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Trilogie Luna

Le cycle « Luna » de Ian McDonald est composé à ce jour de trois romans, dont deux traduits sous nos latitudes, le troisième étant annoncé pour septembre 2019. Deux nouvelles, anecdotiques, viennent s’ajouter au cycle. « The Fifth Dragon » a été publiée dans le recueil Reach for infinity (2014) et est incluse sous une forme modifiée dans le premier roman du cycle. Quant à « The Fall », elle a été publiée dans le recueil Meeting Infinity (2015) et sa trame a été en partie reprise dans le second roman. Enfin, une option a été contractée pour un développement du cycle en série TV avant même que le premier ouvrage ne paraisse. Ceci n’est pas anodin et marque l’écriture du récit à partir du deuxième volume.

Révolte sur la Lune est l’une des principales inspirations de Ian McDonald pour la création de son cycle et on peut considérer « Luna » comme la suite du roman d’Heinlein. L’auteur irlandais en reprend les principes libertariens pour poser les bases politico-économiques de la société sélène. Contrairement à son prédécesseur, qui y voyait un idéal de liberté pour les Lunatiques, Ian McDonald peint les enfers. La Lune est privatisée et, sur le plan légal, la Terre contrôle son satellite à travers la Lunar Development Corporation (LDC). Dès que vous posez les pieds sur la Lune, vous êtes clients de la LDC, et non citoyen. En dehors de la LDC, il n’y a ni police ni gouvernement. Le contrat fait office de loi, tout se négocie, s’achète, se vend. Chacun se voit attribué des crédits pour les quatre fondamentaux que sont l’air, l’eau, le carbone et la bande passante. Votre pisse et vos os valent autant que votre vie, parfois plus, et la Lune connait mille manières de vous tuer.

Un tel cadre est propice au développement d’une ploutocratie mafieuse et familiale. Cinq Dragons se partagent le pouvoir économique. Les Corta, d’origine brésilienne, ont le monopole de l’extraction de l’hélium 3 incorporé au régolithe sur la surface lunaire. Les Mackenzie, d’origine australienne, ont en main l’exploitation des métaux rares. Les Chinois Sun se sont spécialisés dans les hautes technologies, informatiques et robotiques, les Ghanéens Asamoah dans les biotechnologies, et les Russes Vorontsov possèdent le monopole des transports. Le tout forme un attendrissant panel de dangereux psychopathes. D’alliances maritales en assassinats politiques, ces dynasties vont se lier, se trahir et s’affronter pour la domination de la Lune. Ian MacDonald évoque volontiers Dallas et Game of Thrones, mais une inspiration évidente, jusque dans certains personnages du cycle, est le Dune de Frank Herbert. Il est difficile de ne pas penser à l’opposition entre les maisons Atréides et Harkonnen en lisant celle entre les Corta et les Mackenzie, et leurs affrontements au couteau. Le lecteur un peu érudit trouvera ici et là nombre de références et clins d’œil à diverses œuvres de science-fiction.

Au-delà des inspirations, Ian McDonald élabore une vaste fresque peuplée de personnages solides et animés d’une férocité peu commune. La société sélène est décrite dans ses moindres détails, des modes vestimentaires aux technologies employées pour survivre à un environnement qui veut votre peau… Nouvelle Lune excelle à plonger le lecteur dans un univers (impitoyaaaaable) qui lui est radicalement étranger, à lui faire comprendre et accepter les lois dictées par la Lune, son absence d’atmosphère et sa faible gravité qui modifie les corps et les condamne à l’exil éternel. Le premier tome est marqué par un rythme envolé et une brutalité viscérale. Ce rythme s’affaisse toutefois par la suite dans les volumes suivants. L’auteur délaye, multiplie les scènes et les descriptions d’une façon qu’on sent motivée par l’adaptation à venir sur le petit écran mais qui, après le premier tome, n’apporte plus grand-chose au lecteur : on se lasse de la composition des cocktails, de la hauteur des chapeaux ou des partitions de bossa nova. De la même manière, s’il élimine beaucoup de personnages — la mortalité est élevée —, il en introduit d’autres dans une surenchère de badasserie de moins en moins crédible. Mais la partie finale de ce planet opera, exceptionnelle de machiavélisme, renoue avec le dynamisme du début. La société lunaire en ressort transformée à jamais.

En refermant la dernière page de ce cycle, on n’échappe pas au sentiment d’avoir lu là une grande œuvre de science-fiction, malgré des longueurs et quelques défauts. Ian McDonald signe avec « Luna » une fresque grandiose qui tire au mieux profit des particularismes de la Lune et propose un world building impeccable. Un incontournable de la littérature lunaire.

Anti-glace

La conquête de la Lune aurait-elle pu se faire par accident ? La question appartient à l’uchronie et c’est en s’inspirant beaucoup de Jules Verne et un peu de H.G. Wells que Stephen Baxter y a répondu en 1993. Dans le genre steampunk, Anti-glace est une œuvre de jeunesse pour l’auteur — qui sera par la suite connu pour ses écrits de hard SF, dont le monumental cycle des « Xeelees ».

Le roman débute par la lettre d’un fils à son père. Hedley Vicars, engagé dans l’armée britannique, fait le récit du siège de Sébastopol (1855) lors de la guerre de Crimée. Il y décrit sa rencontre avec Josiah Traveller, inventeur d’une nouvelle arme. Après des semaines de siège coûteux en vies humaines, un unique obus d’anti-glace est lancé sur Sébastopol. L’effet produit évoque, pour le lecteur de l’ère post-Hiroshima, une explosion nucléaire : lumière qui brûle les chairs, souffle dévastateur, ville en ruine. Et cette question : fallait-il utiliser l’anti-glace ?

