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Hélios

Louis Thirion est l'un des tout premiers auteurs qu'il m'ait été donné de chroniquer, en 1991, dans Yellow Submarine, lors de la sortie de son dernier roman au Fleuve Noir, Requiem pour une idole de cristal. Ce titre faisait de Louis Thirion l'ultime représentant des auteurs de la période classique de la vénérable collection « Anticipation ». Ce qui ne rajeunit personne… Et puis le silence. Et la mort même d' « Anticipation »… Une page, et non des moindres, de l'histoire de la science-fiction française était irrévocablement tournée. L'on pouvait alors penser l'œuvre de Louis Thirion désormais close et appartenant au passé. Des lecteurs plus objectifs diraient peut-être que cela eut mieux valu… Mais les éditions Rivière Blanche ne s'adressent pas à ceux-là. Elles parlent aux nostalgiques pour qui, envers et contre tout, nonobstant défauts et faiblesses, le « Fleuve », c'est-à-dire « Anticipation », ne saurait se tarir. Parmi ceux-ci, il en est pour qui Louis Thirion est un auteur culte, au même titre que Peter Randa ou Jimmy Guieu le sont pour d'autres. Aussi, quand après quinze ans d'absence, vous découvrez à nouveau le nom de l'auteur qui a bercé votre enfance et dont vous lisiez et relisiez les livres dans la liste des publications récentes, votre cœur manque un battement. Quand Org, votre rédac'chef préféré, vous dit qu'il y a trop longtemps que Passeport pour la cinquième dimension (même éditeur) est paru pour qu'il puisse encore en accepter une chronique, qu'on manque de place dans Bifrost et que, après tout, il y a peut-être plus urgent que d'évoquer Thirion dans nos colonnes, vous le vouez aux gémonies dès le téléphone raccroché. Or, ne voilà-t-il pas que Rivière Blanche me donne une seconde chance de vous parler de Louis Thirion qui fut l'un des meilleurs auteurs — si ce n'est le meilleur auteur — « maison » d' « Anticipation ». Profitons-en donc pour parler du dit bouquin qui, ça m'écorche les doigts de l'écrire, n'est pas l'un de ses plus aboutis. Peu ou prou, le scénario rappelle ceux du récent Passeport pour la cinquième dimension ou d'Accident temporel (Fleuve Noir « Anticipation », janvier 1987). Le temps et la réalité s'y délitent. On retrouve un personnage principal dans un rôle de Candide en proie au temps. Un, voire deux, compagnons d'errance lui sont attribués qui semblent en savoir davantage qu'ils ne veulent bien le dire et dont le rôle est ambigu. Le commandant Lexor se voit ainsi baguenauder à travers le temps et les réalités, sa route ne cessant de croiser celle de Léo, l'envoyé de Véga 36, et celle du Colporteur. Lexor et Léo tirant l'un est l'autre à hue et à dia. Comme naguère Ulysse, Lexor est guidé dans ses tribulations par le souvenir qu'il garde de son amour pour Pénélope qui l'attend sur Mars, dans la réalité qu'il entend bien rejoindre comme étant sa patrie, bien que celle-ci ne soit peut-être plus elle-même au fil des changements de réalité qui ne cessent de s'enchaîner. Ce livre n'est pas dépourvu de toute invention originale. Ainsi évolue-t-on dans le cosmos au moyen de vaisseaux horoscopiques dont le déplacement instantané se fait par glissement progressif de réalité ; une invention due au professeur Apfl Strudel (ça ne s'invente pas !) par la grâce de laquelle Hélios, le chat, a pu voyager jusqu'à la galaxie d'Andromède. Les horoscopes tenant lieu de plan de vol… Et en la compagnie de Lexor, vous passerez de celle de mages chaldéens à celle de robots ayant survécu à l'humanité mais pas le moins du monde convaincus d'avoir été créés par elle. Il se pourrait même que cette idée-là soit blasphématoire… Hélios, comme toute l'œuvre de Louis Thirion, mais surtout sa seconde période — les années 80 — est empreint d'humour et parsemé ici et là de marques à gauche. Une allusion à Nerva, nom récurent propre à l'auteur, déjà croisé dans Ysée-A (Fleuve Noir « Anticipation », 1970, réédité vingt ans plus tard dans la même collection) et Le Secret d'Ipavar (1973, toujours en « Anticipation »), y apparaît comme une signature cryptique. C'est évidemment un vrai bonheur pour les fans. À ceux qui, par contre, voudraient comprendre pourquoi certains élèvent Louis Thirion au rang d'auteur culte, je conseillerai plutôt d'attendre la réédition de Les Whums se vengent (livre de 1969, encore et toujours en « Anticipation ») annoncée pour bientôt chez Eons (pour peu qu'on oublie la couverture hideuse propre à toute production Eons et une fabrication à l'avenant).

Séparations

L'Atalante a entrepris de réunir l'intégrale des nouvelles de Jean-Claude Dunyach, qui est réputé, sur la forme courte, pour être le meilleur auteur français de S-F, à tout le moins le meilleur styliste. Pour le style, on veut bien. Pour ce qui est de la S-F, les choses méritent d'être nuancées…

Ce volume comporte sept récits : deux qui s'apparentent au (nouveau) space opera (« Séparation », « Trajectoire de chair ») ou à la veine anticipative traditionnelle (« La Ronde de nuit », « Libellules ») ; un autre hors norme (« Autoportrait ») ; les deux derniers traduisant une évolution récente, vers la pochade et/ou la fantasy (« Une place pour chaque chose », « La chevelure du saule »). À défaut d'être bienveillant avec la presse (l'Atalante ne nous ayant pas fait parvenir le présent recueil, sans qu'on sache trop pourquoi…), l'éditeur peut au moins se targuer de savoir composer un recueil : celui-ci fait montre d'une belle unité thématique, donnant à réfléchir, entre autres, sur la démarche artistique, l'absurdité des actions humaines, l'évolution de l'intelligence. Sept nouvelles : autant de fables tragiques, noires, cruelles. Une réflexion cependant : où Dunyach jeune savait prendre des risques (voir la nouvelle « Autoportrait »), l'auteur mature semble parfois plus frileux. Des thèmes nouveaux chez lui sont déjà anciens chez d'autres. Comme s'il se réfugiait dans sa méthode. Voilà peut-être le plus grand danger pour lui : quand le style agit comme un échappatoire, aux dépends d'une forme de dépassement des idées qu'autoriseraient ses intuitions et sa technique littéraire.

