inhérente à la condition humaine.

Mother London, chef d'œuvre de Michael Moorcock, le hisse au panthéon de la littérature du 20e siècle. À l'instar de Tous à Zanzibar de Brunner, mais sans recourir aux artifices que l'auteur a déjà utilisés pour Jerry Cornélius, ce roman, faute de dépeindre le feu siècle, lui confère du sens et surtout, le rend habitable.

Certes, l'ouvrage déroutera, voire décevra, les amateurs de S.-F. classique, les fans de la fantasy de l'auteur. Par contre, il réjouira qui apprécie la grande littérature occidentale, de Faulkner à Pynchon en passant par Samuel Butler ou Kurt Vonnegut et autres. Avec ce livre, Moorcock entre dans cette catégorie. Mother London est à inscrire au patrimoine littéraire pour l'humanité.

Jean-Pierre LION

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