Vers 1720, un astéroïde a traversé le système solaire, percuté la Lune et s’est brisé. Un gros fragment est resté en orbite autour de la terre, donnant naissance à une Petite Lune, alors qu’un fragment plus petit s’est perdu en Antarctique. Déniché par des explorateurs anglais, le bloc de matière rougeâtre révéla des propriétés étranges et explosives, et fut nommé anti-glace.

En 1870, l’empire britannique dispose de l’exclusivité de l’utilisation de l’anti-glace. La mainmise sur une telle source d’énergie lui assure une suprématie économique et industrielle dans le monde. Des trains à vapeur propulsés sur monorail franchissent la Manche le long de pylônes semi-immergés et tissent un réseau à travers le continent européen. Pour l’heure, la technologie anglaise domine. Si le souvenir de Sébastopol calme l’agressivité des pays européens à l’encontre de la couronne britannique, il l’exacerbe sur le continent. L’histoire est connue : suite à la dépêche d’Ems envoyée par Bismarck à Napoléon III, la France déclare la guerre à la Prusse. La retranscription du contexte politique et économique de l’époque est l’une des grandes qualités du récit.

Ce sont les beaux yeux d’une Française fatale qui précipitent le jeune diplomate Ned Vicars, frère de l’infortuné Hedley, vers les aventures extraordinaires dont il fait le compte-rendu dans la suite du livre. Car c’est pour la retrouver qu’il se rend en compagnie du journaliste Georges Holden, à l’inauguration de la dernière invention de Traveller, le Prince Albert, un paquebot terrestre mû à l’anti-glace. Peu gentlemen, des francs-tireurs décident de gâcher la fête, prennent le contrôle du paquebot et propulsent vers le ciel le Phaéton, l’appareil volant de Traveller, dans l’espoir de le détruire. À son bord se trouvent Vicars, Holden, Traveller et son valet Pocket, ainsi qu’un des francs-tireurs. Les voilà bientôt dans l’espace avec pour seule destination possible… la Lune !

De Verne, Anti-glace emprunte à De la Terre à la Lune (1865), mais aussi à Vingt mille lieues sous les mers (1870). Dans l’esprit de l’hommage humoristique, le texte est écrit dans le style de l’époque victorienne et Baxter fait de ses personnages des caricatures verniennes. Entre le jeune benêt néanmoins héroï-que, le journaliste cynique, l’ingénieur fou et anarchiste, et le valet dévoué, la galerie des personnages participe à produire les clichés attendus dans un tel exercice. Comme celles qui l’inspirent, les aventures contées dans le livre sont tout à fait invraisemblables. Mais c’est en science que Baxter excelle, et il s’ingénie à corriger la physique derrière le merveilleux. Il se montre à la fois précis et délicieusement suranné, steampunk oblige. Le lecteur se prend au jeu de découvrir derrière le vocabulaire victorien des descriptions de la réaction d’annihilation, de la supraconductivité, etc. D’autant que Baxter en appelle aux scientifiques renommés de l’époque pour assoir sa démonstration.

Mélangeant gravité et humour dans un roman hommage aux pères du genre, Stephen Baxter propose avec Anti-glace une uchronie steampunk qui parle de science et en mesure les détournements funestes, tout en visant la Lune.

Trois nouvelles inédites en français complètent l’univers d’Anti-glace, aucune ne s’intéressant directement à la Lune. « Phoebean Egg » se déroule des années après le roman et imagine un empire britannique dominant l’Europe grâce à la maîtrise de l’anti-glace alors qu’un œuf extraterrestre est trouvé sur Terre. « Ice War » propose une histoire alternative à celle du roman, dans laquelle la comète ne se serait pas fragmentée en 1720 mais aurait percuté la Terre. Dans l’esprit du pastiche, la nouvelle fait intervenir des personnages tels que Daniel Defoe, Jonathan Swift et Isaac Newton dans une histoire qui s’inspire de La Guerre des

La Trilogie de la lune

Proposée en 2016 par les éditions Mnémos pour les vingt ans de la maison, l’intégrale de la « Trilogie de la Lune » est identique dans son contenu à la précédente édition (2011), en reprend l’illustration de couverture, hommage à celle des « Voyages extraordinaires » de Jules Verne chez Heztel, mais dispose d’une couverture cartonnée avec jaquette, d’un signet, d’un beau papier et d’une préface en forme de déclaration d’amour rédigée par Étienne Baril-lier, spécialiste du steampunk et collaborateur bifrostien à ses heures.

Dans La Lune seule le sait (prix Rosny Aîné 2001), un vaisseau extraterrestre s’amarre à la tour Eiffel lors de la clôture de l’Exposition universelle de 1889. Grâce à la technologie des Ishkiss, le Second Empire de Napoléon III devient la nation la plus puissante au monde. Les connaissances des humains permettent aux vaisseaux organiques et vivants, fatigués par un long voyage interstellaire, de survivre. Despote quasi immortel, ivre de pouvoir, Napoléon III sombre lentement dans la folie depuis l’assassinat de l’impératrice et de leur fils en 1873. Le peuple souffre. Face à lui, Victor Hugo, exilé sur l’île de Guernesey, orchestre la résistance et recrute Jules Verne pour sauver Louise Michel du bagne construit dans les entrailles de la Lune. Le peuple Ishkiss partage une forme de conscience et d’intelligence collective et ses processus décisionnels, démocratiques, donnent la parole à tous ses membres. Louise Michel, parvenue à convaincre certains extraterrestres de la nécessité de ne plus soutenir un régime oppressif, fomente une révolution sélénite, mais pour la voir aboutir, il faudra l’appui des Ishkiss vivants sur la face cachée de la Lune. Pour son premier roman, Johan Heliot réhabilite la Commune de Paris et met en lumière la figure de Louise Michel.