Le style, donc. Comme toujours chez Dunyach, nous sommes en présence de récits à la fois très structurés et très stratifiés, servis par une écriture fluide, toute en retenue, presque minimaliste. Le recours à un imaginaire varié, allié à cette remarquable économie d'effets, le rapproche aujourd'hui d'écrivains comme Francis Berthelot ou Châteaureynaud, et par conséquent marque dans sa carrière une possible évolution.

Rompre définitivement avec la S-F, pour Dunyach, est-ce possible et même vraisemblable ? On ne sait. En tout cas, S-F ou pas, on attend la suite avec curiosité.

Kane 1/3

Qu'est-ce qui donne envie de lire un livre ? Le titre (Kane — presque littéralement Caïn —, sec et ample à la fois) ? La couverture de Guillaume Sorel (un géant furieux, tout roux, qui émerge d'un paysage de marais, feu et fureur sur fond verdâtre) ? Une réputation ? Une intuition ? Je ne sais rien du livre et rien de son auteur, Karl Edward Wagner, dont j'apprends qu'il a été éditeur et qu'il a écrit des pastiches de Conan avant d'inventer son propre personnage de guerrier invincible. Ce sont ses aventures (la plupart inédites en français) que Denoël réunit dans une intégrale de trois volumes, le premier rassemblant deux romans : La Pierre de sang et La Croisade des ténèbres. Wagner est mort en 1994, à l'âge où j'ai cessé de m'intéresser à la fantasy de Howard et consorts. Est-ce que cela compte ? Est-ce qu'il existe, pour finir, une manière de voir, une esthétique commune à cette génération d'auteur ?

Manière de voir, en effet. Le livre est découpé, non pas tant en chapitres qu'en longues séquences. Wagner connaissait-il le cinéma (façon Verhoeven dans La Chair et le sang) ? Séquences aux titres amples et gentiment caricaturaux : « Le pays putréfié », « L'éveil des dieux anciens », « Les crocs de la louve ». Les deux romans débutent avec des paysages hors normes, des situations énormes, les personnages n'apparaissent qu'après. Puis le champ se déploie, presque lovecraftien, les personnages (leurs turbulences, leur solitude) se dessinent avec de plus en plus de précision, sur le blanc de l'histoire à venir.

Le désir du livre emporte la lecture, mais on n'oublie pas, chemin faisant, les premiers mots des premiers chapitres. « Les pierres sous les sabots de son cheval prenaient maintenant une familiarité presque rassurante et, soudain, Kane ne sut plus si cinquante ans ou autant de jours s'étaient écoulés depuis la dernière fois qu'il avait longé cette crête à cheval » (p. 29).

Kane, « gigantesque guerrier, détenteur d'étranges secrets », porte le patronyme du maudit, de l'errant, « ce Caïn au nom de mauvaise renommée, dont l'âme cherchait le savoir des créatures premières qui marchaient encore avec orgueil et non dans l'ombre, des dieux et des démons à la gloire ternie ». Cet orgueil inhumain, ce refus du Père, mais plus encore celui d'endosser les morts, leur histoire, font de lui un banni, un monstre, une chimère — et par glissement de sens, un mythe. En se baptisant lui-même, il s'arroge le droit d'échapper au déterminisme, et d'être tout ensemble un lettré avenant, un bretteur impitoyable, un diplomate habile, un sorcier initié aux mystères anciens, et un meurtrier des plus effroyables : coupable de crimes odieux et capable, par la force de sa rhétorique, de transformer cet acte démoniaque en nécessité. « Qui êtes-vous ? souffla le Prophète et, dans le secret de ses pensées, il se demanda : Qu'êtes-vous ? » Difficile de répondre. En tout cas il apparaît toujours dans les périodes troublées où se prépare la guerre.

Nous sommes en des temps lointains, dans un monde différent, moyenâgeux. La Pierre de sang raconte les étapes d'un conflit qui se joue entre deux cités rivales : Kane intrigue, complote et massacre à tour de bras, passant d'un camp à l'autre sans sourciller. Cette politique retorse sert un dessein immense : raviver les pouvoirs d'un artefact ancien, égaré dans les jungles de Kranor-Rill. Et lorsque Kane se perd au fin fond des marécages (séquence d'anthologie), nous savons qu'en fait il n'a rien à craindre, mais qu'il rejoint le chaudron où des hommes de sa trempe se refondent, se transforment. La folle exubérance de la jungle reflète l'abîme de son esprit.

Le bandit Ortède est au coeur du second roman, La Croisade des ténèbres. Ortède est possédé par Sataki, démon du chaos extérieur, qui a le pouvoir de retourner les ombres contre leurs hommes. Sous couvert de croisade religieuse à travers les Royaumes du Sud, le Prophète et ses légions de gueux préparent le retour du dieu. Kane, à la recherche d'un mauvais rôle, n'hésite pas à vendre ses services au Prophète, quitte à le trahir plus tard pour mieux servir ses intérêts. Mais leurs échanges feront vaciller sa confiance et sa résolution. Le dévorant Ortède/Sataki contre l'avide Kane : la séquence où ils assistent ensemble à un spectacle donné dans la Tour d'Ingoldi aurait pu se titrer : « Cannibales ». Ortède a par ailleurs enlevé la délicieuse Esketra, princesse de Sandotnéri, où sévit son ancien amant et capitaine d'armée Jarvo. Jarvo, hussard hautain dont le beau visage a été éborgné par Kane dans un combat. Jarvo lui aussi est un monstre. Il possède encore un œil, mais sa rivalité avec Kane, ses amours non partagés l'aveuglent. Jarvo est un monstre froid qui se ment. Il comprendra bien tard que sa princesse est une femme perdue qui couche avec Ortède parce que tel est son bon plaisir ; que Kane est meilleur, plus vertueux que lui parce qu'il ne se ment pas (même si ses plans échouent, même si c'est un traître). Jarvo révèle aux hommes que non seulement ils ne peuvent pas sortir de leur condition d'homme, mais que là est leur dignité et leur grandeur, c'est l'illusion qui les abaisse.