La Lune n’est pas pour nous (prix Bob Morane 2005) place son intrigue en 1933. La Lune a fait sécession ; avec l’aide des Ishkiss, les Sélénites ont commencé à terraformer le satellite pour permettre aux humains de vivre à sa surface. L’utopie rêvée par Louise Michel prend vie au sein d’une nation libertaire où chacun fait sa part pour le bien de tous. Sur Terre, l’Europe a été dévastée par la Guerre totale remportée par Hitler. L’Alsace est un no-man’s land que domine le château du Haut-Koenigsbourg. Paris, affamée, se transforme peu à peu en taudis pendant que Germania, capitale du IIIe Reich, vit sous un dôme protecteur et importe les monuments des vaincus (dont la tour Eiffel et le Louvre). Hitler lève les yeux vers la Lune et ses Sélénites. Wernher von Braun et son équipe sont chargés de mettre fin à l’impunité des gens de la Lune avec l’aide d’une intelligence artificielle. Et Léo Malet devient le personnage central de cette lutte.

La Lune vous salue bien plonge le lecteur dans les années 1950. La Lune a disparu du ciel terrien, entraînant des bouleversements écologiques et l’apparition d’une étrange maladie psychique, le lunatisme. Les États-Unis sont devenus la première puissance mondiale — c’est là que s’envole Boris Vian, agent secret français, en mission d’espionnage après avoir éliminé un Rommel devenu pacifique en Afrique. Il doit retrouver et assassiner le commandant Bob (Robert A. Heinlein) dans un climat de guerre froide : McCarthy fait la chasse aux sympathisants Sélènes et son pouvoir croît depuis l’assassinat d’Eisenhower à Dallas. Les Sélénites ont mis les voiles quelques années auparavant, mais certains se sont installés sur Mars dans l’espoir de pouvoir revenir sur Terre.

Chaque volume renvoie à trois époques et trois genres différents : la fin du xixe siècle et le roman feuilleton, les années 1930 et le roman noir, les années 1950 et l’espionnage, avec pour les deux derniers une forte influence du cinéma (Le Gorille vous salue bien et ses barbouzes pour le troisième opus). Comme dans notre trame temporelle, l’humanité connaît deux guerres mondiales et semble incapable d’apprendre de ses erreurs ou de s’amender. Le style de l’auteur s’adapte à chaque période, entre hommage et pastiche, et Johan Heliot revisite l’histoire et manie allègrement les références culturelles, littéraires ou politiques, de Jules Verne à tous les auteurs de l’âge d’or SF américains, de Napoléon III à Nixon et Kennedy. En plus de convoquer des personnages fictifs comme Lolita ou Géo Paquet alias le Gorille, il détourne les personnalités réelles non sans une pointe d’irrévérence, et pour le plus grand plaisir des lecteurs (Albert Londres, Jayne Mansfield, Ernest Hemingway…). Avec La Lune seule le sait, Johan Heliot est aussi l’un des premiers à mettre en scène un steampunk qui pioche dans l’imaginaire francophone à une époque où la plupart des auteurs, même français, placent leurs intrigues à Londres sous l’ère victorienne et les truffent de références culturelles anglophones. Des trois opus, le dernier, par son histoire encore plus extravagante que les deux autres, se révèle le moins convaincant. Peut-être parce que la Lune, terrain des utopies et des possibles, a pris le large quelque temps auparavant ?

Gens de la lune

Gens de la Lune, situé dans l’univers des « Huit Mondes » que son auteur, John Varley, avait inauguré en 1977 avec Le Canal Ophite, est un énorme pavé qui emmène le lecteur sur notre satellite, deux cents ans après l’invasion de la Terre : des aliens aussi mystérieux que surpuissants ont pris en quelques jours possession de la planète-mère et en ont anéanti la population. Les rares survivants d’une humanité en passe de devenir spatiopérégrine se trouvaient sur la Lune et quelques planètes et planétoïdes. On ne saura jamais qui sont les aliens, pourquoi ils vinrent, quelle est l’étendue exacte de leurs pouvoirs, pourquoi ils n’attaquèrent pas les colonies humaines du Système solaire. Pour les gens de la Lune (et les autres aussi, dont il ne sera pas question ici), il fallut survivre sur un monde hostile qui n’était pas conçu pour soutenir une civilisation en situation d’autarcie. Les premières décennies d’autonomie lunaire furent donc aussi rudes que périlleuses. Mais après deux siècles et quantité d’efforts et d’ingéniosité, la société lunaire est désormais viable.

Elle est même une sorte d’utopie dans laquelle se vit la plus grande des libertés sous la garde bienveillante du C.C. (le Calculateur Central), une IA géante — la plus prodigieuse jamais construite — qui gère tous les systèmes vitaux, tous les outils de divertissement, tous les moyens de communication. Sous sa houlette paisible, l’humanité vit une ère d’abondance et de libre-arbitre qui peut ressembler à un paradoxal âge d’or. Qu’on en juge ! L’oxygène et la nourriture sont disponibles pour tous. L’individualisme différentialiste a atteint des sommets difficilement imaginables aujourd’hui. Chacun peut être, presque littéralement, ce qu’il veut tant qu’il ne nuit pas à autrui. Sur la Lune, on change de sexe comme de chemise et on vit ses préférences sexuelles à sa guise. On vit en haut ou en bas du socle rocheux. On vit habillé ou nu. On aménage des Disneylands (espaces de vie clos dans lesquels sont reconstitués très finement un Texas de western ou une Amérique de roman noir). On élève des brontosaures pour leur viande — et même eux ont leur mot à dire sur leur propre mise à l’abattoir. On peut joindre tout le monde tout le temps par l’entremise d’équipements intégrés au corps, et s’entretenir à chaque instant avec un C.C. qui a une personnalité et un intérêt propres — et souvent aussi une solution — pour chaque citoyen de la Lune. Et puis, surtout, grâce aux nanobots du C.C., on n’est presque jamais malade, ce qui fait que le nombre de bicentenaires ou plus est en augmentation constante. Le paradis, quoi.

Certes, liberté oblige, les combats ultra-violents, voire à mort, sont autorisés ; mais, après tout, on est entre adultes responsables. Adultes, oui ; responsables, à voir. Sur un monde où l’illettrisme est la norme, la chose publique se limite souvent à une appétence absurde pour la vie de people très nombreux, les religions ou philosophies sont aussi innombrables que souvent ridicules, chaque individu est un monde et un mouvement social à soi seul. Et puis il y a les Heinleinistes, vivant à l’écart, qui rêvent toujours d’envoyer un vaisseau vers les étoiles et inventent de nouvelles technologies — certaines interdites —, estimant que la liberté de la Lune n’est pas suffisante. Un groupe, qu’on qualifiera au choix de libertarien ou d’anarchiste, pour lequel le C.C. n’a guère d’amitié. Et surtout, étonnamment au vu de ce « paradis lunaire », le taux de suicide augmente dangereusement depuis des années ; le C.C. s’en inquiète, au point de prendre, discrètement, des mesures clairement « limite ». C’est lorsque ces mesures impliqueront la journaliste Hildy Johnson — l’héroïne du roman — qu’elle commencera à comprendre que le C.C. n’est pas si clair qu’il veut le dire et qu’il y a quelque chose de pourri au royaume lunaire.

À remettre sa vie et son destin entre les mains virtuelles de C.C., la société lunaire s’est livrée pieds et poings liés à un ordinateur omnipotent qui s’avère structurellement schizophrène. Le roman, après des centaines de pages de passionnante visite en profondeur de la frénétique société lunaire et de ses chatoyants particularismes — en compagnie d’une Hildy Johnson décidément attachante jusque dans ses défauts —, culmine dans la « Grande Panne », événement cataclysmique qui entraîne la mort d’un million de personnes et révèle les aspects les plus sombrement criminels de l’ordinateur nounou.

Le titre original du roman est Steel Beach, bien plus signifiant que le discutable Gens de la Lune. En effet, c’est d’une humanité en transition que Varley parle dans le texte. D’humains dans la situation de ces poissons préhistoriques qui, pour la première fois, se retrouvèrent sur la plage, à l’air libre, obligés de s’adapter vite et radicalement sous peine de mort. Comme un canard sans tête, les Sélénites dansèrent sur le volcan pendant les deux siècles consécutifs à l’Invasion avant de réaliser que, sans but, leurs vies étaient vides, stériles, juste pleines de cet ennui qui, sur les crânes, plante son drapeau noir. Les Heinleinistes, peu nombreux et marginalisés, étaient pourtant dans le vrai : il faut un but et un projet à la vie sinon elle n’est rien ; l’hédonisme est sa propre fin.

Bis presque repetita : une trentaine d’années après Gens de la Lune et son hommage explicite au Révolte sur la Lune de Heinlein (ainsi que son clin d’œil au En terre étrangère du même), John Varley revient à la Lune avec Blues pour Irontown. Vingt ans ont passé depuis la Grande Panne. Le C.C. a été mis sous contrôle et la société lunaire, passé le traumatisme, s’est reconstruite. Guère différente de ce qu’elle était. Christopher Bach y est un détective privé, plus par loisir que par nécessité. Il travaille de concert avec un Saint-Hubert GM baptisé Sherlock. L’animal — qui ne parle pas — est doté d’une intelligence raisonnable, de discrètes capacités de hacking, d’un caractère loyal et courageux qui en font le compagnon idéal d’un détective guère compétent ou entreprenant. De fait, l’histoire, racontée tant par Chris que par Sherlock en version traduite, mettra en évidence autant les limites du premier que les apports décisifs du second.

Le roman s’ouvre alors que Chris se voit proposé une affaire dans la plus pure tradition du roman noir. Une femme belle et mystérieuse lui demande de retrouver celui qui lui a transmis une maladie incurable. Pour ce faire, il faudra aller à Irontown — une zone de non-droit aux marges de la ville dans laquelle vivent, outre divers criminels et squatters, les derniers Heinleinistes recensés —, un lieu qui rappelle de si mauvais souvenirs à Chris qu’il n’a guère envie d’y retourner. Car Chris a fait partie de la vague d’assaut qui s’engouffra dans Heinleinville lors des événements de la Grande Panne, qu’il y assista à de nombreuses atrocités, et faillit y mourir.

Une enquête pleine de faux-semblants — et de procrastination de sa part — l’amènera à retrouver Gretel, la petite fille qui l’avait sauvé à l’époque, devenue depuis — logiquement, vu son ascendance — l’une des leaders heinleinistes. Elle lui révélera que, loin d’avoir disparu, la menace d’alors reste d’actualité, et, ce qui est plus ennuyeux, qu’il se trouve aujourd’hui sur une liste noire de gens à éliminer car ils en ont trop vu. Chris devra lutter pour sauver sa vie et, parallèlement, se donner enfin un but véritable qui est aussi une porte de sortie.

Très drôle en raison notamment des lon-gues interventions verbales de Sherlock, Blues pour Irontown fait régulièrement référence à son prédécesseur dont il explique d’ailleurs les tenants et aboutissants pour les lecteurs qui ne l’auraient pas lu — cela, sans donner l’impression de radoter. Si Gens de la Lune était agréable à lire par le foisonnement des idées et la profusion des détails que Varley y avait placé, c’est l’humour et le rythme qui font la force du plus bref Blues pour Irontown, sans oublier le plaisir de lire enfin un compte-rendu détaillé des événements qui secouèrent Heinleinville, un récit bien plus précis que celui qu’en fit une Hildy Johnson qui n’avait pas alors le même angle de vision et dont l’objectif premier était de protéger ses sources. Mais les deux récits sont intimement liés, le sort du chien Winston ou les interactions de Chris et d’Hildy durant les faits le montrent suffisamment. C’est donc à une relecture des événements que Varley convie le lecteur, ainsi qu’à une intranquillité salutaire qui nous parle ici et maintenant.