L'écriture de Wagner est-elle pour autant entièrement du côté de « l'intime » ? Robert E. Howard s'en retournerait dans sa tombe. Ce serait oublier les batailles qui transportent le récit, l'irruption de la magie et du merveilleux dans les combats sanglants des hommes ; et surtout la présence lancinante d'une philosophie de l'échec, une mélancolie ou une amertume de l'effondrement, comme peut-être le développe secrètement dans son cœur tout homme. « Il semblait toujours fracasser ce qu'il ne pouvait avoir. » Le monde de Kane est à l'aube d'une ère nouvelle, mais c'est pour lui une aube grosse de son savoir désenchanté. Aucune conquête, aucune croisade ne pourra jamais vraiment rougir ou blanchir ce monde. Son intuition de l'inéluctable catastrophe à venir rend d'autant plus amère la moindre de ses actions. À la fin le corps blessé du (anti-) héros se balancera dans le vent en haut d'une tour : comme un hommage aux auteurs morts, à la vieille heroic fantasy, que l'écriture ardente de ce cycle, tout entier ample et sec, somme de ne pas disparaître et plus encore de se métamorphoser.

Ganesha, mémoires de l’homme-éléphant

Comme chacun sait, un éléphant ça trompe énormément. Joseph Carey Merrick (« John », pour son médecin personnel) occupe une chambre du London Hospital, où on vient le visiter tant pour ses aberrations corporelles que pour son agilité intellectuelle. De fait, c'est une ancienne bête de foire qu'une certaine finesse d'esprit doublée d'une admirable érudition littéraire a transformé en attraction pour la bonne société victorienne. Malgré cette infirmité, il mène une vie presque normale. Tout le monde en est persuadé. Mais tout le monde a tort. « Le front est criblé de protubérances crâniennes qui font saillie, jusqu'à comprimer l'arcade sourcilière droite. C'est à peine si on distingue l'œil. Les tumescences recouvrant la pommette droite ont entraîné une déformation de la face, jusqu'à déjeter le nez et la bouche vers la gauche. On distingue sur la lèvre supérieure une cicatrice ancienne, signe évident d'une intervention chirurgicale. Le sujet, dans sa jeunesse, devait présenter un appendice de chair affectant la forme d'une trompe et qui lui a probablement valu son surnom d'homme-éléphant. » Car derrière l'homme, ou l'animal, ou le monstre, incarné dans ce corps triple, se cache le dernier avatar de Ganesha, Seigneur des catégories, protecteur des arts, dieu de la sagesse et de l'intelligence. Ganesha, descendu parmi les hommes pour mettre fin à un monde.

Merrick est le narrateur de Ganesha, qui représente ses Mémoires imaginaires. Ce qui intéresse Mauméjean dans le cas de cet authentique citoyen britannique qui vécut de 1862 à 1890, tient autant à son obscène difformité qu'à celle du corps social où il évolua. Là où un Ballard stigmatise l'inquiétante normalité du paraître, lui souligne l'anormalité foncière de l'être. La première version des Mémoires de l'homme-éléphant (aux éditions du Masque) était parée des couleurs du roman policier. À l'occasion de la réécriture, l'auteur a exploré tout le potentiel contenu dans cette ébauche, pour en faire surgir des aspects inédits. D'abord il étoffe l'histoire de Merrick, il renforce sa stature multiple, homme contrefait, dieu pachyderme, fils de Shiva. Mais en choisissant d'en faire l'axe d'un système de croyances et d'imaginaire (« Le monde tourne sur la trompe de l'éléphant. ») que viennent dissiper la modernité et le matérialisme du XIXe siècle, il lui confère aussi une portée symbolique. Son journal imaginaire, entrecoupé de digressions philosophiques, de souvenirs, raconte ses enquêtes, présentées sous la forme de devinettes érudites et macabres, et déclinées au fil des saisons. Quatre enquêtes pour quatre saisons, accompagnant la déréliction du monde. À l'image du célèbre détective de Conan Doyle, dont l'auteur est un fan inconditionnel, l'homme-éléphant coincé dans sa chambre est un limier presque immobile. Un jeune valet de l'hôpital et un personnage louche occupent le terrain pour lui. Quand ses lieutenants et son intellect de suffisent pas, il procède à grand renfort de songes et d'interventions divinatoires pour résoudre les énigmes que lui soumettent les femmes de Whitechapel (un ogre enlève les petits garçons en laissant une figurine de pain d'épice à leur place), des gens de la haute société (un banquier persan prépare une manœuvre financière d'envergure, sur fond de politique internationale et de rites babyloniens), la police (une famille est décimée par un tueur contrarié parce qu'aphasique), ou même le hasard (un médecin pythagoricien veut précipiter l'avènement d'un ordre nouveau par une série de crimes mystiques). Il est le vortex où convergent la noirceur et le désespoir d'une époque : « Je suis Vinâyaka, le meilleurs des guides, et les horreurs du monde savent trouver ma maison. […] Je me devais à la ville, ainsi que le médecin se doit au patient car, par ma seule présence, j'assurais l'hygiène publique. Non pas la santé des masses, mais le désordre, le chaos dont je suis garant, et qui sont les derniers sursauts de l'innocence avant l'établissement du Progrès. » Au total le monde, même purgé de quelques criminels, ne paraît guère plus innocent ; mais il a changé. La ville, étendue à la société victorienne, apparaît comme le contrepoint du corps de Merrick, comme un personnage à part entière. À la difformité et à l'affaiblissement du pachyderme répond la déliquescence de la nation britannique, en voie de transformation radicale. Monstrueuse. La révolution industrielle va bientôt métamorphoser le paysage urbain, conduire des milliers d'hommes et de femmes à la misère, faire évoluer les mœurs, les idées. Monstruosité physique, monstruosité matérielle, et même morale lorsqu'elle corrompt l'entendement jusqu'à la folie. Ganesha est aussi le roman du noir de la suie, des terrils et des esprits enfumés. Comme Thomas Day dans Le Trône d'ébène, Mauméjean évoque la fin de l'imaginaire, la perte de la foi, le voyage sans retour de l'homme dans le chaudron de la raison, où le rêve n'a plus sa place.

Homme ou dieu, en raison de sa tête monstrueuse, Merrick ne peut dormir qu'assis, appuyé sur des coussins. À la fin pourtant il meurt comme un homme, tué par le poids de ce chef encombrant. En Inde ou au Tibet, l'éléphant est l'animal qui supporte l'univers. Et c'est ainsi que « le monde s'efface dans les rêves de l'éléphant. »

À un point de la première enquête, le médecin de Merrick s'exclame : « Mais enfin, John, c'est totalement irrationnel ! ». C'est vrai. Mais la clé du roman, des énigmes qui le traversent, et qui vaut peut-être pour le travail de l'auteur en général, se trouve justement dans une fable : la parabole indienne de l'éléphant. Plusieurs aveugles examinent différentes parties d'un éléphant : une oreille, une patte, la queue, le corps, une défense, etc. Chaque aveugle est convaincu qu'il perçoit la véritable nature de l'éléphant grâce à la partie qu'il a touché : l'éléphant représente soit un éventail, soit un arbre, ou encore une corde, un serpent, une lance. Mais aucun d'entre eux ne l'envisage dans sa globalité. « Je dégageai mon bras du sac qui le recouvrait et lui tendis ma patte. L'homme l'inspecta sans surprise puis entreprit de la palper. » La vie, l'unité, le destin d'un être sont-ils la somme des masques qui le composent ? Peut-on le résumer à ses actions, ses pensées, ses passions ? « Les faits en eux même n'ont aucune signification, il incombe à l'observateur d'y adjoindre du sens. […] De l'apparente confusion se dégageait un équilibre, une harmonie que je ne parvenais pas à saisir mais que je pressentais. Pour qui saurait le voir, l'ensemble offrait un sens véritable en chacune de ses parties. »

L'identité, l'illusion, le corps, la ville sont des thèmes récurrents dans l'œuvre de Mauméjean, qu'importe le support ou le contexte. Personnalité éclectique, il a donné dans le vidéo art avant d'enseigner la philosophie. Il écrit et il édite pour la jeunesse, pour les adultes — et parce qu'il a du talent, c'est partout excellent. Il imagine ses uchronies en faisant subir à la réalité et au passé les derniers outrages. Son prochain roman, Lilliputia, s'inspire encore une fois d'un fait historique tronqué : le récit d'un pompier nain cocaïnomane dans un parc d'attraction planté sur Coney Island. Décidément, un Mauméjean ça trompe énormément.

Tourville

Tourville m'a tuer. Tel pourrait être le titre (faute d'orthographe comprise) de cette chronique tant la lecture des 774 pages de ce premier roman de Alex D. Jestaire a été pénible. C'est évidemment une chose de l'affirmer de manière lapidaire (c'est même facile), reste à le justifier (et là, cela devient plus délicat). Commençons par l'histoire. Jean-Louis Nabucco, un jeune intermittent du spectacle quasi-clochardisé, regagne sa ville natale, la fameuse Tourville, après six ou huit années de galère à Paris. À vrai dire, le bougre semble cérébralement diminué puisqu'il ne se rappelle plus de manière certaine que des deux dernières semaines. Ce n'est pas tout à fait par hasard qu'il entreprend ce retour aux sources. Trois courriers (et peut-être aussi le fait que l'ami qui l'hébergeait l'ait, gentiment mais fermement, expulsé) ont motivé sa décision. La première lettre est une notification de fin de droit des Assedic, la deuxième une convocation de la police pour l'obliger à régler l'ardoise qu'il doit à la RATP, et la troisième provient de son ami d'enfance Seb Goupil. Elle contient une coupure de presse qui annonce la mort violente du Goupil, et une clé. Ah oui, J'allais oublier, Jean-Louis est un boulet, un mec très lourd, une machine à paroles que l'on n'arrête pas. De surcroît, il est malchanceux, très malchanceux. Pour preuve, sa carrière d'intermittent n'a été qu'une brillante succession de coups pourris mais il faut bien avouer qu'il les cherche un peu… Bon, voici brièvement restitués les ingrédients qui constituent l'argument de départ de Tourville. Après ? Autant le dire tout de suite, l'histoire part en vrille… grave. Toute tentative de rationalisation est vouée à l'échec. Le personnage narrateur, le fameux Jean-Louis, essaie bien fugitivement de renouer le fil (dans les chapitres intitulés « Le Venise » au début de chaque partie), cependant, cela ne fait pas le poids face à la frénésie des événements qui s'enchaînent jusqu'au dénouement cataclysmique. Et ce n'est pas le style qui nous facilite la tâche. En effet, le récit se présente comme un long monologue décousu et perclus de tics (phrase en majuscules et en franglais, expressions récurrentes, grande liberté avec l'orthographe…). La ponctuation est réduite au strict minimum — seuls les points permettent au texte (et au lecteur) de respirer —, le phrasé est nerveux et le débit confine à l'abattage. Le délire du narrateur est émaillé de références télévisuelles (le Loft, la Star Ac', de nombreuses séries…), cinématographiques (en particulier David Lynch) et musicales (avec une préférence affichée pour les rythmiques hypnotiques). Au passage, la lecture de la table, en fin d'ouvrage, révèle un découpage du roman à la manière de l'intégrale en DVD d'une série télé. L'ensemble fait sourire et n'est pas dénué de fulgurances visuelles. Le GROS problème, c'est que cela dure 774 pages (rappelons-le) ! J'avoue personnellement qu'au bout de trois cent pages, les outrances de toute sorte ont fini par me lasser sérieusement (pour ne pas dire : par me gonfler). Je me suis surpris à zapper… pardon, à sauter les pages par paquet de dix. Bien sûr, on pourra me rétorquer que la forme sert le fond… Justement, quel fond ? Un gonzo reportage sur la fin du monde (dixit la quatrième de couverture) avec pour décor la cité imaginaire de Tourville — véritable condensé du mode de vie urbain contemporain, addictions et névroses comprises. Une fin du monde en direct ou presque, ludique, jouissive, pixélisée, déréalisée en attendant la mire de fin de programme. Une vision supplémentaire de la fin de notre civilisation, ici mise en scène comme une petite mort dont nous sommes les spectateurs et les acteurs par un effet de télé réalité. Une vision de surcroît déjantée, comme il se doit… Hélas, l'indigence du propos peut souvent être masquée par un style déjanté. Par prudence, je n'irai pas jusqu'à dire que ce premier roman de Alex D. Jestaire est vain. Personnellement, il ne m'a simplement pas parlé ou beaucoup moins que, par exemple, Thomas Gunzig (notamment avec son roman Mort d'un parfait bilingue). Mais « quand on est au pays des ombres faut pas trop se poser de questions et juste se concentrer sur son pouvoir d'achat ». Ah tiens ! J'ai retenu quelque chose, finalement.

Quatre chemins du pardon

La science-fiction aime créer des mondes étrangers. Elle aime décrire minutieusement des écosystèmes entiers et s'amuse à y mettre en scène, avec la rigueur de l'ethnologue, des humanités apparemment autres. Souvent, ces cadres somptueux n'offrent qu'un décor à des aventures exotiques et dépaysantes — mondes en kit pour planet opera distrayant. Il arrive aussi que ces mondes soient le lieu imaginaire d'expérimentations sociales ou environnementales ; encore que l'une et l'autre soient fréquemment liées. Parfois, l'auteur fait œuvre de démiurge afin de faire jaillir de la différence des psychologies — de l'étrangeté apparente des êtres — la touchante sincérité et l'unicité des sentiments humains.