On notera avec intérêt que ce contre quoi nous met en garde Varley se trouvait déjà sous la plume de Tocqueville dans son ouvrage Démocratie comme despotisme. On a les tyrans qu’on mérite.

Révolte sur la lune

Voilà, c’est fait. L’humanité s’était donné pour objectif la Lune et l’a conquise. Très bien, et maintenant ? Dans Révolte sur la Lune, Robert A. Heinlein imagine pour futur à notre satellite celui d’une colonie pénitentiaire sous le joug de la Terre. Il faut dire que Luna se prête à l’allégorie politique : créée à partir de l’agrégation de débris provenant de la planète mère (selon l’hypothèse la plus récente), soumise à un verrouillage gravitationnel qui impose la synchronicité de sa révolution, et des effets de marée qui l’éloignent lentement mais irrémédiablement de nous. Chez Heinlein, Luna est une prison sans matons ni barreaux : le vide s’occupe de tout. Prisonniers de droits communs mais aussi dissidents politiques, les débris de l’humanité ont été agrégés là pour servir une sentence éternelle puisque les conséquences d’une vie prolongée sous une gravité six fois moindre que sur Terre rendent physiologiquement le retour impossible.

En 2074, la population de trois millions d’âmes est majoritairement constituée de lunatiques de deuxième génération. Contrairement aux premiers déportés, ils sont nés libres, notion à peu près vide de sens quand on habite sur Luna. Les lunatiques vivent sous la surface, dans des terriers pressurisés qui les protègent à la fois du vide et des radiations. Les sorties sont limitées à l’essentiel des besoins de maintenance des équipements de surface. La présence politique de l’Autorité Lunaire est réduite à un Gardien et une dizaine de policiers armés, qui s’assurent que la colonie ne cesse de fournir à la Terre surpeuplée le blé produit dans ses fermes hydroponiques. Creusées dans de longs tunnels, elles sont alimentées en eau par la récolte des glaces rocheuses du sous-sol et en lumière par des générateurs solaires. Les lunatiques sont fermiers ou mineurs de glace. S’ils sont rémunérés pour leur travail, ils n’en sont pas moins esclaves de la Terre qui verrouille l’économie et impose son agenda. Sur Luna, tout se paye, y compris l’air qu’on respire.

Manuel Garcia O’Kelly est un fils de Luna, citoyen libre à ce titre, et informaticien indépendant suffisamment talentueux pour s’être rendu indispensable auprès de l’Autorité. Elle l’emploie à la maintenance de l’ordinateur central qui gère la colonie. Manuel est seul à comprendre que celui-ci a atteint le seuil de conscience, devenant une intelligence artificielle qu’il nomme Mycroft « Mike » Holmes. À l’appel de Mike, Manuel va rencontrer le professeur Bernardo de la Paz, exilé politique, et Wyoming Knott, agitatrice. Il va alors se trouver malgré lui embarqué dans une révolution pour l’indépendance politique et la liberté des habitants de Luna.

Texte profondément heinleinien dans lequel hard SF et politique se côtoient, Révolte sur la Lune est le quatrième roman de son auteur à avoir obtenu le prix Hugo (millésime 1967). Dès 1966, Heinlein parle d’intelligence artificielle et s’y montre visionnaire. Mike est né ainsi dix ans seulement après la première apparition de Multivac dans l’œuvre d’Asimov, l’année où Frank Herbert publie Destination vide. Une partie essentielle du texte est consacrée aux discussions entre Manuel et Mike, et à l’évolution de ce dernier. Personnage principal du roman, Mike est celui qui dirige la révolution lunaire en créant de toute pièce la personnalité du chef de l’insurrection Adam Selene. D’autres technologies adaptées aux conditions lunaires sont évoquées dans le roman, avec tout autant de clairvoyance.

La dimension politique, il est difficile d’y échapper quand il s’agit d’Heinlein, et plus encore dans ce roman à rapprocher d’En terre étrangère (1961). À travers la description de la société lunaire et ses aspirations révolutionnaires, il expose une vision libertarienne, inspirée de la révolution américaine, fustigeant impôts, lois et gouvernement, et dans laquelle la liberté individuelle constitue le sacré et les équilibres se construisent sur des rapports de force. Heinlein fait directement référence à la Boston Tea Party. Le roman constitue le parfait manuel du révolutionnaire tant l’auteur détaille l’organisation à déployer pour soulever un peuple contre son oppresseur. Par ailleurs, il emprunte des voies peu conventionnelles à l’époque en faisant l’éloge de la liberté sexuelle, de la polyandrie et d’une certaine forme de matriarcat, ainsi que du métissage racial et culturel. La pensée politique d’Heinlein n’est jamais aussi catégoriquement classable qu’on veut bien le croire.

Si Révolte sur la Lune n’échappe pas au passage du temps (des archaïsmes peuplent le texte, notamment sur les rapports entre homme et femme, ou dans la peinture des personnages féminins), il n’en reste pas moins un texte majeur de l’œuvre heinleinienne et un jalon incontournable de la SF lunaire.