Quatre chemins de pardon appartient à cette dernière catégorie. Organisé à la façon d'une suite de nouvelles interconnectées les unes aux autres, ce livre se rattache à l'Ekumen, « cet univers pseudo-cohérent qui a des trous aux coudes », comme le dit Ursula Le Guin elle-même. Ici l'auteur se focalise sur les planètes Werel et Yeowe. Le lecteur Le Guinophile connaît forcément Werel depuis qu'il a lu la nouvelle « Musique ancienne et les femmes esclaves », paru dans le recueil Horizons lointains (disponible chez J'ai Lu), puis plus récemment réédité dans le recueil L'Anniversaire du monde. En fait, cette nouvelle est postérieure à Quatre chemins de pardon et ne pas l'avoir lue ne constitue pas un handicap. Pour revenir à Werel et Yeowe, ces deux planètes sont inextricablement liées depuis que la première a colonisé et mis en exploitation la seconde. Quatre corporations capitalistes se sont partagées Yeowe qui a été littéralement pillée et saccagée. Naturellement, on a reproduit sur la planète coloniale le modèle social dominant de Werel ; une société esclavagiste où la ségrégation repose sur la couleur de peau. Malicieusement, Ursula Le Guin a fait des mobiliers — les esclaves — les habitants à la peau claire, et des propriétaires, ceux à la peau sombre. Naturellement, elle ne ménage pas son imagination pour accoucher de deux mondes ethnologiquement et historiquement cohérents. L'ouvrage est, à ce propos, doté d'appendices très détaillés à destination des lecteurs que la multitude des références aux rites religieux, aux hiérarchies et rapports sociaux, au mode de fonctionnement de l'esclavage, aux relations géopolitiques qui émaillent les textes, n'a pas rassasié. Chaque nouvelle est racontée par un ou deux narrateurs/acteurs différents. Le procédé est habituel chez l'auteur, pour qui apprendre à connaître l'autre n'est pas qu'une posture de circonstance. L'interaction des subjectivités suscite ainsi des échos qui se répondent harmonieusement et contribuent à l'humaine complexité des sentiments car ce sont bien les relations entre hommes et surtout entre hommes et femmes qui composent les œuvres vives de cet ouvrage.

« Trahisons », qui ouvre le livre, prend place sur Yeowe peu de temps après la révolution et la guerre de trente années qui a chassé de la planète les corporations et les propriétaires. Le personnage narrateur est une vieille femme, Yoss, qui a fait le choix de se retirer dans les marais afin d'entrer dans le silence, comme elle le dit ; un silence propice à l'oubli ; oubli du départ de ses enfants vers un autre monde de l'Ekumen ; oubli des années de guerre de libération et des déchirements que n'a pas manqué de susciter l'indépendance. Son plus proche voisin, Abberkam, vit ce silence comme un purgatoire. Leader révolutionnaire puis chef du parti politique le plus influent de Yeowe, il a été déchu de tout son pouvoir après avoir trahi. Désormais, les remords l'empêchent de trouver la paix intérieure. Une longue maladie et des soins attentifs vont pourtant le rapprocher de Yoss et l'on va se rendre compte que la convalescence la plus longue n'est sans doute pas celle du corps. Le deuxième texte, « Jour de pardon », met encore en scène un homme et une femme que tout contribue à séparer. Solly, une jeune femme mobile — comprendre, un agent de l'Ekumen non attachée à un monde —, réprouve l'esclavage qui lui apparaît comme une intolérable pratique barbare. Malgré cette réprobation et son inexpérience, elle est envoyée pour prendre contact avec le divin Royaume de Gatay, une des puissances secondaires de Werel. Le gouvernement de Voe Deo, la puissance dominante de Werel, lui affecte pour l'accompagner, comme garde du corps, un individu rigide et peu loquace qu'elle a tôt fait de mépriser, le surnommant par dérision le major. Elle ne sait évidemment pas que celui-ci a une longue et dramatique histoire à raconter. Dans cette nouvelle, ce n'est pas la maladie qui provoque la confrontation, puis le rapprochement des deux personnages, mais une prise d'otage. À l'intrigue intimiste s'ajoute une machination de nature plus géopolitique. Cependant, c'est sans doute l'itinéraire personnel de Teyeo — le major — qui s'impose comme le plus bouleversant.

« Un homme du peuple » et « Libération d'une femme » sont les deux facettes d'un même récit et constituent le point culminant de Quatre chemins de pardon. Nous épousons d'abord le point de vue d'un Hainien, Havzhiva, qui a rompu tous les ponts avec sa communauté natale et ses traditions ancestrales. Formé à l'école de l'Ekumen, spécialisé en Histoire, Havzhiva apprend à jauger les diverses cultures avec le recul de l'historien. Au terme de sa formation, il choisit d'être affecté sur Yeowe, qui vient d'être libérée. Il y découvre la persistance du sexisme. Refusant de hiérarchiser les cultures, Ursula Le Guin démontre à travers le trajet de Havzhiva que les savoirs traditionnels peuvent et doivent coexister avec le savoir universel auquel ils ne s'opposent pas nécessairement. Evidemment, l'éducation et l'Histoire ont un rôle déterminant à jouer dans cette cohabitation, semant par la même occasion les germes de l'avenir car : « Tout savoir est local, toute vérité est partielle. Nulle vérité ne peut rendre fausse une autre vérité. Tout savoir est une partie du savoir global. Vraie ligne, vraie couleur. Quand on a vu le motif général, on ne peut plus prendre la partie pour l'ensemble. » Ce premier point de vue ouvre la voie à la nouvelle suivante, « Libération d'une femme », qui est le récit poignant et dur de Rakam, une femme-liée appartenant à un grand domaine de Werel. Grâce à son témoignage, nous pénétrons au cœur du système esclavagiste de ce monde, système dans lequel la femme — si elle n'a pas la chance d'être protégée par un maître — est considérée comme moins que rien. Ballottée entre des mains peu recommandables — Ursula Le Guin ne nous épargne rien des viols successifs que subit l'ancienne esclave —, Rakam finit par faire reconnaître son affranchissement et migrer sur Yeowe, d'où personne ne revient jamais, chante-t-on, mais où les mobiliers viennent d'arracher leur liberté. Une nouvelle désillusion et un nouveau combat l'attendent car, lorsque l'on est un immigrant et de surcroît une femme, il n'est pas aisé d'être traité dignement. Dans cette nouvelle, Ursula Le Guin n'énonce pas de jugement à l'emporte-pièce et n'assène pas de discours revanchard. C'est avec une grande retenue qu'elle laisse entendre qu'il ne sert finalement à rien de ressasser les outrages passés car « c'est dans nos corps que nous perdons ou découvrons la liberté. C'est dans nos corps que nous acceptons ou abolissons l'esclavage ».

Janua Vera

Pendant une année de lecture, les bonnes surprises se comptent sur les doigts d'une main. En fantasy sans doute plus qu'en science-fiction, tant les cycles médiocres se succèdent et se répètent. Et ne parlons même pas des rééditions patrimoniales de classiques qui sont utiles pour l'exégèse mais qui ne créent pas vraiment la surprise. Aussi, lorsqu'une œuvre nouvelle se dégage miraculeusement du lot des quêtes assommantes et autres joyeusetés, il convient de s'y arrêter. Prendre le temps pour lire et goûter le plaisir jubilatoire d'une écriture à la fois pleine de finesse et de tendresse pour les personnages. Prendre le temps pour s'émerveiller sincèrement de l'enchantement passager que procure un univers littéraire qui puise à la fois dans l'imaginaire et l'Histoire médiévale. Prendre le temps, enfin, pour en restituer sans l'affadir un aperçu qui sera forcément partiel, mais qui, on l'espère, donnera envie et intriguera suffisamment le lecteur curieux.

Jean-Philippe Jaworski est l'auteur de quelques jeux de rôle, notamment d'un très remarqué Te Deum pour un massacre qui prend pour cadre les guerres de religion en France. Qu'on nous permette d'affirmer immédiatement qu'il est désormais aussi un auteur de littérature à suivre… de très, très près. Son premier ouvrage, Janua Vera, est un recueil qui se compose de sept histoires qui prennent toutes place dans l'univers commun du Vieux Royaume. Nous sommes évidemment dans un domaine habituel de la fantasy, celui du monde secondaire d'inspiration médiévale. Pourtant, il se dégage du Vieux Royaume une impression de familiarité troublante, au point de le faire apparaître au moins aussi vraisemblable que le contexte érudit de nombreux romans historiques. On sait que l'on lit de la fantasy et pourtant, les échos que cette lecture suscite nous renvoient à notre Histoire.

On commence doucement le recueil avec un premier récit qui se situe aux origines du Vieux Royaume. « Janua Vera » est l'histoire du Roi-Dieu Leodegar, souverain du royaume de Leomance, qui est réveillé toutes les nuits par un rêve énigmatique apparemment prémonitoire. Quelque peu déstabilisé dans sa glorieuse divinité par ce songe malvenu, il n'aura de cesse d'essayer de le déchiffrer. Cette courte nouvelle, un peu faible, n'est qu'un préambule avant le coup d'accélérateur que produit le texte suivant. Celui-ci nous propulse en avant, quelques milliers d'année plus tard, en un autre lieu du Vieux Royaume : la République de Ciudalia. On troque par la même occasion l'introspection pour davantage d'action. Pour être totalement transparent, « Mauvaise donne » est le véritable morceau de choix du recueil. Jean-Philippe Jaworski nous y raconte, avec une gouaille réjouissante et un art du suspense maîtrisé, la machiavélique machination à laquelle l'assassin Benvenuto Gesufal se trouve mêlé. Comploteurs patibulaires, assassins sans scrupules, magiciens et princes retors cohabitent dans cette nouvelle avec la foule truculente du petit peuple et on se surprend plus d'une fois à songer à Laurent Kloetzer. Comme son titre le laisse deviner, le texte suivant, « Le Service des Dames », fait immédiatement référence aux romans courtois de Chrétien de Troyes. Ici le vertueux sire Aedan et son écuyer Naimes sont diligentés par une Dame afin de réparer un tort dont elle est la victime. Mais contrairement à ce qui se passe dans le roman courtois, la Dame n'a pas tout dit et le chevalier, que trop de vertu empêche de se renier, accomplit sa quête chevaleresque jusqu'à son terme… cynique. Après ce détournement d'archétypes, « Une offrande très précieuse » s'aventure dans un registre plus fantastique. Nous épousons le point de vue d'un barbare en fuite après l'échec du raid auquel il participait. Très rapidement, la poursuite cède la place à un voyage au seuil de la mort. Sans être bouleversant, ce récit traite d'une manière assez juste de la thématique du deuil. Pour l'émotion, il faut attendre le cinquième texte, « Le Conte de Suzelle », qui constitue le second point fort du recueil. Là aussi, l'auteur y détourne un archétype : celui du prince charmant. C'est dans l'attente de celui-ci que s'écoule l'existence de la petite Suzelle, de son enfance de sauvageonne écervelée (enfance pendant laquelle elle aperçoit son « prince ») jusqu'à sa mort solitaire après une vie bien remplie. Ce récit poignant est empreint d'une grande tendresse, ce qui ne l'empêche pas de s'achever sur une note cruelle. Après l'émotion, « Jour de guigne » est d'une bouffonnerie bienvenue. L'auteur nous narre les hilarantes mésaventures de maître Calame, fonctionnaire besogneux que le mauvais sort afflige d'un sortilège particulièrement calamiteux et contagieux. Là encore, le changement de ton fait mouche. On est emporté par la faconde de l'auteur qui n'est pas sans rappeler le meilleur de Terry Pratchett, et on se surprend à sourire franchement des malheurs de ce pauvre gratte-parchemin, à qui rien ne sera épargné — ni la boue, ni les horions, ni les manipulations des puissants — et qui ne trouvera le salut que dans les bras d'un tueur sadique… n'en disons pas davantage. Enfin, c'est avec un huis clos introspectif, « Le Confident », que s'achève le recueil. Le narrateur, un reclus volontaire du culte du Desséché qui a fait le vœu du silence et le choix de l'obscurité, nous confie ses sensations, ses réflexions et ses souvenirs. Ce récit, d'une rare noirceur, conclue idéalement le recueil en introduisant un effet de mise en abyme.

Il reste maintenant au chroniqueur qui achève ses lignes à prendre son temps pour se relire une ultime fois et goûter les souvenirs que lui a procurés la lecture de ce recueil ; en attendant un retour dans le Vieux Royaume que l'auteur nous promet pour bientôt.