Les Gouffres de la lune

La Lune est désormais une destination touristique comme une autre, si ce n’est qu’elle est réservée aux plus fortunés. Ceux-ci peuvent découvrir les stupéfiants paysages lunaires, comme les différentes mers, et notamment celle (fictive) de la Soif ; la visite se fait avec le Séléné, un petit vaisseau à même d’accueillir une vingtaine de voyageurs, « surfant » sur la poussière qui recouvre le sol lunaire. Lors d’une excursion, le véhicule est malheureusement victime d’un accident : la poussière s’effondre sous lui et il se retrouve enseveli. Les services touristiques, qui ne reçoivent plus le signal émis périodiquement, comprennent qu’il y a un souci. Les secours s’organisent, mais la course contre la montre est désormais engagée : sous la couche de poussière, le Séléné est difficilement localisable, et ne dispose que d’une autonomie de quelques heures. Le capitaine et ses passagers pourront-ils être sauvés à temps ?

On le sait, l’œuvre d’Arthur C. Clarke baigne dans la hard science. Les Gouffres de la Lune n’échappe pas à la règle : tout y est en effet analysé sous l’angle scientifique, comme l’origine de l’accident : la fameuse poussière lunaire y est amplement décrite. Le roman datant de 1961, les connaissances lunaires ont évolué depuis, et l’on sait désormais que le régolithe, aux grains très fins et magnétisés qui collent aux combinaisons et rentrent dans les plus petits interstices, ne permet pas le mode de déplacement du Séléné. De même, sa couche ne dépasse pas huit mètres, de sorte que l’enfouissement décrit paraît invraisemblable. À l’époque, néanmoins, c’était crédible, et les connaissances de 1961 sont ici parfaitement utilisées. La tentative de sauvetage est également décrite avec force détails : comment sauver un vaisseau que l’on ne voit pas, que la poussière menace de recouvrir, et quand on n’a finalement pas tant de matériel à disposition (en dépit du tourisme, les infrastructures restent assez sommaires) ; il faut alors faire preuve d’imagination, tout en restant prudent dans la mise en pratique de solutions théoriquement viables. Enfin, bien sûr, les modalités de survie à bord du Séléné : si Clarke élude la possibilité du manque d’oxygène (le Séléné est prévu pour tenir longtemps), il s’intéresse davantage à l’évacuation du monoxyde de carbone exhalé par les passagers ou à la chaleur résultant de l’ensevelissement sous la poussière. Bref, tout — ou presque — est motif à questionnement scientifique, dans une tentative d’expliquer l’ensemble des tenants et aboutissants. En vulgarisateur chevronné, Clarke rend cela éminemment lisible, distillant à merveille les passages explicatifs au sein de scènes rythmées par l’urgence de la situation. Et, surtout, il n’oublie pas l’enjeu humain au cœur des débats — plus de vingt personnes risquent leur vie, certains parmi les secouristes leur poste ou leur honneur. Malgré quelques grosses ficelles (la présence fortuite d’un commandant militaire parmi les touristes, le voleur en fuite et son chasseur), des personnages caricaturaux (la vieille fille acariâtre et jalouse), Clarke réussit son entreprise, à savoir nous faire partager l’angoisse des occupants du Séléné ainsi que celle des personnes impliquées dans les secours, et cela, même si l’issue ne fait guère de doute, l’auteur ayant une confiance inébranlable dans la capacité qu’a la science d’aider l’Homme dans les missions qu’il se donne.

Nominé au prix Hugo, ce roman fut tout d’abord publié en deux volumes dans son édition française (S.O.S. Lune et Les Naufragés de la Lune en Fleuve Noir « Anticipation » en 1962, et chez Marabout « Poche 2000 » en 1974). Il est connu dans sa version originale pour avoir été le premier récit de SF à faire l’objet d’une édition condensée du Reader’s Digest. Un roman solide qui, malgré l’obsolescence du point de départ scientifique (la fameuse « moondust »), reste une valeur sûre dans l’œuvre de Sir Arthur C. Clarke.

Les Premiers Hommes sur la lune

On pourra s’étonner de voir le père des fusées modernes en auteur de roman. À l’origine, il s’agissait d’une série d’articles pour This Week, revus et complétés par la suite, afin de donner à lire autrement que par des explications techniques ce que l’envoi d’hommes dans la Lune suppose comme compétences. Les marges n’en sont pas moins noircies d’abondantes notes et des encarts dispensent d’autres précisions. Une copieuse préface répond aux questions des lecteurs, plus centrées sur les aspects secondaires, souvent philosophiques, de la conquête : pourquoi aller dans l’espace, n’a-t-on pas assez de problèmes sur Terre, existe-il de la vie ailleurs, et même n’est-il pas impie de s’aventurer dans le royaume de Dieu ? L’ouvrage est abondamment illustré par Fred Freeman, qui signe aussi l’aplat de couverture, dans un esprit très proche de celui de Brantonne.

On suit donc John Mason et Larry Carter, deux pilotes, à l’entraînement puis sur la Lune. Autant le dire tout net : la narration est réduite à la portion congrue. John et Larry se contentent d’agir conformément à leur mission, ce qui n’empêche pas les notes de suspense : le premier chapitre s’achève sur une panne de batterie. Chaque avarie est l’occasion de présenter un point de protocole. Les protagonistes ne sont que peu affectés, même si on les dit inquiets, excités ou déçus. Il est en effet précisé qu’ils sont entraînés à contenir leurs émotions. On ne peut s’empêcher malgré tout de constater une certaine morgue quand leurs interlocuteurs terrestres sont qualifiés de rampants.

La narration devient plus vivante vers la fin, lorsque Larry chute et perd connaissance en se blessant à la tête contre un instrument à l’intérieur de sa combinaison. La porte extérieure du sas refuse de se fermer, ce qui remet en cause le retour dont le long compte à rebours a commencé. Les ennuis du retour, avec un impact de météorite, installent un climat où alternent de tension et détente, toujours dans une optique didactique.

Quelques notes relatives à la Lune, comme l’absence de poussière, ont été démenties depuis. En soi, c’est un documentaire historique de première main, le plus précis qu’on puisse espérer pour voir en situation les aspects techniques de la conquête spatiale à un instant précis. Si l’ensemble est peu vivant, cette curiosité (encore trouvable d’occasion) n’en offre pas moins un aperçu du savoir de la NASA neuf ans avant Apollo 11, délivré par le plus au fait de ses concepteurs.

Objectif Lune

Le professeur Tournesol projette d’aller sur la Lune au moyen d’une fusée à propulsion nucléaire, ayant par ailleurs inventé la Tournesolite, un gel qui protège des chaleurs excessives du moteur. L’expédition connaît divers aléas, notamment en raison d’espions cherchant à récupérer la fusée et de passagers clandestins qui épuisent prématurément la réserve d’oxygène. Une fois sur la Lune, l’équipe procède à des observations. Le retour précipité garantit un suspense sans faille jusqu’à la dernière page.

La réputation de ce diptyque n’a fait que croître avec le temps, ne serait-ce que par les vocations qu’il a suscitées. Quant à la célèbre fusée à damier, elle est depuis devenue l’objet le plus emblématique des aventures de Tintin et Milou.

Confirmant le virage amorcé avec Le Lotus bleu, Hergé tient à coller à la réalité — il n’y aura donc pas de monstres sur la Lune. Le sujet devient alors casse-gueule, car le voyage interplanétaire risque de perdre sa substance. C’est en effet durant les préparatifs et pendant le trajet que se concentre l’intrigue, non sur la Lune.

Prudent, Hergé se documente : Bernard Heuvelmans, cryptozoologue qui l’a souvent aidé sur ses albums, le conseille, comme Alexandre Ananoff, pionnier français du voyage spatial dont Hergé a lu L’Astronautique. Il s’est rendu à Paris pour lui présenter une maquette démontable de la fusée, avec sas et poste de pilotage. Il demande à « Bib » Heuvelmans et Bob de Moor de lui écrire un scénario, qu’il refuse mais dont il retient les meilleures idées, comme l’eau sur la Lune et le whisky en boule (Heuvelmans revendique le titre). Le projet, mûri en 1949, paraît en feuilleton dans le journal Tintin d’août 1950 à avril 1953, avec une interruption de dix-huit mois à la vingt-quatrième planche, correspondant à une sérieuse remise en question et à un état dépressif.

En effet, Hergé sait qu’il ne peut évacuer la partie didactique : plans, principes du vol, de la propulsion nucléaire, enrichissement de l’uranium en plutonium, tests du scaphandre, de la radio et de la fusée, sont des explications essentielles mais peu narratives. De fait, les calculs sont exacts : la fusée échappe à l’attraction terrestre au bout d’une demi-heure et met quatre heures pour atteindre sa destination en accélération constante. Il subsiste des erreurs, ou plutôt des libertés prises pour les nécessités du récit, mais l’effet de réalisme est là, et sera d’un impact énorme.

Pour aérer ces passages techniques, Hergé ne dispose que d’une maigre intrigue d’espionnage, surtout alimentée par deux espions à l’écoute d’un poste, qui ne passe au premier plan qu’en toute fin de récit, lorsque Jorgen sort de sa cachette, et d’incidents de parcours dans le tome 2 : évitement de météorite, manque d’oxygène, imprudences de Haddock ou des Dupondt. Le reste repose sur les pitreries, visuelles et verbales, du capitaine, les maladresses des uns et des autres : un burlesque à la Mack Sennett où l’on ne cesse de se cogner aux portes et de s’accrocher aux câbles. Hergé tempère le didactisme par un humour potache.

L’accumulation est énorme, et pourtant ça marche ! D’abord parce que ces gags participent intégralement de l’action : ce va-et-vient permanent est le moteur du récit. Ensuite, parce que Hergé valide le sérieux de l’entreprise : ici, on apprend que la science est un destin collectif, pas le fait d’un savant isolé, et que les tests font partie du processus scientifique. Le premier volet, uniquement consacré aux préparatifs, donne sa crédibilité au projet et devient le récit de l’attente, propre à générer le suspense. Le second volet est alors plus prenant, car le lecteur a pris la mesure des dangers. En scénariste accompli, Hergé distille des rebondissements dignes d’un récit catastrophe avant la lettre, jusqu’au sacrifice de Wolf rachetant sa conduite ; il a dû modifier la lettre d’adieu qui laissait trop entendre un suicide alors que Hergé y voyait un sacrifice. Plusieurs passages peu crédibles ont été modifiés lors de la publication en album, comme le pistolet à la ceinture que portent Tintin et Haddock sur la Lune, ou Milou rattrapé in extremis dans le sas d’évacuation.

Avec ce diptyque, c’était la première fois qu’une bande dessinée pour la jeunesse présentait avec un tel souci d’exactitude les étapes d’un voyage sur la Lune, sans céder aux sirènes du spectaculaire mais en s’appuyant sur un art consommé de la narration. Un petit chef-d’œuvre en soi.

L'Homme qui vendit la lune

Si l’histoire officielle n’a retenu que la date de 1969, c’est pourtant en 1950 que les États-Unis ont (re)posé un premier pied sur la Lune, pied dont le propriétaire n’était autre que Robert Anson Heinlein. C’est en effet à cette date que sort en salle Destination… Lune ! et en librairie L’Homme qui vendit la Lune, deux œuvres qui ont beaucoup fait pour populariser l’idée d’un voyage vers notre satellite auprès du grand public américain. Elles sont aussi l’aboutissement d’un travail entamé par l’auteur peu après la fin de la guerre, une série de textes qui, pour la plupart, s’inscrivent dans son « Histoire du futur » et prennent la Lune pour cadre. Notons en particulier « Jockey de l’espace » (1947) ou la difficile vie d’un pilote assurant la liaison Terre-Lune, « C’est bon d’être de retour » (1947) dans lequel un couple, après trois années passées à Luna City, décide de rentrer chez lui avant de réaliser qu’il n’y trouve plus sa place, et « Les Puits noirs de la Lune » (1948), une excursion familiale lunaire qui manque de peu de tourner mal. Ces nouvelles sont très loin d’être ce qu’Heinlein a écrit de mieux, mais elles eurent l’insigne honneur de paraître dans le Saturday Evening Post, l’un des plus gros tirages de la presse américaine de l’époque, guère habitué à ouvrir ses pages à la science-fiction.