Terreur

Après son grand détour par une S-F pure et dure mâtinée de péplum sanglant (le diptyque controversé Ilium/Olympos — le premier venant tout juste de ressortir en poche chez Pocket), Dan Simmons se fait plaisir avec The Terror, joli roman horrifique dans la grande tradition du genre. Mais si Simmons aime la tradition, c'est pour mieux l'avaler toute crue et la digérer à sa façon. Bilan, un gros pavé aussi érudit que passionnant, aussi intelligent que divertissant. De quoi se réconcilier d'un coup avec l'auteur, d'autant qu'il semble continuer sur la voie des romans historiques tordus en travaillant actuellement sur un texte consacré — entre autres — aux cinq dernières années de Charles Dickens. Conçu comme une sorte d'hommage au film de Christian Niby (mais souvent attribué à son producteur, Howard Hawks), La Chose d'un autre monde, The Terror s'ouvre néanmoins sur une citation de Melville himself. Dans Moby Dick, ce dernier (dont nous autres, pôvres français, mesurons assez mal l'influence sur la littérature anglo-saxonne dans son ensemble) disserte quelques pages sur la nature profondément effrayante de la couleur blanche. Ours, requins, icebergs et… baleines, évidemment. Sous cette ombre bienveillante, Simmons prend Melville au mot et retourne aux sources même de l'horreur : le blanc absolu, la neige, les glaces, le monstre, bref, en deux mots, le Grand Nord. Et quitte à user la corde jusqu'au bout, autant ne pas trop en montrer et fonctionner par ellipses dès qu'il s'agit de décrire la chose poilue et griffue qui transforme les humains en puzzles. Clichés, clichés, clichés, sans doute, mais à la sauce Simmons, c'est-à-dire transformés, adaptés, magnifiés, détournés. De fait, The Terror est un roman impeccable et effrayant, bref, The Terror fonctionne.

Située en plein milieu du XIXe siècle et axée autour de la désastreuse expédition Franklin partie à la recherche du Passage du Nord-Ouest, l'intrigue se met en place doucement et distille son poison au compte-gouttes. Dan Simmons ne plaisantant pas vraiment avec la documentation, autant savoir que l'expédition Franklin dont il est question est rigoureusement authentique et que l'auteur jouit de son statut de romancier en s'immisçant uniquement dans les failles de l'Histoire. Dès lors, l'ensemble en devient affreusement crédible, et le mystère encore plus épais. Deux navires modifiés pour l'occasion (les célèbres HMS Erebus et Terror) partis de Londres avec 129 hommes à bord, commandés par Sir Franklin, disparaissent corps et biens dans le grand nord canadien. Ironie de l'histoire, c'est paradoxalement cette disparition qui entraîne la découverte du mythique Passage du Nord-Ouest (début XXe, par un certain Amundsen, mais en traîneau et pas en bateau) suite aux nombreuses et infructueuses expéditions de recherches menées par la suite qui contribuèrent à l'amélioration des connaissances géographiques de la zone.

Il faut attendre plusieurs décennies pour qu'un cairn soit découvert, avec deux corps. De l'analyse pratiquée sur les cadavres, il ressort que les deux hommes souffraient de saturnisme, maladie liée au plomb et dont la médecine de l'époque ignorait à peu près tout. Un indice suffisamment fort pour avancer l'idée que les boîtes de conserve embarquées à bord des deux navires présentaient sans doute des défauts de soudure (une technique encore mal maîtrisée), ce qui expliquerait le lent empoisonnement de l'équipage. D'autres expéditions archéologiques menées en 2002 (!) découvrirent d'autres traces, dont un canot contenant des restes humains et… la preuve avérée de cannibalisme. Pour le reste, mystère…

Une histoire tragique trop belle pour être vraie, et évidemment tentante… Le talent de Simmons fait le reste et embarque son lecteur à bord du Terror sous les ordres du Capitaine Crozier (après la mort de Franklin dévoilée dès les premières pages), dans un paysage désolé, sous des températures inconcevables, dans des conditions hallucinantes de rudesse, avec en plus une sorte de monstre multiforme qui s'amuse à dévorer les membres d'équipage les uns après les autres. Le tout pendant plusieurs mois (les expéditions sont longues, à l'époque, tout comme les ténèbres de la nuit polaire), alors que les mutineries grondent, que l'espoir s'amenuise et que la mort est partout. On imagine sans mal l'ambiance, donc, d'autant que Simmons ne prend pas de gants pour nous la balancer en pleine figure.

Impossible de ne pas être immédiatement happé par cette histoire épouvantable, racontée de main de maître et millimétrée comme un thriller. Simmons n'a pas son pareil pour rythmer le texte, tout en approfondissant des personnages attachants et universels. Courage, aveuglement, terreur et volonté de vivre forment l'ossature du roman. Un roman tout bonnement superbe à ne rater sous aucun prétexte.

O Révolutions

Objet livre autant que livre objet, O Révolutions prolonge le travail de Mark Z. Danielewski dans une direction plutôt inattendue. Malgré son aspect officiellement « bizarre » (qualifié souvent à tort de branchouille), le roman fait dans l’expérimentation sage, l’ensemble du récit fonctionnant dans un cadre éminemment rassurant. Là où La Maison des feuilles se permettait à peu près toutes les audaces (mise en page, style, narration), O Révolutions ne s’autorise rien, ou si peu : scénario axé autour de deux personnages principaux qui vivent la même histoire (et dont on suit alternativement les aventures par blocs de huit pages à mesure que l’on tourne le livre sur lui même) et… Et c’est tout. Le reste n’est que fioritures et accessoires, ce qui ne veut surtout pas dire inutile. Impossible, évidemment, de s’affranchir de l’objet. Beau livre à la couverture double (un demi iris à chaque fois), O Révolutions se lit autant qu’il se regarde. Par un jeu symbolique des plus évidents, Danielewski développe un cadre qui a tout de la barrière : 360 pages composées chacune de 4 blocs de 90 mots (90 x 4 = 360), 2 blocs à l’envers, 2 blocs à l’endroit. Ce qui renvoie au cercle, à la « révolution » du titre et aux 360°. La police de caractère décroît doucement en taille, accentuant la chute « physique » des deux personnages principaux, tandis que le retournement incessant du livre (8 pages du récit 1, 8 pages du récit 2, chacun jouant le rôle du miroir de l’autre) produit un effet de tourbillon. Tourbillon + décroissance = inexorable spirale qui débouche sur… le vide, le néant, la mort. En plus de cette équation somme toute classique malgré sa présentation pour le moins innovante, Danielewski joue sur la graisse des caractères, leur couleur (des obsessions déjà présentes dans La Maison des feuilles) et autres gimmicks qui reviennent comme autant de refrains musicaux. Une musicalité évidente qui renvoie au traitement même du texte, beaucoup plus orienté poésie en prose que roman narratif standard (on renverra à l’image de Lautréamont scandant ses Chants de Maldoror au piano pour tester leur finalité, même si la comparaison s’arrête là). Une poésie légère et décalée, subtile autant qu’explosive, inventive, drôle, loufoque et parfois indigeste. Difficile de terminer ce rapide tour du propriétaire sans évoquer une incongruité majeure dans cette belle architecture (et qui relève ironiquement du saccage méthodique de l’Œuvre organisée par un sale gosse rigolard): la présence d’une colonne de texte par page qui rappelle les dépêches AFP par leur sécheresse et leur concision, tout en dérapant vers la déviance suite à l’amputation systématique de phrases clés. Moralité, le lecteur se retrouve avec un texte parasité par un autre, même si le cadre temporel (décalé d’à peu près un siècle pour les deux personnages) propose une lecture plus éclairante des situations décrites dans le corps principal du récit. Curieuse tentative qui surprend, agace, mais qui finit par emporter l’adhésion, tant la structure du récit fonctionne impeccablement.