Destination… Lune ! est sans doute l’œuvre d’Heinlein qui obtint le plus grand impact au moment de sa sortie. Un film de SF aux antipodes de ce que proposait le genre alors, ne sacrifiant pas la vraisemblance scientifique au spectaculaire, s’appuyant sur de solides effets spéciaux, et accordant autant d’importance et de minutie à ses préparatifs qu’à la mission elle-même. De son côté, L’Homme qui vendit la Lune s’intéresse davantage au montage du premier vol vers la Lune qu’à sa réalisation proprement dite. Et plus encore à son financement qu’aux problèmes techniques à résoudre. C’est son aspect le plus novateur, à une époque où il arrivait encore que l’on croise un scientifique génial capable de bricoler seul une fusée au fond de son jardin et de partir vers les étoiles. Heinlein met ici en scène l’un de ses héros les plus mémorables, D.D. Herriman, homme d’affaires hors-pair et margoulin de première, dont la volonté d’être le premier homme à atteindre la Lune vire à l’obsession. Pour financer son projet, Herriman fera feu de tout bois, multipliant les promesses pour faire les poches des grands industriels, développant les idées les plus délirantes, détournant la loi afin de devenir l’unique propriétaire du satellite, instillant dans la population à grand renfort de campagnes publicitaires l’idée que l’avenir de l’humanité se trouve là-haut. Outre l’inventivité permanente dont fait montre Herriman pour parvenir à ses fins, le récit est porté par sa gouaille inébranlable et un goût de la réplique qui fait mouche à tous les coups. Son histoire trouvera sa conclusion dans « Requiem », une nouvelle paradoxalement parue dix ans plus tôt, ce qui lui est malheureusement préjudiciable tant la façon dont Heinlein y traite son personnage est éloignée de celle adoptée dans L’Homme qui vendit la Lune.

Une femme dans la lune

De Thea von Harbou, aujourd’hui tombée dans un relatif oubli en dépit d’une œuvre prolifique, on ne souvient plus guère que de Métropolis — roman, puis film de son époux d’alors, Fritz Lang —, et de ses malheureuses accointances avec le parti nazi. On lui doit cependant un roman d’exploration lunaire : Une femme dans la Lune.

Toute sa vie, le vieux professeur Manfeld a rêvé des montagnes d’or de la Lune. Or, voilà que son ami Wolfgang Hélius se présente à lui muni de cette invitation : prendre place à ses côtés à bord d’un astronef de son invention. Les autres compagnons de voyage seront l’ingénieur Jean Windegger et sa compagne Frida Velten. Hélas, un certain Walt Turner, représentant d’un consortium financier, avertit Hélius : le voyage vers la lune se fera avec lui… ou ne se fera pas. Insaisissable malfaiteur, Turner est le genre d’homme qui ne lance pas des menaces à la légère, et Hélius est contraint d’obéir. Il ne peut non plus lutter contre la volonté d’airain de Frida, qui ne compte pas rester sur place pendant que son fiancé s’envole. Et c’est ainsi que l’astronef, propulsé dans l’espace par un avion, s’élance en direction du satellite naturel de la Terre. À son bord se trouve un passager clandestin : Gustave, un sympathique garnement. Les théories aurifères du professeur Manfeld, les machinations de l’étrange Walt Turner, la romance contrariée entre Hélius et Frida : tout cela se dénouera sur la Lune.

À l’inverse des romans de Verne, et dans la continuité de ceux de Burroughs, la Lune imaginée par Thea von Harbou se distingue par son caractère fantaisiste : il s’y trouve une atmosphère respirable, il s’y dresse des montagnes d’or et une race ancienne a vécu sur ce monde, y édifiant des cités cyclopéennes. Ce sont là les plus belles pages d’un roman passablement bancal. La narration fait la part belle à l’expressivité, voire à l’emphase (peut-être est-ce là un effet de la traduction, pas retouchée depuis sa prime parution en 1929 aux éditions Cosmopolites), les rebondissements de l’intrigue ne recèlent guère de surprise, et la galerie de personnages brille assez peu — à l’exception de Frida Velten, femme de caractère n’ayant rien de la princesse en détresse, qui ne se laisse guère intimider par ses (trop) prévenants amis ou ses ennemis.

Paru en 1928 en Allemagne, Une femme dans la Lune fut adapté au cinéma l’année suivante par Fritz Lang, alors marié (mais plus pour très longtemps) à son autrice. Avec ses cent cinquante minutes au compteur (la version restaurée dépasse les trois heures), c’est peu dire qu’il s’agit d’une adaptation exhaustive. Si les démêlés de Hélius avec Manfeld, Windegger et le doucereux Turner tirent en longueur, le film décolle à partir des préparatifs du décollage, justement, ce qui permet d’admirer une nouvelle fois le caractère visionnaire de Fritz Lang. Exemples : c’est une fusée qui propulse la capsule ; l’intérieur de celle-ci est abondamment équipé en poignées pour s’agripper en apesanteur ; à l’approche de la Lune, les vues de celles-ci préfigurent la réalité avec une certaine justesse. En dépit de sa durée, La Femme sur la Lune fascine par ses images souvent saisissantes. À vrai dire, au roman de Thea von Harbou, on préfèrera le film de Fritz Lang.

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