Et l’histoire, au fait ? On y vient. On la résumera d’ailleurs en une seule petite phrase : O révolutions développe le road-movie (car c’en est un, couché sur le papier, certes, mais road-movie quand même) de deux adolescents, Sam et Hailey, dans leur traversée fantasmatique et fantasmée d’une Amérique tordue, au volant d’automobiles plus ou moins rêvées, vers un destin sombre et tragique (destin qu’on voit venir très vite suite au signes physiques que nous envoie Danielewski du haut du promontoire rocheux sur lequel il vit tout nu en se nourrissant de la déliquescence des nuages). Pas de quoi s’affoler, donc, d’autant qu’on peut y voir une allégorie de l’Histoire des Etats-Unis ou plus sobrement de celle de l’humanité tout court. Alors, vain, Danielewski ? Prétentieux ? Certainement pas. D’abord parce que l’animal ne manque pas d’humour, ensuite parce que le roman (?) se lit vite et bien, l’ensemble donnant une formidable sensation de légèreté tourbillonnante (c’est d’ailleurs ce qui arrive physiquement au livre pendant la lecture, ah tiens) à la fois digeste et souriante. Souriante ? Parfaitement. Malgré sa fin dramatique, O Révolutions redonne le moral. Le problème principal du livre, c’est le contrat implicite que l’auteur passe avec son lecteur potentiel (contrat que l’on peut retrouver dans les textes de Léa Silhol, par exemple, ou de Ted Chiang, pour citer deux auteurs dont les préoccupations stylistiques ou conceptuelles n’ont strictement rien à voir avec Danielewski) : O Révolutions s’adresse aux convaincus, et à eux seuls. C’est d’ailleurs toute sa faiblesse. Aimez-moi ou laissez-moi vous susurre le texte. A prendre ou à laisser. Soyez contents avec ce que vous en tirez. Après pareil préambule, l’amateur est flatté et content. Le sceptique, lui, repart non seulement déçu, mais fâché… Autant le savoir avant de commencer.

[On ne clôturera pas cette chronique sans évoquer la traduction titanesque de Claro, traduction qui peut agacer, mais dont les partis pris (véritablement nécessaires, pour le coup) et les fréquentes inventions se justifient à tous les coups. Il est clair que O Révolutions est plus l’adaptation française de Only Revolutions que sa traduction littérale. Mais dans le domaine poétique (car c’est bien de ça qu’il s’agit), le traducteur est seul au monde. Solitude dont Claro s’est étonnamment bien tiré. Respect.]

L'Oiseau impossible

Joli roman sur le travail de mémoire, la fuite du temps, le deuil et l'enfance, L'Oiseau impossible se donne des faux airs de thriller hardboiled pour mieux embobiner ses lecteurs et les surprendre dans le meilleur sens du terme. Avec un scénario aussi rythmé que peu avare en cliffhangers, Patrick O'Leary construit son livre comme une toile machiavélique, mélangeant polar, S-F pure et dure et introspection. Bilan, un texte touchant, rageur, mélancolique et passionnant, servie par une écriture parfois calme, souvent nerveuse, jamais vaine et toujours percutante (on souligne au passage l'excellente traduction — une habitude — de Nathalie Mège).

Difficile de résumer l'intrigue de L'Oiseau impossible sans trop déflorer ses surprises (et il y en a beaucoup). On pourrait bien sûr citer Matrix pour tout ce qui concerne la réalité virtuelle, mais ça ne rend pas justice au roman, tant il s'agit là d'un Matrix cérébral et subtil. Bref, c'est l'usage dans la collection « Interstices », difficile de définir un livre qui échappe à tous les cloisonnements tout en les utilisant avec brio. Disons pour simplifier que l'histoire tourne autour de deux frères séparés par la vie (l'un professeur terne, l'autre publicitaire cynique) dont l'univers bascule le jour où de mystérieux hommes en noir (théorie du complot oblige) les contactent séparément et leur ordonnent (de façon très désagréable) de se retrouver l'un l'autre. Voilà pour l'alibi thriller qui, on l'a vu, se désintègre bien vite au profit d'une histoire à la construction impeccable, hantée par des flashbacks aux conséquences parfois incalculables (à ce titre, une fois le roman terminé, relisez les dix premières pages, vous ferez quelques découvertes intéressantes). Ensuite, comment dire ? Ensuite, L'Oiseau impossible prend des airs abracadabrantesques, mais avec une telle poésie et une telle intelligence de propos que la pilule (pourtant énorme) passe sans la moindre gêne. Eternel génie de la littérature qui n'a parfois même pas besoin d'une suspension de la crédibilité… Patrick O'Leary parle de l'humain et de lui seul, le reste n'est que quincaillerie inutile dont il faut se débarrasser au plus vite pour se consacrer à l'essentiel. Et ça marche. L'Oiseau impossible en devient probablement l'une des meilleures histoires de réalité virtuelle (et tordue) jamais couchée sur le papier. Toujours sensible, toujours attachante, toujours belle (un concept curieux, mais véritablement présent ici), la trame narrative est un monument de douceur dans un contexte monstrueux. Une vraie surprise et un auteur dont on aimerait lire les autres productions de toute urgence.

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